Luther (P. Imbert de la Tour)

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Luther (P. Imbert de la Tour)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 295-330).




LUTHER



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Wittemborg a gardé tout le charme du passé. Mollement étendue sur les bords de l’Elbe, à l’orée de cette plaine du Nord, sans heurts et sans éclat, elle se détache à peine du cadre de verdure qui l’abrite. Son calme extérieur répond bien à cette paix des choses. Dans la petite ville discrète, un peu grave, rien ne rappelle l’agitation, la fièvre intense des grandes sœurs industrielles. Celle-ci vit de ses souvenirs. Elle les raconte par ses monumens, vieilles églises, maisons « gothiques » qui n’ont guère changé depuis quatre siècles. Elle les respecte par son silence. On la croit assoupie ; elle se recueille, comme ces personnes pieuses qui, les yeux mi-clos, veillent en priant sur une châsse. Nous voici au centre de la vieille Allemagne, au cœur même de la Réforme. Dans cette longue et large voie qui, du cloître des Augustins, mène au château, a déferlé le courant de l’histoire humaine. C’est dans le couvent que Luther a enseigné ; c’est sur les portes de la chapelle ducale qu’il a affiché ses thèses ; c’est dans le sanctuaire qu’il repose, aux côtés de Mélanchthon, à l’ombre de l’aigle impériale et des écussons princiers, qui s’inclinent, comme l’hommage d’un peuple, sur la dalle de pierre où est gravé son nom.


I

En 1516, il a trente-trois ans. Son enfance fut triste. Dans cette faille du plateau saxon où il est né, la nature est âpre comme l’horizon étroit ; entre les crêtes monotones et rectilignes qui courent sur le ciel, rares sont les échappées de verdure et de lumière. Au foyer paternel, il ne trouve d’abord que le labeur et l’angoisse. Ses parens sont pauvres ; mais son père, paysan rude, intelligent, tenace, aspire et réussit à s’élever ; il deviendra un bourgeois, puis un magistrat de Mansfeld. Sa mère, Marguerite Ziegler, de conscience timorée, de piété superstitieuse, ne semble pas plus tendre. Dure au travail, elle élève durement ses fils. Dans ce milieu, l’enfant ne connait guère ces premières caresses des choses et des êtres qui dilatent une âme. À la moindre faute, on le fouette jusqu’au sang. La chanson qui le berce lui rappelle que nul ne lui sourit. La religion même l’effraye. On ne lui parle que des jugemens de Dieu ou des embûches du diable, et il pâlit au nom du Christ. Plus tard, il se souviendra des terreurs qu’il a ressenties ou des verges qu’il a reçues.

Ces impressions profondes de l’enfance, l’école ne les changera guère. Jean Luther était ambitieux, pour les siens comme pour lui-même, et il se doutait du prix attaché au savoir. Tout jeune, Martin est confié au pédagogue de Mansfeld. À quatorze ans, il est envoyé à Magdebourg, chez les frères de la vie commune. Dans la grande ville, il demeure isolé, comme perdu. La dureté des maîtres est proverbiale, et, plus d’une fois, les écoliers pauvres ont dû, par les rues, chanter des noëls pour avoir du pain. En 1498, nous retrouvons l’adolescent à Eisenach ; trois ans plus tard, à l’Université d’Erfurt, son père le destinant à la judicature. Enfin, l’existence s’est adoucie. La famille a un peu d’argent ; le jeune homme trouve des amis. Malgré tout, sa nature rêveuse et sérieuse se révèle dans ses goûts. Il adore la musique ; il se passionne pour les livres : il découvre la Bible. Sous la bonne humeur de l’étudiant, percent déjà les préoccupations du futur moine. En 1502, une maladie grave l’entraîne presque au désespoir. Visiblement, il y a peu de jours sereins dans cette jeunesse. À part l’affection maternelle d’une femme qui s’est penchée sur le petit écolier d’Eisenach, toute tendresse en est absente. Il grandit seul, ou presque seul, sous l’aiguillon de la misère, des ambitions paternelles, de l’effort rude et incessant. Ces expériences ne préparent guère à l’optimisme. Mais dans ces natures repliées sur elles-mêmes, la vie se concentre et se développe en profondeur. Les facultés émotives, tendues à l’excès, ne restent plus en équilibre avec les facultés cérébrales. De telles âmes ne se contentent guère de demi-vertus, de demi-vérités, de demi-mesures. Il suffit d’une secousse pour changer leur destinée.

On sait par quels incidens celle de Luther se décida. Un ami meurt subitement à ses côtés ; lui-même échappe, comme par miracle, à la foudre. En vérité, sa nature morale n’avait-elle point déjà préparé sa vocation ? Le 16 juillet 1505, malgré l’opposition de son père et les instances de ses amis, il entre aux Augustins d’Erfurt.

Que furent ces premières années de vie religieuse ? Nous le savons mal. Il semble bien que l’exaltation qui le jeta dans le cloître ait provoqué, dans cette âme de vingt-deux ans, la crise inévitable. A travers les déformations ultérieures de ses souvenirs, nous percevons comme un écho des tempêtes où il s’est débattu d’abord. — Pas une ombre sur la foi. Mais dans cet état qu’il a choisi avec toute la fougue et l’illusion de sa jeunesse, c’est de lui-même qu’il doute. Être moine, c’est être parfait. Or, toutes les forces de la nature nous poussent vers le mal. Le péché est dans la chair ! Il faut meurtrir la chair. Il tyrannise l’esprit ! On doit abattre l’esprit. La « superbe, » voilà le mal profond, invincible, que le novice dénonce et dont il souffre. A chaque aveu de ses fautes, contrit, pardonné, « il se croyait meilleur que les autres ; » il s’aperçoit qu’il est toujours « sous la loi du péché. » Dans cette nostalgie de la perfection impossible, ce corps à corps avec la nature toujours rebelle, on s’use vite. Le jeune moine s’éveille en sursaut, « inonde son lit de ses larmes, » multiplie les dévotions sans retrouver la paix. Elle revient enfin, sous l’influence de son supérieur, Staupitz, qui le console, le rassure, lui fait comprendre la sérénité de l’Évangile et la douceur de l’abandon à Dieu. En 1507, la crise semble bien finie. Luther s’est voué à l’étude, passionnément. Il reçoit le sacerdoce. Bientôt, il écrira contre les moines qui songent à faire plus et mieux que la règle, s’égarant dans les œuvres d’un ascétisme surhumain. Lui est devenu un religieux exact, soumis, de bonne santé. Il se mêle aux affaires comme aux querelles de son ordre. Il écrit, il étudie, il prêche. En 1511, nous le voyons à Rome, en mission ; en 1515, il deviendra vicaire général de district. Il a renoncé « à escalader le ciel. »

Mais déjà est formé le pli de sa vie morale. Dans cette crise, l’infirmité de sa nature, comme de notre nature, lui était apparue la seule vérité incontestable. Dans l’apaisement même, sa conscience délicate et timorée gardera cette obsession maladive du péché. De ces sentimens intimes, dont les premiers sermons et les premiers livres ont gardé l’écho : « Heureux ceux qui pleurent leurs péchés… Toi seul. Seigneur, les connais tous. La multitude de tes miséricordes ne sert à rien, là où ne se rencontre point la multitude de nos misères. Tout notre effort doit être d’exalter, d’aggraver nos fautes…, de nous accuser, de nous juger, de nous condamner nous-mêmes… Nous devons sans cesse nous être suspects, craindre, pleurer…, toujours pécheurs, toujours immondes… Le péché est notre être. » — Mais si nous sommes tels, infailliblement et inlassablement, où est notre salut ? Ainsi l’angoissante question qu’il se pose lui révèle le sens du christianisme. Le Dieu vivant qu’il cherche, n’est point celui de la dialectique et des systèmes, mais ce Dieu qui justifie, qui rassure et qui console. Croire à sa bonté, nous abandonner à sa grâce, ne chercher qu’en Lui et par Lui seul, non dans nos vertus, nos pratiques ou nos œuvres, le pardon et la paix : voilà toute la religion. « Se tenir debout par nos propres forces, écrira Luther en 1516, j’ai été, moi aussi, dans cette erreur, et je lutte contre elle… La foi seule est notre joie. » Sa pensée religieuse a sa genèse dans cette expérience morale. Sa psychologie prépare sa théologie. Pour que le sentiment s’érige en dogme, que faudra-t-il ? Sur ce fond de pessimisme et d’absolu que renferme sa nature, les influences qui vont agir sur son esprit.


Celles-ci sont complexes. Luther grandit à cette aube de siècle où dans le ciel de la pensée se croisent les lueurs les plus diverses, rayons pâles, confus, des choses qui finissent ou des choses qui commencent, et dont cette âme va s’imprégner. On peut dire que de 1501 à 1516, tous les courans, tous les contrastes de son époque, Moyen Age et Renaissance, rationalisme et mysticisme, passé et avenir, en lui viennent se rejoindre. Peu de cerveaux sont plus souples et plus ouverts. Pour le jeune moine, l’étude n’était point seulement une sauvegarde, mais un besoin ; cette activité intellectuelle lui laisse à peine le temps de dire ses Heures ou de « célébrer. » Il cherche partout, lit tout, retient tout. Sa curiosité inlassable n’a d’égale que sa rapidité à assimiler ou sa puissance à retenir. Avec la Bible son commerce est si étroit, qu’il en cite de mémoire des passages entiers. Pour préparer ses leçons sur les Psaumes, il ne consulte point seulement des éditions, mais des Pères, comme saint Augustin et saint Jérôme, des exégètes comme Isidore de Séville, Nicolas de Lyre, Paul de Burgos, des philologues comme Reuchlin et Lefèvre. En même temps, et pêle-mêle, il dévore les théologiens et les poètes, Scot ou Occam, Erasme ou le Mantovano. A vingt-neuf ans, il a déjà la réputation d’être un des plus savans hommes de son ordre. — Mais dans quelle mesure a-t-il subi ces disciplines diverses, et que leur doit-il ?

A la culture classique, il devra peu. « Je ne suis qu’un barbare, » dit-il plus d’une fois. En cela il se trompe. A Erfurt, où il avait étudié la philosophie et le droit, il avait pris contact avec les humanistes : Lang, Spalatin, Rubianus, ses amis devenus plus tard ses disciples. Grâce à eux, sans doute, « il goûta à la douceur des lettres. » L’antiquité latine lui est familière. Il en connaît les orateurs et les poètes, même les élégiaques, préférant à tous, d’ailleurs, Horace et Virgile. Il en nourrit son style, mettant une coquetterie à leur prendre des sentences, des comparaisons ou des images, citant d’abondance, en hôte de la maison. Et combien il dépasse les cicéroniens de son temps par l’éclat, la force, le relief ! Mais il ne se trompe qu’à demi, si connaître l’antiquité est moins emprunter à ses livres que se pénétrer de sa vie.

De l’immense domaine que chaque jour explorent les humanistes, une province d’abord, l’hellénisme, lui est mal connue. Il n’apprendra le grec qu’assez tard ; encore la connaissance des mots ne lui donnera-t-elle qu’une notion incomplète des œuvres. Il ignorera la plupart des historiens et les tragiques. De Platon, il n’a guère lu que le Phédon, et une traduction latine lui a révélé les seuls traités d’Aristote dont il ait, semble-t-il, fait une étude complète : l’Éthique, la Physique et le Traité de l’âme. L’unique livre qu’il ait connu dans l’original est l’Iliade. En réalité, l’hellénisme ne sera jamais à ses yeux qu’une « agréable » littérature. Et des Latins mêmes, sommes-nous bien sûrs qu’il ait lu tous les auteurs qu’il cite ? Comme ses contemporains, Luther s’est certainement servi des lexiques et des recueils des commentateurs : la Margarita philosophica de Reisch, le Répertoire de Judocus Windsheim. Manuels commodes qui groupaient, à l’usage des étudians et des maîtres, les vers ou les sentences célèbres des anciens. Dans cette vision, souvent rapide et superficielle, comment donc s’étonner que le sens profond de l’antiquité lui échappe ? Il respire le parfum, sans goûter le miel.

Aussi bien, ce sont les idées maîtresses de la culture classique, sa religion du beau, sa foi dans la justice, son respect de la raison, en un mot, ce par quoi elle est une des plus nobles formes de la culture humaine, que sa nature repousse et que sa croyance réprouve. De tout cet idéal, l’art seul le touche. Il adore la musique ; n’est-elle point, comme la poésie, cette musique du verbe, l’expression la plus immatérielle de notre être et l’écho de notre vie intérieure ? On ne peut dire que l’ami de Cranach et de Dürer ait été insensible à la beauté de la forme ; et si le luthéranisme n’a pas eu les fureurs iconoclastes de la Réformation française, c’est un peu à son fondateur qu’il le doit. Cependant il écrira en 1523 : « Je pense qu’on doit détruire les monastères et les cathédrales, » ajoutant comme pris d’un remords, « ou au moins les abandonner. » Il aime la nature, et, dans une lettre célèbre, parlera en poète du chant des oiseaux. Mais contrariés, détournés par les préoccupations doctrinales, ces souffles bienfaisans du dehors passent vite. L’hôte de la Wartburg écrira à Mélanchthon : « Qui sait ce que, dans les conseils du silence, Dieu va faire sur ces hauteurs ? » Regard rapide et distrait !… De l’admirable paysage, aucune voix ne s’élève pour lui prêcher l’apaisement et l’oubli, et, « dans ces conseils du silence, » ce qu’il écoute, ce sont ses griefs, ses haines, le tumulte des doctrines, l’agitation de la place publique dont ses correspondans lui renvoient l’écho. — Assurément, il ne regarde que vers les choses de l’âme, et, à ces profondeurs, entre l’idéal chrétien et l’idéal antique, quels rapprochemens peut-on rêver ?

Toute la sagesse, toute la morale de l’antiquité sont fondées sur la croyance à la valeur de l’homme. « Nous demandons avec Juvénal, un corps sain et une âme saine… C’est quand nous sommes sains que le mal de la chair est inguérissable. » Partant, des grandes disciplines classiques, il n’en est point à qui le jeune théologien fasse grâce. Le Droit ? Cette science du juste ne lui parait qu’une procédure de l’utile, un ensemble de règles destinées à justifier la ruse ou la force, de traditions « tout au plus bonnes aux puissans et aux riches. » « Le mot de justice, écrira-t-il en 1516, je l’entends avec de telles nausées que je serais moins en peine, si on me volait quelque chose. » Civil ou canonique, le Droit n’est que le triomphe de l’égoïsme, « l’hypocrisie » de l’intérêt, donc l’opposé de la morale et de la charité. Comment l’amour de la loi se concilierait-il avec la loi de l’amour. « La vraie justice pour l’homme est de ne rien retenir… L’universelle justice est l’humilité. » — La philosophie ? « Il y a plus de philosophie et de sagesse dans tel verset des Psaumes que dans toutes les métaphysiques qu’un Aristote pourrait écrire. » On verra par ailleurs comment, dès 1511, Luther traite le Stagyrite, « ce raconteur de fables. » Il n’est guère plus juste pour Platon, et si on a pu relever des idées néo-platoniciennes dans ses premiers écrits, ce n’est point à Athènes, ni à Alexandrie, c’est à saint Augustin qu’il les emprunte. Le stoïcisme lui semble « une sottise, » comme toute philosophie d’ailleurs, illusion d’impuissans « qui roulent le rocher de Sisyphe… » Et si enfin notre moine se pique de connaître les poètes, il n’est point dupe de leurs leçons. « Que sont Homère, Virgile et les poètes tragiques, sinon des incendiaires, les conseillers de l’homicide, les panégyristes de tous les péchés humains ?… » Hyperboles, certes ! qu’adouciront plus tard l’influence de Mélanchton et la pratique de la vie. Mais à l’encontre d’un Érasme, d’un Zwingli, Luther n’est pas un humaniste. Il a pu pratiquer l’antiquité, sans se livrer à elle. Il ne l’aime point ; et il lui manquera toujours ces dons que la culture classique donne à un esprit, la grâce et la mesure, et à une doctrine, le sens du relatif qui rend humaine la vérité. Ce génie religieux est et restera avant tout un théologien.

Prenons-le donc comme tel et analysons les élémens spéculatifs dont son fidéisme va se constituer.

Par éducation, par profession, c’est d’abord à la théologie médiévale qu’il se rattache. A Erfurt, Trutvetter et Usingen lui avaient enseigné l’aristotélisme. De 1504 à 1512, c’est la scolastique qu’il étudie et professe, en prenant ses grades de théologien. Ainsi le futur réformateur avait-il commencé par être l’élève de la tradition. Tradition spéciale, cependant, celle de son ordre, celle des Mineurs, qui lui fera ignorer la pensée plus compréhensive de saint Thomas, et qui le rattachera à l’influence presque exclusive d’Occam. « Je suis de son parti, » écrira-t-il encore en 1520. — Querelles d’écoles, dira-t-on. — Mais prenons garde qu’il n’y a pas eu avant la Réforme de plus grande révolution intellectuelle. En ruinant l’idée de loi, le criticisme d’Occam avait mis en pièces l’œuvre synthétique et réaliste des sommateurs. D’une part, elle avait dissocié la théologie de la philosophie, séparé et parfois opposé les deux intelligences, celle qui, par la raison, saisit le monde phénoménal, celle qui, par la foi, nous élève au surnaturel, proclamant ainsi l’existence de deux « vérités, » parfois inconciliables et peut-être contraires. D’autre part, la raison découronnée, le monde n’avait plus apparu que comme un système d’activités individuelles. La volonté était passée au premier plan, et elle-même ne pouvant se concevoir sans sa pleine autonomie, toute la valeur de l’être avait été concentrée dans cette puissance souveraine de se déterminer et de choisir : la liberté. De cette conception de la connaissance et du monde il n’est pas difficile de retrouver l’influence dans la pensée originelle du réformateur.

Elle domine sa théologie. Et donc, si dès 1511, dans ses premiers écrits, il oppose les vérités de foi et les vérités de raison, la philosophie et l’Écriture, s’il ramène, dans l’ordre religieux ou moral, toute certitude à l’autorité seule de la parole divine, c’est la doctrine d’Occam qu’il reflète. De son fidéisme voilà le point de départ intellectuel. Et pareillement, s’il conçoit le problème religieux comme celui des relations individuelles de Dieu et de l’âme, des rapports de la grâce et de notre activité, c’est toujours la pensée occamienne qu’il reproduit. Ce problème, Luther le résout alors comme son maitre, par une théologie des œuvres et de la liberté. Peu à peu cependant, il allait trouver, et dans l’occamisme même, des raisons spéculatives de s’en éloigner. De la double affirmation de l’École, la liberté de Dieu et la liberté de l’âme, c’est à la première surtout que sa nature religieuse s’attache. Mais si Dieu est libre, comment une liberté souveraine se peut-elle concilier avec nos idées de justice et de loi ? Conditionner l’action divine, lui fixer des raisons, et quelles raisons ? les nôtres, c’est la limiter. « La raison que Dieu ne peut être injuste, écrira-t-il en 1516, est que sa volonté n’a aucune loi… Il n’y a pas, il ne peut y avoir d’autre cause à la justice de Dieu que sa volonté seule… » Et encore, si Dieu est libre, comment notre liberté peut-elle se concilier avec la sienne ? Car si l’homme peut s’ériger en cause, ne dépendre que de lui-même et de lui seul, être, d’un mot, une petite souveraineté dans l’univers, que devient l’universelle souveraineté de Dieu ?… À ces contradictions, les souples disciples d’Occam avaient pu échapper. Mais Luther n’était point de ces esprits qui concilient, et de même que le criticisme du maitre lui avait fourni les élémens de son fidéisme, il allait trouver dans sa théodicée les premiers argumens en faveur de ce déterminisme moral, des idées de prédestination, d’« élection arbitraire, » dont les Thèses et le Serf Arbitre seront plus tard la conclusion.

On voit ainsi en quoi la doctrine luthérienne se rattache à une des grandes doctrines médiévales, à la fois comme une conséquence et une réaction, et c’est dans une philosophie de la liberté qu’elle allait trouver ses premières armes contre la liberté même. Ce n’étaient point cependant ces oppositions logiques qui allaient détourner Luther des croyances traditionnelles. Le système occamien était encore, malgré son fidéisme, trop rationnel et raisonneur pour lui suffire. C’était toujours la scolastique… Et au moment où le jeune moine l’étudiait, il avait perdu le goût, sinon de ses doctrines, du moins de ses procédés. Son commerce étroit avec la Bible et, dans la Bible, avec les livres les plus humainement divins l’avait déjà préservé des controverses, des subtilités où s’épuisaient les écoles. Staupitz le poussait vers la mystique. De telles influences, non moins que ses propres besoins d’âme, appelaient une discipline nouvelle qui mit d’accord sa pensée et sa conscience. Cette discipline, il la trouve dans saint Augustin.

Luther le lit, pour la première fois, en 1509. C’est l’heure où la pensée du grand évêque, presque oubliée depuis le viiie siècle, se réveille. Elle reparait dans les couvens réformés qui suivent sa règle. Elle s’infiltre dans l’élite. En 1506, ses œuvres sont éditées à Bâle. Bâle était en relations étroites avec Erfurt ; il est probable que les augustins de cette ville furent appelés ainsi à connaître ses écrits. De 1509 à 1511, Luther étudie, au moins, quelques traités, ceux qu’a glosés le moyen âge, les Confessions, la Cité de Dieu, la Vraie Religion, la Doctrine chrétienne. Ce fut une révélation. Avec quel enthousiasme notre théologien va se donner au maitre, les notes marginales écrites sur ces livres en font foi. Le grand enchanteur ramené à la lumière a conquis cette âme qui cherche. A la place des arguties, des sophismes, des « intentions, » des « quiddités, » voilà une pensée forte qui plonge aux profondeurs de la vie morale ou s’élève aux sommets de la vie divine, faite, non de raisonnemens secs, mais d’intuition, d’émotion, tout imprégnée de sensibilité humaine, alors même qu’elle condamne notre raison et nos vertus, et dont la hardiesse, parfois subtile, se pare toujours d’un verbe chaud, ensoleillé, étincelant, tout en relief et en couleur. On devine sans peine l’influence qu’elle va prendre sur une âme ardente et jeune, moins avide de syllogismes que de vie. Luther proclamera Augustin, le premier des Pères. Il l’oppose à saint Jérôme. Il le défend passionnément contre le vieux Wympheling qui a osé douter de l’authenticité de sa Règle. N’est-il point la « vérité catholique ? » Et ne lui doit-il point cette théologie qu’il cherche : la connaissance du Christ et de la grâce, « l’intelligence la plus intime de l’Esprit ? »

Cette emprise profonde va s’accuser, de 1511 à 1517, dans les sermons comme dans les écrits. Elle détache Luther de la scolastique. Désormais à l’analyse des données de la révélation, à la logique de la foi, le théologien va substituer ces grandes antithèses où la pensée augustinienne aime à s’enfermer. « Esprit » et « Lettre, » grâce et liberté. Évangile et Loi ! Oppositions redoutables de mots ou d’idées et qui ne répondaient que trop bien à son tempérament intellectuel ! L’intuition prendra à ses yeux le rôle de la dialectique, et, allégée des raisonnemens, la foi sera ramenée à une illumination intérieure et à un témoignage de la conscience. C’est encore à saint Augustin que Luther va demander son interprétation de l’Écriture : celle des « Psaumes, » en 1511, celle de la pensée paulinienne, dans le commentaire sur l’Épitre aux Romains. Et enfin, c’est à saint Augustin qu’il prendra quelques-unes des doctrines et des formules dont il aimera à revêtir sa propre pensée : la régénération par la foi, l’infirmité de la nature, l’action toute-puissante de la grâce, la pénitence. On sait le retentissement qu’eut en 1516, la publication du de Spiritu et Litera, faite par Carlstadt, et son influence sur les thèses célèbres de la nouvelle école. L’augustinisme est devenu l’enseignement officiel de Wittemberg. En son nom, Luther et Carlstadt prétendront restaurer la théologie de la grâce contre les « nouveaux Pélagiens » et la théologie de la liberté.

Cet idéalisme devait trouver dans la mystique ses applications morales, et on ne peut s’étonner que Luther se soit tourné vers ces maîtres de la vie intérieure que l’augustinisme, plus ou moins, a inspirés. Le Dieu du nominalisme lui avait apparu comme un despote arbitraire ; le Dieu des mystiques sera pour lui, à travers le Christ, le Dieu intérieur des consolations et des miséricordes. Détourné des « théologiens de la gloire, » il va donc aux « théologiens de la Croix : » Bernard le prédicateur de l’humilité, une des âmes qui ont le mieux contemplé les blessures de Jésus et compris les enseignemens de sa Passion ; Gerson, l’apôtre de la vie cachée, des effusions saintes, si pénétré du néant de l’homme, de la bonté paternelle de Dieu, qu’on a pu lui attribuer l’Imitation ; en Allemagne même, Gérard de Zutphen, et surtout Tauler qui deviendra, en 1515, un de ses livres de chevet. Il dévore ses sermons. « Je n’ai jamais vu, écrit-il alors, soit en latin, soit en notre langue, une théologie plus saine, plus conforme à l’Évangile. » C’est que, si Augustin lui a montré les grandes vérités qu’il cherche, Bernard, Gerson, Tauler lui ont fait toucher les réalités dont il vit. Leur théologie est « la sagesse de l’expérience. » Somme toute, « les pratiques sont plus illuminés dans la foi, que les spéculatifs. » Ils nous apprennent que, pour posséder Dieu, nous devons nous abaisser nous-mêmes, recevoir passivement la grâce, sans aller au-devant d’elle, être « agis, » non agissans. « Nous sommes la matière, Dieu est la forme, » car il « opère tout en nous. » Le quiétisme de Luther est déjà en germe dans ces définitions.

Ainsi, cette théologie de l’illumination et de la grâce, contemptrice de la nature, hostile à la liberté, poussait Luther sur la pente où l’engageait sa propre nature. Nous tenons là un de ses leviers intellectuels, le plus solide, le plus puissant, et qui l’incline vers cette conception d’un christianisme intérieur, dégagé des œuvres et des moyens de salut. Ces tendances allaient trouver une impulsion nouvelle dans le mouvement créé par l’humanisme chrétien.

Dans ces années mêmes où, au fond du cloître de Wittemberg, Luther commence et poursuit son enseignement, Reuchlin, Lefèvre, Érasme ont donné à la culture religieuse son orientation et ses chefs. À coup sûr, le théologien qui commentait les Psaumes et allait étudier saint Paul, ne pouvait rester étranger à l’immense labeur de philologie et d’histoire qu’ils avaient entrepris. Comment interpréter la Bible sans en avoir d’abord le texte authentique ? Dans la voie où il s’engage, rien de plus naturel qu’il les rencontre, et, très vite, entre le jeune maître et les grands érudits de l’humanisme chrétien, le contact est étroit. De 1511 à 1516, Luther a compulsé déjà les commentaires de Lorenzo Valla sur l’Évangile, et il est au courant des travaux de Pic de la Mirandole. Dès 1509, il a Reuchlin entre les mains ; il se servira des Rudimenta hebraïca comme aussi du lexique d’Alexandre. Il a surtout, devant lui, les travaux de Lefèvre. Il annote son Psalterium Quintuplex, qu’il suit dans le détail de ses corrections. Il lui emprunte le principe de sa méthode, opposant à l’exégèse historique et littérale de Nicolas de Lyre, une interprétation spirituelle et mystique qui fait des Psaumes le récit de la vie et de la Passion du Christ. Peut-être est-ce aussi à l’exemple de Lefèvre que, en 1515, Luther sera entraîné vers saint Paul ? Leur pensée suit une marche semblable. Enfin l’influence du Nouveau Testament d’Érasme, paru en 1516, est visible dans la seconde partie du Commentaire de l’Épître aux Romains. C’est dans ces grandes éditions critiques que Luther a trouvé les matériaux solides de sa théologie.

N’est-ce que cela ? L’humanisme chrétien n’aspirait point seulement à une renaissance érudite. C’était une révolution théologique qu’il préparait.

La diffusion de la Bible, dont les éditions se multiplient, celles surtout des Psaumes et de saint Paul, prépare les esprits à un changement. Une théologie nouvelle, plus simple, plus claire, affranchie de la barbarie des mots, du fatras des questions ; une religion, plus vivante et plus libre, moins entravée de pratiques, d’observances, de règlemens : voilà ce que les consciences les plus hautes réclament. Le génie d’Érasme, la querelle de Reuchlin ont donné une voix puissante à ces griefs. Cette voix, comment Luther ne l’eût-il point entendue ? Il est facile de démêler, dans ses premiers écrits ou ses sermons, l’influence exercée sur lui par les maitres de la pensée nouvelle. Avec eux et par eux, il entre alors dans le courant de réaction qui se manifeste par toute l’Europe contre les abus des observances, du culte et de l’autorité. On peut noter, dès 1512, dans un de ses sermons, ces idées réformatrices. Il y réclame déjà une prédication épurée de l’Évangile : moins de pratiques, de pèlerinages, de dévotions, de religion « corporelle ; » plus de sentiment chrétien, « Celui-là seul est sauvé qui croit ; celui-là seul croit qui écoute la Parole de vérité ; celui-là seul écoute la Parole qui écoute l’Évangile. » A coup sûr, ces tendances s’accusent dans les Commentaires sur les Psaumes. Luther s’y prononce contre l’excès « des lois et des œuvres » qui changent le caractère du pouvoir ecclésiastique, mais il y critique aussi tous les abus qu’Érasme a déjà dénoncés ou raillés dans ses satires contre le peuple ou contre les moines. « Ceux qui vénèrent, qui préfèrent à ce point leurs professions, leur ordre, leurs saints, leurs règles, qu’ils méprisent ceux des autres… ne te semblent-ils point judaïser ?… Combien en voyons-nous pour qui tonsures, génuflexions, inclinaisons de tète, chants, prières sont seulement un geste corporel et dont le cœur est absent ! » Et ce sont aussi les pratique populaires qu’il attaque. Il reviendra à plusieurs reprises, dans ses sermons, puis dans ses Decem Praecepta, contre ce culte utilitaire et tout matériel des saints. « Nous sommes submergés par un océan de superstitions. On honore d’autant plus les saints qu’ils ont une auréole plus grande de légendes ou de fables. » Dans ces railleries contre les croyances populaires, les dévotions spéciales à sainte Barbe, saint Antoine, saint Christophe, ne retrouve-t-on point les accens et jusqu’aux termes mêmes de l’Enchiridion ?

Nominalisme, augustinisme, mystique, humanisme chrétien : voilà bien les disciplines intellectuelles qui détachent Luther de la vieille théologie. Toutes le poussent vers cette conception d’un christianisme plus moral que savant, plus avide de croire que de comprendre, d’être consolé que d’agir, doctrine de vie intérieure, d’illumination et de grâce, non d’œuvres, de raison et de liberté. A vrai dire, il n’en a retenu que ce qui pouvait s’adapter à sa nature et les matériaux qu’il leur a pris n’entrent qu’altérés, modifiés, dans sa construction théologique. Nous n’en tenons pas moins les élémens spéculatifs, que vont mettre en œuvre et son expérience propre et celle du milieu social où il se meut.

Que d’autres, en effet, plus égoïstes ou plus timides, se contentent de prier ou de gémir, trouvant, dans l’ascétisme du cloître ou la pratique des vertus individuelles, cette certitude de paix et de salut. Par devoir, par profession, le jeune maître regarde et compare… Jamais les œuvres de piété n’ont été plus répandues et les observances plus nombreuses. Églises qui se construisent, confréries qui se fondent, couvens et hôpitaux qui se multiplient, fêtes, aumônes, indulgences, pèlerinages, tout semble annoncer la restauration de cette Église encore affaiblie par deux siècles de schismes et de guerres. — Mais au dedans, quels contrastes ! De sa cellule, il a pu entendre d’abord l’écho des controverses qui troublent son ordre, où lui-même devra prendre parti, les premières révoltes de ceux qui, fiers de leur observance étroite, de l’ascétisme légal, prétendent se soustraire à l’autorité de son Père, Staupitz. Au delà, une chrétienté divisée, livrée aux convoitises des princes ou aux antagonismes des peuples, une Église encore corrompue par le désordre ou la grossièreté des mœurs, trop de prêtres sans vocation et sans idéal, enlizés dans la recherche des biens temporels, et dont le chef belliqueux ressemble plus à un monarque qu’à un apôtre, les consciences assoupies dans la quiétude des petites dévotions et sevrées de l’aliment nécessaire, l’Évangile, l’Évangile lui-même défiguré par l’École, la religion par les « théologiens ; » et, pour répondre aux griefs qui s’aggravent, à l’incrédulité qui monte, au naturalisme qui se répand, des demi-mesures, des réformes incomplètes, encore plus décrétées qu’appliquées… Comme beaucoup, il s’étonne et il s’inquiète. Cette sécurité lui parait le plus grand péril de l’Église, « sa dernière et redoutable persécution. » — Et alors se pose la question pleine d’angoisse : Comment, avec tous ces moyens, par tous ces moyens, l’idéal chrétien n’a-t-il pu dominer la vie publique, rétablir la paix, faire régner le Christ parmi les hommes ? Ne serait-ce point que cet effort tout extérieur et humain n’est point le véritable Évangile ?

À cette question, il veut une réponse. Et non moins que sa nature et ses idées, l’âpre désir de régénérer l’Église va lui faire chercher dans une interprétation nouvelle du christianisme le salut de tous comme son propre salut.


II

Cette interprétation, Luther devait la formuler dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains (octobre 1515-1516).

On a dit, et Luther l’a dit lui-même, que sa doctrine avait été une « révélation, » le sens subitement retrouvé de la pensée paulinienne et du vrai christianisme. Légende dont la critique a fait justice ! C’est oublier que, dès 1513, sa pensée était déjà imprégnée de la lecture des Épîtres et qu’il avait noté ces textes célèbres où Paul, « le plus profond des théologiens, » avait proclamé contre la justice des œuvres, l’imputation qui nous est faite de la justice du Christ. C’est oublier aussi que cet esprit toujours en mouvement et en travail ne cessait de chercher le principe qui unit tous les élémens de sa pensée. En 1545, jetant un regard plus calme sur le passé, le réformateur pouvait écrire avec vérité : « Comme Augustin, j’ai été du nombre de ceux qui ont progressé en écrivant et en enseignant. » En vain cherchera-t-on dans les premières œuvres de Luther ces crises d’idées qui jettent l’âme dans des voies nouvelles. L’« hérésie » ne fut point chez lui l’éclair qui déchire et qui embrase, mais la lumière qui, lentement, insensiblement, se lève, non la rupture brusque avec le passé, mais la déviation qui détourne de la route que le passé même avait ouverte.

De 1509 à 1515, il a écrit, il a prêché. Nous pouvons suivre dans ces écrits ou ces sermons comme l’évolution de sa pensée religieuse. Il avait commencé par gloser le Lombard, saint Augustin, saint Anselme. Notes brèves qui n’en révèlent pas moins son premier stade d’esprit, la conciliation entre les deux grands enseignemens qu’il a reçus : la scolastique et l’augustinisme. A ses yeux, la grâce et le libre arbitre « s’accordent pour justifier et sauver l’homme. » « Doctrine admirable, déclare-t-il ! » Elle ne lui suffira pas longtemps. Le Commentaire sur les Psaumes (1511 à 1513) marque une étape. Dans cet amas de scholies, de paraphrases, de citations, écrites presque au jour le jour sur un vieux psautier, jetées pêle-mêle au bas des pages, sur les marges, entre les lignes, où se croisent des versets de la Bible et des vers de Virgile, des passages des Pères ou des explications des humanistes, c’est déjà, sous l’influence de saint Augustin et de saint Paul, une construction théologique qui s’ébauche. L’équilibre entre la doctrine de la grâce et celle des œuvres est rompu. Contre la croyance à la valeur de l’être humain, l’attaque est engagée.

Qu’est donc le christianisme ? Dans l’histoire, la religion de l’Esprit, de la grâce, de la foi, venant détruire la religion de la Lettre, de la contrainte, de la loi ; dans la conscience, l’épanouissement de l’être intérieur et spirituel que nous sommes appelés à devenir, par l’extinction de l’être extérieur et charnel que nous sommes. Mais, dans cette lutte implacable, que pouvons-nous ? Que valons-nous ? Nous croyons devenir justes en observant la loi, en pratiquant ses œuvres… Justice légale, justice humaine, qui sera toujours viciée par le mal inhérent à notre nature, le « sens propre, » l’amour du moi. Voilà la corruption indélébile, qui atteint tous nos actes, même les meilleurs, le mensonge humain, celui des Juifs, des hérétiques, des « superbes, » qui, prenant les apparences pour le bien, leur sagesse pour la vérité, se fient à leur raison comme à leurs œuvres. Or, tel est l’enseignement des Psaumes, ce livre de la pénitence et de la miséricorde, que notre justification ne puisse leur être attachée. Dieu seul peut créer en nous la « justice spirituelle, » vertu du Christ opérant par la foi, rénovation intérieure qui transformera notre être. Dieu seul aussi nous sauve, non en ayant égard à nos mérites, mais en substituant les mérites du Christ et sa propre justice aux nôtres, par un acte pur de sa bonté.

Régénération par la foi, corruption de nos œuvres, justice de Dieu entendue de la justification : voici donc déjà quelques-unes des idées maîtresses du luthéranisme, de 1513 à 1516 ; et dans les sermons, cette attaque contre le « sens propre » va prendre un singulier relief. Qu’est-ce à dire ? Seraient-elles déjà l’hérésie ?… Mais si l’auteur s’attache à ces notions, s’il y ramène l’essence du christianisme, au moins croit-il encore à notre activité, à cette faculté, si faible qu’elle soit, qu’a « l’âme de choisir le salut. » Mériter par nos œuvres ? Non. Mais une œuvre nous est possible : la pénitence. Nous sommes libres de nous juger. Et nous juger, c’est nous condamner ; dompter la chair, par la mortification, l’esprit, par le renoncement, être humiliés et humbles. En cela nous pouvons nous préparer et coopérer à la grâce. — En 1516, ces réserves vont disparaître. Les Commentaires sur l’Épître aux Romains peuvent se rattacher aux Psaumes par un filon mystique ou moral. Ils sont la première affirmation d’un système luthérien.

« Nous naissons, nous mourons dans l’iniquité et l’injustice, justifiés par la seule imputation du Dieu miséricordieux et la foi en sa Parole. » — Formule concise qui, pour la première fois, définit la théologie nouvelle. Aussi bien, nul autre que Paul ne pouvait en fournir les élémens, car nul autre, en termes plus précis, plus pressans, n’a mis en relief dans les premiers chapitres de sa Lettre aux Romains et l’infirmité de notre nature et la gratuité de notre salut. Que cette doctrine ait dans l’apôtre, dans son épître même, ses tempéramens, que le milieu judaïque ou judaïsant, auquel elle fut destinée, en explique certaines affirmations redoutables, les interprètes traditionnels, aussi bien qu’Érasme, l’avaient admis. Mais Luther n’a cure de l’histoire. Il étudie en théologien, et, dans les textes qu’il retient, c’est un principe organique de vérité qu’il cherche. L’Apôtre ne s’adresse pas uniquement aux Juifs, aux Gentils, mais « à tous ; » il écrit moins « contre ceux qui sont des pécheurs manifestes que contre ceux qui paraissent justes à leurs yeux et confient leur salut à leurs œuvres. » Et par cette « justice des œuvres » que le christianisme est venu détruire, n’entendons point seulement celle des observances, des cérémonies, des rites, mais celle « des préceptes de la Loi. » Par là est révélé « que tous sont dans le péché et l’ignorance, pour qu’ils reconnaissent que leur sagesse et leur justice ne sont rien, » que « nul n’est juste, sinon celui qui croit… Justifiés donc par la foi, ayons la paix… Voici la clé d’or qui ouvre toute l’Écriture sainte… » Avec quelle allégresse, saint Paul a parlé, Luther le remarque. Mais aussi avec quel enthousiasme lui-même rencontra une doctrine si conforme à ses besoins, nous nous en doutons. « On trouverait à peine dans l’Écriture un texte semblable à ce chapitre… » Il écrira plus tard qu’il en fut tout « illuminé. » Il tient enfin cette certitude dont l’aveuglante lumière inonde une âme et se transforme en croyance comme en action.

Quelques doutes, en effet, que lui suggèrent encore ses souvenirs, les traditions, son éducation première, dans cette voie nouvelle où il est entré, rien ne l’arrêtera plus. Les thèses de 1517 ont eu plus d’éclat. Elles sont elles-mêmes un lendemain de rupture. En réalité, celle-ci est faite le jour où Luther, sous le couvert de saint Paul, proclame la doctrine de la corruption totale, irrémédiable de la nature, l’identité de l’être et du péché.

Cette corruption, avec quelle énergie, quelle éloquence âpre il la dénonce ! Le péché d’origine est-il donc seulement la privation de la justice originelle ? Il est celle « de toute rectitude, de toute force pour le bien, » plus encore, la tendance invincible au mal, « le dégoût de la lumière et de la sagesse, l’amour de l’erreur et des ténèbres, » « la blessure incurable de l’homme dans sa chair et dans son esprit. » Les théologiens ont enseigné qu’après le baptême, la concupiscence n’était plus en nous qu’une peine du péché, un état que nous restions libres d’aggraver ou de réduire. Aveugles, qui ne voient point qu’elle est le péché même, et qu’elle ne disparait point, en un moment, « comme les ténèbres devant la lumière ! » Les théologiens nous disent qu’absous de nos failles, nous sommes purs. Superbes, qui nous endorment dans une fausse justice ! La faute est remise « non pour qu’elle ne soit plus, mais ne soit plus imputée. » Nous naissons, nous vivons, nous mourons corrompus. Ainsi, dans l’homme point d’inclination naturelle vers le vrai ou vers le bien. Tous les avantages dont il se pare, « depuis ceux du dehors jusqu’aux vertus morales, jusqu’à la connaissance même de Dieu, affirme dans ses propriétés divines, » portent le germe de cette idolâtrie qui infecte ce qu’il pense et ce qu’il fait. Sa raison ne peut atteindre Dieu, ni le souverain Bien, ni la Béatitude. Philosophie et sciences humaines peuvent-elles donc entrevoir le mystère de l’infini ? Elles sont « à bout de souffle. » La volonté ne peut créer le bien. Viciée elle-même dans sa source, comment produirait-elle des actes purs ? Plaisante prétention que la vertu des Régulus ! « Les plus sages, les plus justes de l’antiquité n’ont pu être justes, car ils ne pouvaient s’empêcher de se complaire en eux-mêmes. » Pas de vertus morales. Nos œuvres les meilleures, en elles-mêmes, sont « des péchés. » Dieu seul les rend bonnes, les réputant telles… Et comme un cri de triomphe s’échappe des lèvres du théologien cette dernière malédiction : « Où est maintenant le libre arbitre ?… Où sont-ils ceux qui affirment que par nos facultés naturelles nous pouvons aimer Dieu par-dessus tout. Comme s’il nous était permis de vouloir, de pouvoir quelque chose ! » Sur tes ruines de notre raison et de notre justice tombe la dernière idole que l’homme a érigée de lui-même : la liberté.

Nous sommes au cœur du système luthérien. Luther avait pu trouver dans la théologie antérieure quelques-unes des idées qu’il fait siennes. Et, par exemple, le catholicisme avait déjà formulé la doctrine de la justice de Dieu qui « justifie par la foi sans les œuvres de la Loi. » Ce qui lui est propre, c’est la notion de la nature et du péché. Voilà en quelque sorte le dogme spécifique, la pierre d’angle de son système, celle qui appelle tout l’édifice et en détermine la structure et le plan.

Nous pouvons saisir, en effet, quel lien intime et étroit va souder à sa doctrine du péché celle de la justification, de la foi et des œuvres. — Si la nature est mauvaise, incapable, par elle-même, de bien, l’accomplissement de la loi divine est au-dessus de nos forces ? — Cela est vrai. — Le christianisme alors serait-il donc une doctrine de découragement et de désespoir ? — Mais ce désespoir de nous-mêmes est la condition de notre espérance ; l’Apôtre a magnifié le péché, précisément pour exalter la miséricorde, et c’est notre impuissance irrémédiable qui appelle, prouve, certifie la nécessité de la Rédemption. De nous, aucun acte bon, en nous, aucun mérite ! Mais un autre a accompli, a mérité pour nous. Tous pécheurs et toujours pécheurs ! Mais un juste, le seul, le médiateur, est mort pour nous faire vivre. Qu’importe donc notre péché ? Il est même nécessaire pour que le Christ nous impute sa justice. Le manteau de sa sainteté couvre notre pourriture. Et pour incorporer sa justice, la seule chose qu’il nous demande, c’est la foi.

La foi ! Telle est, en dernière analyse, « l’œuvre unique, » parce que, ne venant pas de nous, elle opère, sans nous, notre salut. — Non cette foi intellectuelle ou acquise qui adhère à la vérité des enseignemens, mais cette foi totale et infuse, faite de confiance, de pénitence et d’amour, qui rend présente en nous la personne même du Christ. « Quiconque est uni à Dieu par la foi devient juste ; en même temps pécheur et juste, pécheur par la réalité de sa nature, juste par la promesse et l’imputation de Dieu. » Que parlons-nous donc maintenant des œuvres ? La foi crée en nous la pénitence ; moins ces pratiques extérieures et imposées où l’homme met toujours l’orgueil de son être, que ce sentiment de notre indignité totale qui nous pousse sans cesse à gémir devant Dieu, à craindre son jugement, à le supplier pour la rémission, c’est-à-dire la non-imputation de notre péché. Elle crée à son tour les œuvres, ou plutôt elle les réintègre dans notre vie morale : œuvres spirituelles, œuvres « d’humilité, » qui ne justifient pas, qui ne sauvent pas, mais qui témoignent de « notre justice intérieure. » Les œuvres sont un produit de la foi comme le fruit de l’arbre. Et d’un mot, la foi est dans nos âmes la loi vivante, ce par quoi Dieu pense, agit, opère en nous, substituant sa justice à la nôtre, sa vie à la nôtre, et nous révélant, dans le sentiment même de notre misère, notre guérison.

Péché, justification, foi ! Le système luthérien est trouvé ; pour achever de se dessiner, il n’aura plus qu’à formuler le principe scripturaire. Doctrine d’une simplicité et, partant, d’une puissance incomparable, créatrice d’action, dans ses négations mêmes. Ce n’est plus la critique de l’humanisme, l’appel vague des mystiques à une religion intérieure, l’attitude de lettrés qui spiritualisent les formes ou les formules qu’ils gardent. C’est une théologie positive qui aspire à diriger, à consoler, à soulever les âmes. Dès septembre 1546, le jeune moine va jeter ses idées dans les foules, par les thèses de Bernhardi de Feldkirch. Le 26 avril 1517, Carlstadt publie, à son tour, ses cent cinquante et une propositions sur le conflit de la nature et de la grâce ; le 4 septembre, la « dispute » de Günther de Nordhausen accuse l’attaque ; le 31 octobre, Luther affiche les thèses fameuses contre les indulgences. Le mouvement est lancé qui, de Wittemberg, va se propager dans toute l’Allemagne, et, bientôt, dans toute l’Europe.

Comme l’humanisme, il n’entend être qu’un retour à l’Évangile, une réaction contre la scolastique qui, sous l’influence « sacrilège » d’Aristote, a altéré la foi, au contact de la philosophie et de la morale humaines. Nous allons voir qu’il est bien autre chose, et pourquoi et en quoi, du christianisme historique il va détruire les deux forces vives : la tradition doctrinale et la hiérarchie.


III

Au problème initial du christianisme, le rapport de l’homme et de Dieu, saint Paul avait donné une solution. Mais valable contre le judaïsme, cette solution allait-elle suffire à la pensée religieuse, mise en présence de la culture antique ? Et si, en effet, la raison humaine avait pu affirmer Dieu et définir quelques-uns de ses attributs, si la volonté humaine avait pu s’élever jusqu’au bien et parfois jusqu’à l’héroïsme, il fallait bien admettre que la nature, même sous la loi du péché, n’était point condamnée à une impuissance totale. Dès lors se précisaient les données de la spéculation. Quelle était la part respective de Dieu et de l’homme dans l’œuvre du salut ? L’action révélatrice et rédemptrice devait-elle exclure tout concours de la créature ? Cette harmonie, tout l’effort de la théologie chrétienne va être de l’établir. Elle l’affirme déjà au iiie siècle, quand les Pères alexandrins, dans le domaine spéculatif, prétendent concilier le platonisme avec le dogme. Elle apparaît, au ive siècle, en Occident, quand saint Ambroise cherche à souder le stoïcisme à la morale du Christ. Un instant interrompu par la controverse pélagienne et sous l’influence mystique de saint Augustin, ce travail d’entente se reprend, se poursuit, œuvre de la science médiévale qui l’achève. Anselme, Abélard, Lombard, saint Thomas, proclament à nouveau l’union de la foi avec l’intelligence, de la grâce avec la liberté. Et quand, le grand siècle fini, la pensée religieuse, comme épuisée de son vol, se retourne vers les réalités morales, c’est toujours du même esprit qu’elle les observe et les définit. Du grand œuvre de dissection et d’analyse était née une conception théologique très compréhensive et très humaine : la faute originelle comprise, moins comme une corruption totale que comme une déformation ; dans l’âme régénérée par le baptême ou purifiée par la pénitence, la concupiscence, peine du péché, distincte du péché, œuvre de notre volonté libre ; la justification gratuite opérée en nous par la foi, achevée par la justification personnelle de nos œuvres ; dans nos œuvres, une mesure plus exacte des responsabilités et des valeurs, du mérite comme de la faute, en un mot, l’homme, actif pour la vérité comme pour le salut.

A l’inverse de cette tradition, le christianisme de Luther est un fidéisme pur. Là où elle a uni, il sépare ; où elle concilie, il oppose. Dans la pensée, comme dans la vie, il dissout les élémens que la pensée chrétienne a rapprochés.

La foi seule. — Pour concentrer sur cette conception unilatérale toute la vie religieuse, c’est d’abord dans les matériaux de la foi que Luther découpe et élimine. Dans la tradition intellectuelle, docteurs ou Pères qui ont cru au pouvoir de la raison ou de la volonté : un saint Thomas, un saint Jérôme, un Origène. Un seul, à ses yeux, « explique l’Évangile, » Augustin ; mais Augustin, tel qu’il le comprend et le déforme. Même travail sur la Bible. Les grands penseurs chrétiens avaient été frappés de la variété infinie, presque inépuisable du contenu divin et dans le Livre de Dieu ils avaient tout pris, soudant l’une à l’autre, interprétant l’une par l’autre, les vérités partielles, comme autant de faces diverses, mais non contraires, de la vérité totale. Il s’agit bien de ces concordances ! Si le christianisme se ramène à quelques notions, la Bible se résume elle-même dans quelques textes : dans l’Ancien Testament, certains passages de la Genèse ou des Psaumes, un verset d’Habacuc ; dans le Nouveau, saint Paul. Voilà le premier des théologiens, sinon le seul. Plus encore, ramenant toute la théologie à saint Paul, Luther ramène saint Paul lui-même à quelques-uns de ses écrits. Toute la vérité évangélique tiendra, à ses yeux, dans les textes célèbres de l’Épître aux Romains ou de l’Épitre aux Galates sur la justification et sur la foi. Sur ces définitions, il concentre son esprit, comme l’Écriture. « Le Christ dans l’Évangile, écrira-t-il en 1519, ne demande que la foi… Je voudrais que le mot de mérite ne figurât pas dans l’Écriture à cause de l’abus qu’on en fait. » Que lui oppose-t-on des textes contraires ? En voulant concilier saint Paul avec lui-même, Lefèvre a affaibli le sens de sa doctrine. Ses adversaires rappellent l’épitre de Jacques sur les œuvres. Soit ! Mais « le style de l’apôtre est au-dessous de la majesté apostolique. » « Épître de paille, » dira-t-il plus tard. C’est qu’il cherche dans la Bible un système, non une synthèse ; il n’y regarde que les aspects que lui fait voir son propre esprit.

Procédure de théologien, qui n’en ruine pas moins l’unité harmonique et la complexité de la spéculation. Prenons garde qu’elle justifie un divorce autrement grave : celui qui, de la connaissance et de la vie de la foi, va exclure tout élément humain.

Plus de procédés intellectuels dans la croyance. Seul moyen de la soustraire aux prises de la raison ! La belle formule de saint Anselme, la foi cherchant l’intelligence, l’intelligence cherchant la foi, a pu être celle de la spéculation chrétienne. Elle n’est plus celle de Luther. Admettre l’esprit humain aux conseils du mystère, n’est-ce point reconnaître ses droits à le juger ? Erreur donc de prétendre acquérir, démontrer la foi. Cette force supérieure, mystérieuse et cachée, qui nous éclaire et nous soulève est, comme la vie, hors de notre atteinte. Elle vient en nous, non par nous. Raisonnemens et systèmes ne nous donneront, ne nous prouveront jamais sa vertu indéfinissable. « Il n’est pas dans le pouvoir de l’homme de croire en Dieu. » Dieu seul parle à qui il veut, illumine qui lui plaît, se cachant aux savans et se révélant aux simples. La foi s’impose à l’intelligence « comme ces vérités mathématiques » dont l’évidence ne se démontre ni ne se conteste. Toute autre croyance que cette foi « infuse » n’est rien, et « n’opère que le mal. » — Erreur de vouloir, rationnellement, dépasser ou étendre les données de la foi. Les théologiens ont, depuis quatre cents ans, « aristotélisé » l’Église. Mais le dogme ne peut être que la formule authentique et littérale de la parole de Dieu. Toute pensée qui sonde l’insondable, toute synthèse qui, sous couleur d’harmoniser, systématise, usurpe et déforme. Partant, il faut renoncer à tous ces problèmes qu’une théologie « orgueilleuse » se flatte de résoudre, sur Dieu, sur la création, sur l’invisible. De l’au-delà nous ne saurons jamais plus que ce que la sagesse éternelle nous a dévoilé. La dialectique est un « fléau ; » toute logique de la foi, « une fiction. » Encore plus faut-il expurger la théologie de toutes ces notions empruntées aux sciences humaines : substance, quantité, quiddités, ce par quoi elle prétend expliquer les principes mêmes de l’être. Sous ces altérations impies, le christianisme est défiguré, le mystère ramené à l’intelligible, la religion à une philosophie. Dieu au niveau de l’homme. Et c’est aussi substituer à la Parole qui unit, les sectes, les écoles, les disputes qui divisent. La vraie science sacrée est celle qui, se détournant du pourquoi des choses, s’exerce et nous exerce dans le deuil de nos péchés, la pénitence, l’humilité. L’autre « ne cherche et ne trouve que le principe de Satan. » — Erreur enfin d’appliquer toute méthode rationnelle à l’exégèse. La parole de Dieu seule : dans son sens littéral ou spirituel. Avec leurs gloses, leurs scholies, leur « quadruple sens, » leur symbolisme, commentateurs et humanistes « ont lacéré » le message divin. En voulant allégoriser la Bible, Origène en a faussé l’étude. En l’interprétant par l’histoire, saint Jérôme en a affaibli l’enseignement. A fixer, à comprendre la lettre, la grammaire suffit : à pénétrer l’esprit, la libre inspiration. Le Christ, caché dans la Bible, comme dans son vêtement, peut seul nous initier à sa pensée, comme à sa vie.

À la vie de la foi, plus de concours moral. Il faut déraciner jusqu’aux dernières fibres cette idolâtrie que l’homme a de ses facultés à connaître comme à pouvoir le bien. Entre l’élection divine et notre nature, nos inclinations, nos actes, quelle conciliation possible ? Ainsi, du principe formulé, en 1516, sur la corruption totale de l’être, Luther va-t-il pousser à fond les conséquences. Dans ses Commentaires sur l’Épître aux Romains, il pouvait encore admettre l’existence d’une activité, si faible qu’elle fût, pour le salut. Dans les écrits ultérieurs, de 1517 à 1520, les thèses d’Heidelberg, l’Épître aux Galates, la Captivité de Babylone, toute restriction va disparaître. C’est qu’ici surtout, dans le domaine moral et pratique, plus que dans le domaine spéculatif, l’aristotélisme païen a tout envahi. Il faut donc le frapper au cœur, dans ses notions de moralité, de libre arbitre, de responsabilité, de mérite, idoles intérieures autrement dangereuses que ces divinités de pierre qui ont vécu. Vainement, théologiens et moralistes affirment-ils dans la conscience un principe inné, qui lui fait discerner le bien du mal. « Cela est faux, celles-ci seules sont bonnes parmi nos œuvres qui sont commandées par Dieu ; mauvaises, celles qui sont défendues. » Pas de fondement rationnel à la morale. La volonté de Dieu, voilà l’unique critère. Vainement, lui objecte-t-on, avec l’École « que l’homme ayant en lui-même une raison droite peut y conformer sa volonté libre. » « O Pélagiens ! qui détruisez le bienfait nécessaire de la grâce ! » Et si de l’exemple des anciens, vous prétendez conclure que l’homme est capable de vertu, « je réponds : Les anciens ont pu dire des choses vraies, sans avoir la vérité ; faire des choses bonnes, sans faire le bien. Tout au plus Fabricius sera-t-il moins puni que Catilina, parce que moins impie et moins pervers… Tous nos actes bons sont des péchés. » Vainement enfin, dans nos péchés eux-mêmes, analysant la part de l’ignorance ou de l’instinct, la science morale s’est-elle efforcée d’établir des degrés, comme une échelle des responsabilités et des valeurs… Hors la grâce, « tous sont mortels. » — Hors la grâce ? Est-ce bien sûr ? Et admettrons-nous encore ce correctif ? Car s’il y a identité entre la nature et le mal, comment le juste, par cela seul qu’il est homme, cesse-t-il de vivre sous la loi du péché ? Et s’il est capable d’acte bon, conséquemment de mérite, que devient l’imputation du Christ ? — Donc, chez le juste même, aucune œuvre qui ait une valeur de salut. « Celles-ci seraient mortelles, s’il ne les jugeait ainsi dans la crainte de Dieu. » Et bientôt, dans la grâce, nulle part de notre activité. Il faut fermer ces dernières issues par lesquelles le moi humain peut s’insérer dans l’œuvre divine. La liberté n’est qu’un mot, « un titre, » un néant. Et sous l’effusion de l’esprit qui va vivre, se mouvoir, agir en elle, l’âme perd jusqu’à son autonomie. La mystique d’un saint Augustin ou d’un saint Paul pouvait concevoir la grâce comme un don de Dieu, se prêtant pour se faire vivre, élevant notre nature sans la supprimer. Pour Luther, elle est Dieu même dans sa puissance, son élection arbitraire, s’emparant de l’homme comme d’une chose, s’imprimant en lui, se substituant à lui. Le Saint n’est qu’un automate spirituel, attendant, inerte et passif, l’empreinte mystérieuse qui marque les élus.

Ce déterminisme moral devait nécessairement conduire à la doctrine théologique de la prédestination et de la certitude du salut. Mais cette notion de la foi a d’autres conséquences. Ce qu’elle ébranle encore, c’est la vertu sociale du christianisme, cet ensemble de croyances, d’institutions, ces formes de vie chrétienne que la théologie des œuvres a constituée.

Quelque effort, en effet, que fasse Luther pour se soustraire aux applications de son dogme, quelque hésitation qu’il montre à les formuler, il faut bien aller au bout. Sur l’idée de notre valeur morale et de notre puissance au bien, l’Église avait créé l’admirable entraînement qui nous exerce à la vertu, l’étroite communion qui nous unit aux âmes. Elle nous avait appelés à réparer dans notre repentir, à mériter par nos actes. Et de toutes les miettes de nos mérites, trop abondans parfois pour nous-mêmes, s’était formée comme la réserve des plus pauvres, des déshérités de la prière et de la vertu. Ainsi la réversibilité avait créé le culte des saints et le culte des morts, le patrimoine qui, formé d’abord par la valeur infinie du Christ, s’était par Lui, en Lui, enrichi de toutes les valeurs surérogatoires de l’humanité. Mais, si seule la foi nous sauve, si nos œuvres ne peuvent rien pour nous comme pour les autres, à quoi bon ? Secours extérieurs et humains qu’il faut encore détruire ! — En 1517, Luther a limité, puis rejeté la valeur des indulgences. En 1519, ce sont les œuvres satisfactoires qu’il élimine de la pénitence ; bientôt c’est le purgatoire qui va disparaître du dogme. Et puisque la foi seule importe dans les sacremens, qu’elle-même est le seul sacrement, c’est encore toute la doctrine sacramentaire qui s’écroule. Les seuls qu’il garde, le baptême et la cène, ne sont plus des moyens, mais des signes de notre justification. Dès 1520, Luther commence à attaquer les vœux monastiques, le célibat des prêtres, les observances, les fondations pieuses, les confréries. Il peut encore admettre l’invocation des saints et la prière pour les morts. Derniers vestiges d ’« idolâtrie » qui tomberont après la rupture ! Plus d’intermédiaires entre Dieu et l’âme. Il n’y a devant Dieu que des consciences individuelles, serves du péché ou serves de la grâce.

Christianisme pur, enfin dégagé de tout alliage humain ! Et, assurément, dans cette logique rigoureuse de la foi, plus de place pour nos moyens personnels de salut. L’homme cesse d’être une cause. Nulles conditions à la grâce. Elle redevient une liberté, une libéralité pure, descendant, à son heure et à son gré, sur les remous humains comme ces rayons qui tombent sur la crête des vagues. La vérité religieuse s’infuse, opère en nous, sans nous, et malgré nous-mêmes : l’homme n’est plus rien et Dieu est tout. Mais, pour épurer la foi, on voit ce que Luther supprime dans le christianisme : non pas tant l’héritage de la pensée antique, que sa propre tradition. Et il ne change point seulement le sens de la vie chrétienne, mais le sens de la vie, ayant broyé, sous ce mécanisme spirituel, ces moteurs ailés de l’âme, sa liberté comme sa raison, ce par quoi l’homme, dans l’univers est devenu le coopérateur de Dieu.


IV

Suivons l’œuvre de destruction. Après la théologie, l’« Église. » Contre son autorité, doctrinale ou disciplinaire, l’« Écriture » va devenir la seule autorité.

Que, dès 1516, formulant sa doctrine du péché et de la foi, le réformateur ait eu le sentiment de se séparer de l’unité catholique, c’est là une idée qu’on ne saurait lui imputer. Il entend être avec l’Église, dans l’Église. Encore moins la recherche d’un principe intérieur de religion l’entraine-t-elle à rejeter un organisme extérieur. « L’Église, dit-il dans son Commentaire sur les Psaumes, est le corps vivant, dans lequel tous participent pour tous… » Nul doute alors sur la primauté de Rome « qui demeure dans la vraie foi. » Nulle attaque contre les autorités du sacerdoce. Et, en 1516, quand apparaît déjà un système luthérien, la liberté des critiques s’arrête devant l’institution. « L’Église, de même que toute parole tombée de la bouche d’un de ses chefs, est la parole même du Christ… » Il n’en discute ni les lois, ni la hiérarchie. « Celui qui se sépare de cette unité, de cet ordre, peut s’applaudir de grandes lumières et d’œuvres admirables ; cela n’est rien… « Ces affirmations d’obéissance, nous les retrouvons encore en 1517, au lendemain des premières controverses, et jusqu’à la fin de 1518. Luther ne croit pas seulement que sa doctrine est conforme à celle de l’Église : au jugement de l’Église il prétend la soumettre et se soumettre, dépendant, et déjà même, tout en gardant la notion traditionnelle de l’institution ecclésiastique, il l’idéalise et l’affaiblit.

Église spirituelle et Église positive, Église de la foi et Église de l’histoire : cette conception, Luther l’avait trouvée avant lui. Elle était celle des mystiques comme de l’humanisme, et on ne peut s’étonner que, sous l’empire de ses idées religieuses, il s’en soit pénétré. Mais humanistes ou mystiques s’étaient arrêtés à une distinction, sans pousser à l’antithèse. Luther dépassera vite cette attitude intellectuelle. Dès 1513, contre l’Église extérieure et légale, les leçons sur les Psaumes marquent une réaction. Celle-ci s’accuse dans les Commentaires sur l’Épître aux Romains, protestation acerbe, souvent injuste, contre l’autoritarisme religieux, les formes juridiques du pouvoir spirituel, la confusion du ministère et du gouvernement, du conseil et de la contrainte. Après 1517, nous n’en serons plus seulement aux contrastes, mais aux contraires. Sous la poussée des faits tout autant que sous celle de sa doctrine, Luther ne va plus seulement distinguer les deux Églises, mais les opposer.

Ce devait être une des conséquences de la querelle des indulgences, non seulement de rendre publiques et populaires les doctrines de Wittemberg, mais de donner aux aspirations réformatrices un chef et de mettre au premier plan la question de l’autorité. À Luther, qu’opposaient ses premiers contradicteurs ? L’enseignement de l’Église. Attaquer l’indulgence était se mettre en révolte contre le pouvoir ecclésiastique. Menace à peine déguisée qui entraîne le théologien à répondre par la question : Ce pouvoir ecclésiastique, qu’est-il donc ? L’Église extérieure et légale peut-elle connaître des choses de l’âme ? — Non. Elle ne le peut. « Le pouvoir des clefs ne s’exerce que sur le dehors. » — Ébauchée déjà dans les thèses de 1517, la doctrine va prendre un singulier éclat dans le sermon du 16 mai 1518, sur la vertu de l’excommunication. « Le prêtre, y lisons-nous, peut retrancher de la communion extérieure, corporelle, celle du culte et des sacremens, qui unit, au dehors, les membres de l’Église. Il ne peut priver de cette communion spirituelle, celle de la foi, de l’espérance, de la charité qui unit à Dieu. » Il écrira presque en même temps : « Une censure de l’Église ne retranche point de l’Église ceux qu’y rattache la vérité. » Affirmation hardie, celle de Wycleff et de Huss, qui n’est rien moins que la négation du « for intérieur, » du « droit de lier et délier les âmes. » Elle ne va point tarder à se préciser dans le duel qui s’engage avec la papauté.

Dès le mois de mai 1518, et en prévision d’une condamnation, Luther avait pris ses sûretés, cherchant, dans les théories conciliaires, un abri de fortune. Simple expédient, qui ne pouvait retarder l’échéance de la soumission ou de la révolte. Pour lui, déjà décidé à la lutte, il était condamné à avancer toujours, retenu par ses souvenirs ou ses scrupules, poussé par la fougue de sa nature, l’envoûtement de ses idées, les maladresses de ses ennemis, les concours successifs qu’il trouve, comme la foi dans le message qu’il apporte. Ainsi de ses doctrines fidéistes, devait-il être entraîné à appliquer aux institutions ecclésiastiques les conséquences. Presque séparé du catholicisme et voulant y demeurer, quel moyen, sinon d’en étendre les limites ? Et proclamant la réalité de la plus grande Église, celle de l’esprit et de la foi, à laquelle il se flatte d’appartenir, comment ne serait-il point conduit à refuser à l’autre, extérieure et légale, cette institution divine qui l’a fondée et qui la perpétue ?

Le lien doit être rompu qui unit l’Église à l’Évangile. Et successivement, d’étape en étape, rejetant toutes les formes d’autorité qu’on lui oppose, en appelant du Légat au Pape, du Pape au Concile, du Concile au peuple chrétien, et finalement à l’inspiration intérieure, Luther va-t-il abattre tous les pouvoirs ecclésiastiques. Plus de primauté. A Augsbourg, Luther avait déjà opposé l’Écriture aux décrétales, critiquant les abus, maintenant l’institution. En 1519, dans sa treizième proposition sur la puissance du Pape (juin) et ses Résolutions (septembre), c’est l’origine même du pouvoir papal qu’il conteste. Royauté sans titre. Pas de promesse faite à Pierre : les textes allégués sont torturés ou faux. Rome n’a pas plus de droits que Constantinople à la direction des âmes. La primauté n’est qu’une création de l’histoire. Et le temps n’est pas loin où le Pape déchu de son pouvoir sera proclamé partout comme le fils de Bélial et l’Antéchrist. — Plus de pouvoir conciliaire. A Leipzig (juillet 1519), Luther pouvait admettre encore l’infaillibilité du Concile dans les seules définitions de la foi. Passagère réserve, qui ne tarde point à disparaître ! Les Conciles se sont contredits : les Conciles peuvent donc errer. Anathème sur Constance qui a condamné les propositions chrétiennes de Huss. « Dans cette session au moins, l’assemblée n’a été qu’un conciliabule de Satan. » — Et enfin, il s’agit bien de pape et de concile ! Plus de hiérarchie. Si la plénitude du sacerdoce est d’absoudre, tous ses membres sont égaux. « Le pape ne saurait être supérieur à l’évêque, l’évêque au prêtre. » Finalement, si les sacremens ne sont que des signes, et si l’ordre n’est pas un sacrement, plus de sacerdoce. « L’Église fondée sur la foi n’a pas besoin de hiérarchie extérieure. » Les clefs ont été données à Pierre et en sa personne à toute l’Église chrétienne. » Et comme la fonction ecclésiastique n’est que le ministère de la parole, « tout fidèle est prêtre, » puisque tout chrétien peut recevoir de l’Esprit le don d’interpréter et de comprendre la Parole. En juin 1520, l’Appel à la noblesse allemande consacre cette théorie du sacerdoce universel.

Que reste-t-il donc ? La religion individuelle et l’autonomie de la conscience ? — On l’a dit, et on l’a cru. Et sans doute, poussant à fond certaines de ses idées, Luther fût-il arrivé au libre examen moderne. Mais sa doctrine toute mystique de l’inspiration intérieure ne ressemble en rien à notre subjectivisme. L’idée d’une vérité doctrinale comme d’une société religieuse l’obsède toujours. Sur l’Église historique jetée à terre, l’Église de la foi reste debout.

« Corps métaphorique et allégorique du Christ, » communion de tous ceux qui croient à sa vérité et sont confirmés de sa grâce, indépendante de l’espace, n’étant ni à Rome, ni à Jérusalem, ni même à Wittemberg, mais partout où le chrétien croit et adore, supérieure aux doctrines, aux traditions, aux rites, ouverte aux Grecs comme aux Romains, à Huss comme aux Pères, ne connaissant qu’une hérésie, l’« incrédulité : » la voilà, l’Église universelle et spirituelle qu’il rêve. Et que lui objecte-t-on, qu’il n’est point d’Église sans un principe d’unité et d’autorité ? Ce principe existe. Il est là, pierre angulaire de l’édifice : la parole de Dieu, dont le texte clair, intangible et sacré, s’impose à tous comme une foi et une loi.

Le principe scripturaire, de même que le principe fidéiste, allait donc devenir un des élémens constitutifs du nouvel Évangile. A vrai dire, Luther l’avait trouvé avant lui, et dans le catholicisme même. Jamais l’Église n’avait prétendu imposer une croyance qui ne fût, implicitement ou explicitement, contenue dans l’Écriture. Mais l’Écriture seule !… Cette affirmation, Occam et Huss l’avaient déjà opposée aux pouvoirs ecclésiastiques. Luther va l’incorporer dans sa doctrine. « N’admettre pour juge et pour guide que l’Évangile seul et unique du Christ… Rien au delà de l’Évangile, rien au-dessus de l’Évangile. » Voilà bien la formule du biblicisme intégral. Principe négatif d’abord, point d’appui du théologien dans la lutte contre l’École et contre le sacerdoce. Ses adversaires ont l’Église : lui a la Bible. Autorité contre autorité. Mais principe positif qui va l’aider à reconstruire l’Église comme à la « libérer. »

Ce qu’il lui demande d’abord, c’est une certitude, la certitude : celle qu’il ne se trompe pas, que sa doctrine est vraie, que sa théologie « vient du ciel. » Rejetant le magistère de l’Église, ne croyant pas à celui de l’intelligence, où trouverait-il la vérité ? La Bible est le critère unique de la foi. La Parole de Dieu est la raison suprême qui domine toutes les raisons, la preuve qui tient lieu de toutes les preuves. La certitude de la foi n’est donc plus dans la continuité de la tradition, dans cet enchaînement qui soude l’Église du xvie siècle à celle des premiers âges, saint Thomas à Bède, Bède aux Pères, les Pères aux Apôtres. Elle est tout entière dans l’unique témoignage de l’Écriture, prise ce dans sa signification la plus simple. » Sont chrétiennes, les vérités qui sont évangéliques ; sont recevables les définitions qui ont un texte. Voici donc exclues du dogme toutes les idées greffées sur le dogme : seraient-elles vraies, seraient-elles probables, si elles n’invoquent point une formule scripturaire, elles n’ont qu’une valeur d’opinion. Seule, la Parole divine nous instruit et nous oblige. Et voici encore réprimés les écarts possibles de l’inspiration. C’est au nom de ce littéralisme scripturaire que Luther gardera le dogme de la présence réelle et se prononcera contre le radicalisme religieux de Carlstadt. Comment la foi risquerait-elle de s’égarer puisqu’elle a pour guide l’enseignement personnel, authentique et clair de la Révélation ?

À l’Écriture, Luther demande autre chose. Et en l’opposant à la tradition, ce qu’il prétend encore, c’est affranchir les âmes. « Le Christ est la liberté. » Cette liberté, avec quels accens il la proclame ! Cri d’espoir, de révolte, d’enthousiasme jeté aux vents de l’espace, comme celui d’une délivrance. L’Église est « captive. » Systèmes imposés à la croyance, règlemens annexés aux commandemens divins, cérémonies multiples et vexatoires, la tradition a créé dans le christianisme un autre christianisme ; dans la religion de la liberté intérieure et spirituelle, la triple servitude humaine des « opinions, » des observances et des lois. Mais s’il est vrai que l’Évangile soit au-dessus de l’Église, et non l’Église au-dessus de l’Évangile, à bas toutes ces geôles où le chrétien étouffe ! Pas d’autre vérité que la Parole. Certes ! Et aussi pas d’autre puissance. Le ministère ecclésiastique n’est qu’une fonction chargée de publier, d’enseigner l’Écriture aux hommes. Au Maître seul le droit d’imposer les lois qui lient la conscience. Nul en son nom ne peut les modifier, les restreindre, ou les étendre. « Si nous permettons qu’on change une seule constitution du Christ, nous rendons vaines toutes ses lois : une seule supprimée dans l’Écriture, supprime toutes les autres… Le Christ ne veut pas que l’on transgresse de sa doctrine le plus petit détail. » Et encore : « Nul n’est tenu au delà de l’Évangile… » L’Église ne peut décréter « une syllabe » sur les fidèles sans leur consentement. Elle ne peut contraindre, sous peine de péché, à l’observation des lois ecclésiastiques. « Nous chrétiens, sommes libres de tous. » — Transposez ces formules dans les faits ! Le principe scripturaire achève l’œuvre de destruction commencée par le principe fidéiste. Et c’est au nom de la liberté chrétienne comme de l’Évangile que Luther renversera presque toute la discipline ecclésiastique : décrétales, canons, vœux, célibat, observances, cérémonies même, et la plus auguste de toutes, la messe. La réforme du culte tient déjà dans cette affirmation. Tout imprégné encore du parfum des premières croyances et de ses religieuses émotions, le grand révolté peut se refuser à proscrire tout rite extérieur et tout vestige du passé ; d’autres iront plus loin, qui dans le temple, nu et froid, dépouillé de « l’idolâtrie » des images ou des autels, ne laisseront ouvert que le Livre où se lit la Parole de l’Éternel.


V

Le 15 juin 1520, la bulle Exsurge Domine condamnait Luther.

Le voici hors de l’Église, déchirant pour longtemps, sinon pour toujours, la tunique du Christ. Car l’ébranlement est immense : jamais depuis quatre siècles la société chrétienne n’a été si profondément remuée. Humanistes épris de nouveautés, croyans avides de réformes, petits seigneurs prêts à piller les biens des prêtres, paysans ou artisans enflammés par ces mots de liberté chrétienne, toutes ces ambitions, ces curiosités, ces haines, ces enthousiasmes, se retrouvent et fraternisent derrière l’homme prodigieux qui appelle le monde à la grâce et au salut. Il est un apôtre, un prophète, Daniel, Paul ou Moïse. Il ouvre une ère nouvelle. Il retrouve l’Évangile ; sa doctrine vient de Dieu ; que dit-on, même, sa doctrine ? c’est la pure parole du Christ. On le lit, on l’imprime, on le commente, on le discute ; on s’inquiète de son sort et on se passionne pour son triomphe. À Bâle, à Zurich, à Strasbourg, à Paris, en Espagne, en Italie, à Rome même, dans toutes les forteresses de la vieille théologie, dans les cénacles de la culture nouvelle, il est un sujet de contradiction. Qu’on juge de sa force aux espérances qu’il éveille, comme aux colères qu’il déchaîne !… Une révolution religieuse commence, qui, bientôt sociale et politique, va soulever l’Allemagne et déchirer l’Europe, partout où les esprits, enhardis par le succès, enfiévrés par la violence, vont monter à l’assaut du vieil édifice pour reconstruire à sa place, et sur leur plan, l’Église du fondateur.

Qu’une telle doctrine de pessimisme ait pu, au ive siècle, dans un monde finissant, consoler et raffermir les âmes, cela se conçoit. On reste confondu qu’elle ait réussi à se répandre dans une société jeune, ardente, passionnée d’agir et de savoir, et où, rarement, la foi dans la vie, dans l’effort, comme dans la valeur de l’homme, a trouvé tant d’adorateurs.

Le succès ? Luther le doit d’abord à lui-même, à cette puissance extraordinaire de son être qui lui donne la maîtrise des âmes et l’audience des foules. On aime à l’entrevoir, non sous les traits un peu épais, déjà fatigués, du portrait célèbre de Cranach, mais encore jeune et sous le froc, dans cette petite gravure que la cellule de la Wartburg a conservée. Ce corps en avant, prêt à foncer sur l’ennemi, ces mains osseuses qui étreignent la Bible, cette figure émaciée, aux arêtes dures, au regard brillant, presque brûlant de fièvre, aux lèvres fortes, tendues, gonflées, comme pour sonner aux foules la diane de la foi nouvelle, tout en lui est passion, mouvement, énergie inquiète, volonté indomptable. Sa personnalité, voilà son originalité propre. On a pu analyser les élémens divers et souvent hétérogènes de sa doctrine, retrouver ceux qu’il a pris à saint Paul ou à saint Augustin, à Occam ou à Huss, à Carlstadt ou à Érasme. Les faisant siens, il les recrée : matériaux qu’il forge à la flamme de sa passion, au souffle de son verbe fulgurant « comme un éclair. » Le génie mesuré et souple d’un Melanchthon était nécessaire au réformateur pour filtrer ses idées et condenser sa théologie. Seul, il a eu la vision claire et prompte des formules qui rallient et du geste qui entraîne ; nul n’eût déchaîné ces enthousiasmes et ces espoirs qui créent une religion. D’autres ont eu, comme Zwingle, une culture plus savante ; comme Calvin, une intelligence plus ordonnée et plus ferme. Lui, les domine de son tempérament. En cela, il est à part, et, dans la Réforme, il est unique. Tout vibre dans cet être d’impressions et d’impulsion, entrainé, débordé par sa nature. Il pense par sensations et il dogmatise avec ses nerfs. Son moi fuse en doctrines. Partant, dans cette tension continue de l’âme, le pouvoir de grossissement devient énorme. Plus de mesure dans l’esprit. Le regard fermé aux nuances va d’un bond à l’extrême des négations ou des principes ; dans le plan de l’absolu, il ne voit que des sommets ou des abimes. « Le docteur hyperbolique, » dira plaisamment Érasme. — Et tout se heurte aussi dans cette tempête d’idées, de passions et d’images. On peut dire que chez Luther la vie, comme les œuvres, est une suite de contrastes. Il n’y a point de sérénité dans cette nature parce qu’il y a une souffrance dans cette foi. Un mysticisme poussé jusqu’à l’hallucination, un sens pratique aiguisé pour la lutte, armé à la fois de calcul et d’audace, de brusquerie et de duplicité ; ces fleurs exquises de l’âme, la poésie et la tendresse, et les bas-fonds de l’instinct, des hymnes qui volent vers le ciel, et des ordures qui traînent dans la boue, des émotions pures et un gros rire trivial, des dépressions d’humilité et des spasmes d’orgueil, les affirmations les plus simples, créatrices de certitude, les sophismes les plus subtils, tortionnaires de vérité, tout en lui déconcerte, mais attire, entraine, irrite. On a pu l’opposer à lui-même. Contradictions ou incohérences, que lui importe ? Elles viennent se fondre dans l’unité de sa nature et la logique de sa passion, dans ce bouillonnement d’idées ou de paroles dont la lave brûlante et trouble se déverse sur le siècle.

Cependant, quelque prodigieux qu’il soit, eût-il réussi à déchaîner le mouvement, encore plus à le conduire, s’il n’était venu à son heure, à l’appel de ces besoins obscurs et profonds qui émergeaient de toutes parts ?

Si l’Allemagne est remuée, jusque dans ses profondeurs, c’est que, de suite, elle a reconnu dans Luther un de ses fils, dans son œuvre, un fait national. Le grand réformateur n’est pas seulement de son temps, mais de sa race. Il en a le type, les qualités et les défauts, ce par quoi, dès le début, il n’est et n’apparaît pas seulement comme l’adversaire de Rome, mais l’opposition même au génie latin. En ce sens, il continue et achève l’entreprise commencée au xve siècle par les humanistes ou les politiques. Les premiers avaient rêvé d’une renaissance allemande, restaurant, sous la forme classique, l’histoire, le droit, la poésie de la Germanie. Les seconds avaient peu à peu transformé en une monarchie nationale l’empire universel du moyen âge. Luther veut donner à l’Allemagne sa religion. Aussi bien s’appuie-t-il sur le sentiment public. Dans sa lutte contre Rome, c’est l’italianisme qu’il attaque. Les masses ne pouvaient rien comprendre à la théologie des indulgences. Ce qu’elles voyaient nettement, et Luther ne manqua pas de le leur montrer, c’était une protestation contre les collecteurs pontificaux et la fiscalité des Médicis. « A nous, Allemands, que nous fait Saint-Pierre !… » Au légat italien qui le cite devant lui, il oppose son droit à être jugé dans son pays. Aux théologiens d’outremonts, comme Mazzolini, qui le discutent, il rappelle durement que les Italiens ne sont pas seuls à connaître les Saintes-Lettres. Contre l’ironie méprisante de ces curiales à l’égard des « bêtes tudesques, » il relève la tête et accepte le défi. Voilà donc la lutte sur le terrain qu’il a choisi et où il va s’efforcer de rallier toutes les forces de sa nation : son prince, les seigneurs, la foule. En 1520, il en appelle de Rome à l’Allemagne. Sa cause est celle d’un peuple. Crotus Rubianus lui écrit, le 16 octobre 1519, de Bologne. « Frère Martin,… souvent je me surprends à t’appeler le père de la patrie. » Sa condamnation ne sera pas seulement « un outrage à la religion, » mais « au nom allemand. » Dans ce sentiment national perce déjà le nationalisme religieux.

Et le prophète saxon est aussi un prophète populaire. Du peuple dont il vient, auquel il appartient, il peut être compris. Il parle sa langue et c’est pour lui qu’il parle. Que les docteurs discutent dans les écoles, dans une langue morte et sous des formes désuètes, le problème de Dieu : que les humanistes, dans leurs cénacles, murmurent, à huis clos, des vérités nobles et belles qui charment l’élite ! Lui, va droit aux masses ; s’il dispute, c’est en public ; s’il tonne et enseigne, c’est du haut de la chaire. Ce n’est point pour les théologiens, mais pour les simples, qu’il compose tant de petits traités destinés à répandre et à défendre sa doctrine : en 1518, son instruction pour la confession des péchés, et sa « courte déclaration sur les dix commandemens : » en 1519, son commentaire sur l’oraison dominicale. On peut dire que la traduction allemande de la Bible fut son œuvre préférée et demeure son œuvre maîtresse. L’éducation morale des enfans comme celle des pauvres gens l’attire. Rendre l’Évangile au peuple, pour ramener le peuple à l’Évangile, voilà le dessein de sa réforme. En voilà aussi la force, le secret des enthousiasmes qu’il éveille et qui feront cortège à sa mission.

Que dit-il donc, en effet, que les petits ne puissent comprendre ? Et de quel poids eussent pesé les habitudes religieuses qu’il prétendait abattre, s’il n’avait soulevé dans l’âme populaire toutes les réserves d’idéalisme qu’elle renferme, toutes les énergies morales qui sommeillent ? Une certitude de salut, tel est le message qu’il prêche. Remarquons le sujet même de ses sermons. Point de dogme. Ce qu’il enseigne est ce qu’il médite ; la foi, la pénitence, la grâce. Point de devoirs héroïques ou impossibles. Ce qu’il recommande, c’est l’abandon total à la volonté de Dieu, comme la pratique journalière de nos devoirs d’état. Surtout, plus de crainte dans la défaillance de nos forces, puisque nous ne pouvons rien par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Dieu a exalté l’humilité et l’ignorance. Vertus de petites gens ! A eux l’Évangile, les promesses divines, la part de l’héritage. La Parole qui a renversé les valeurs de ce monde condamne les puissans. Dignités, richesses, sacerdoces, ne sont pas le royaume de Dieu. « homme ! regarde, il est près de toi. Il est en toi. » Et le sens de cette vérité, le Père lui-même « nous le donne. » « Tu es libre. » Cela, les petits, les pauvres, l’artisan dans son échoppe, le vilain sur sa glèbe, le comprennent. Ils ne le comprendront que trop quand, déformé, transposé de la vie morale dans l’ordre social, le dogme de la liberté évangélique se changera en ferment de haine, et la foi dans le Christ sauveur, en revendication du christianisme égalitaire, du communisme et du nivellement.

Et enfin, si son siècle l’écoute, c’est qu’aucune voix n’en remue à ce point les fibres. — « O Père ! toi qui es dans les cieux, nous sommes des enfans de la terre, tes fils, par toi sauvés. Prends-nous en pitié. — L’enfant honore son Père ; le serviteur, son maître. Si je suis votre Père, quel hommage me rendez-vous ? Votre maître ! Où sont vos craintes et vos respects ? — O Père ! Il n’est que trop vrai ! Hélas ! nous reconnaissons notre faute. Mais sois pour nous un Père clément et ne compte pas avec nous. Ne nous laisse rien penser, dire, posséder, craindre qui ne soit à ta louange et à ton honneur… Fais que ton règne arrive et que le péché soit détruit. Fais tout ce que tu veux, mais que nous soyons à toi, non à nous-mêmes… Père aimé, conduis-nous dans tes voies… Oh ! donne a la chrétienté des prêtres, des apôtres qui nous enseignent moins des fables spécieuses que ton Saint Évangile. Père ! nous sommes faibles et malades. Soutiens-nous. Jusqu’à la fin, fais-nous persévérer, fais-nous combattre en braves, puisque nous ne pouvons rien sans ta grâce et ton secours. » — Imaginez dans toute l’Allemagne, dans toute l’Europe, des milliers de lèvres qui répètent ce dialogue enflammé, des milliers de cœurs qui s’en imprègnent, criant leur misère et appelant une espérance ! A la place d’une théologie épuisée, exsangue, raisonneuse, parfois déraisonnable, perdue dans les subtilités de la logique ou les nuées des systèmes, en regard de prédications grossières ou frivoles qui trop souvent amusent sans instruire ou scandalisent pour édifier, voilà une parole simple, pratique, humaine dans son outrage même à l’homme, si pénétrée de la Bible qu’elle en redit presque l’accent, si proche parfois du Christ, qu’elle semble un écho de l’Évangile. Comment l’Europe religieuse serait-elle insensible ? Esprits fatigués de grimoires, âmes simples et pieuses qu’inquiète le sensualisme grandissant, mystiques détournés d’un monde où la foi dans la nature risque de détruire la foi en Dieu, tous ces affamés de rénovation, de liberté et d’idéal, viennent se joindre à ceux que des mobiles moins purs entraînent à la suite. La voie est ouverte où Luther a passé. Et si tant d’âmes le suivent, c’est qu’elles se trompent elles-mêmes par ce qu’il garde de chrétien dans son accent, de vrai dans ses erreurs, de clérical dans sa réforme, et, comme sur les murs du temple où il repose demeure l’image de la Vierge, par tout ce qui survit de la vieille et maternelle église dans son cœur désaffecté.


Imbart de la Tour.