Luxembourg et le prince d’Orange/03

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Luxembourg et le prince d’Orange
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 130-163).
LUXEMBOURG
ET
LE PRINCE D'ORANGE

III[1]
L’AFFAIRE DE NAERDEN
L’ÉVACUATION DE LA HOLLANDE


I

L’occupation des provinces hollandaises durait depuis plus d’une année. Fastidieuse pour l’armée du Roi, cette prolongation insolite était, à plus forte raison, pour les populations conquises un intolérable supplice. Les taxes écrasantes, l’envahissement croissant des eaux, les incendies réglés, la disette, les épidémies, tant de fléaux accumulés décimant et ruinant les villes et les campagnes, amollissaient les plus fermes courages, poussaient au désespoir les plus exaltés patriotes. Il est certain qu’à ce moment la Hollande tout entière formait des vœux en faveur de la paix, la souhaitait ardemment et « à quelque prix que ce fût[2]. » « Toutes les lettres qu’on reçoit de Hollande, mande Stoppa à Louvois, s’accordent en ceci, que l’on n’y parle que de la paix. » — « Tout le monde, rapporte également Luxembourg, la demande hautement, depuis le plus grand jusqu’au plus petit ; car il n’y a personne parmi eux qui ne convienne qu’il ne faut que laisser la Hollande en l’état où elle est, et qu’elle sera entièrement perdue. » Un « tableau » que l’on vend publiquement à La Haye, représente, assure-t-il, avec exactitude les secrets sentimens du peuple : « C’est un Hollandais qui est tiré par un Français et par un Anglais, durant que l’Empereur d’un côté et l’électeur de Brandebourg de l’autre lui prennent son argent dans ses poches ; et, sur le tout, il y a un Espagnol qui se moque du Hollandais et lui fait les cornes... Petits et grands disent : — Voilà le véritable état où nous sommes, et comme l’on nous traite ! »

Contre le désir unanime du petit peuple et de la bourgeoisie se dresse un seul obstacle, la volonté d’un homme, une volonté si forte et si soutenue qu’elle tient la nation en échec et triomphe finalement de toutes les résistances. L’autorité du prince d’Orange s’est depuis quelques mois singulièrement accrue. Grâce à son indomptable énergie, grâce surtout au prestige que, malgré ses revers, il a gardé sur les chefs de l’armée, il a peu à peu pris en main les pouvoirs essentiels de la constitution et confisqué à son profit les libertés traditionnelles. Le pensionnaire Fagel n’est plus qu’une triste marionnette, silencieuse et tremblante, dont le stathouder tient les fils. Les États-Généraux eux-mêmes n’ont conservé qu’une ombre de puissance, troupeau timide et résigné que Guillaume conduit « à baguette, » tantôt par de flatteuses promesses, tantôt par d’effrayantes menaces. « M. le prince d’Orange, constate une lettre de Stoppa[3], y commande avec une autorité si absolue que personne n’ose parler, tous ayant été épouvantés par le supplice de cet honnête homme de Delft, que l’on a fait mourir, quoiqu’il ne fût coupable d’autre crime que de s’être plaint du gouvernement. » Les quelques députés tentés de s’insurger contre ce despotisme ne résistent guère aux espoirs que fait luire à leurs yeux un langage persuasif, d’une habile éloquence. « Il leur fait croire, écrit Louvois[4], qu’il rétablira leurs affaires, et qu’il vaut mieux souffrir pendant quelques années que de s’exposer à perdre le titre d’arbitres de l’Europe, dont ils s’étaient imaginés être en paisible possession auparavant la déclaration de la guerre. » Les plus craintifs, sous cette pression, en arrivent à voter des résolutions violentes : « M. le prince d’Orange, lit-on dans cette même note, a fait délivrer par le pensionnaire Fagel un acte par lequel les États-Généraux s’obligent à ne faire ni paix ni trêve sans le consentement des Espagnols, par où il est aisé de voir qu’il ne songe qu’à ce qui peut rendre la paix impossible. »

Il n’est donc plus d’illusion à se faire ; la reprise de la lutte est désormais inévitable. On le sent à Utrecht autant qu’à Saint-Germain ; et, quand le bailli de Woerden propose à nouveau ses services pour entamer de secrets pourparlers, Luxembourg « refuse de le voir, » et lui fait dire que, s’il sort de sa ville, il sera jeté en prison et sa maison brûlée, ce qui coupe court à son zèle. La campagne effective s’ouvrit au mois de juin. Louis XIV en personne assiégea Maëstricht, la première des places de la Meuse. Quoique vaillamment défendue, après vingt-cinq jours de tranchée, cette belle ville battait la chamade. La nouvelle de ce grand succès parvint le jour même à Utrecht ; Luxembourg, en bon courtisan, s’empressa de féliciter le Roi et son ministre. Quelque chagrin pourtant perce à travers ses louanges : « Je m’en réjouis comme bon Français, écrit-il à Louvois[5], et prenant la part que je dois à la gloire du Roi ; mais d’un autre côté je suis fâché de n’y en point avoir. Ce n’est pas que je ne craigne les dangers aussi bien que Panurge, ni que je ne m’y ménageasse, si je m’y trouvais, autant que la bienséance et le bien du service le pourraient permettre ; mais j’aurais souhaité passionnément de pouvoir faire quelque chose à la vue du Roi. »

La prise de Maëstricht, s’il n’en put pas revendiquer l’honneur, eut au moins cet effet de lui faire restituer le commandement en chef de l’armée de Hollande. Les grandes puissances s’inquiétaient sérieusement de l’extension de nos conquêtes. De tous côtés, en Espagne, en Autriche, dans les électorats de Mayence et de Trêves, les armemens et les levées se succédaient sans intervalle ; l’heure était proche où les Provinces-Unies allaient voir en action ces alliés longtemps platoniques. Aussi, dès les premiers jours de juillet, le Roi s’apprêtait-il à soutenir le choc attendu. Une partie des troupes de Maëstricht renforça l’armée de Turenne ; l’autre constitua le noyau d’une armée que l’on formait en Flandre et dont M. le Prince aurait le commandement. Par ricochet, le duc de Luxembourg redeviendra le chef de l’armée de Hollande, et fera face au stathouder. C’est le 4 juillet que parvint à Utrecht le courrier qui portait ces ordres. Condé, le 8, envoya Luxembourg au quartier général du Roi, sous couleur d’y prêter serment pour sa charge nouvelle de capitaine des gardes du corps, dans la réalité, afin d’obtenir pour tous deux des instructions détaillées et précises. « M. de Luxembourg, dit une lettre de Pellisson[6], arriva ici hier matin. Il prêta le serment et prit le bâton pour le reste du jour. Ce matin, il a vu sa compagnie, et est venu prendre congé du Roi pour partir. » Luxembourg, le lendemain, était de retour à Utrecht. Condé partit huit jours plus tard, aussi peu enchanté de sa nouvelle mission, toute d’attente et d’observation, que Luxembourg était mal satisfait de voir se perpétuer la sienne. Les lettres qu’il adresse au Prince, dans le début de leur séparation, portent la trace de sa méchante humeur[7]. Il y récrimine amèrement contre les façons de Louvois, qui ne cherche jamais, dit-il, « qu’à retirer des troupes, » qui, « par ses changemens perpétuels, » rend le service étrangement incommode. « Vous connaissez ce pays-ci, monseigneur, s’écrie-t-il ; il ne faut pas y être si abandonné que je suis ! M. de Louvois me mande que j’ai une grosse infanterie ; mais qu’il compte ce qu’il en faut pour les places et les postes que nous occupons, et il verra qu’il ne me reste quasi rien pour la campagne. Je ferai de mon mieux, et je serai très heureux s’il ne m’arrive rien de mal. »

Ces plaintes n’étaient pas sans fondement. Vainement, depuis nombre de mois, Luxembourg s’épuisait en efforts et en raisonnemens pour obtenir la permission de « raser les places inutiles, » et d’en tirer les garnisons pour se concentrer dans les autres. Vainement peignait-il à Louvois l’inquiétude des ennemis, s’ils lui voyaient en main une armée importante, en état d’entreprendre : « Ce sont gens, disait-il, qui se conduisent comme les poltrons ; les périls éloignés ne leur paraissent rien, mais ils ont grand’peur quand ils les savent proches ; et, s’ils me voient bien du monde en campagne, ils seront embarrassés et ne sauront que faire. » Louvois, à toutes les bonnes raisons, n’objectait que l’humiliation de donner à l’Europe « une marque de faiblesse » en délaissant trop vite une part de nos conquêtes. Ce futile motif de gloriole fit prolonger la dispersion qui paralysait à l’avance toute sérieuse tentative. Le moment était proche où l’on toucherait du doigt tout le danger d’un tel système.

Le 30 août, dans la ville de La Haye, sous la pression du prince d’Orange et par ses efforts obstinés, trois traités « d’alliance offensive » se signèrent entre les puissances qu’offusquait l’ambition française. Autour des Provinces-Unies se serrèrent en un groupe compact l’Espagne, l’Empire, le duché de Lorraine. Et tandis qu’à Cologne les plénipotentiaires continuaient gravement leurs colloques, discutaient la paix générale avec une sage lenteur, les armées entraient en campagne, et la voix puissante du canon allait dominer l’entretien. C’est le premier acte du drame qui, pendant près de quarante ans, va se poursuivre entre la France et les nations coalisées contre elle. « La guerre de Hollande est finie ; la guerre européenne commence[8]. « Et ce sera le prince d’Orange qui, pour encourager les autres, donnera le signal de l’attaque et portera le premier coup.


II

Guillaume, il faut l’avouer, avait cette fois la partie belle. La face récente des événemens semble avoir pris Louvois au dépourvu. Jusqu’à la dernière heure, malgré les apprêts belliqueux, il refusait de croire à l’intervention effective des alliés de la République. « Il y a apparence que la paix va se conclure, » assurait-il le 16 août à Le Tellier, son père. Quatre jours plus tard, il écrit à Utrecht que l’on suspende l’achat des approvisionnemens, tant il est persuadé que la Hollande, si « endiablée » qu’elle soit, est sur le point de crier grâce. Aussi, quand l’illusion s’envole, la nécessité de faire tête à tant d’adversaires à la fois le surprend et le déconcerte. On ne reconnaît plus, dans cette courte période, sa clarté coutumière, la sage méthode de son esprit, et cette tranquille audace qui marche froidement vers le but. Les ordres, les contre-ordres se succèdent sans interruption. Il jongle avec les régimens, expédiés un jour sur un point, le lendemain sur un autre, passant successivement de Luxembourg à M. le Prince et de M. le Prince à Turenne, sans que nul sache d’avance sur quelles troupes il pourra compter. Et Condé s’exaspère de tant de variations : « Avec plus de cent mille hommes, s’exclame-t-il rageusement, nous trouvons le moyen de nous montrer les plus faibles partout ! »

Le désarroi était au comble, au début de septembre. M. le Prince, suivant les instructions reçues, fixait à Lille son quartier général, cherchant vainement à « découvrir ce qu’on souhaitait de lui[9], » n’ayant qu’une armée peu nombreuse, en grande partie formée de soldats de recrue, dont le plus vieux n’avait pas dix-huit ans. A Despréaux, qui l’alla visiter : « Que dites-vous de mon armée ? demandait-il un jour. — Monseigneur, lui dit le poète, je crois qu’elle sera fort bonne quand elle sera majeure. » Luxembourg, séparé de lui par la distance et par l’inondation, muré dans sa prison d’Utrecht, obligé, avec vingt mille hommes, de garder une douzaine de places que les eaux changeaient en îlots, avait grand’peine à se maintenir et ne pouvait rien entreprendre. Les nouvelles qui lui parvenaient faisaient prévoir une attaque prochaine de l’ennemi, sans que rien révélât sur quel point éclaterait l’orage. « Le prince d’Orange, écrit-il à Louvois[10], a tiré tout le monde des garnisons, pour fortifier son armée qui sera assurément nombreuse. Ce qu’il a des troupes d’Espagne y est aussi ; et l’on dit qu’il se prépare à entrer demain dans la plaine... Comme cette place (Utrecht) met le poignard dans le sein des ennemis, il n’y a effort qu’ils ne fassent pour nous y inquiéter ; ils y mettront toutes leurs forces, qui sont bien au-dessus des nôtres. Ils voient qu’ils n’ont affaire qu’à moi seul, et qu’ils peuvent rassembler tout ce qu’ils ont contre moi sans nulle inquiétude, dans un pays où ils ont tout et où tout nous manque. » Et dans une lettre du même temps : « Domine, s’écrie-t-il, quare me dereliquisti ? » Les difficultés néanmoins ne sauraient le décourager : « Après vous avoir dit ces choses, je vous supplie d’assurer le Roi que j’essaierai de ne rien faire qui me rende indigne de son estime. Mais si vous voyiez ceci de près, vous connaîtriez que c’est une grosse affaire contre nous. »

Tant de tracas et d’efforts excessifs agissent sur sa constitution. De violens accès de fièvre, qui minent ses forces sans nuire à son activité, inquiètent son entourage : « Je ne puis m’empêcher de vous dire, mande confidentiellement Stoppa au prince de Condé[11], qu’on ne peut avoir un plus grand soin ni plus de vigilance qu’il n’en a pour donner ordre partout ; ce que je crains le plus, c’est que la grande fatigue et le grand travail de corps et d’esprit ne le rendent tout à fait malade, et qu’il ne nous manque au besoin. » Voudrait-il d’ailleurs se soigner, qu’il n’en aurait plus le loisir. Les « remuemens » de son adversaire lui mettent bien autre chose en tête. Guillaume, le 5 septembre, avait quitté son quartier général pour marcher vers S’Graveland. Son armée, renforcée par les garnisons des villes fortes et les troupes espagnoles, comptait une trentaine de mille hommes : dix mille chevaux et vingt mille hommes de pied[12]. On ignorait encore son réel objectif : « Je ne pense pas, écrivait Luxembourg, qu’il en veuille à Naerden ; cependant ce poste ne serait pas si difficile à prendre qu’on pourrait croire. » Le duc, sur ces nouvelles, avait rassemblé rapidement tout ce qu’il avait pu trouver. Il dut même dégarnir certaines des forteresses, bien qu’« en abandonnant, dit-il, magasins et fourrages pour se concentrer à Utrecht, on s’expose à ne pouvoir y subsister longtemps. » Il expédia sa cavalerie entre Vick et Utrecht, « dans un poste où elle est comme dans une boîte, et d’où je pourrai aisément la faire agir pour incommoder les ennemis dans leurs derrières, s’ils avancent. » Ces dispositions prises, il écrit à Condé pour l’éclairer sur la situation, le conjurer, s’il est possible, de tenter quelque diversion « qui occupe l’ennemi par ailleurs, » l’oblige à diviser ses forces : « Comme nous avons joué quitte ou double pour conserver Utrecht, présentement c’est à vous à faire le reste, et il n’y aurait pas de temps à perdre... A Amsterdam, on fait gageure que les ennemis seront à Utrecht avant qu’il soit quatre jours ; c’est une folie, mais il n’est pas bon que le peuple se puisse nourrir d’une aussi forte opinion que celle-là[13]. »

A l’heure où il achevait ces lignes, une estafette, accourant à toute bride, informait Luxembourg que Naerden était assiégée[14]. Le prince d’Orange, après une feinte dans la direction de Bommel, avait, par un brusque changement, remonté vers le Nord, et jeté son armée sous les murs de l’importante place maritime. L’investissement était déjà complet et la tranchée ouverte. J’ai mentionné plus haut l’importance de Naerden. Située au bord du Zuyderzée, à proximité d’Amsterdam, cette ville était considérée comme « la clé de la défense d’Utrecht et la base de tous les mouvemens offensifs. » Du jour où Louis XIV, en juillet 1672, y avait mis une garnison française, le rêve du stathouder avait été d’y replanter l’étendard des Provinces-Unies ; plusieurs essais sans résultat n’avaient pu lasser son dessein. Luxembourg, d’autre part, n’avait rien négligé pour garder cette précieuse conquête. Les derniers jours d’août, ayant « quelque soupçon que M. le prince d’Orange en pourrait vouloir à Naerden, » il avait ordonné de « garnir les bastions, » fait passer dans la ville du canon et des munitions, et renforcé le corps d’occupation, qui se montait à près de trois mille hommes[15]. Pourtant le gouverneur, « la veille du jour où il fut investi, » avait fait demander un supplément de deux cents hommes, alléguant ce que la garnison était suffisante pour le nombre, mais que, pour la qualité des soldats, il serait bien aise d’en avoir deux cents choisis[16]. » Un détachement de mousquetaires lui fut envoyé sur-le-champ, sous la conduite d’un lieutenant-colonel ; mais ils trouvèrent toutes les avenues barrées, et durent revenir à Utrecht.

Malgré ce léger contretemps, l’entreprise de Guillaume n’inspirait pas, au camp français, de trop vives inquiétudes. Si les remparts n’étaient qu’en terre battue, du moins l’enceinte était en bon état, les fossés larges et profonds, la garnison nombreuse, abondamment pourvue[17] ; et l’on comptait beaucoup sur le gouverneur de la place, choisi par Louis XIV, au début de la guerre, d’après le conseil de Turenne. M. de Procé, sieur du Pas, était un gentilhomme breton. Entré au service à quinze ans, d’une bravoure éprouvée, le corps tout troué de blessures, il s’était attiré la glorieuse estime de Turenne. De ce vieil officier, blanchi sous le harnois et suppléant par l’expérience à ce qui lui manquait de « génie, » toute l’armée attendait une ferme résistance ; et personne ne doutait qu’il ne se conduisît « en brave homme. » Il semblait donc certain que l’on eût du temps devant soi ; et Louvois, lorsque Luxembourg lui transmit la nouvelle, y répondit d’un ton détaché et goguenard : « Il n’est pas possible[18], en l’état des choses, de vous envoyer aucun secours ; mais Sa Majesté s’attend que cette place fera une longue défense et que, s’il est praticable de la secourir avec quelque apparence de succès, vous ne manquerez pas de le faire. D’ailleurs, n’y ayant personne parmi les ennemis qui puisse se souvenir d’avoir vu un siège, il y a apparence qu’ils seront fort embarrassés quand ils viendront à approcher la place de près, et le fâcheux temps qu’il fait présentement les pourra bien faire repentir de leur entreprise… En tous cas, conclut-il avec une philosophie singulière, quand Naerden serait pris, ce n’est pas la première fois qu’on a perdu une place, et Sa Majesté s’attend que vous conserverez les autres d’autant plus aisément. » Le Roi, lit-on à la même date dans les Lettres de Pellisson, « a parlé comme étant fort aise si l’entreprise des ennemis vient à échouer, et facilement consolé si elle réussit. »

Luxembourg, pour sa part, prenait moins gaiement son parti. Le lendemain du blocus, il galopa, suivi d’un millier de chevaux, jusqu’à portée des lignes hollandaises, et fit pousser leurs gardes avancées, culbutant quelques escadrons, après un « combat fort joli. » Il put contempler de ses yeux « un camp très rempli de troupes, » des retranchemens bien entendus et « furieusement solides, » trois hautes redoutes garnies de quarante grosses pièces de canon, un investissement combiné selon toutes les règles de l’art. Il remarqua surtout, au cours de l’escarmouche, l’inhabituelle vigueur de la cavalerie de Guillaume : « Ces coquins, écrit-il[19], y ont fort bien fait, et ont combattu mieux qu’il n’appartient à des Hollandais… Les deux troupes se sont réciproquement pénétrées et mêlées, et M. de Gassion dit que ce combat avait l’air de ceux qu’on voit dans les tapisseries. » À peine de retour à Utrecht, il fit assembler le Conseil, et l’on délibéra sur la situation. Fallait-il tenter l’aventure, se porter en avant avec un corps de cavalerie, hasarder le combat contre un ennemi supérieur des deux tiers, retranché fortement, abordable seulement par une plaine découverte, — landes de bruyère ou terre de tourbe, — où les chevaux avaient peine à marcher ? Était-il une chance de forcer, a avec moins de quatre mille chevaux, dont beaucoup n’avaient rejoint que la veille, » dix mille hommes de cavalerie fraîche, soutenus par vingt mille fantassins ? Se poser la question, c’était du même coup la résoudre ; les officiers consultés répondirent d’une voix unanime qu’une telle attaque serait « une pure folie, « et qu’on irait au-devant d’un désastre.

« Les gens de Cour, observe Luxembourg en rapportant cette délibération[20], diront que c’est une chose que j’ai faite à Woerden ; mais elle était bien différente. Les ennemis n’étaient pas aussi forts qu’ils sont à présent et, pour les chasser de devant cette place, je n’exposais que deux mille hommes de pied et ma personne. Au lieu que, pour celle-ci, il me fallait commettre toute la cavalerie du Roi à un grand combat, du succès duquel la conservation ou la perte de ce pays-ci ne pouvait manquer de dépendre. Aussi, comme je n’aime point à déguiser mon sentiment sur les résolutions qu’il me faut prendre, je vous dirai nettement que le mien ne fut pas d’aller aux ennemis. » Il termine par ces mots qui, sur les lèvres de cet audacieux, ne sont point dénuées de grandeur : « Si je n’avais eu à conserver que les troupes, je n’aurais pas été fâché de leur faire acquérir de la gloire, et peut-être en aurions-nous remporté. Mais, comme un peut-être n’est pas un fondement sur lequel doit agir un homme qui commande, je n’ai pas cru devoir exposer les troupes et les conquêtes de Sa Majesté, la partie étant si peu égale. La sûreté d’Utrecht m’a fait prendre un parti qui convient mieux au service du Roi qu’à mon inclination ; et je ne fais pas en cela un si médiocre sacrifice au bien des affaires, qu’on ne m’en doive savoir quelque gré. »

Il se décida donc à tenir sous Utrecht la plus grande partie de l’armée, et à placer un détachement sous les murs d’Amersfort[21] ; ces deux corps seraient à portée de se soutenir l’un l’autre et prêts à marcher en avant dès qu’on aurait reçu le secours espéré, soit du prince de Condé, soit de l’évêque de Munster. Ce dernier, en effet, rôdait alors avec sa cavalerie le long des frontières de Hollande ; et, sur l’appel de Luxembourg, il promit d’envoyer ses meilleurs escadrons. La réponse de Condé fut, au contraire, très nettement négative : « J’aurais souhaité plus que toute chose au monde, écrivit-il à l’intendant Robert[22], d’être en état de pouvoir faire quelque diversion qui vous eût été utile, en marchant du côté du Brabant, comme M. de Luxembourg témoigne le souhaiter ; » mais il alléguait en même temps la faiblesse de sa propre armée, le danger qu’il courrait à dégarnir les villes de Flandre, et l’ordre exprès du Roi de demeurer en place pour tenir en respect les forces espagnoles. Par suite, il ne restait d’espoir que dans le renfort de Galen. Il tarda quelque peu ; les premiers escadrons parurent dans la soirée du 12, le reste suivit dans la nuit[23]. Et, disposant enfin d’un corps de douze mille cavaliers, Luxembourg le soir même partit pour Amersfort, décidé coûte que coûte à marcher sur-le-champ à la délivrance de Naerden.


III

Le mouvement commençait, aux premières lueurs de l’aube, quand une nouvelle survint qui l’arrêta tout net, une nouvelle stupéfiante et qu’on eut d’abord peine à croire. Naerden était au pouvoir de l’ennemi ! Le gouverneur du Pas avait capitulé la veille, après quatre jours de tranchée, ayant tous ses canons intacts, toutes ses défenses en bon état, deux mille sept cents soldats valides, des munitions, des vivres pour un mois, l’ennemi n’ayant encore « ni comblé un fossé, ni pris une demi-lune, » ni même fait mine de monter à l’assaut, et s’étant contenté d’un bombardement à distance. « La ville a été prise à coups de canons et de bombes, comme M. de Munster fait ses conquêtes ! » s’écriait Luxembourg avec une surprise indignée. Les détails que l’on eut bientôt ne purent qu’aviver cette colère. « La tranchée, mande-t-il à Condé[24], fut ouverte dans la nuit du vendredi au samedi, sans que du Pas s’en fût aperçu qu’à la pointe du jour. » Alors, sans vérifier « de quel côté était le travail des ennemis, il fit faire un feu continuel de tous ses bastions et de sa courtine. Après quoi, ayant ouï dire qu’à un siège on faisait des sorties, il commanda deux cent cinquante hommes le matin pour en faire une ; mais on ne sortit pas, parce qu’on lui fit remarquer que l’ennemi était trop éloigné de la place. » Quatre jours s’écoulèrent ainsi, dans des irrésolutions constantes. Enfin, la nuit du 12, du Pas assembla son Conseil ; il fit « une longue harangue, » exposa, en termes confus, que « le silence et l’inaction de M. de Luxembourg » prouvaient assurément « qu’il faisait peu de cas de Naerden ; » que les six bataillons qui composaient la garnison ne pourraient résister longtemps à une si rude épreuve ; et « qu’il valait donc mieux, pour le service du Roi, se résoudre à capituler, et conserver les troupes plutôt que de les perdre avec la place[25]. » Les officiers présens gardèrent presque tous le silence ; quelques-uns pourtant protestèrent ; un très petit nombre approuva ; « tous, sauf un seul, refusèrent de signer. » Mais le gouverneur passa outre. Il fit connaître au prince d’Orange qu’il était prêt à lui rendre la ville, pourvu qu’il eût les honneurs de la guerre, le droit d’emmener ses soldats et ses armes ; « à quoi, dit la Gazette, le prince donna d’autant plus volontiers les mains qu’il avait peine à se persuader un tel succès[26]. »

Le lendemain, en effet, à dix heures du matin, les bataillons français, tête basse et la rougeur au front, évacuaient la ville de Naerden. Seul du Pas semblait à son aise, prenait « l’air assuré » que donne une bonne conscience. En défilant devant le stathouder, « il le salua, lui fit un compliment des plus civils, et lui dit qu’il avait eu des raisons de se rendre si promptement qu’il ne pouvait déclarer qu’au Roi son maître[27]. » — « La place n’est point endommagée, dit la gazette flamande qui nous donne ces derniers détails ; S. A. le prince d’Orange y a fait son entrée ; et le magistrat et la bourgeoisie lui ont fait un accueil extraordinaire, témoignant toute la joie possible de se voir délivrés des Français. » Joie d’autant plus ardente qu’elle était plus inespérée. Les Hollandais, tous les premiers, n’en pouvaient revenir. Quinze jours après, M. de Westertoth, un des lieutenans du prince d’Orange, se disait « assuré que, pour s’être rendu en l’état où il était encore, il fallait que du Pas en eût ordre, et que cette décision devait cacher quelque secret dessein. » Il fut par ailleurs établi que, le jour même où le gouverneur de Naerden demandait à capituler, Guillaume, voyant « que le mauvais temps avait entièrement rempli d’eau ses tranchées, » apprenant, d’autre part, l’approche de Luxembourg avec ses escadrons, venait de se résoudre à quitter la partie sans risquer le combat. « Si du Pas avait tenu un jour de plus, l’ennemi levait le siège ! » écrit Luxembourg à Condé avec un juste désespoir[28].

On ne saurait imaginer la fureur qu’un tel événement provoquait à la cour de France, fureur d’autant plus violente qu’elle se doublait d’une déception. « Par les nouvelles que nous avions d’Amsterdam, il paraissait que le sieur du Pas faisait son devoir ; et l’on croyait si fermement qu’il le continuerait, que l’on commençait à songer à ce que l’on pourrait faire pour lui </ref> Louvois à Luxembourg, 20 septembre. — Archives de Dijon, F. Thiard. </ref>. » C’est Louvois qui s’exprime ainsi ; toute la suite de sa lettre n’est qu’un long chapelet d’invectives contre « la trahison, l’infamie, la lâcheté du gouverneur de la ville de Naerden. » Il fut même question un instant, dans le Conseil du Roi, de procéder à une exécution sommaire : « Si vous aviez mandé à Sa Majesté, écrit encore Louvois à Luxembourg, le détail de ce qui s’est passé dans la place pendant le siège, Elle aurait pu se porter à prononcer Elle-même, pour faire un exemple du sieur du Pas, qui serve de leçon aux autres gouverneurs et puisse apprendre aux étrangers que, si des Français font des lâchetés, on ne les tolère point parmi eux[29]. »

On se contenta cependant de déférer le cas à un Conseil de guerre, lequel « se souviendra sans doute qu’il est dit dans les ordonnances qu’un gouverneur ou commandant de place ne la doit rendre qu’après avoir soutenu trois assauts. » Ainsi, « à moins que le sieur du Pas ne prouve que la garnison s’est révoltée contre lui et qu’elle a voulu se rendre, et que, malgré cela, il n’a point signé la capitulation[30], il ne peut y avoir plus d’une opinion parmi les juges… Souvenez-vous, ajoute le ministre, que le Roi désire que tous ceux qui ont failli soient promptement jugés et exécutés, sans que l’on puisse surseoir le jugement ni l’exécution de ceux qui se trouvent coupables. » Le Roi, de son côté, écrivit de sa main deux lettres véhémentes, l’une adressée à Luxembourg et l’autre à l’intendant Robert, pour stimuler leur zèle à « faire punir une si mauvaise action, » et désigna lui-même les officiers chargés d’instruire l’affaire. Condé n’est pas moins indigné : « Telle chose que puisse dire le sieur du Pas, je trouve qu’il a fait la plus vilaine action du monde… Pour moi, je ne le saurais assez blâmer, et je ne sais même pas si, pour l’exemple, il ne serait pas à propos d’en faire quelque châtiment, car cela est de très grande conséquence pour les autres places[31]. »

Pendant que s’élevait ce tolle, celui qui en était l’objet semblait comme inconscient du menaçant orage suspendu sur sa tête. « Je le vis ici un quart d’heure, comme il s’en allait à Arnheim, mande Luxembourg à Louvois. Il me parla le plus sottement du monde de la défense qu’il avait faite, » passant « du blanc au noir, » affirmant coup sur coup « mille choses opposées les unes aux autres, » tout prêt à se vanter « d’avoir sauvé au Roi deux mille hommes de ses troupes ; » bref, « il me parut, aussi bien qu’à plusieurs qui étaient avec moi, comme un homme qui a perdu la tramontane[32]. » Il essaya pourtant de se disculper près du Roi par une pièce d’éloquence obscure autant que maladroite, où il accusait tous ses chefs — Louvois, Condé et surtout Luxembourg — d’avoir prémédité sa perte, et demandait la permission de se retirer de l’armée, « ne se croyant plus en état de rendre service à Sa Majesté. » Le Roi, rapporte Pellisson, « a dit que cela était d’un homme qui commençait à se rendre justice lui-même ; néanmoins, il en a toujours parlé avec beaucoup d’équité ; et, s’il est obligé d’en faire un exemple, ce ne sera qu’à regret. »

L’arrestation, à la suite de l’enquête, fut opérée le 29 septembre, sur l’ordre de Luxembourg : « J’ai dépêché ce matin un exprès à M. Calvo pour qu’il m’envoyât ici le sieur du Pas, sous bonne et sûre garde[33]. » On mit du même coup « en lieu sûr » M. de Fontenay, le seul défenseur de Naerden qui eût signé la capitulation. L’information, les interrogatoires, se poursuivirent dans la forme habituelle, avec plus de lenteur que ne l’eût désiré Louvois : « J’attends avec impatience des nouvelles du jugement du sieur du Pas ; il est de la dernière importance de faire un prompt exemple de cette infamie. » Quinze jours plus tard : « Le Roi s’attend au premier jour d’apprendre que le sieur du Pas a été jugé, étant une honte que cela ait tant tardé[34] ! » Toutes ses lettres sont pleines d’objurgations semblables. Les raisons qu’invoque Luxembourg pour modérer cette impatience font honneur à son équité. « Je vous supplie, monsieur, dit-il[35], de vouloir bien représenter à Sa Majesté que, si l’on a apporté quelque longueur au jugement du procès, c’est qu’il était bien malaisé qu’on en usât d’autre manière, parce que, s’agissant de la vie d’un homme, il me semble qu’il n’y a point de formalités qui ne doivent être observées. Ce n’est pas que je ne le croie coupable et que, dans le désespoir où j’étais de l’infamie qu’il venait de faire, je ne l’eusse, au premier moment, assommé de bon cœur par colère. Mais, quand il est question de juger un homme d’un sang froid et rassis, je connais assez bien le Roi pour être persuadé qu’il me saurait mauvais gré si l’on avait été trop brusquement en besogne... Ce n’est d’ailleurs qu’un retardement, qui, je crois, n’amendera pas son marché. »

L’instruction, en effet, fut accablante pour le gouverneur de Naerden. Ses récriminations, ses explications enfantines, et le témoignage unanime des officiers et des soldats, tout concourut à démontrer son incroyable impéritie. « Jamais, dit Luxembourg au sortir de l’audience, il ne s’est vu une faiblesse et une pauvreté pareilles à la sienne ! La tête lui tourna quand il vit les ennemis. On voit visiblement, par les pièces du procès, qu’il a eu peur et que cela l’a empêché d’agir. Il n’a donné aucun ordre pour se défendre[36]. » Le cas, à vrai dire, est étrange. Que du Pas eût trahi, nul ne le pensa sérieusement. Le reproche qu’on lui fit, d’avoir voulu, « par avarice, » préserver du pillage quelque argent extorqué par lui dans la ville de Naerden, ne fut appuyé d’aucune preuve. La pusillanimité dont parle Luxembourg est difficile à croire d’un vieil officier de carrière, tout criblé de blessures, estimé par Turenne ; et la fin de sa vie suffirait au besoin à l’innocenter sur ce point. La seule explication plausible est qu’il fut saisi brusquement de cette paralysie d’esprit, qui frappe les gens sans caractère lorsqu’ils se voient aux prises avec une tâche au-dessus de leurs forces, et qui les jette, au moment décisif, dans un abîme de doutes et de perplexités où leurs facultés font naufrage.

C’est cette pensée qui, selon l’apparence, dicta aux juges un moins impitoyable arrêt que ne le réclamait Louvois, « L’affaire du Pas a été jugée, lui manda Luxembourg[37]. Les avis ont été partagés. Nul n’a été à la mort, et celui qui faisait la fonction de procureur du Roi n’y a pas même conclu. Les uns l’ont déclaré incapable de servir ; d’autres ont été de cet avis en y ajoutant le bannissement ; et le reste a opiné à la dégradation et à la prison. Pour moi, mon opinion a été de le déclarer indigne de pouvoir jamais servir le Roi, de le dégrader à la tête des troupes, et de le condamner à la prison perpétuelle, pour lui laisser sa vie durant la honte de la lâcheté qu’il a commise. » Cet avis fut suivi. Le Conseil de guerre, « considérant que nulle ordonnance ne punit de mort la lâcheté, » condamna le coupable à être dégradé, « promené la pelle à la main dans les rues de la ville d’Utrecht, » et gardé en prison le reste de ses jours. Cette clémence relative ne satisfit pas Louis XIV. « Le Roi a dit, rapporte Pellisson, que ceux qui avaient jugé ainsi n’étaient pas de grands jurisconsultes, attendu que, selon la coutume de France, la prison perpétuelle n’était pas au nombre des peines. » Louvois, plus mécontent encore, mandait à l’intendant Robert : « C’est un grand bonheur à du Pas d’avoir été jugé comme il a été, puisque homme n’a jamais si bien mérité la corde, et que, dans le crime dont il était accusé, il ne doit pas y avoir de milieu entre l’absolution et la mort. »

Turenne, plus juste et plus humain, vint à bout cependant d’apaiser cette méchante humeur, et rendit un suprême service à son malheureux protégé. L’année suivante, au siège de Grave, il obtint pour du Pas la permission de prendre le mousquet, de servir dans le rang comme simple volontaire, sous les ordres de Chamilly. Le vieux soldat comprit l’invite, résolut d’y répondre et se tint fidèlement parole. A la première sortie, une balle compatissante exauça le désespéré et le débarrassa de sa vie misérable.


Le mal causé par la prise de Naerden n’en demeura pas moins irréparable. Luxembourg, un moment, avait conçu l’espoir d’une revanche immédiate. Dès qu’il connut la reddition, il fit venir son infanterie et se posta sur la route de Naerden : « Le bruit court, écrit-il[38], que les troupes d’Espagne doivent bientôt partir pour s’en retourner en Flandre. Comme je crois que c’est ce que les ennemis ont de meilleur, je fais état, dès que je verrai les Espagnols hors de portée, de marcher droit aux lignes des ennemis. Je ne vous dis pas encore ce que je pourrai, parce que je veux les bien reconnaître avant que de me déterminer à quelque chose... Quoique j’aie un peu de fièvre aujourd’hui, ajoute-t-il de son ton de raillerie habituel, je ne laisserai pas, tout en tremblant, de marcher à l’ennemi, ce qui me sera commode, parce que l’on attribuera à mon mal ce qui ne viendra peut-être que de ma propre nature. » Le lendemain, à midi, il apprenait effectivement que les troupes espagnoles avaient quitté Naerden. Il marchait aussitôt aux lignes de Guillaume ; mais ce dernier, peu soucieux d’une rencontre, avait décampé la nuit même, se bornant à laisser une bonne garnison dans la place. « Au lieu de soutenir la gageure, dit Luxembourg avec chagrin, ils laissèrent là leurs lignes et marchèrent dans la nuit... J’allais à eux avec un joli corps, et je ne doute point que nous les eussions forcés, ce qui aurait été une petite représaille de la prise de Naerden, que du Pas a rendue un peu pis qu’à la hollandaise[39]. »

Sans se décourager, il songe encore, à quelques jours de là, à reprendre Naerden, ce qu’il croit « chose faisable » pour peu que le Roi le désire. « Ce n’est pas, reprend-il, que la perte de cette place nous incommode beaucoup cet hiver ; mais, il ne faut pas se flatter, elle a fort relevé les affaires du prince d’Orange en Hollande ; et elles retomberaient en méchant état si nous avions repris la ville[40]. » Louvois, auquel s’adressait cette requête, déclina nettement l’aventure. La situation politique, l’entrée en scène des deux armées de l’Empereur et du Roi d’Espagne, détournaient ses regards vers un autre horizon et reléguaient au second plan les affaires de Hollande. « Sa Majesté, répondit-il, sera satisfaite, pourvu que vous mettiez les choses en état que le prince d’Orange ne fasse plus de conquête. » Tout ce que l’on pourrait essayer, disait-il, si l’on voyait le stathouder affaiblir son armée pour renforcer les Espagnols, serait de pénétrer en Gueldre et d’y attaquer quelques places ; ce que Condé déconseillait, pour sa part, avec vivacité : « M. de Louvois me mande, dit-il à Luxembourg, qu’il vous propose de grandes conquêtes en Gueldre ; mais je crois votre épée un peu trop courte pour y songer, et je compte que vous ferez déjà beaucoup de sortir de cette affaire vos braies nettes[41]. »

Il fallut donc se résigner à laisser à Guillaume d’Orange l’honneur d’avoir, dans la partie en jeu, gagné la seconde manche, et pris une revanche de Woerden. La portée de cet événement, dans l’état des affaires, dépassait d’ailleurs de beaucoup celle d’une simple blessure d’orgueil, l’humiliation d’un échec passager. C’était, depuis le début de la guerre, la première fois que la Hollande avait pu rendre coup pour coup, infliger un sérieux affront aux armes de la France. Le retentissement fut immense dans les Provinces-Unies ; d’enthousiastes clameurs s’élevèrent d’un bout à l’autre de la République. « La prise de Naerden, écrivait l’intendant Talon à Condé, a fort surexcité les Hollandais ; et les recrues partent de tous côtés grossir l’armée du prince d’Orange[42]. » Le prestige, jusqu’alors intact, du corps d’occupation en reçut une profonde atteinte. On put prévoir dès ce moment la grave résolution qui, moins d’un mois après, allait éclater au grand jour.


IV

Les derniers jours d’octobre 1673, le duc de Luxembourg, de retour à Utrecht où il se morfondait d’ennui, reçut un court billet de la main de Louvois, expédié par courrier spécial, avec des allures de mystère : « Je vous écrit ce mot, lui disait le ministre, pour vous donner part de la résolution que le Roi a prise d’abandonner tout le plus tôt qu’il se pourra toutes les places conquises, à la réserve de Wesel, Rheinberg, Nimègue, etc. Je vous dirai seulement ici que, pendant que le prince d’Orange s’amuse à crotter ses bottes en Flandre, vous pouvez abandonner Crèvecœur et Woerden, bouleversant autant que vous le pourrez les fortifications de ces places, et faisant piller Woerden, s’il ne se rachète d’une somme d’argent considérable, et mettre le feu et détruire complètement toutes les habitations de Crèvecœur. «  Cette résolution grave datait de quelques heures à peine ; la veille seulement le Roi l’avait soumise à son Conseil. Mais, pour être soudain, le parti n’était pas moins sage. Louvois, après quelques semaines de trouble, semblait enfin se ressaisir, retrouvait son sang-froid, sa clairvoyance et sa décision ordinaires. La coalition que Guillaume venait de nouer contre la France, le fait, désormais accompli, de l’entrée dans la lice des armées d’Espagne et d’Autriche, transformaient totalement la face primitive de la guerre, enlevaient aux Pays-Bas l’importance stratégique qu’on y avait jusqu’alors attachée ; le principal théâtre de la lutte allait se transporter sur les frontières d’Allemagne. Louis XIV a lui-même, dans un mémoire de sa main, résumé les motifs qui dictèrent sa résolution : « J’étais maître, écrit-il[43], d’une partie de la Hollande ; j’avais des troupes logées en Allemagne et éloignées de moi, des ennemis voisins, des places en méchant état, des frontières entièrement ouvertes, des ennemis puissans sur mer, et sujet d’avoir de l’inquiétude de tous côtés. Il me fallait résoudre à perdre ainsi toutes mes conquêtes éloignées, et penser à en faire dans les endroits par où je pourrais attaquer et me défendre. » Rien n’était donc plus à propos que d’abandonner à leur sort de spacieuses régions inutiles, pour ramasser ses forces et faire face au pressant danger.

C’était, sur une plus vaste scène, le système que depuis longtemps prêchait en vain le duc de Luxembourg : sacrifier les postes superflus et se concentrer dans les autres. Aussi est-ce sans surprise qu’il accueille aujourd’hui la confidence ministérielle. Il se prépare sur l’heure à réaliser ce programme, promettant à Louvois la plus absolue discrétion : « Je vous renvoie, lui dit-il, votre lettre, ne voulant pas que le hasard puisse jamais faire que l’on sache que vous vous soyez ouvert à moi du secret que vous me chargez de garder sur cela. » Trois jours plus tard, d’ailleurs, ce grand secret n’en est plus un. Quelques lignes du Roi, écrites cette fois en la forme officielle, confirment la nouvelle en ces termes précis : « Mon cousin[44], ayant donné l’ordre au sieur marquis de Louvois de vous expliquer mes intentions sur l’abandon d’une partie des places qui sont présentement sous votre commandement et que j’ai conquises l’année dernière sur les Hollandais, je vous écris ce mot pour vous dire que vous exécutiez ce qu’il vous expliquera de mes intentions à cet égard. »

À cette note laconique sont jointes, par les soins de Louvois, des instructions claires et substantielles : « Le Roi souhaite[45] qu’avec tous les paysans que vous pouvez ramasser vous fassiez faire à la digue du Leck une ouverture si large et si profonde que les inondations augmentent considérablement dans le pays des Hollandais ; que vous négociez avec les habitans d’Utrecht pour en tirer une somme d’argent très considérable pour s’empêcher d’être pillés, et qu’en quittant cette place vous en fassiez sauter les portes ; que vous fassiez de même rançonner Hardewick et Amersfort pour s’empêcher d’être brûlées, sinon que vous en donniez le pillage aux troupes... ce qu’il faut pourtant tâcher d’éviter autant que possible, tant parce que Sa Majesté n’en profiterait pas, qu’à cause des violences qui ont coutume de se pratiquer en pareilles occasions, lesquelles la piété de Sa Majesté est bien aise d’épargner autant qu’il n’est pas absolument nécessaire. » Ensuite vient l’énumération des autres places à évacuer — toutes celles du Zuyderzée, de l’Yssel et du Leck — avec quelques avis sur la méthode à suivre pour rassembler les garnisons et les conduire en terre française. « Je ne puis finir, conclut-il, sans me réjouir avec vous de ce que je vous reverrai ici entre ci et la fin de cette année et que, par le grand nombre des troupes que vous ramènerez en France, je pourrai avoir le plaisir d’en faire loger beaucoup dans votre seigneurie de Ligny[46]. »

On voit par cet extrait que, fidèle à soi-même, Louvois, tout en lâchant sa proie, veut que l’affaire soit lucrative, et que les Hollandais achètent à beaux deniers comptans la délivrance du sol de leur patrie. La plupart de ses lettres ont trait à cette question, qui lui tient fort au cœur : « Sa Majesté a vu avec plaisir que vous êtes persuadé que l’on pourrait tirer une furieuse somme d’argent pour ne point piller et brûler les villes que l’on quittera ; et Elle s’attend de recevoir un grand soulagement de celles que vous abandonnerez... Il n’y a point d’inconvéniens, après leur avoir fait racheter leurs maisons, d’emmener avec vous les principaux tant des villes que des villages, pour ne les point relâcher qu’ils n’aient payé une très grosse rançon ; et Sa Majesté s’attend que vous serez sur cela aussi dur et aussi exact que son service le peut requérir[47]. » Constatons que cette fois le duc de Luxembourg se montra moins docile à suivre les conseils de son impitoyable ami ; soit que les grandes difficultés qu’il allait trouver sur sa route eussent détourné son attention de ce point secondaire ; soit, — comme on aimerait à penser, — qu’il ait senti quelque scrupule à pousser aux dernières limites la ruine et la dévastation dans ces régions infortunées, à raviver, par des exécutions nouvelles, l’exécration amassée déjà sur son nom. Les témoignages, tant français qu’étrangers, s’accordent sur ce point que, — tout en s’efforçant de « tirer de l’argent » des bourgeois et des magistrats et sans négliger de détruire les fortifications des places, — il fut pourtant moins « exact » et moins « dur » que ne le prescrivait Louvois. Au moins épargna-t-il les incendies, le pillage et les violences. A Utrecht, notamment, les choses se passèrent en douceur : « Les Français nous ont quittés, écrira le correspondant de la Gazette flamande[48], en bon ordre, et sans avoir fait aucune insulte à personne, en ayant assez fait d’ailleurs pendant leur séjour. »


La nouvelle de l’évacuation, en dépit des précautions prises, ne tarda guère à se répandre en France. On imagine l’effet qu’elle produisit sur l’opinion publique. Condé connaissait bien le tempérament national, lorsqu’il prédisait à Louvois « la perte de la réputation, le décri général, » que ce brusque abandon entraînerait au premier moment. Dans le pays entier, et surtout à Paris, la surprise et l’humiliation allèrent jusqu’aux extrêmes limites. Après les bravades du début, les succès continuels des deux premières années, on ne pouvait concevoir cette retraite sans combat, cette reculade au lendemain des victoires. L’orgueil froissé parlait plus haut que tous les raisonnemens, et la sage prévoyance d’une mesure nécessaire était partout traitée de démence et de trahison. Si l’on n’osait s’en prendre au Roi, dont la personne sacrée restait hors de toute discussion, l’impopularité tombait sur ses ministres, ceux-là surtout qui dirigeaient la guerre et la marine. Une grêle de couplets satiriques, de sanglantes épigrammes, de quatrains virulens, s’abattait sur les têtes de Colbert et Louvois ; et l’on chantait, en dépit des sergens, aux applaudissemens de la foule :


Hollandais, votre cas va bien.
Louis n’est pas inexorable,
Puisqu’il vous rend tout votre bien.
Rendez-en grâce au connétable[49] ;
Un compliment à l’amiral[50] ;
Tous deux ne vous servent pas mal.


L’audace des chansonniers passa même toute mesure, et d’abominables refrains allèrent jusqu’à pousser le peuple de Paris à faire subir aux prétendus coupables le sort que celui de La Haye avait infligé aux deux Witt :


... A l’exemple des Hollandois,
Savez-vous ce qu’il convient faire ?
Faisons de Colbert, de Louvois,
Ce qu’ils ont fait du Pensionnaire.
Tout le monde nous en louera,
Et la Fortune changera...[51]


Si cette émotion du public était, somme toute, peu justifiée, on n’en peut dire autant du chagrin et de l’inquiétude que témoignaient certains alliés du Roi, l’archevêque de Cologne et l’évêque de Munster. L’évacuation de la Hollande et le départ des troupes françaises auraient pour résultat infaillible et prochain de livrer sans défense les villes qu’ils occupaient encore, les territoires où ils tenaient quartier ; et les armées épiscopales n’avaient d’autre parti que battre vivement en retraite. Bien plus, les frontières mêmes de l’électorat de Cologne étaient menacées d’invasion. D’un côté, les troupes de Guillaume jointes au contingent espagnol, d’autre part, l’armée impériale sous la conduite de Montecuccoli, tournaient autour de cet Etat, semblaient vouloir s’y donner rendez-vous. « Il est aisé de juger en quel embarras d’esprit se trouve M. de Cologne, mande à Louvois le prince Guillaume de Fürstenberg[52], lorsqu’il voit tous ses États ruinés, sur le point d’être perdus, et nul moyen d’entretenir ses troupes et de subsister pour sa propre personne ; et tout cela, non par sa faute, mais par celle de ceux qui veulent que tout se règle par leur opinion particulière. » Aussi l’irritation croissait-elle chaque jour davantage dans ces cours ecclésiastiques. « Jamais princes ne furent plus étonnés, » dit un écrit du temps ; et cet étonnement se traduit tantôt par des plaintes suppliantes, tantôt par des reproches amers. Toutes les lettres de Luxembourg, aussi bien que celles de Louvois, sont remplies, pendant cette période, du récit des « chicanes » et des lamentations des alliés ainsi sacrifiés aux nécessités politiques, et dont le duc raille sans pitié la déception et la colère, « l’ignorance crasse » et le « manque d’entendement[53]. »

La piètre attitude des prélats excuse dans une certaine mesure ces railleries déplacées et diminue la compassion qu’inspirerait leur malheureux sort. Ils récriminent à tort et à travers, négligent les objets importans pour s’attacher à des misères, se suspectent entre eux, se dénoncent mutuellement. Chacun ne songe qu’à noircir son voisin pour se tirer soi-même d’affaire. Tantôt c’est l’évêque de Strasbourg, ministre principal de M. de Cologne, qui avertit sous main le Roi que l’Électeur, son maître, « pourrait être capable de s’accommoder avec L’Empereur, » et qu’il serait prudent de mettre du monde dans ses places, « pour qu’il ne soit plus en état de les livrer aux ennemis[54]. » Le lendemain, c’est ce même évêque, oubliant ses accusations, qui supplie qu’on défende la capitale de l’Électeur, qu’il représente comme affolé par la terreur de l’invasion. Et tel est bien en effet, semble-t-il, l’état d’âme de ce prince de médiocre esprit, éperdu d’épouvante, changeant d’opinion à chaque heure, voyant partout des pièges tendus sous ses pas. Mais ce que chacun d’eux réclame avant toutes choses, c’est qu’on protège ses biens privés contre les représailles hollandaises : « Je vous prie, monsieur, gémit M. de Strasbourg[55], puisque le prince d’Orange a fait brûler un château qui était à moi, de faire savoir à mondit sieur le prince de me faire dédommager en me remboursant quinze mille écus ; qu’autrement l’on brûlera son château de Buren et tous ses autres châteaux, lesquels on peut approcher avec les armes de Sa Majesté. » Quant à Galen, il écrit peu, — sauf quelquefois pour demander de l’argent et des bénéfices, — mais il s’occupe à pêcher en eau trouble, profite du désarroi pour piller sans merci tout ce qu’il trouve en son chemin. « Les troupes de Munster, écrit Luxembourg de Nimègue, ont fait le diable dans ce pays... J’ai eu beau patrociner, je ne l’ai point persuadé ; et, au lieu d’aller en corps d’Arnheim à Deventer, il s’est séparé en quatre, a fait de très petites journées et de très grands désordres... »

La prise de Bonn, qui dépendait de l’électorat de Cologne, par les armées unies du stathouder et de M. de Montecuccoli[56], redoubla bientôt l’affolement et jeta l’Électeur dans des accès de désespoir. Luxembourg cependant, à la première nouvelle, courut à son secours avec de l’infanterie, mit dans les places de Nuys, de Neuss et de Keyserwerth de solides garnisons, tandis qu’avec un corps d’armée le maréchal d’Humières couvrait les abords de Cologne. Ces deux mouvemens, bien combinés et rapidement exécutés, empêchèrent les coalisés de pousser plus loin leurs conquêtes et préservèrent l’électoral. Mais le lendemain demeurait incertain et critique. « Si vous pouviez trouver une occasion d’attaquer les ennemis avec une apparence de succès, mandait Louvois à Luxembourg[57], l’avantage que vous auriez sur eux serait un coup de partie ; car rien n’est plus important que d’empêcher que les habitans de Cologne ne leur ouvrent leurs portes. Mais c’est plutôt l’ouvrage d’un ambassadeur que celle d’un général d’armée. » Les plénipotentiaires réunis à Cologne « tremblaient » en effet « dans leur peau, » et pressaient Luxembourg de ne songer, toute autre affaire cessante, qu’à les bien protéger contre le prince d’Orange. L’un d’eux, M. Courtin, se plaignait même fort aigrement des généraux, « qui tournaient la guerre en chicane » » et menaient dans leurs camps « une vie de plénipotentiaires. » — « Quand M. Courtin parle de cela, riposte vivement Luxembourg, il lui semble que cela nous est aussi aisé comme il est à lui de faire sa petite mine riante ; et il ne songe pas que ce serait aussi bien fait à lui de ne point trouver à redire à ce qui se fait à la guerre, comme il l’est à nous de ne point condamner ce qui se passe dans la négociation de son ambassade. » Puis, prenant l’offensive : « Messieurs les plénipotentiaires sont des gens bien cachés, s’ils sont bien avertis ; car, par tout ce que l’on voit d’eux, il paraît qu’ils ne savent pas grand’chose. Ils m’écrivent du 17 qu’ils ignorent où est M. de Turenne, et qu’ils ne savent même pas si les ennemis ont pris Bruhl[58] ! >.


V

La tâche de Luxembourg était plus complexe, en effet, que ne l’imaginaient les plénipotentiaires ; l’abandon des régions conquises comportait mille détails d’une exécution délicate. Démolir ou mettre hors d’usage les ouvrages des villes fortifiées ; en retirer les garnisons, tout en renforçant certains postes dont la conservation était indispensable — Nimègue, Arnheim, les places du Waal et de la Meuse, — enfin conduire en France, à travers le réseau serré des troupes de la coalition, le gros de l’armée de Hollande, avec trois mille chariots, trois cents pièces de canon enlevées dans les places hollandaises, le tout dans la mauvaise saison et par des chemins défoncés : telle était la mission qu’il fallait mener à bonne fin en l’espace de quelques semaines. Louvois d’ailleurs, contre son habitude, s’abstenait d’instructions précises et laissait carte blanche au général en chef : « Le Roi ne vous prescrit rien, se remettant à vous de juger sur les lieux ce que vous estimerez à propos de faire, et ne vous commandant rien autre chose, si ce n’est de bien battre les ennemis, si a uns croyez pouvoir l’entreprendre avec quelque chance de succès[59]. »

Luxembourg accomplit la première partie du programme avec son habileté, sa prestesse habituelles. Le 15 novembre, Woerden, Crèvecœur, Bommel, Campen, Amersfort, Hardewick, six autres places encore de moins grande importance, étaient désarmées, démantelées, les approvisionnemens retirés ou détruits, les troupes qu’elles renfermaient concentrées à Utrecht, avec ordre et méthode, sans exactions ni violences. Des contributions modérées furent levées dans ces villes comme rançon de leur délivrance : « quelque malhabile homme que je sois[60] pour demander de l’argent, je les ai fait convenir qu’il fallait qu’ils en donnassent, et je pense que l’affaire se terminera comme on l’a souhaité. Peut-être auront-ils de la peine à payer le tout comptant ; mais on prendra des sûretés. » Utrecht « contribua » pour 550 000 livres, chiffre que les États ne trouvèrent pas exagéré. Il fallait redouter que l’exode des Français ne devînt l’occasion d’une persécution contre les catholiques, dont le culte était rétabli dans certaines églises des grandes villes. Luxembourg prit des précautions pour prévenir ce désordre : « La piété du Roi, écrit-il[61], fait que Sa Majesté ne sera point fâchée qu’après que ses troupes seront parties l’on ne maltraite point les catholiques. Le moyen pour l’empêcher est de s’assurer de trois ou quatre des principaux ministres, et d’un bourgmestre ou deux, créatures du prince d’Orange, que nous emmènerons en otages, et qui pourront être garans de l’article inséré en faveur des catholiques dans le traité qu’on fera avec la ville d’Utrecht. »

Toutes choses ainsi réglées, le 16 novembre, à neuf heures du matin, le duc donna le signal du départ. Seize mille hommes de l’armée du Roi, avec leurs centaines de canons, les milliers de chariots où s’entassait tout le butin, défilèrent par les rues d’Utrecht, dans un ordre parfait, au son des cloches, des tambours, des trompettes, qui donnaient comme un air de fête à la ville en rumeur[62]. Les magistrats et les notables crurent devoir escorter le général en chef jusqu’à « une lieue hors de l’enceinte ; » et les adieux, de part et d’autre, furent empreints de civilité. Dès que la queue de la colonne eut disparu de l’horizon, les bourgeois en grand nombre accoururent à l’Hôtel de Ville, reprirent leurs piques et leurs habits de guerre, qu’ils y trouvèrent encore ; les capitaines, sur leurs « casaques, » arborèrent l’écharpe orangée[63] ; et tous, petits et grands, artisans, commerçans, catholiques et huguenots, célébrèrent jusqu’au soir par des cris et des réjouissances la libération de leur ville, asservie depuis dix-huit mois au joug pesant de l’étranger. Huit jours plus tard, cinq régimens d’infanterie hollandaise y faisaient leur entrée ; le comte de Horn, leur chef, recevait les clefs de la ville, en prenait possession au nom du prince d’Orange ; et Guillaume, peu après, arrivant à La Haye, y était accueilli par l’enthousiasme populaire, saluant en sa personne le sauveur des Provinces-Unies[64].

Indifférent à ces explosions d’allégresse, Luxembourg poursuivait sa marche diligente, remontait le cours de la Meuse, et ralliait en chemin les petites garnisons des postes de l’Yssel. Une circonstance heureuse favorisait son mouvement de retraite, semblait écarter de sa route les obstacles et les périls. Les généraux de la coalition, après la prise de Bonn, n’avaient pu s’accorder sur le plan de campagne. Le prince d’Orange, toujours ardent, voulait poursuivre l’avantage ; le comte de Monterey[65], commandant les troupes espagnoles, suivait aveuglément tous les avis du stathouder ; mais Montecuccoli, le chef de larmée impériale, prudent et temporisateur, s’opposait opiniâtrement à toute entreprise hasardée. Le débat entre ces trois hommes s’éternisait depuis bientôt quinze jours, quand il prit fin par un coup de théâtre. « Un courrier parti de Cologne, écrit le 3 décembre Louvois à Luxembourg[66], m’apporte la nouvelle que M. de Montecuccoli, ne pouvant plus souffrir les impertinentes propositions du prince d’Orange et des Espagnols, a pris la résolution de s’en retourner à Vienne, et il est parti sans donner ordre à quoi que ce soit, si ce n’est qu’il a mandé à M. de Bournonville de repasser le Rhin pour se mettre en quartiers d’hiver. Les ministres d’Espagne sont désolés de ce contre-temps et disent publiquement que Montecuccoli les trahit, et le prince d’Orange s’en retourne en Hollande. » Louis XIV, dans le fragment dont j’ai donné quelques extraits, confirme ces dissentimens et en tire la moralité : « Cela fait voir, dit-il sentencieusement[67], que l’union est bien difficile à des gens qui ont des intérêts séparés, quoiqu’ils paraissent n’avoir que le même à soutenir. L’autorité, partagée, n’est jamais si forte que lorsqu’elle est réunie dans une seule personne. C’est un avantage que j’ai eu contre mes ennemis pendant toute cette guerre, et qui a fort contribué aux grands succès qui me sont arrivés. »

On sut effectivement bientôt que Guillaume était à La Haye, tandis que Monterey se réinstallait à Bruxelles ; et Luxembourg, délivré d’inquiétude, arrivait sans encombre au camp sous Maëstricht, où il laissait se reposer l’armée, en attendant les instructions du Roi. Rien désormais ne paraissait plus s’opposer à son prochain retour en France ; et Louvois, le félicitant sur « sa bonne tête » et l’heureux succès de sa marche, terminait ainsi son épître[68] : « J’espère vous envoyer mardi la permission de venir ici (à Saint-Germain) rendre compte de vos actions. Personne ne vous y verra avec plus de plaisir que moi, qui suis tout à vous. » C’était aller vite en besogne, et Guillaume prit le soin de dissiper ces illusions.

Le stathouder n’était pas homme à délaisser si facilement sa proie. Il s’était proposé, comme il disait lui-même, « la destruction du duc de Luxembourg ; » les troupes de l’Empereur lui manquant, il résolut de s’en passer et de faire seul, avec le renfort espagnol, une tentative « en laquelle il était persuadé de réussir[69]. » Il dépêcha vers Monterey le comte de Waldeck, l’un de ses généraux, pour proposer l’affaire et combiner le coup. Monterey se laissa convaincre ; le 17 décembre, en « un magnifique équipage, » accompagné de toute la noblesse du pays, il quittait pompeusement Bruxelles pour se porter avec ses troupes au rendez-vous convenu avec le prince d’Orange. La jonction des armées se fit à Tirlemont, sur la rive gauche de la Meuse, pointe extrême d’un triangle dont Liège et Namur font la base. Le poste était des mieux choisis. Dans un temps où les routes étaient rares et mauvaises, le chemin naturel de Maëstricht en France était la « grande chaussée » qui suivait le cours de la Meuse, passant par Liège, Huy et Namur pour aboutir à Charleroi. Tel était bien l’itinéraire que se proposait Luxembourg pour rapatrier son armée, par une voie, disait-il, « aussi sûre que commode. » En s’embusquant à Tirlemont, Guillaume, de cette façon, s’assurait un double avantage : il menaçait la grande chaussée, prenait en flanc les troupes qui s’y seraient aventurées ; de plus, il les coupait de la Flandre et du Hainaut, où le comte de Schomberg[70], avec un corps de six mille cavaliers, était posté, suivant l’ordre du Roi, pour donner au besoin la main à Luxembourg[71].

Suivre son premier plan et forcer les obstacles, Luxembourg ne pouvait y songer sans folie. « J’ai considéré, mande-t-il à Louvois[72], que nous ne saurions être avertis de ce qui se passera par les derrières, et que je pourrais trouver sur mon chemin une plus grande compagnie que je ne voudrais, qui aurait l’avantage de m’attendre dans son pays, sans bagages ni rien qui l’incommode. » Les détails qu’il reçut le lendemain et les jours suivans ne firent que confirmer ces craintes. L’armée alliée dépassait trente mille hommes, dont dix mille de bonne cavalerie. Le stathouder, en outre, avait mobilisé « un grand amas de paysans, qui tenaient tous les bois, » faisaient des abatis, défonçaient les chemins, surexcités par l’espoir du pillage. Luxembourg, contre tant d’ennemis, ne disposait que de cinq mille chevaux et de neuf mille hommes d’infanterie, suivis « d’un gros bagage, fort incommode quand il s’agit de combattre, » C’est le compte qu’il fait à Louvois : « Ce que je vous dis là, ajoute-t-il, croyez bien que c’est un état au juste, que nous en fîmes hier, M. de Fourilles et moi[73]. » Force fut donc de s’ingénier à chercher un autre chemin : « L’intention de Sa Majesté étant que je ramène l’armée en France sûrement, il m’a semblé que le meilleur était de passer par Rochefort, de là à Mézières ou Sedan, » laissant à droite la grande chaussée. Pour ce nouveau dessein, il n’était pas une heure à perdre. L’ennemi s’approchait rapidement. Quelques jours de retard lui permettraient de couper le chemin et de bloquer toutes les issues.

On se mit donc en route vers les Ardennes, à travers des difficultés croissantes. A l’embarras des « chemins détestables » s’ajoutait la contrariété « d’un temps le plus fâcheux du monde. «  Les soldats, écrit Luxembourg[74], « fatigués et mouillés tous les jours, n’ayant pas de quoi se mettre la nuit à couvert, n’ont pu tous suivre leurs drapeaux, auprès desquels il n’y en a pas la moitié. Nos caissons sont demeurés par les routes en grand nombre, et beaucoup d’équipages avec lesquels nous avons bien du monde. » Le soir de la seconde journée, en passant la rivière de l’Ourthe, les glaces désagrégées et les eaux débordées rompirent le pont pendant la traversée des troupes ; la moitié de l’armée se trouva séparée de l’autre. On apprit le même jour que la cavalerie de Guillaume avait franchi la Meuse sur le pont de Namur, tandis que l’infanterie « passait dans des bateaux, » et que toutes les forces alliées accouraient à marches forcées pour arriver les premières à Rochefort, « un défilé du diable, où un grand corps ne déposte point un petit. » Par suite de la rupture du pont, il n’était plus d’espoir de prévenir l’ennemi sur ce point. Il fallait rebrousser chemin, changer de nouveau ses batteries. Le parti du duc fut vite pris. Sans hésitations inutiles, on répara le pont tant bien que mal ; l’armée retourna sur ses pas, ramassa les « traîneurs » et les bagages enlizés dans la boue, et regagna le camp de Maëstricht, d’où Luxembourg dépêcha vers Louvois pour l’informer de sa situation.


VI

L’émoi fut grand à la Cour lorsque ce message arriva. Les commentaires allaient leur train ; on dénaturait les nouvelles ; de la plus absolue confiance on passait brusquement aux plus excessives inquiétudes. « M. de Luxembourg est un peu oppressé par l’armée de M. de Monterey et du prince d’Orange, écrivait à sa fille Mme de Sévigné[75]. Il ne peut hasarder de décamper, et il périrait si on ne lui envoyait du secours... Cette nouvelle est grande et fait un grand mouvement partout. » Le Roi, se départant de son calme ordinaire, mandait en hâte à son conseil ses plus célèbres capitaines, envoyait de toutes parts des ordres précipités. Il fut résolu que les troupes, entrées déjà dans leurs quartiers d’hiver, seraient rappelées et remises en campagne ; Condé, Turenne, le duc d’Enghien, « tous trois dans une parfaite intelligence, » en recevraient le commandement ; trente-cinq mille hommes, l’élite de nos armées, sous ces illustres chefs, se dirigeraient vers Charleroi, pour « ouvrir le chemin » à leurs compagnons en détresse. Condé, sortant d’une crise de goutte, était à peine convalescent ; Turenne souffrait d’un accès du même mal ; ni l’un ni l’autre, toutefois, n’éleva nulle objection ; ils se préparèrent au départ. Tout ce qui portait une épée réclamait la faveur de se joindre à l’expédition. Le comte de Bussy-Rabutin, du fond de son exil, jugeait l’occasion bonne pour revenir sur l’eau et écrivait au Roi pour lui proposer ses services[76]. Les officiers de l’armée d’Allemagne qui, la campagne terminée, avaient regagné leurs loyers, couraient reprendre leurs postes. « La Trousse et mon fils, qui arrivèrent hier, sont aussi de ce nombre, écrit tristement la marquise ; ils ne sont pas encore débottés, et les revoilà dans la boue ! »

Un billet de Louvois avertit Luxembourg de ces décisions énergiques : « Lorsque Mgr le Prince et M. de Turenne marcheront sur la grande chaussée avec trente-cinq mille hommes, pour vous ouvrir le chemin, il faudra que les ennemis combattent ou qu’ils se retirent bien loin... Ainsi, oubliez tout ce que je vous ai mandé jusqu’à présent. Songez à vous mettre en lieu où vous puissiez subsister jusque vers la fin du mois prochain... Mgr le Prince et M. de Turenne pourront arriver à Charleroi depuis le 15 jusqu’au 20 du mois de janvier ; et, jusqu’à ce que vous ayez de leurs nouvelles, ne songez point à partir des quartiers où vous vous serez mis[77]. » Huit jours plus tard, Condé était effectivement en route, et Turenne prêt à le joindre. L’émotion publique se calmait ; les esprits, à la Cour, se remettaient d’une aussi chaude alerte. « Selon toutes les apparences, mandait le marquis de Pomponne[78], les ennemis n’attendront pas le combat contre une armée si considérable et commandée par de tels généraux, surtout se trouvant comme enfermés entre celle de M. le Prince et celle de M. de Luxembourg. Cette affaire a été regardée comme considérable ces derniers jours : mais, comme vous le voyez, elle sera bientôt remédiée. »

Elle fut « remédiée » en effet, plus vite qu’on n’attendait et d’une autre manière. La perspective de demeurer au camp, passif, « les bras croisés, » sous les murs de Maëstricht, pour y attendre le salut, ne souriait guère à Luxembourg. Aux soldats, comme au général, déplaisait cette longue inaction : « Dans l’envie que les troupes ont de rentrer en France, rien ne leur paraîtra difficile pour y aller ; au lieu que des quartiers par deçà pourraient bien les faire déserter[79]. » En cette disposition d’esprit, Luxembourg décida de chercher quelque stratagème pour échapper à l’étreinte de Guillaume et « se désopiler » tout seul. Son premier soin fut de se délivrer du bagage encombrant qui retardait sa marche et gênait ses mouvemens. Il se défit de ses chariots, chargea sur des chevaux de bât les vivres et les munitions, puis, ainsi allégé, il écrivit à M. de Schomberg et l’informa du coup qu’il méditait pour opérer sa jonction avec lui. Il prit aussi la précaution de répandre le bruit que, le temps s’étant raffermi, il revenait à son idée de suivre la voie des Ardennes, et, les premiers jours de janvier, parut prêt en effet à risquer cette nouvelle tentative. L’armée se mit en marche et prit la route de Liège ; l’avant-garde passa la Meuse, poussa même jusqu’aux bords de l’Ourthe. Le prince d’Orange donna dans le panneau. Il leva ses quartiers, abandonna sa position de Tirlemont, accourut à marches forcées vers le défilé de Rochefort, afin d’y barrer le passage. C’est ce qu’attendait Luxembourg. Sitôt qu’il le vit engagé sur la rive droite du fleuve, il arrêta le mouvement commencé, remonta vivement vers Maëstricht, retraversa la Meuse avec sa cavalerie, et gagna d’une haleine la petite ville de Tongres, où Schomberg averti venait à sa rencontre avec six mille chevaux. Tandis que les alliés, dupes d’une démonstration feinte, « se crottaient » en pure perte sur les routes défoncées qui menaient vers Sedan, « ruinaient » leurs chevaux et leurs hommes dans ces régions basses et marécageuses, les deux corps français se joignaient et retournaient ensemble « à toute bride » à Maëstricht, assez nombreux maintenant pour n’avoir plus grand’chose à craindre[80].

Ce mouvement bien conçu et prestement exécuté suffit au gain de la partie. Guillaume, lorsqu’il se vit joué, ne s’obstina pas davantage. « Les Hollandais et les Espagnols ont repassé la Meuse, mandent à Feuquières les plénipotentiaires du Roi. Nous croyons que M. de Luxembourg passera comme il voudra, et que chacun ira se reposer jusqu’au printemps. La première expédition de M. de Monterey n’aura pas produit grand effet [81]. » Le pronostic, à quelques jours de là, se vérifiait de point en point : « MM. de Monterey et le prince d’Orange se sont retirés, reprennent les mêmes informateurs ; et, s’ils n’avaient pris ce parti, ils se trouveraient fort embarrassés. » Luxembourg, en effet, se sentant dans la main une force suffisante, s’avançait à présent sur la grande chaussée de la Meuse, tout prêt, s’il le fallait, à forcer les obstacles. L’approche de l’armée de secours qui se rassemblait sur la Sambre risquait de mettre les alliés dans une passe fort dangereuse ; ils eurent le bon esprit de n’en point courir l’aventure. Le 6 janvier, Guillaume et Monterey se firent « tristement » leurs adieux[82] ; l’un s’en fut à La Haye, le seconda Bruxelles, et leurs troupes, harassées par trois semaines d’alertes et de manœuvres continuelles, allèrent, dans leurs quartiers, goûter un repos nécessaire. La grande chaussée désormais était libre et « nettoyée » de tout obstacle. « Nous sommes arrivés ici, manda de Philippeville Luxembourg à Louvois, sans mal ni douleur, n’ayant point ouï parler des ennemis[83]. »

La surprise fut vive à la Cour quand on apprit ce dénouement. Des contre-ordres furent dépêchés dans toutes les directions pour rappeler troupes et généraux en marche. « On doit envoyer quérir M. le Prince, écrit Mme de Sévigné, pour le faire revenir, et tons nos pauvres amis[84]. » Condé, déjà parvenu à Vervins, reprit le chemin de Paris. Luxembourg l’y suivit de près. Dès qu’il eut franchi la frontière, il reçut permission de laisser son armée et de gagner la capitale. Le 23 janvier 1674, il fit sa rentrée à la Cour, où l’attendait un accueil « magnifique. » Sa retraite de Hollande fut célébrée à l’égal d’une victoire. On le connaissait de longue date hardi, entreprenant, brillant sur le champ de bataille ; cette marche sans combat le révéla, pour les gens du métier, tacticien et manœuvrier. On remarqua que, pour la première fois, le Roi lui fit une réception cordiale, presque affectueuse. Le bruit courut partout qu’il allait recevoir le bâton de maréchal de France.


Les occasions, d’ailleurs, n’allaient pas lui manquer pour déployer à nouveau ses talens. Deux années de conquêtes heureuses et de succès presque ininterrompus laissaient la France dans une situation plus confuse et plus incertaine, dans une passe plus dangereuse qu’au début de la guerre. La lutte, par suite des récens événemens, allait changer d’objet et d’importance. Il ne s’agit plus désormais de châtier l’insolence de voisins orgueilleux, d’utiliser les fautes de la Hollande pour étendre au nord nos frontières et détruire à notre profit la concurrence d’une nation commerçante. C’est l’indépendance du pays, l’intégrité du territoire qu’il va falloir défendre contre les deux tiers de l’Europe. Les premiers mois de 1674 verront s’accroître formidablement la coalition des puissances. Nos rares alliés, intimidés, lâcheront pied l’un après l’autre. En février, ce sera le roi d’Angleterre qui, pressé par son parlement, poussé l’épée aux reins par l’opinion publique, abandonnera la cause de Louis XIV, fera sa paix avec les États Généraux. Quelques semaines plus tard, viendra le tour des princes-évêques, l’Électeur de Cologne et l’évêque de Munster. L’Électeur palatin, l’Electeur de Mayence, les ducs de Brunswick et de Lunebourg, enfin, — plus puissant à lui seul que tous ces derniers réunis, — l’Électeur de Brandebourg, entreront également dans la coalition. Et l’instigateur de cette ligue, le négociateur de cette alliance universelle, l’âme du mouvement sans précédent qui lancera contre une seule nation rois, empereur, électeurs, tous les porte-couronnes, sera un prince de vingt-quatre ans, chef récemment élu d’une petite république, que Louis XIV, hier encore, couvrait d’un écrasant dédain. Cette cabale extraordinaire sera l’œuvre du prince d’Orange, le fruit de sa patience tenace et de son génie audacieux. L’heureuse étoile de Louis XIV voudra que ce politique redoutable soit moins bon tacticien sur les champs de bataille, et que la France trouve de grands capitaines pour réparer par des victoires les erreurs de ses hommes d’État.


PIERRE DE SEGUR.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril.
  2. Luxembourg à Louvois, 27 juin 1673 : Stoppa à Louvois, 24 mars. — Archives de la Guerre, t. 335 et 321.
  3. 24 mars 1673. — Archives de la Guerre, t. 321.
  4. Louvois à Stoppa, 14 mars 1673. — Archives de la Guerre, t. 314.
  5. 30 juin 1673. — Archives de la Guerre, t. 335.
  6. 9 juillet 1673.
  7. Lettres à Condé des 18, 20 juillet, 5 septembre 1673. — Archives de Chantilly.
  8. C. Rousset, Histoire de Louvois.
  9. Lettre du duc d’Enghien du 1er octobre 1673. — Archives de Chantilly.
  10. 3 septembre. — Archives de la Guerre, t. 326.
  11. Lettre du 5 septembre 1073. — Archives de Chantilly.
  12. Luxembourg à Condé, lettre du 6 septembre. — Archives de Chantilly.
  13. Lettre du 6 septembre, loc. cit.
  14. Stoppa à Louvois, 7 septembre. — Archives de Chantilly.
  15. stoppa à Louvois, 1er septembre. — Archives de la Guerre, t. 326.
  16. Lettre de Stoppa du 12 septembre. — Archives de la Guerre, t. 326.
  17. Lettres de Pellisson, 13 septembre 1673.
  18. 13 septembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 316.
  19. Lettre à Condé, du 12 septembre 1673. — Archives de Chantilly.
  20. Lettre à Louvois du 12 septembre. — Archives de la Guerre, t. 326.
  21. Petite ville située à mi-chemin entre Utrecht et Naerden.
  22. Lettre du 13 septembre. — Archives de Chantilly.
  23. Luxembourg à Condé, 15 septembre. — Archives de Chantilly.
  24. Lettre du 19 septembre. — Archives de Chantilly.
  25. Mémoire présenté par du Pas pour sa justification. Bibl. nat., pièce Lb 37 3642.
  26. Gazette de 1673. Correspondance d’Amsterdam.
  27. Relations véritables des Pays-Bas, 15 septembre 1673.
  28. Lettre du 26 septembre. Archives de Chantilly. — Lettre de Stoppa à Condé du 15 septembre. Ibid.
  29. Ibid.
  30. C’était le texte du Code militaire.
  31. Lettre de Condé à Luxembourg, 22 septembre. — Archives de Chantilly.
  32. 18 et 22 septembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 327.
  33. Luxembourg à Louvois, 29 septembre. — Archives de la Guerre, t. 357.
  34. Lettres des 3 et 24 octobre. — Archives de la Guerre, t. 367.
  35. 3 novembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 329.
  36. 7 novembre. — Archives de la Guerre, t. 357.
  37. 7 novembre 1673. — Archives de la Guerre.
  38. 18 septembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 327.
  39. Luxembourg à Condé, 19 septembre 1673. — Archives de Chantilly.
  40. 25 septembre. — Archives de la Guerre, t. 327.
  41. Novembre 1673. — Archives de Chantilly.
  42. Septembre 1673. — Archives de Chantilly.
  43. Fragment sur la campagne de 1674. Œuvres de Louis XIV, l. II 1, p. 454.
  44. 23 octobre 1673. — Archives de la Guerre, t. 317.
  45. Louvois à Luxembourg, 23 octobre. — Archives de la Guerre, t. 317.
  46. Allusion à une lettre récente où Luxembourg se plaignait vivement qu’on eut envoyé des troupes en quartiers dans sa terre.
  47. Lettres des 23 et 24 octobre. — Archives de la Guerre, t. 317.
  48. Relations véritables des Pays-Bas. — Lettre d’Utrecht du 24 novembre 1736.
  49. Louvois.
  50. Colbert.
  51. Nouveau siècle de Louis XIV, année 1673.
  52. Lettre du 7 novembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 348.
  53. Luxembourg à Louvois, 20 novembre. — Archives de la Guerre, t. 330.
  54. Louvois à Luxembourg, 13 novembre. — Archives de la Guerre, t. 317.
  55. 20 novembre. — Archives de la Guerre, t. 330.
  56. Le 12 novembre 1673.
  57. 13 novembre. — Archives de la Guerre, t. 317.
  58. Lettre du 20 novembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 330.
  59. 6 novembre. — Archives de la Guerre, t. 317.
  60. Luxembourg à Louvois, 13 novembre. — Archives de la Guerre, t. 330.
  61. 13 novembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 380.
  62. Relations véritables des Pays-Bas. — Histoire de la maison de Montmorency, par Désormeaux, etc., etc.
  63. Ibid.
  64. Gazette de 1673. — Lettre de La Haye du 13 décembre.
  65. Gouverneur des Pays-Bas espagnols de 1669 à 1675. Il entra dans les ordres peu avant sa mort, en 1712. C’était le second fils de don Luis de Haro.
  66. Archives de la Guerre, t. 317.
  67. Fragment de mémoire sur la campagne de 1674. — Œuvres de Louis XIV, t. III, p. 454.
  68. Lettre du 16 décembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 317.
  69. Gazette de 1674.
  70. Armand-Frédéric, comte de Schomberg, 1619-1690. Maréchal de France en 1675, il quitta le service du Roi lors de la révocation de l’Édit de Nantes, et fut tué à la bataille de la Boyne, en combattant contre Jacques II.
  71. Gazette de 1674. — Mémoires du marquis de Feuquières. — Lettre de Luxembourg à Louvois du 16 décembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 331.
  72. 16 décembre 1613. — Archives de la Guerre, t. 331.
  73. Lettres des 21 et 24 décembre. — Archives de la Guerre, t. 331.
  74. 21 décembre. — Archives de la Guerre, t. 331.
  75. Lettre du 29 septembre 1673, Ed. Mommerqué. — Voir aussi la lettre de Bussy-Rabutin du 31 décembre. Correspondance de Bussy-Rabutin.
  76. Note de Bussy du 31 décembre 1673. Correspondance générale.
  77. Lettres des 28 et 30 décembre 1673. — Archives de la Guerre, t. 317 et 331.
  78. Lettre au marquis de Feuquières du 29 décembre. — Lettres des Feuquières, passim.
  79. Lettre de Luxembourg du 31 décembre. — Arch. de la Guerre, t. 331.
  80. Mémoires de Feuquières, t. III. — Lettre de Pellisson du 15 janvier 1671. — Luxembourg à Louvois, janvier 1674. — Archives de la Guerre, t. 383.
  81. Lettre de MM. Courtin et de Barillon du 6 janvier 1674. — Lettres des Feuguières, passim.
  82. Gazette de 1674.
  83. 16 janvier 1674. — Arch. de la Guerre, t. 383.
  84. Lettre du 12 janvier 1874. Ed. Monmerqué. «