Lydie/Deuxième Partie

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Lydie (1809)
C. J. Trouvé, imprimeur-libraire (p. 191-351).


LYDIE,
OU
LES MARIAGES MANQUÉS.

DEUXIÈME PARTIE.

Toute action violente, toute action seulement irréfléchie entraîne après soi quelque mécontentement ; mais quand, au lieu de l’espèce de triomphe que promettoit cette action, on n’en recueille que du blâme, et que l’improbation subite et générale ne laisse pas même le temps de distinguer, dans le concert de voix élevées contre nous, la voix la plus sévère et la plus proche du cœur, quels ne doivent pas être les regrets et la honte ! Heureusement que, dans l’ivresse douloureuse produite par ces mouvemens convulsifs, on ne sent pas d’abord tout le mal qu’on s’est fait : vivre entièrement alors seroit trop difficile ; et la prévoyante nature permet, en pareil cas, l’absence de la raison pour accorder le sursis du remords.

Quatre heures sonnoient : mademoiselle Miller, en rentrant dans la chambre, retrouva Lydie à la même place où on l’avoit laissée. Mademoiselle Miller, aussi bonne que sage, aimoit Lydie, tout en la jugeant bien : elle fut touchée de son abattement. — « Votre père, dit-elle, ne viendra pas dîner ; n’avez-vous rien à lui faire dire ? » — Lydie, la tête baissée, fit lentement signe que non. — « Je serai seule ; dînerez-vous avec moi ? Lydie répéta le même signe. — « Voulez-vous qu’on vous serve dans votre chambre ? » — Lydie se leva, regarda mademoiselle Miller, baissa les yeux, la regarda encore, et courut s’enfermer jusqu’au lendemain matin. Mademoiselle Miller, inquiète, alla plusieurs fois, l’après-dîné et vers le soir, écouter doucement à sa porte. Elle n’entendit que de profonds soupirs, puis marcher, se rasseoir, soupirer, marcher encore ; pas une larme, pas un murmure. Le sommeil retint enfin chez elle mademoiselle Miller. À neuf heures, elle sonna. Lydie entra avec la femme de chambre, vint s’asseoir auprès du lit, et, quoiqu’à peine elle eût dormi deux heures, protesta qu’elle avoit passé la nuit la plus paisible. — « Vous me trompez, mademoiselle, dit sévèrement la vieille Anglaise ; vous me trompez, et vous vous faites tort. Si vous aviez dormi paisiblement cette nuit, vous ne mériteriez pas de revoir le jour. » — Un domestique entra ; c’étoit celui de Saint-Hilaire : il apportoit une lettre. Mademoiselle Miller dit au domestique d’attendre, fit ouvrir ses rideaux, prit ses conserves, lut tout bas et avec attention deux longues pages dont Lydie lui demanda enfin le contenu. — « Je vais vous en faire part. Votre père vous ordonne de partir pour Mordeck ; il faut quitter cette maison. » — « Ah ! tant mieux. » — Et Lydie, après cette exclamation, parut adopter sans effort toutes les règles de réduction et d’économie prescrites par la lettre de son père. Saint-Hilaire prioit mademoiselle Miller de supprimer un domestique, de ne garder qu’une femme pour elle et pour Lydie. Le valet de chambre de Saint-Hilaire devoit les accompagner à Mordeck, et revenir ensuite trouver son maître qui les rejoindroit après le jugement de son procès, fixé au 15 mars : on étoit alors au 18 février. Saint-Hilaire recommandoit Lydie aux bontés de mademoiselle Miller, et prioit celle-ci de venir recevoir ses adieux : — « Ne pouvant, ajoutoit-il, soutenir de long-temps la vue de celle… » — Là, mademoiselle Miller cessa de lire. — « Homme affreux ! dit Lydie avec amertume ; il ne sera pas content qu’il ne m’ait ravi la tendresse de mon père. » — Mademoiselle Miller la regarda. — « Quelqu’injuste que soit votre haine pour Valmont, lui dit-elle d’un ton pénétrant, je suis pourtant bien aise de vous en voir prévenue ; elle vous épargne un grand chagrin : que deviendriez-vous, ma chère, si vous l’aimiez ? » — Un léger frisson empêcha Lydie de répondre. On servit. Elle ne put déjeûner, ne prit à cinq heures que l’absolu nécessaire, et, à six, se mit à écrire : c’étoit à son père. Mademoiselle Miller se chargea de sa lettre, et sortit pour se rendre auprès de ses deux amis. Elle ne rentra qu’à onze heures passées. Aucune des visites, consignées à la porte, n’avoit pu parvenir jusqu’à Lydie, qui, seule et errante dans cette maison qui dut lui appartenir, dans cette maison d’où son père, son amant peut-être la bannissoient, s’efforçoit vainement d’échapper à elle-même. La voiture enfin revenant, Lydie se fit violence pour attendre à l’entrée de son appartement la méthodique mademoiselle Miller. Un grand quart-d’heure s’écoula encore avant qu’elle y fût remontée. Enfin elle parut, emmena Lydie dans sa chambre, et là, lui remettant sa lettre cachetée : — « Résignez-vous, ma chère enfant, lui dit-elle avec émotion ; il faudra plus d’un jour pour effacer la trace des souvenirs d’hier. Lydie, confuse, reprit sa lettre. Elle n’osoit questionner mademoiselle Miller. Celle-ci, très-fatiguée, et, d’instans en instans, portant son mouchoir à ses yeux, témoigna le besoin d’être seule. Lydie se retira, et, encore habillée, se jeta sur son lit, où sa jeunesse et son accablement assoupirent enfin ses douleurs. Vers la fin de la nuit, elle fut réveillée par quelques coups frappés de suite à la grande porte. Elle entendit aller, venir, n’osa sonner la seule femme qui restât, présumant que cette femme étoit chez mademoiselle Miller, se leva, écouta encore, n’entendit plus rien…, et, se sentant brisée, se déshabilla elle-même, se recoucha et se rendormit. À dix heures, la femme de chambre vint voir si elle avoit besoin d’elle. Lydie se leva précipitamment, craignant de faire attendre mademoiselle Miller. — « Non, mademoiselle, dit la femme de chambre ; elle vient seulement de rentrer. « — « Déjà sortie ? » — « Depuis six heures. » — Lydie courut chez mademoiselle Miller, et du plus loin qu’elle la vit : — « Je veux, mademoiselle, lui dit-elle en tremblant, je veux savoir comment se porte mon père. » — « Vous voulez ? » — « Pardon…, mais, c’est que… je suis si inquiète !… » — « Eh ! d’où vient ? » — « Vous êtes sortie. » — « Cela peut être. » — « De très-grand matin. » — « Qui vous l’a dit ? » — « Je le sais. » — « Augustine, dit mademoiselle Miller à la femme de chambre, je vous défends de rendre à qui que ce soit compte de mes actions. » — « Au moins, reprit Lydie à voix basse, au moins vous m’assurez que mon père n’est point malade ? » — « Non ; il est en course pour son procès ; et moi, pendant ce temps, je garde… » — Elle s’arrêta. — « Mais, reprit Lydie, la maison est habitée ; quel besoin que vous la gardiez en l’absence de mon père ? » — « Un très-grand ; et j’y retourne dans une demi-heure. » — « Pourquoi donc en êtes-vous revenue ? » — « Pour vous dire de ne presser aucun emballement. Il est possible que nous ne puissions pas partir encore de quelques jours. » — « Qu’est-il donc arrivé ? mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ? Mademoiselle Miller, vous me cachez quelque chose. » — Dès la première question, mademoiselle Miller s’étoit armée d’un sang-froid imperturbable. Elle détourna la conversation, annonça qu’elle ne viendroit peut-être pas dîner. — « Quoi ! dit Lydie, je dînerai seule ? quoi ! je resterai seule jusqu’au soir ? » — « Eh ! mon enfant, ne faut-il pas s’accoutumer à tout ? » — Lydie retint ses pleurs, servit le thé, suivit mademoiselle Miller jusqu’à la porte de la rue, parce que cette fois encore mademoiselle Miller sortoit à pied, et remonta, incertaine, extrêmement incertaine de ce qu’elle alloit faire de cette longue suite d’heures dont un délaissement total lui accordoit le libre emploi.

Lydie n’avoit encore essayé d’aucun travail suivi. Une lecture sérieuse l’ennuyoit ; une lecture frivole ne pouvoit convenir à sa situation. Le soin de sa parure ne devoit plus l’occuper, puisqu’il paroissoit démontré qu’on lui donnoit sa chambre ou le château de Mordeck pour prison… À cette idée de prison, elle se dit : — « N’en doutons pas ; mon père veut éprouver jusqu’à quel point je soutiendrai le défi. Son digne conseil aura suggéré ce stratagème pour me faire doublement sentir la perte de son amour… amour féroce !… Non, je ne céderai point ; non, je ne m’informerai point de lui. Je l’ai offensé, je le sais ; son indomptable orgueil ne me pardonnera jamais… Qu’il ne puisse pas du moins jouir de mon abaissement, et que, du reste, ma conduite envers mon père soit si parfaite… » — L’image de son père irrité, l’impossibilité de le voir, d’implorer son pardon, la pénétrèrent d’une douleur cuisante. Des larmes abondantes s’ouvrirent enfin passage. Elle se livra sans réserve à ce plaisir des malheureux : plaisir tant dénigré de ceux qui ne conçoivent pas que l’on puisse éprouver une joie réelle à pleurer de repentir, parce qu’ils n’ont jamais su convenir d’une faute.

Lydie, soulagée par ses larmes, occupa son loisir d’une foule de petites attentions qui pouvoient lui concilier la bienveillance de mademoiselle Miller. Elle savoit que les vieilles filles n’ont pitié des jeunes qu’autant que celles-ci sont menacées comme elles des langueurs d’une vie isolée. Elle tâcha de prouver, par le bon usage de cette longue journée, qu’elle pourroit comme une autre s’accoutumer à tout, et cependant vit avec surprise que l’heure du dîné s’écouloit sans que mademoiselle Miller envoyât dire si elle reviendroit ou non. Lydie fit attendre long-temps, fort long-temps… À sept heures enfin, elle se mit à table. Quelques instans après, mademoiselle Miller rentra. Elle n’avoit pas dîné. Elle étoit pâle, essoufflée, chancelante. Elle prit un bouillon dont elle paroissoit avoir grand besoin ; puis, se remettant à la vue de Lydie qui l’observoit, elle dit : — « Ah !… maintenant je puis dîner à mon aise ; je ne sortirai plus. » — « Je le crois bien ; vous ne pourriez pas vous soutenir. » — Et, tout en offrant à mademoiselle Miller ce qu’elle pouvoit choisir de plus délicat, tout en lui faisant remarquer ce qu’elle avoit fait en son absence, elle cherchoit à démêler ce qui se passoit dans l’âme de la vieille Anglaise, préoccupée encore plus tristement que le matin. Mademoiselle Miller dîna cependant, et même assez bien, ne songea point à son estomac, et soutint la conversation sur un ton grave, mais intéressant. Tout ce qu’elle dit, quoique relatif à ce sujet si rebattu de l’inconstance du sort, et du néant de nos affections les plus chères, avoit néanmoins un tel caractère de conviction, que Lydie, frappée de ces réflexions jusqu’au fond de l’âme, les interrompit tout à coup, et s’écria avec effroi. — « Au nom du Ciel, ma bonne amie, dites-moi ce que vous avez ? » — « Ce que j’ai, mon enfant ? une lassitude extrême, une grande envie de dormir ; et si vous permettez… » — « Comment ! déjà ? Il n’est pas neuf heures. » — « Je suis si lasse !… » — « Eh bien ! mettez-vous au lit ; mais ne vous endormez pas tout de suite, cela vous incommoderoit : pour vous en empêcher, je lirai tout haut quelque temps auprès de vous. » — Mademoiselle Miller fut touchée ; elle regarda Lydie de l’air d’une pitié profonde. — « Je le veux bien ; suivez-moi, lui dit-elle. » — Mademoiselle Miller se mit au lit, écouta quelques minutes, feignit de s’endormir… Lydie se retira, et continua de lire chez elle au lieu de se déshabiller. Dans cette situation tranquille, elle distingua peu après le léger bruit que faisoit mademoiselle Miller en se levant, se rhabillant, rouvrant enfin les portes, et s’acheminant le long de la rampe. La porte de Lydie étoit restée entr’ouverte : elle ne put résister à son premier mouvement ; et sur le champ, éteignant sa lumière, elle descendit doucement l’escalier, et vit la courageuse Anglaise, oubliant sa vieillesse, sa foiblesse et tous ses maux, se disposer à sortir, encore à pied à dix heures du soir, et par le plus mauvais temps. Elle tenoit le bras du valet de chambre de Saint-Hilaire, qui étoit venu la chercher. Augustine les éclairoit. — « Est-ce qu’il ne demande point à la voir ? » dit mademoiselle Miller au valet de chambre. — « Que Dieu l’en préserve ! répondit le domestique ; il y auroit pour le faire mourir. » — « Augustine, dit mademoiselle Miller en sortant, je reviendrai avant le jour. Faites bon feu dans ma chambre, et surtout qu’on ne réveille point mademoiselle de Saint-Hilaire. » — Une minute après, la grande porte se referma sur elle. Augustine entra chez le portier. — « Qui est-ce donc qui est malade ? demanda le bonhomme Évrard ; j’espère que ce n’est pas mon maître. (Évrard appartenoit à Valmont.) » — « Je n’en sais rien : je crois pourtant que c’est M. de Saint-Hilaire. » — « Parce qu’il ne vient plus voir sa fille ?… Il fait fort bien. À sa place, moi, je vous l’aurois morigénée… Mauvais petit sujet, mamzelle Augustine ; mauvais petit sujet !… » — Et là-dessus, l’honnête Évrard alloit entamer une longue dissertation… Mais Lydie étoit déjà remontée dans sa chambre, mourant de peur d’être surprise en chemin par quelque autre interlocuteur. Elle n’avoit pas encore pensé à ces juges subalternes qui ne nous passent rien, et à qui rien n’échappe. Elle connut en ce moment que l’intérieur des appartemens n’est sûr que pour ceux qui ne peuvent que gagner à être vus, à être entendus de tout le monde ; que nos domestiques sont nos premiers délateurs quand ils ne peuvent être nos panégyristes, et qu’encore vaut-il mieux ne jamais écouter ce qu’ils disent, de crainte de les trouver injustes envers ceux dont la supériorité, rarement tyrannique, leur donne toujours un peu d’humeur. Mais cette honte, toute nouvelle, tout insupportable qu’elle étoit pour Lydie, ne fit, pour ainsi dire, que passer sur son cœur, uniquement rempli et profondément affecté de l’horrible crainte de ne plus voir son père… Son père malade, mourant des suites de sa désobéissance, maudissant à son dernier moment sa fille ingrate et rebelle !… L’imagination de Lydie, aussi prompte à la punir qu’elle l’eût été à l’absoudre, si tant de circonstances ne se fussent réunies pour l’effrayer, se porta, se fixa sur cet objet funeste. Son anxiété fut au comble… et, ne pouvant écarter l’affreuse image qui l’obsédoit : — « Je veux voir mon père ! s’écria-t-elle tout éplorée ; Augustine ? Augustine ?… je veux aller chez mon père ; oui, je le veux, répéta-t-elle en descendant vers Augustine qui accouroit à ses cris. » — « Quoi ! mademoiselle, vous allez sortir ? » — « Oui, sur le champ : Évrard, ouvrez-moi la porte. » — « Qui est-ce qui demande la porte ? » dit lentement le vieil Évrard. — « Moi, moi, avec Augustine. » — « Bien des pardons, mademoiselle ; je n’ai pas d’ordre. » — « Eh bien ! je vous le donne ; ouvrez. » — Évrard branla la tête en souriant. — « Ouvrez-moi, vous dis-je, ou mes cris… — « Non, mademoiselle, vous êtes trop raisonnable ; vous ne voudriez pas me faire manquer au respect que l’on vous doit : nous serions forcés de vous porter chez vous. » — « Évrard, je vous en prie !… (Elle lui offroit sa bourse.) » — Évrard ôta son bonnet de nuit, salua jusqu’à terre, et ferma en dedans la porte de sa loge. — « Augustine…, dit Lydie avec force ; Augustine, il y va de ma vie ! obtenez d’Évrard qu’il nous ouvre, qu’il nous accompagne : ce moment est le seul favorable pour obtenir mon pardon de mon père… c’est le conseil de M. de Valmont. » — Augustine frappa, entra chez Évrard, lui dit tout bas quelques mots, et l’honnête vieillard, ébranlé par ce petit mensonge, céda enfin aux humbles instances de Lydie. Il prit sa canne, sa lanterne sourde, ouvrit ; ferma à la grosse clef ; puis, donnant le bras à Lydie qu’Augustine soutenoit de l’autre côté, ils l’aidèrent, comme ils purent, à marcher dans la neige fondue. La maison heureusement n’étoit qu’à peu de distance. Une voiture y arrêta au moment où ils arrivoient : c’étoit celle du médecin. — « Comment va le malade ? demanda-t-il en entrant. » — « Ah ! monsieur, dit un domestique accouru au devant de lui, c’est à faire frémir : il ne voit, il ne connoît plus personne ; il n’a peut-être pas deux jours à vivre. » — « Montez-vous, mademoiselle ? dit le médecin à la triste Lydie. » — « Oui, monsieur, répondit-elle… » — Elle appuya sur la main du docteur sa main couverte d’une sueur glacée. — « Attendons un instant, dit-il ; vous ne pourriez soutenir ce que vous allez voir. » — « Eh quoi ! monsieur… mon père est-il donc si mal ? » — « Ce n’est point votre père ; c’est M. de Valmont. » — « M. de Valmont !… M. de Valmont !… » — Et répétant ce nom à chaque marche de l’escalier, elle parvint à une première chambre. Elle alloit pénétrer dans celle du malade, quand Saint-Hilaire, ouvrant la porte, pressant le docteur de passer promptement, arrêta sa tremblante fille. — « Sors d’ici, lui dit-il, sans remarquer son affreuse pâleur ; sors d’ici, malheureuse ! Si je dois perdre mon ami, garde-toi de jamais reparoître à mes yeux. » — « Ô mon père ! pardon… cent fois pardon, mon père !… » — Il vouloit rentrer dans la chambre ; elle se traînoit à ses genoux… quelle scène de douleur ! Dans cette chambre foiblement éclairée, se débattoit contre trois hommes robustes un homme souffrant, un homme dans le délire de la fièvre chaude. Un médecin, une garde, une autre femme gémissante s’opposoient inutilement à ses efforts. Cette femme (c’étoit mademoiselle Miller) s’écria, saisie de terreur : — « Lydie !… est-il possible ? » — Et le malade, furieux à ce nom devenu si funeste, regarda la mourante Lydie avec menace et stupeur. — « Va-t-en, lui dit-il égaré ; va-t-en !… le même lieu, le même monde ne peuvent plus nous contenir. » — Et voyant Saint-Hilaire repousser rudement sa fille : — « On me l’enlève !… ô Dieu !… rendez-la-moi !… rendez-la-moi !… » — Saint-Hilaire, aux abois, s’empressa de lui ramener Lydie. Il l’entoura, il la serra de ses bras palpitans… ; et, dans la contraction subite de la poitrine et du cerveau, deux vaisseaux s’étant à la fois brisés, une effroyable hémorrhagie fit rejaillir son sang sur tout ce qui l’environnoit. On emporta Lydie privée de sentiment. On l’oublia long-temps dans une chambre voisine. L’hémorrhagie ayant enfin cessé, le médecin ayant répondu de la nuit, on laissa le malade apaisé, assoupi, et l’on revint en foule vers Lydie. Elle avoit repris connoissance ; mais elle pleuroit…, elle pleuroit sans relâche ; sa voix éteinte ne pouvoit se faire entendre à travers ses sanglots ; ses cheveux détachés, flottant sur ses épaules, retomboient en partie sur son charmant visage ; ses mains pressoient machinalement un pan de sa robe tout couvert du sang de Valmont… À cette vue déchirante, le cœur de Saint-Hilaire se souleva de pitié. — « Soyez sage, lui dit-il en la remettant à mademoiselle Miller ; soyez sage, il est temps. J’espère que nous sauverons notre ami. » — « Me pardonnerez-vous, mon père ? » — « Insensée !… lui dit-il encore. » — Mais ce mot étoit si plaintif !… mais son regard étoit si paternel !… Lydie voulut se glisser à ses pieds ; il la retint avec tendresse. Alors sa fille l’embrassa ; alors ses larmes le trahirent ; et le médecin et mademoiselle Miller, touchés eux-mêmes jusqu’aux pleurs, se hâtèrent d’emmener Lydie. La voiture du docteur remit les deux dames chez elles ; leurs domestiques les rejoignirent, et toutes deux, accablées de fatigue, se séparèrent jusqu’au lendemain.

Le lendemain, mademoiselle Miller ne put quitter son lit ; une courbature générale l’y retint toute la journée. On eut cependant des nouvelles de M. de Valmont par le médecin, qui se présenta chez mademoiselle Miller à l’issue de sa visite du matin. Valmont avoit peu dormi : la fracture des vaisseaux faisoit appréhender le redoublement du soir ; mais il y avoit lieu de croire que la perte même du sang, en affoiblissant le malade, affoibliroit aussi l’accès, qui, selon le cours déjà réglé de la fièvre, devoit être moins long ce jour-là. Du reste, le médecin, homme habile, et, de plus, très-attaché à Valmont, avoit pris toutes les précautions du savoir et de l’amitié pour parer, dans ce jour de rémission, aux accidens plus graves à redouter pour le lendemain.

À deux heures, Saint-Hilaire vint les voir. Il vouloit s’assurer de la santé de sa fille, qui, tout le temps que dura sa visite, ne cessa de se tenir debout derrière lui avec toutes des marques du regret le plus vif et du respect le plus tendre. Saint-Hilaire, trop affecté de l’état de son ami pour en oublier la cause, ne rendit point à Lydie ses caresses ; mais en sortant, il la recommanda tout bas à mademoiselle Miller. La journée se passa sans autre incident. Les nouvelles du soir furent tranquillisantes. — « Allez, ma chère enfant, dit à Lydie la bonne mademoiselle Miller, dormez en paix ; votre père souhaite que vous preniez soin de vous. » — Lydie la remercia, et s’en fut. — « Quoi ! je dors en effet ! se dit-elle après un court sommeil ; je dors !… et lui !… lui !… s’il dort mal cette nuit… il peut mourir demain ! » — À cette idée terrible, elle sentit elle-même un avant-coureur de la mort ; elle sentit que son unique vie, que tout son avenir résidoit dans ces jours dont peut-être on alloit compter le dernier. Elle accusa les guides de son enfance qui n’avoient pas eu le courage de réprimer en elle des penchans trop contraires à son bonheur et à sa vertu. Elle reconnut que, de tous les hommes dont elle avoit déjà reçu l’hommage, Valmont étoit le seul qui, dès le premier instant, eût pris sur elle l’empire sous lequel un remords tardif ne la ramenoit peut-être que pour son désespoir. L’amour enfin, l’amour, dans toute sa force et avec toutes ses craintes, apparut à son âme pour l’écraser de mille reproches. Eh ! quelle douleur insupportable que d’être cause d’un très-grand malheur que l’on pouvoit éviter par une joie commune, et dont la plus chère moitié de soi-même doit être avant soi la victime ! Poursuivie de ces noires images, en proie à sa conscience, trop pure, hélas ! pour lui faire la moindre grâce, mademoiselle de Saint-Hilaire ne put de toute la nuit recouvrer le repos. Elle attendit, au bruit du balancier de sa pendule, que l’on fût réveillé, levé dans la maison, et descendit chez Évrard entre six et sept heures du matin : il n’étoit pas encore grand jour. — « Évrard, dit-elle à l’honnête portier, ne seriez-vous pas bien aise de savoir des nouvelles de M. de Valmont ? » — « Oui sûrement, mademoiselle. » — « Eh bien !… allez tout de suite en demander. » — « De votre part, mademoiselle ? » — « Non… de la vôtre… comme de vous-même. » — Et Lydie se détourna pour cacher sa rougeur. — « J’y vais, mademoiselle ; j’y vais de ce pas. » — Évrard sortit à la hâte, et Lydie, pour n’être pas forcée de remonter chez elle, se mit à caresser les enfans d’Évrard. Il revint au bout d’un quart-d’heure. — « Eh bien ! demanda Lydie. » — « Je ne sais rien du tout, répondit tristement le vieux portier. Le médecin a défendu que l’on entrât de si bonne heure. Monsieur n’a pas encore sonné ; la garde ne bouge pas, ce qui fait croire au domestique que Monsieur dort… ; enfin, nous saurons le vrai à dix heures, parce que j’ai dit que l’on dise tout bas au médecin, quand il viendra, que mademoiselle Miller le prioit de passer ce matin. » — « Vous avez bien fait, mon cher Évrard, vous avez très-bien fait. » — Et Lydie fit présent d’une jolie croix d’or à la petite fille d’Évrard. — « Comme c’est aimable quand ça veut !… dit à part le bon portier : oh ! c’te jeunesse… c’te jeunesse !… »

La jeunesse de Lydie faisoit en ce moment un grand pas vers l’âge mûr. Elle aimoit ; tout alloit changer dans ses goûts, dans son caractère, et tout alloit changer pour être mieux, parce que l’objet de son attachement valoit essentiellement mieux qu’elle. Un retour profond sur ses premières erreurs fut le premier présage de son retour à un meilleur esprit. — « Croyez-vous, mademoiselle, dit-elle, en déjeûnant, à mademoiselle Miller, croyez-vous, si jamais Alphonse de Bellegarde revient en France, qu’il ne lui échappe à mon sujet aucune réflexion désobligeante ? croyez-vous que monsieur Adhémar respecte assez mon père pour me ménager dans ses discours ? » — « Eh ! ma chère, est-ce de cela qu’il faut s’inquiéter maintenant ? pensons, pensons plutôt à M. de Valmont. » — « C’est parce que j’y pense… » — On annonça le médecin ; il avoit l’air préoccupé : il assura pourtant que la nuit n’avoit pas été très-mauvaise et défendit surtout que mademoiselle de Saint-Hilaire approchât de la chambre du malade. Une excuse gracieuse, un sourire forcé pallièrent en vain la défense : on vit qu’il y tenoit plus qu’à sa politesse. — « Toutes les femmes, ajouta-t-il en se tournant vers mademoiselle Miller, ne sont pourtant pas exclues, et si un cas extrême requéroit vos secours, je vous enverrois ma voiture. Pour moi, j’y serai dès huit heures : je vais dans cette vue presser tous mes malades. Il sortit précipitamment.

Depuis son départ jusqu’à ce qu’elles entendissent sonner huit heures, Lydie et mademoiselle Miller ne firent qu’écouter et attendre. Saint-Hilaire ne vint pas ; elles espéroient le voir… il ne vint pas. Leur dîné fut très-court. Aussitôt après, l’une et l’autre prirent leur ouvrage. Lydie à tout moment laissoit tomber le sien. Mademoiselle Miller suivoit ses mouvemens et n’osoit dire un mot. Tout à coup Lydie rompant le silence : — « Il y est ! dit-elle avec joie. » — Huit heures sonnoient. Les dames se levèrent. Mademoiselle Miller expédia Augustine, avec ordre de revenir dire si l’accès étoit commencé. Augustine partit, revint dire que tout alloit bien, qu’à neuf heures précises on auroit des nouvelles. Neuf, dix heures, onze heures passèrent, et personne n’arrivoit. À minuit et demi, Lydie étoit en larmes, et mademoiselle Miller étouffoit de terreur. — « Envoyez Évrard, dit-elle à Augustine ; il est impossible de passer la nuit comme cela. » — Évrard alloit sortir… Arrive la voiture, arrive le cocher qui, sans précaution, répète étourdiment ce qu’on vient de lui dire. Le désolé Évrard remonte, répète à son tour : — « M. de Valmont est mort !… il doit être mort à l’heure qu’il est… M. de Saint-Hilaire demande mademoiselle. » — Ces mots s’adressoient à mademoiselle Miller. Elle s’élance, veut sortir… Lydie à genoux, Lydie, invoquant toutes les puissances du ciel, la conjure de ne pas la laisser. — « Emmenez-moi !… dit-elle, emmenez-moi !… que je le revoie encore une fois… une dernière fois !… que je le revoie et que je meure ! » — Mademoiselle Miller s’en dégage en pleurant. — « Restez dit-elle, restez… cédez à votre sort ; il est affreux ! » — Et la porte, confiée à Augustine, se referma aussitôt sur Lydie. La malheureuse fille, un instant immobile, et toujours à genoux, s’écria, dans le transport de sa douleur et de la plus foible espérance… — « Ô mon Dieu !… mon Dieu !… il est trop vrai, j’ai mérité de le perdre ; mais parce que mes fautes ont rompu tous les nœuds qui pouvoient nous unir, faut-il qu’il soit ravi à tant d’autres liens qui le réclament ? Ah ! mon Dieu ! rendez-le à l’amitié, à la reconnoissance : qu’il vive, qu’il soit heureux, et que, s’il le faut, je languisse à jamais délaissée !… à jamais punie ! » — Cette prière d’un amour ennemi de lui-même, cette prière si fervente, et la seule que, depuis son enfance, Lydie eût prononcée dans toute la foi, dans toute la contrition d’un cœur soumis et repentant… cette prière fut exaucée.

Non que les alarmes cessassent cette nuit même. M. de Valmont, profondément évanoui à la suite d’une seconde perte de sang presque aussi forte que la première, avoit été près de deux heures sans donner aucun signe de vie ; et, pendant trois semaines encore, on désespéra de sa guérison. Mais le lendemain du jour où enfin l’espérance sembla vouloir renaître ; où Saint-Hilaire, épuisé de fatigues et de veilles, s’attendoit à succomber à son tour, il revint chez sa fille prendre quelque repos, et respirer un air plus pur. Cependant ce jour même… on jugeoit son procès au tribunal d’appel. Ne pouvant s’y rendre en personne, il y envoya Lydie et mademoiselle Miller sous la garde d’un ami particulier. Une robe modeste, un long voile cachoient Lydie à tous les yeux. Mademoiselle Miller, qui connoissoit deux des juges, voulut les voir, et leur parler avant l’ouverture de la séance. Elle laissa Lydie avec son compagnon, et s’en fut dans la salle du conseil, où déjà le tribunal étoit réuni. Elle vit du premier coup-d’œil l’air assuré de la partie adverse, l’importance victorieuse de son avocat, la contenance indécise de celui de Saint-Hilaire et l’embarras de ses amis. Elle n’eut pas besoin d’autre examen, et revint à sa place sans avoir parlé à personne. — « Armez-vous de courage, dit-elle à mademoiselle de Saint-Hilaire ; il falloit, pour préparer le succès de cette journée, des sacrifices et des démarches que la situation n’a pas permis de faire : vous perdrez indubitablement. » — « Eh bien ! nous perdrons, répondit froidement Lydie : ce n’est pas là ce qui m’inquiète. » — Et, prêtant au plaidoyer une attention de pure complaisance, elle entendit, sans s’émouvoir, un demandeur audacieux produire son éloquence pour garant, et sa célébrité pour titre ; un défendeur timide oublier jusqu’aux faits dont pouvoit s’étayer la simple vérité ; un rapporteur, séduit, présenter la question sous une face illusoire, et des juges, distraits ou abusés, la résoudre en faveur du plus adroit. Lydie de Saint-Hilaire perdit avec dépens ; et les femmes galantes, venues en force à ce procès intéressant pour elles, s’applaudirent du triomphe remporté par un fils naturel sur la jeune héritière dont elles envioient les charmes. Jusque-là, Lydie soutenoit avec fermeté un malheur commun à tous les honnêtes gens qui perdent des procès… Une atteinte plus personnelle lui fut portée au sortir de l’audience. La foule se pressoit : on appeloit les voitures. Au nom de Saint-Hilaire, tout le monde se retourna. — « C’est elle ! c’est elle ! dirent quelques femmes qui sur le champ reconnurent Lydie : la voilà ruinée ; cherche maintenant qui l’épouse. » — « Eh ! pourquoi pas ? répondirent les hommes ; si elle est sage, modeste… » — « Modeste !… sage !… » reprirent-elles en riant aux éclats. — « Comment ?… est-ce que déjà… » — « Oh ! rien… presque rien. » — « Mais encore ? » — « Bagatelle ; seulement, pour commencer, trois mariages manqués en moins d’un an ; et, dans ce moment même, un quatrième amant qui se meurt de chagrin. » — « Qui donc cela, qui donc ? » — « Valmont. » — « Valmont ! » — « Pas davantage. »

Lydie, jetée au fond de sa voiture, y demeura sans mouvement jusqu’à son retour auprès de Saint-Hilaire ; mais, dès qu’elle l’aperçut, toute sa figure se composa. — « Vous perdez beaucoup aujourd’hui, mon père, lui dit-elle avec réflexion ; et, si j’en devois croire ce que je viens d’entendre, je perdrois encore plus que vous. Mais l’étude ni la retraite ne m’effraient plus. Je saurai me passer d’un monde où de long-temps je ne puis reparoître. Je travaillerai pour remplir mes momens. Heureuse si votre repos, si celui de monsieur de Valmont peuvent récompenser mes efforts !… Assurez-moi que vous me pardonnez, mon père !… (et elle embrassoit tendrement ses genoux), assurez-le-moi ! et rien, malgré ma folle conduite, rien ne me persuadera que je sois devenue un objet de mépris. » — À ces mots, elle fondit en larmes. Son père, instruit par mademoiselle Miller, appliqua promptement le baume sur la blessure. Les expressions de sa confiance élevèrent Lydie au-dessus d’elle-même ; il se sentit, lui, presque dédommagé de la perte de leur fortune par les sentimens nobles et doux dont il la vit sincèrement pénétrée ; un message de chez Valmont acheva de calmer leur mortelle inquiétude : la fièvre avoit cessé ; on entrevoyoit un mieux certain ; ces signes consolans se soutinrent, se fortifièrent, et peu de jours après, le médecin, satisfait, répondit de sa guérison.

Les résolutions de Lydie prirent en même temps le caractère de la passion secrète dont elle étoit dominée. Un ordre nouveau dans ses occupations, un plan de journée invariable, des extraits continuels de lecture choisie, et surtout une extrême application au dessin et à la peinture que, jusqu’alors, elle avoit négligés pour la musique et pour la danse, décelèrent au moins observateur son tourment, son espoir, et la double émulation qu’excitoient en elle les malheurs de son père et le courroux de son amant.

Mais, tandis que le regret et l’infortune faisoient enfin germer dans le cœur de Lydie quelques principes de constance, l’éloignement et la maladie éteignoient dans le sein de Valmont jusqu’à la dernière étincelle du desir qui faillit creuser son tombeau. « Rien ne refroidit l’amour comme un bras cassé, » a dit une femme célèbre[1] ; et rien de plus vrai. La vue d’un médecin, de longues douleurs physiques servent mieux la raison que tous les raisonnemens. On peut dire et quelquefois l’on pense que l’on voudroit mourir pour ce qu’on aime : on le dit en santé parfaite ; on le dit quand on se croit aimé, et l’on suppose aussi que le sacrifice seroit volontaire. Mais quand la mort est là, qu’elle y est malgré nous, et qu’elle approche, guidée par les tourmens d’un amour malheureux ou trahi, il est rare que cette vision n’opère la guérison du cœur ; plus rare encore qu’une invincible aversion ne succède au sentiment trop tendre qui avoit menacé la raison et la vie. Valnont, qui ne savoit point haïr, fut seulement guéri, le fut bien, et, pour premier usage du plein retour de ses facultés, se recueillit avec délices dans le calme absolu d’un esprit dégagé de toute prévention haineuse, et des puériles inquiétudes de l’amour. Son travail, désormais sa seule passion, exigeoit d’ailleurs une indépendance inconciliable avec l’attirail soucieux d’un ménage. Il s’étoit, dans le temps, étourdi sur cet obstacle qui ne nuisoit qu’à lui, qu’à son talent, qu’à sa réputation : il s’en ressouvint pour ne plus l’oublier ; et les ménagemens que prescrivoient encore ses fréquens maux de tête et la foiblesse de sa poitrine achevèrent de fixer son inébranlable détermination. Son ami ne lui en devint que plus cher. Il savoit ce que Saint-Hilaire avoit souffert, avoit négligé pour lui tout le temps qu’avoit duré son danger. Il ne pouvoit, sans attendrissement, se rappeler ses soins, songer à son malheur ; mais plus son cœur s’ouvroit au besoin de le consoler, moins il estimoit la fille ingrate et légère, dont les procédés inexplicables avoient entravé pour jamais des sentimens et des rapports si doux. Dans cette disposition d’esprit, et pour continuer de voir Saint-Hilaire sans être tenu de rendre ses devoirs à Lydie, il annonça qu’il alloit, à dessein, prolonger sa convalescence ; qu’il comptoit s’abstenir de toute politesse d’usage, et consacrer à la composition d’un tableau de marque le temps qui lui restoit jusqu’à l’ouverture du salon. Ensuite il s’enferma dans ses ateliers, n’y reçut que Saint-Hilaire et ses élèves, ne rentra chez lui qu’à l’heure du repos, qu’il goûtoit sans mélange, parce que son cœur étoit sans reproche, et sentit enfin que, si l’amour tient plus de place dans les grandes âmes que dans les petites, il ne sauroit s’y maintenir qu’autant que des affections plus nobles peuvent y gagner et le permettre.

Cependant que devenoit l’inquiète Lydie ? S’informant chaque jour des progrès de cette guérison qui, pour sa tendresse tardive, devoit être un arrêt de mort ; consumée du desir de revoir son amant ; se préparant sans cesse à soutenir sa vue ; surprise d’un oubli dont elle n’osoit se plaindre ; seule avec son secret qu’elle s’efforçoit de taire ; les jours, les semaines, les mois s’écouloient… et sa douleur, de plus en plus concentrée, pesoit sur tous ses sens, et peu à peu flétrissoit tous ses charmes. Mademoiselle Miller s’en aperçut. — « Ne nous affligeons pas, lui dit-elle d’un ton caressant ; armons-nous de douceur, d’adresse, de patience. Le temps nous ramènera celui qui nous évite : puisqu’il craint de nous revoir, c’est qu’il nous aime encore. » — Mademoiselle Miller ne disoit là que ce dont elle étoit persuadée, que ce dont Lydie étoit persuadée comme elle. La vanité d’un homme, trop dédaigneuse pour entendre à aucune transaction, fléchit au premier coup dont elle est blessée. Celle d’une femme, ou flattée, ou trahie par le sentiment qui l’abuse, cède, reprend tour à tour le terrain, et se défend jusqu’au dernier soupir. De plus, il y a, quoi qu’on en dise, il y a chez les femmes, un esprit de corps auquel les épouses délaissées, les femmes de quarante ans, et les amantes au désespoir, peuvent se rallier en toute confiance. C’est aux accens plaintifs d’une commune disgrâce qu’elles s’entendent et se reconnoissent ; et ces crédules voyageuses, dont la rivalité se disputoit tant de guides trompeurs, rassemblés autour d’elles à leur début dans le chemin de la vie, bientôt solitaires et tremblantes, se rappellent et s’assistent pour achever ensemble le long pélerinage de la vieillesse et de l’oubli.

Saint-Hilaire, lui, n’avoit pas compté un instant sur le retour de Valmont ; cette foiblesse l’eût étonné dans son ami : aussi, sans lui parler des chagrins de sa fille, ce qui, vu la perte presque totale de leur fortune, devenoit également indiscret et peu convenable, il ne songea qu’à la vente des biens dont il étoit forcé de se défaire pour s’acquitter envers tout le monde, et s’en fut, dans ce dessein, passer, seul, quelques semaines en Artois. Le château de Mordeck, d’une tenue très-coûteuse, et dans un état de délabrement encore plus onéreux, fut le premier mis en vente. Il y joignit quelques-unes des fermes échues à Lydie dans le partage réglé par le jugement qui la dépouilloit, et, du produit de tous ces biens, tira une somme considérable, mais seulement suffisante pour payer les frais de justice, et rembourser Valmont qui, avant son départ, avoit enfin souscrit à recevoir le montant de ses avances. De retour à Paris, Saint-Hilaire courut à Valmont. Celui-ci, sans la moindre objection, mais non pas sans projet, reprit et mit à part tout ce que son ami voulut lui restituer. Saint-Hilaire lui parla de sa maison. — « Ma fille n’en a plus besoin, » lui dit-il. — « Ni moi non plus, répondit Valmont ; un simple appartement me suffit : nous causerons de cela au mois d’octobre. » — Sur ce propos, il s’informa de la santé de Lydie. Son air étoit serein, son ton affectueux. Saint-Hilaire, dégagé des obligations qui avoient enchaîné sa bonté paternelle, lui demanda enfin si cette pauvre Lydie ne recevroit plus de lui aucune marque directe d’attention ou d’amitié. — « Si, si, répondit Valmont en souriant ; j’irai la voir quand elle sera laide. » ― « Prends ton parti, mon enfant, répéta Saint-Hilaire à sa fille : Valmont vient de me dire qu’il ne viendra te voir que quand tu seras laide. » — « Dites-lui donc, mon père, que je l’attends demain. » — Saint-Hilaire la regarda, et fut effectivement frappé de sa maigreur. Il sentit qu’il étoit temps de la distraire, et, dans cette vue, lui proposa quelques courses en campagne. — « Oh ! je vous prie, mon père, ne quittons point Paris. » — Son père lui rendit compte de ce qui leur restoit. — « Tu es encore, lui dit-il, dame et maîtresse de trois jolies fermes qui, affranchies maintenant de toute charge, te donnent net dix mille livres de rente. Nous ne devons plus rien, et Mordeck est vendu. » — « Mordeck est vendu ? quoi ! je ne retournerai jamais à Mordeck ? Quoi ! jamais je ne reverrai… » — Ses larmes l’interrompirent. — « Mon enfant, qu’aurions-nous fait d’une maison si vaste ? » — « Eh ! que m’importe la maison ? J’aurois donné tout l’héritage pour le seul cabinet… » — Son père reprit avec réflexion : « Il n’est plus temps de se flatter, ma fille… Les établissemens qui te furent offerts l’an passé sont maintenant hors du cercle où notre médiocrité nous renferme. Les partis vulgaires courront à la fortune ; et Valmont, cette fois, ne pense plus du tout au mariage. Sois raisonnable ; surmonte des regrets déplacés… inutiles. Je t’ai connu de la fierté, qu’elle te serve… » — « De la fierté, mon père !… » — Et l’infortunée, étouffant ses sanglots, fut se cacher dans sa chambre, où elle demeura jusqu’au soir.

« Elle l’adore, dit mademoiselle Miller ; elle ne vit que de son souvenir. Si M. de Valmont se doutoit… » — « Il faut voir, dit Saint-Hilaire après avoir rêvé un instant ; quelques égards la calmeroient peut-être… Valmont ne s’y refusera pas. »

On étoit aux premiers jours de septembre. Saint-Hilaire, en causant avec son ami de l’effet immanquable du magnifique tableau qu’il venoit d’achever, lui demanda si Lydie seroit forcée d’aller jusqu’au salon pour l’admirer à son aise. — « Vous me prévenez, dit Valmont ; j’allois au moment même vous demander la permission de me présenter chez ces dames. » — Quelle nouvelle pour Lydie ! quelle confusion dans ses pensées, dans ses gestes, dans ses discours ! une joie, une crainte visible, une préoccupation telle qu’à tout moment elle se parloit comme si elle eût été seule, ou répondoit sans qu’on la questionnât : tout enfin, tout en elle marquoit le désordre d’un cœur mécontent, subjugué, haletant de regrets, de frayeur et d’amour. Prévenue par son père plus de deux heures avant l’arrivée de Valmont, elle ne donna pourtant qu’un coup-d’œil au miroir, et ce fut pour gémir sur l’altération remarquable de ses traits et de sa fraîcheur. Une idée prompte vint lui sourire. — « Il verra son ouvrage, se dit-elle ; il saura le mal que m’a fait son absence… » — Pauvre Lydie ! elle ignoroit qu’à cet égard la clairvoyance humaine ne s’exerce qu’en raison de l’intérêt qui la guide, et que, du jour où nous cessons d’aimer, nos yeux se ferment aux douleurs de ceux qui nous aiment. On annonça Valmont… on le reçut dans cette même chambre où, six mois auparavant, sa tendresse fut payée du plus sanglant outrage : la même table étoit là ; les siéges, Saint-Hilaire, Lydie placés de même… voilà tout ce qu’il vit. Après de courtes politesses, la plupart adressées à mademoiselle Miller, Saint-Hilaire offrant la main à la vieille Anglaise, force fut bien que Valmont prît celle de Lydie. Le tremblement excessif de cette main réveilla dans son cœur une émotion soudaine ; mais il se souvint en même temps que cette main trembloit ainsi quand Lydie le trompoit ; il se souvint qu’Alphonse, qu’Adhémar, que Préval même avoient, comme lui, fait l’épreuve de ce genre de séduction, généralement en usage chez les coquettes de bonne compagnie ; et le signe délateur du trouble affreux de Lydie ne passant alors, dans l’esprit de Valmont, que pour un manége de routine aussi hasardé qu’impuissant, il n’eut besoin de forces que pour renfermer en lui-même la répugnance et presque le mépris dont l’expression venoit expirer sur ses lèvres. Lydie, qui heureusement n’osoit lever les yeux, Lydie ne put saisir cette expression désolante… c’eût été son dernier tourment.

Des artistes, des amateurs réunis dans l’atelier de Valmont l’attendoient pour joindre leurs suffrages aux éloges de prévention que déjà répandoit l’opinion publique, dès long-temps montée en sa faveur. Valmont, qui, par choix, s’étoit fait peintre comme d’autres tâchent d’être ambassadeurs ou maréchaux de France ; Valmont qui, sans avoir besoin de son art pour vivre, se tint toujours au niveau des plus modestes de son état ; Valmont étoit également bien avec ses confrères et les hommes du plus grand monde. Parmi ces derniers, se trouvoit ce jour-là le chevalier Marghetti, seigneur italien, plein d’esprit, d’instruction, de vivacité, et qui devoit, le mois suivant, retourner dans sa famille, établie à Rome et à Naples. — « Je vous emmène, dit-il à Valmont ; vous voilà quitte, au moins pour quelque temps, envers la métropole de l’âge moderne : il faut revenir voir celle des grands souvenirs. Encore une tournée au pays de Labour, une visite au Vatican ! C’est sur cette terre de feu, c’est dans cette atmosphère à jamais poétique, que la nature et la mémoire raniment tous les ressorts du génie et de la santé. Venez ! je vous promets liberté et loisir : de bons chevaux pour franchir les distances, de bons hôtes pour nous recevoir, de beaux talens pour apprécier les vôtres, et dans ma seule famille, la vue et l’entretien de trois femmes ravissantes… Allons, voyons… êtes-vous décidé ? » — Valmont, qui déjà méditoit un voyage, accepta celui-ci avec empressement. On se donna parole pour le premier d’octobre. Valmont, en ramenant Lydie et son père, dit à ce dernier qu’en partant, il accepteroit volontiers la restitution de la maison que ces dames occupoient, et qu’il comptoit la louer, ou même la vendre, si son séjour se prolongeoit en Italie. À ces marques si évidentes d’une indifférence profonde, Lydie n’opposa que le plus timide silence ; et encore ce silence fut-il mal interprété. Si son âme se fût montrée dans ses yeux ; si sa bouche n’eût pas balbutié ses réponses, sans intention fixe et presque sans grâces… (les malheureux en conservent-ils aucune ?) l’impassibilité de Valmont ne se fût pas sauvée si intacte de cette épreuve, qu’au fond du cœur il avoit redoutée ; il n’eût pas vu Lydie, ou du moins il n’eût pas cru la voir dédaigneuse, minaudière ou insignifiante ; il ne se fût pas enfin répété en la quittant : — « Est-il possible que ce soit là cette même femme pour qui j’ai failli mourir ! »

Mais si sa raison, trop secondée par l’absence des attraits dont il fut charmé, travailloit, sans qu’il y songeât, à l’éternel châtiment de Lydie, combien son amitié ne prodiguoit-elle pas les dédommagemens dans ses rapports avec son père ! Que de précautions pour assurer leur correspondance durant cette longue séparation dont tout présageoit la durée ! Que de précautions encore pour assurer à Saint-Hilaire et à Lydie elle-même quelqu’une des jouissances de fortune dont les privoient leurs pertes si récentes et si multipliées ! Saint-Hilaire avoit mis bas tout son train d’écurie. Valmont le conjura de garder le cocher, les chevaux et la voiture qui lui devenoient inutiles pendant son absence de Paris. — « Je serai, lui dit-il, bien aise de les retrouver à mon retour : souffrez que je vous les laisse ; promettez-moi d’en disposer… » — Saint-Hilaire hésitoit. — « Je n’ai pas dû prévoir, reprit Valmont avec âme ; je n’ai pas dû prévoir que mon ami se refusât au plaisir de tenir quelque chose de moi. Si une mort prématurée vous enlevoit à votre fille (encore si enfant pour son âge), lui nommeriez-vous, donc un autre tuteur que Valmont ? N’ai-je pu renoncer à dompter ses caprices sans perdre en même temps mes droits à votre confiance ? Ai-je donc oublié tout ce que nous nous devons, et ne vous souvient-il plus de ce que je vous promis à Mordeck ? » — Saint-Hilaire, accepta, et vint, le cœur, dilaté, épancher son attendrissement dans le cœur désespéré de Lydie. — « Il t’aime, lui dit-il ; que t’importe de quelle façon ? Un souvenir de cet homme rare ne vaut-il pas mieux pour toi que toutes les folies d’un amant ordinaire ?


Mademoiselle de Saint-Hilaire, entièrement revenue de son ancienne présomption, étoit loin de s’attribuer aucune des attentions obligeantes qui, de Valmont à son père, n’étoient qu’une suite du passé. Elle n’en fut pas moins sensible au plaisir de conserver cette voiture, où du moins elle occuperoit de temps en temps la place de celui qu’elle aimoit. Elle insista le plus indifféremment possible sur ce que Valmont, en quittant leur maison, laissât dans la chambre qu’il avoit occupée quelqu’un de ses dessins qu’elle voulait copier. Cette chambre devoit être la sienne ; Valmont y avoit peu à peu transporté ses croquis, ses notes, différentes pièces de vers, quelques livres choisis de sa bibliothèque. Il laissa tout, et dit en partant qu’il constituoit Lydie gardienne de ces petits objets, qui tous lui rappelleroient un cœur vrai, un ami constant. Hélas ! elle n’avoit pas besoin de recourir à ces gages extérieurs. Un souvenir amer, profond, déchirant, l’attendoit dans cet asile du travail et de la souffrance, de l’amour combattu et surmonté. Il lui tardoit de repaître ses yeux de tous les vestiges de cet amant, si passionné quand à peine on l’aimoit ; si desiré, si cher depuis qu’il n’aimoit plus. Il lui tardoit même qu’il fût parti. Il lui sembloit moins dur d’en être séparée par une cause étrangère que par le seul effet de sa volonté ; et quand, après le succès de Valmont, succès dont la passion de Lydie s’accrut encore dans le silence ; quand, après de légers adieux qu’elle s’efforça d’abréger ; quand, après son départ enfin, elle se trouva libre… libre d’entrer en possession de cette chambre, hélas ! consacrée par le plus cruel souvenir ; elle y courut… et l’ange de la méditation la conduisit d’abord au siége et devant le pupître où, chaque jour, elle alloit s’étudier à reproduire les traits de son ami absent. Un examen général, une revue exacte, minutieuse, remplirent délicieusement sa première huitaine. Elle trouva dans les croquis dont on l’avoit laissée maîtresse quelques vues du château et des bosquets de Mordeck. Elle détourna les yeux de ce fatal point du départ, qui fut celui d’où dérivèrent toutes ses infortunes. Elle chercha avidement quelques traces de ses traits… aucune n’étoit restée. Elle découvrit enfin un portrait de Valmont, oublié par mégarde au fond d’un tiroir. C’étoit une miniature précieuse de ressemblance, ouvrage d’un ami de Valmont pendant son premier voyage à Rome. Quinze années de moins le faisoient voir, dans ce portrait, paré des grâces de la première jeunesse, et rien ne plaît à une imagination prévenue comme ce qui flatte sa chimère. Ce portrait, ce trésor, soigneusement caché à tous les yeux, devint le confident et la seule joie de Lydie. Objet de son étude comme de ses caresses, le traitant tour à tour en maître et en amant, s’appliquant sans relâche à en tirer une copie fidèle, ou quittant son ouvrage pour le couvrir de baisers et de larmes, elle passoit les jours et une partie des nuits à cette occupation, la seule que son malaise lui rendît supportable. Une entière réclusion lui devint nécessaire. Elle ne respiroit que dans cette chambre où tout lui parloit de celui que peut-être ne devoit-elle jamais revoir. La marche des courriers avoit été interrompue ; on n’avoit reçu que trois fois de ses nouvelles, et depuis près de cinq mois il avoit quitté la France. Des souvenirs collectifs adressés, en passant, aux deux dames, n’avoient fait qu’affliger Lydie. Est-il rien d’accablant pour un amour exclusif comme d’être confondu avec des affections vulgaires ? Aussi ne cherchoit-elle point Valmont dans sa correspondance d’Italie, mais seulement dans son portrait, dans ses dessins, et surtout dans ses notes, éparses çà et là, et que depuis peu elle avoit rassemblées.

Vint l’anniversaire du jour où Valmont, délirant, l’avoit saisie entre ses bras après l’en avoir repoussée ; et le soir de ce même jour, retirée de bonne heure, comme à son ordinaire, et poursuivant ses recherches favorites, elle trouva, sous un livre caché dans un endroit obscur, une longue pièce de vers entièrement transcrite de la main de Valmont. À la netteté régulière de l’écriture, on voyoit que le poëte avoit savouré lentement le plaisir d’enchaîner à son gré quelques pensées mystérieuses. En effet… (et sans doute Valmont ne savoit pas avoir oublié là ces vers voluptueux), tout ce que la passion, unie à la certitude d’un bonheur prochain, peut inspirer de plus contagieux, se retraçoit dans cette production d’un amour secondé par deux muses brûlantes. À ces transports dont elle fut l’objet, à ces images inconnues…, l’infortunée s’écria, dans le premier accès d’une fièvre nouvelle : — « Ô dieu ! il a guéri… et je ne guérirai pas ! » — Et, se jetant sur la place, sur cette même place où, une fois encore, elle avoit reçu l’embrassement du trop tendre Valmont ; serrant contre son cœur ces vers…, ces vers charmans, sa dernière sentence…, elle baisoit le parquet insensible qu’elle croyoit encore voir arrosé de son sang ; elle se prosternoit devant le lit de douleur où son amant idolâtré avoit souffert, avoit gémi pour elle ; elle appeloit Valmont… elle l’appeloit comme s’il eût pu l’entendre !… et le jour, qui vint la surprendre avant le repos de la nuit, annonça à l’infortunée une longue suite de jours et de nuits sans repos.

Ses esprits, une fois montés sur ce ton, prirent bientôt la teinte ardente et sombre qu’impriment aux cœurs dévorés d’une passion contrainte la solitude et l’application. Sa santé, toujours délicate, ne pouvoit résister à un violent chagrin ; le sien surpassoit de beaucoup ses forces elles succombèrent ; et mademoiselle Miller, éclairée dès long-temps sur les causes de son dépérissement, ne tarda point à découvrir en elle les funestes symptômes de cette maladie si commune en Angleterre, où l’ennui, joint à la douleur, précipite au tombeau la beauté perdue pour l’hymen, malgré le vœu de la nature et tous les regrets de l’amour.

Saint-Hilaire, frappé comme de la foudre à l’idée de perdre sa fille, en écrivit sur-le-champ à Valmont. Sa lettre, aussi vive que ses alarmes, les portoit sans ménagement au cœur de son ami. Dans quel moment lui parvint-elle !… quand Valmont, enivré d’éloges, de fêtes, de succès, tout entier à sa gloire, et enfin subjugué par la douce influence du ciel napolitain, ne résistoit plus qu’avec peine aux attaques sans cesse renouvelées que livroient à ses sens les grâces artificieuses de la charmante Lesbia Marghetti, jeune femme du vieux comte Marghetti, oncle du chevalier, chez qui logeoit Valmont. Lesbia, maîtresse de ses actions par l’absence continuelle du comte, alors plénipotentiaire à Venise ; Lesbia, dissimulée, altière, vindicative, belle entre toutes les belles, ne connoissant de loi que sa volonté, de préjugés que ses convenances, et de guides que ses passions ; Lesbia comptoit déjà plus de fautes que de lustres, et couvroit ses égaremens de tout le faste d’hypocrisie que secondent si bien l’éclat d’une haute fortune et l’autorité d’un grand nom.

Admis en sa présence après six mois de séjour à Rome, où les deux sœurs du chevalier, belles aussi, mais sans art, avoient disputé aux femmes les plus marquantes de la ville l’honneur d’occuper les pinceaux du grand peintre amené par leur frère ; Valmont, encore rempli du souvenir de tant de charmes, et souvent encore poursuivi d’une image plus chère ; Valmont oublia tout en voyant pour la première fois la fraîche, l’éblouissante Lesbia. Ses yeux exercés s’arrêtaient vainement sur chaque trait, sur chaque forme d’un corps céleste, d’un visage accompli ; chaque trait, chaque forme rappeloit, défioit l’examen ; et, sans un peu de perfidie dans le regard ; sans une promptitude un peu trop brusque dans les manières, rien n’eût préservé le repos de Valmont du danger trop réel dont il étoit menacé. La comtesse, prévenue par son neveu, honora l’étranger d’une distinction flatteuse. Sûre de son pouvoir, et se promettant un plaisir nouveau dans cette conquête d’un nouveau genre, elle encourageoit, elle recueilloit avec avidité l’hommage public que lui rendoit Valmont. Valmont, sincère, reconnoissant, enthousiaste du beau, et aussi peut-être enclin, comme tous les poëtes, à s’exagérer une impression pour rajeunir une pensée ; Valmont célébra la comtesse ; et quoique ses chants n’exprimassent que l’admiration, cette admiration étoit si vraie, et ses expressions si touchantes, que Lesbia, satisfaite, enchantée, eut bientôt lieu de craindre que ses secrets desirs ne fussent moins passagers que leur objet. Valmont fit son portrait : quel chef-d’œuvre ! un art sans bornes, une nature parfaite ! tout Naples vint applaudir au talent de Valmont, aux grâces de Lesbia. Comment témoigner ou retenir l’excès de son ravissement ? Comment récompenser cet artiste d’une classe toute particulière ? Quel prix mettre à ce triomphe si doux pour une femme vaine ? Un seul don pouvoit le payer… La comtesse l’offrit, et d’abord ne fut pas entendue. La réputation de vertu qu’elle usurpoit encore, le respect dû à l’hospitalité, ses liens, sa naissance, et les mœurs de Valmont, tout élevoit entre elle et lui une barrière insurmontable. Des passions désordonnées l’auroient franchie ; mais Valmont n’en étoit pas susceptible, et la comtesse, toute séduisante qu’elle étoit, n’avoit ni dans son caractère d’esprit, ni dans celui de sa beauté, le charme sympathique, l’attrait indéfinissable par qui, une fois encore, le cœur de Valmont s’étoit senti entraîner vers Lydie ; et, toutefois, Valmont, qui ne vouloit plus être galant, le redevenoit pour Lesbia. Il n’étoit pourtant que poli, mais de cette politesse animée, fruit d’une imagination vive, et de son penchant naturel pour les femmes. Lesbia vit dans ses soins, dans ses éloges, dans sa retenue, des desirs combattus, un amour réprimé ; et Valmont, dans les prévenances, les agaceries, les regards provoquans de Lesbia, crut seulement reconnoître les soins de la bonté, et ces démonstrations, communes à tous les habitans des contrées méridionales. Ainsi, chacun ne juge que d’après ce qu’il sent ; et quand on croit surprendre le mystère de la pensée d’autrui, on ne fait, en quelque sorte, qu’y réfléchir la sienne. Livrés tous deux à une erreur si contraire, Lesbia et Valmont sembloient être d’intelligence. L’un, pénétré d’un tendre respect, l’autre, poussée d’un fol espoir, se cherchoient, s’attiroient, se rencontroient partout. Cet art d’expliquer sa fantaisie sans dépouiller un reste de pudeur, talent profond, talent chéri de l’ardente Lesbia, et dont Valmont n’avoit pas même l’idée, n’en réveilloit pas moins dans ses sens un trouble et des desirs dont son expérience conçut quelques alarmes. Les fréquens tête-à-tête, les promenades du soir[2], les courses pittoresques dans des lieux consacrés par d’amoureux souvenirs, quelques offrandes au tombeau de Virgile, un repos forcé, de longs banquets, l’usage des parfums, le ciel, les fleurs, les voix mélodieuses : tous ces piéges de l’oisiveté, de l’opulence et du climat, entre-ouverts sous les pas de Valmont, lui causèrent enfin une agitation, un effroi qui furent pour Lesbia le signe de la victoire. — « À quoi tiennent, se disoit Valmont, à quoi tiennent nos résolutions les plus sages ? Maltraité par l’amour, désabusé de ses chimères, sans illusion, sans attachement, sans excuse que l’occasion et la vanité, peu s’en faut que je n’oublie ce que je dois à la comtesse, à l’honneur de sa maison, à mon honneur, plus précieux que le reste !… et j’accusai une femme… une enfant !… et son inconstance auroit pu me coûter la vie !… Quel bonheur toutefois, quel bonheur d’être échappé au mariage ! et quel sort que celui de l’époux absent d’une femme aussi belle que la comtesse Marghetti ! belle, en effet !… charmante !… » — répétoit-il, en jetant les yeux sur les fenêtres de son palais, situé en face de l’hôtel du chevalier. Puis, se reprenant avec réflexion : — « Mais quel feu dans ses discours ! quelle volupté dans son accent, dans ses manières !… Est-elle ainsi avec tout le monde ? Non, sans doute ; bien sûrement non… » — À l’instant où Valmont fit cette remarque, toute sa vertu s’évanouit ; et, dans ce même instant, un message de Lesbia le rappeloit près d’elle. Elle l’attendoit… ; elle étoit seule, sans toilette, sans apprêts, légèrement vêtue, vu l’extrême chaleur. Elle lisoit avec attention. — « Georgina, dit-elle à sa femme de confiance, faites fermer ma porte, et ne songez à m’interrompre que pour cause extraordinaire. Enfin… reprit-elle après un silence, et en faisant signe à Valmont de s’approcher, (Valmont, par ordre de la comtesse, avoit pris place sur le même sopha où elle étoit assise) ; enfin, j’ai trouvé le sujet du tableau qui peut me laisser de vous, de vos talens, un souvenir selon mon cœur… Connoissez-vous, ah ! dites-moi, vous rappelez-vous ce touchant épisode… ? » — Valmont prit en tremblant le livre que Lesbia soutenoit de l’autre main : c’étoit la première partie de la divina Comedia du Dante ; c’étoit l’histoire plaintive de la tendre et coupable Françoise d’Arimino[3]. — « Malheureuse Françoise ! continua-t-elle d’une voix tremblante, ton odieux hymen lioit la mort avec la vie ; et, pour avoir osé doubler ton existence, pour avoir écouté le premier vœu de la nature, tu péris avec ton amant, et tu reçois la peine de ton crime, peut-être même avant de l’avoir consommé ! » — Un dangereux silence suivit cette réflexion. — « Oui, reprit-elle en soupirant ; oui, je veux avoir de votre main ce triste exemple sous les yeux. Je crois que l’égarement de cette infortunée, en opposition avec l’image de son supplice, formeroit un tableau d’un intérêt puissant. Ne le pensez-vous pas comme moi ? dites, Valmont… ne le pensez-vous pas ? » — Et la langueur du regard le plus tendre achevoit de porter le désordre dans toutes les idées de Valmont. — « Je ne pense plus, dit-il enfin hors de lui, je ne peux plus que sentir ; et rien de ce que je sens, rien de ce qu’a retracé votre sublime poëte, rien de ce que vous inspirez, madame, n’est du ressort de la peinture. L’oubli d’une chaste épouse et celui d’une femme sans principes ne diffèrent que par une résistance dont les longues alternative appartiennent à la morale et au passé ; et dans notre art, hélas ! tout est physique et au présent. Nos pinceaux ne parlent que par l’action représentée ; et Françoise, dans les bras de son complice, Françoise, surprise, assassinée par son époux, ne donneroit nulle idée des combats qui précédèrent sa faute, et de l’heureuse punition qui l’attendoit dans les enfers… » — « Heureuse !… dites-vous. » — « Sans doute : lisez, madame.

[4] Quali colombe dal disio chiamate,

Con l’ali alzate e ferme al dolce nido,
Volan per l’aer dal voler portate…
..............
… Que’ duo che’usieme vanne
E paion si al vento esser leggieri.

« Ah Dieu ! dit la comtesse… Et moi qui la plaignois ! » — Valmont chercha dans la suite de sa définition une dernière ressource contre le trouble qui subjuguoit ses sens. — « En transportant la scène où votre poëte l’a placée, reprit-il avec effort, j’essaierois aussi vainement de peindre ce choc[5] des vents contraires ; allégorie si terrible et si vraie du choc des passions qui perdirent Francoise. La poésie dispose des élémens : la nature entière obéit à ses lois descriptives. L’empire de la musique est dans les sensations. Que reste-t-il à la peinture ? la réalité, les images palpables, les seuls objets soumis à la double inspection de la vue et du toucher. » — « N’est-ce donc rien ? demanda la comtesse… » — « Ah, madame !… Et ses lèvres brûlantes effleurèrent le bras d’albâtre qui s’abandonnoît sur le sien. » — « Je vois, dit Lesbia en s’approchant encore, je vois que nous nous entendrons. Ce sujet de tableau peut devenir l’affaire de ma vie. Gardez-vous d’y renoncer ; ne vous défiez pas de vous-même : ce qu’un autre ne sauroit tenter sans audace, doit vous être permis et facile. » — Valmont, respirant à peine, mais encore retenu par une crainte respectueuse ; Valmont promenoit vaguement ses regards sur les charmes demi-voilés qui s’offroient à lui sans défense. — « Je ne sais, reprit Lesbia, je ne sais quel malaise me fatigue et m’enchante : aidez-moi à me soulever… Je veux, s’il est possible, vous faire aimer cette belle et malheureuse Françoise ; je veux vous la montrer telle que je me la figure alors que l’ange[6] pitoyable[7] la dispute un instant à la tourmente éternelle, et la fixe avec son amant sous les yeux attendris du poëte voyageur. Tenez… tenez, Valmont ; ne lui ressemblé-je pas ? » — Lesbia s’étoit placée sous le jour douteux d’une profonde alcôve ; l’élévation de l’estrade développoit la perfection de sa taille ; sa robe diaphane, dégagée de sa ceinture, retomboit drapée mollement sur ses épaules découvertes ; ses longs cheveux d’ébène flottoient, bouclés, sur sa poitrine ; elle baissoit les yeux pour que ses noires paupières fissent mieux ressortir les roses de son teint ; elle montroit à Valmont le livre séducteur par qui devoit leur être révélé le fatal, le tant doux mystère[8]… — « Ô beauté, beauté souveraine ! » s’écria le peintre transporté. Et tout à coup, de l’excès du respect, il eût passé à l’excès contraire, sans la résistance de calcul qu’il rencontra chez la comtesse. Il invoquoit sa pitié si facile ; il expiroit à ses genoux… La voix de Georgina se fit entendre. — « Dieu ! s’écria Valmont rappelé à lui-même ; madame, pardonnez !… Ah, madame ! oubliez… » — Paix donc ! paix donc ! lui répondit Lesbia en souriant ; le tort ne seroit, au contraire, que dans l’imprudence et l’oubli : comptez sur moi, et point d’enfantillage. » — Puis, relevant ses cheveux, fermant sa robe, et se rasseyant avec calme, elle sonna, et Georgina parut. Valmont, encore ému, observoit Lesbia, non sans étonnement. — « Monsieur, dit Georgina, cette lettre, arrivée sous le couvert de l’ambassadeur français, vient d’être apportée par un secrétaire de la légation. » — « Quoi ! dit Lesbia, pour une lettre… » — « Ce secrétaire a exigé que je la remisse à l’instant ; il demande si le prochain courrier remportera la réponse de monsieur. » — « Lisez, dit la comtesse, lisez, je vous en prie. » — Valmont reconnoît l’écriture, décachette, lit, change de couleur, jette un cri d’effroi… — « Eh ! bon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? » demande Lesbia. — Valmont avoit serré sa lettre, pris son chapeau, fléchi un genou devant la comtesse. — « Je pars, je pars dès demain !… Adieu, madame ; plaignez un malheureux que le plus pressant devoir arrache à toutes vos bontés. » — Il alloit sortir ; Lesbia le retint. Georgina écoutoit. — « Partir !… me laisser ! Quelle fuite soudaine, quelle cause si grave… » — « Vous la saurez ; j’aurai l’honneur de vous écrire ; je ne puis m’arrêter davantage : de chaque heure, de chaque instant qui maintenant m’échappe, l’amitié me demande compte. » — « L’amitié !… l’amitié n’est-elle pas ici ? Pouvez-vous quitter Naples sans regret, sans égard ?… Quelques devoirs enfin ne vous y retiennent-ils pas ? » — « Elle se meurt !… » — « Qui elle ? » — « La fille de mon ami, l’épouse de mon choix, que j’aimai vainement, qui aujourd’hui, dit-on, m’aime pour son malheur. Elle a perdu le repos, la santé, tous ses attraits, toutes ses grâces… Je cours… oui, je cours la rendre à son père. » — « Peut-on savoir, reprit froidement la comtesse, peut-on savoir le nom de cette jeune personne ? » — « Ah ! permettez que nulle explication ne prolonge l’absence qui la tue. Recevez mes regrets, ma douleur ; et puissent vos beaux jours n’être jamais troublés que par la douce inquiétude dont j’emporte le souvenir ! » — Le visage de la comtesse prit alors une expression épouvantable. — « Vous partez !… dit-elle, furieuse ; vous me quittez !… vous me quittez pour une autre !… Malheur sur elle et sur vous-même ! » — À ces mots, Georgina sortit. Valmont, confondu, immobile, regardoit la comtesse avec une surprise déjà mêlée d’horreur. — « Homme vain !… homme ingrat ! poursuivit cette femme violente ; t’es-tu flatté de trahir impunément ma confiance et mes vœux ? Penses-tu que je me sois abaissée jusqu’à toi pour servir de jouet à ton indiscrétion, et de trophée à une obscure rivale ?… Ose la rejoindre, ose me sacrifier, ose lui porter un cœur qui me dédaigne… » — Valmont l’interrompit. — « Veuillez vous arrêter, madame ; car je me suis promis de ne point épouser Lydie de Saint-Hilaire, et je sens qu’une menace de plus me feroit fausser mon serment. » — La comtesse, sans répondre, écrivoit sur ses tablettes le nom échappé à Valmont ; une rage sinistre la faisoit frissonner. En fermant ses tablettes, elles tombèrent ; Valmont s’en saisit, déchira ce qu’elle venoit d’écrire, et, les lui rejetant avec mépris : — « Mon action, lui dit-il, ne doit pas vous surprendre. Femme capable d’insulter à l’objet de sa préférence ; femme sans frein dans sa haine comme dans son amour perd tous ses droits à nos respects. » — Et il sortit précipitamment.

Je n’entreprendrai point de décrire ce qu’éprouva en ce moment la comtesse. Les couleurs manquent pour peindre ce qui répugne aux yeux. Les secrets hideux, les noires combinaisons d’un cœur impur, d’une imagination dégradée, seront toujours impénétrables pour quiconque ne cherche que l’honnête et le vrai ; et, grâces au Ciel, tout modèle d’infamie est rarement dans la vérité.

Cependant la comtesse, dont il faut bien nous occuper encore, la comtesse passa toute la nuit à méditer ses projets de vengeance. Pendant ce temps si précieux, Valmont prenoit congé du chevalier, s’entendoit avec ses meilleurs amis de Naples pour que rien ne pût différer son départ, et rentroit enfin chez lui, quand Georgina, qui en sortoit, lui dit : — « Monsieur, écoutez-moi ; voici deux fois que je reviens pour vous donner un avis important ; écoutez-le, Monsieur, et songez à bien vous en souvenir. » — Valmont fit signe à Georgina de le suivre. Georgina révéroit, chérissoit Valmont comme grand peintre et comme bienfaiteur. Cette fille, d’un âge avancé, avoit néanmoins conservé de fort beaux yeux, une tête expressive ; Valmont venoit d’en faire l’étude, et, selon sa coutume, avoit libéralement payé la patience de Georgina. — « Ô Monsieur ! lui dit-elle, dès qu’ils furent seuls ; Monsieur, partez cette nuit même ; gardez-vous de braver ma cruelle maîtresse. Enchaînée à son service, plus encore par crainte que par intérêt, seule au monde, je sais de quoi elle est capable, et je tremblerai pour vous tant qu’une longue distance ne vous aura pas soustrait à son ressentiment. » — Alors Georgina, pour achever d’éclairer Valmont, pour l’aider à se prémunir contre les suites de cette aventure, lui fit l’histoire succincte, mais effrayante, des excès en tout genre auxquels s’étoit déjà portée cette femme si redoutable par ses attraits, ses vices et son pouvoir. Déjà plus d’un amant avoit fait l’épreuve de son inconstance ; mais l’un d’eux, plus léger qu’elle, avoit chèrement payé les larmes d’orgueil qu’il avoit fait répandre. Poursuivi dans ses affections, dans sa fortune, dans sa liberté, il n’avoit échappé que par l’exil à son implacable ennemie, et l’on ne savoit encore à quelle cause attribuer la fin prématurée de sa jeune maîtresse, rivale détestée, et peut-être victime de la jalouse, de l’atroce Lesbia… En cet endroit du récit de Georgina, Valmont l’interrompit, lui imposa silence, exigea son serment de ne jamais le nommer quand elle parleroit de la comtesse, la força d’accepter quelque récompense de son zèle, et, sans attendre davantage, se mit en route à l’entrée de la nuit.

Lesbia, qui enfin s’étoit décidée à le rendre suspect au gouvernement pour le retenir à Naples, et l’y voir aussi malheureux qu’il y avoit été paisible et admiré ; Lesbia fut étrangement surprise d’apprendre, le lendemain matin, que Valmont, dès la veille au soir, avoit passé les portes de la ville, que les ministres s’étoient empressés de favoriser son retour en France, qu’une conduite sans tache lui servoit de rempart contre la prévention ou la haine, et que, de tous les hommes en place près de qui Lesbia songeoit à le calomnier, il n’en étoit pas un dont ses vertus et son génie ne lui eussent fait un protecteur ou un disciple : digne privilége du talent supérieur uni à des dons plus solides, et partage justement envié de ceux à qui toutes les faveurs du sort ne peuvent donner la considération.

Lesbia, contrainte au silence, n’en fut que plus irritée contre l’objet de sa vaine fureur. Sa vengeance eût été discrète, sa rage infructueuse ne le fut pas. Quelques paroles amères décelèrent son dépit. Le chevalier Marghetti, le premier, remarqua l’aigreur, l’agitation extraordinaire de la comtesse. Elle devint insupportable à tout ce qui l’environnoit. Georgina perdit sa confiance. Georgina, craignant pour ses jours, vint chercher un asile dans l’hôtel et sous la sauvegarde du chevalier. D’affreuses confidences dévoilèrent une vie affreuse. Les parens, les amis de la comtesse, son époux, informés de sa conduite, l’abandonnèrent au mépris général. Alors rien n’arrêta la fougue déplorable de ses penchans et de ses habitudes. Essayant de toutes les erreurs, s’abreuvant de tous les excès, effaçant le scandale par l’opprobre, l’opprobre par le crime, et le crime enfin par des sacrifices qui absorbèrent son immense fortune, elle vécut seulement le temps nécessaire pour fournir en entier sa carrière de dépravation, et mourut jeune encore, en horreur à elle-même, et citée, dans les jours d’effroi, par toutes les mères napolitaines dont elle avoit été la gloire et l’idole. Mais, exemple terrible ! rapprochement inévitable !… cette femme odieuse, cette femme, la honte de son sexe, cette Lesbia enfin…, la coquette, l’impudique, la coupable Lesbia avoit commencé comme Lydie !… comme elle, une enfance désœuvrée avoit retardé l’essor de son discernement ; comme elle, de premières légèretés et un caractère absolu avoient annoncé son goût pour le plaisir et la domination ; mais moins heureuse qu’elle, l’objet de son premier amour, homme audacieux, homme profondément corrompu, avoit flétri son âme, y avoit détruit pour jamais les notions du devoir et de l’obéissance : principes de bonheur que la nature enseigne à toutes les femmes, et que toute femme regrette aussitôt que l’abus de son indépendance l’avertit du danger de ce triste avantage.

Valmont, livré aux sombres réflexions que lui suggéroit le parallèle désolant de ces deux femmes, dont l’une arrêtée sur la pente rapide, l’autre abîmée dans le gouffre, et toutes deux formées sur le même modèle, n’avoient surpris ou son cœur ou ses sens que pour lui mieux apprendre tout ce qu’un sage encore sensible peut espérer, peut redouter d’une femme ; Valmont néanmoins ne songeoit qu’avec déchirement aux regrets, aux souffrances de l’innocente Lydie : innocente et se mourant d’amour, de repentir, tandis que lui, Valmont !… Aussi, sans se juger, à cet égard, plus rigoureusement que le commun des hommes, s’éloigna-t-il avec vitesse d’un séjour dont les impressions, fatales à Lydie comme à lui-même, ne le laissoient plus accessible qu’à l’indulgence dont, à son tour, il éprouvoit quelque besoin. Il relisoit à chaque instant le détail des tourmens de cette fille jadis tant aimée. Il couroit nuit et jour, ne s’arrêtoit nulle part, et enfin apporta sa réponse, quand à peine croyoit-on qu’il eût reçu la lettre. Mais quelque diligence qu’il eût faite, le mal qui dévoroit Lydie n’en étoit pas moins parvenu au degré le plus alarmant. Saint-Hilaire, dans la crainte de donner de fausses espérances, n’avoit rien dit de sa lettre à Valmont ; et Lydie, de plus en plus livrée à ses rêveries nocturnes, à ses études solitaires, digérant mal une foible nourriture, et n’accordant à la nature que le repos de l’épuisement, la malheureuse Lydie n’étoit plus que l’ombre d’elle-même. Toujours debout cependant, et s’obstinant à refuser tous les secours d’un art dont ses douleurs eussent encore une fois démontré l’impuissance, elle en imposoit par un maintien tranquille et confiant. Mais ses mouvemens rares et pénibles, ses joues cavées, ses yeux appesantis, son teint surtout… son teint décomposé par un horrible épanchement de bile, faisoient qu’en la voyant, son propre père, son père au désespoir cherchoit la figure brillante qui, dix-huit mois auparavant, avoit porté l’allégresse et l’amour dans tous les lieux où elle apparoissoit. Un jour… il n’étoit que huit heures du matin, Lydie étoit déjà levée, et les deux domestiques venoient de sortir. Saint-Hilaire écrivoit dans sa chambre. Mademoiselle Miller avoit engagé Lydie à venir au moins la voir déjeûner. Lydie, arrivée à l’instant, n’étoit pas encore assise, quand quelqu’un que l’on navoit pas entendu monter, ouvre la première porte de l’appartement. Mademoiselle Miller veut aller voir qui c’est ; Lydie lui fait signe de rester, y va elle-même, ouvre ; la seconde porte ; un homme en habit de voyage lui demande si mademoiselle de Saint-Hilaire… — « Juste ciel ! dit Valmont en la voyant chanceler… » — C’étoit lui, dont la vue chérie, dont l’affreuse méprise causoit à la triste Lydie un tel saisissement de joie et de douleur qu’elle en perdit sur l’heure tout sentiment d’existence. Accouru au cri de Valmont, Saint-Hilaire reçut dans ses bras sa fille inanimée, sa fille, son seul bien, son seul plaisir au monde ! Lui, Valmont, mademoiselle Miller, également troublés, également éperdus, cherchoient sans voir, essayoient sans choix des secours infructueux. — « Rends-la-moi ! disoit Saint-Hilaire à Valmont ; ah ! rends-la-moi, si tu veux que je vive ! » — « Barbare que je suis !…, répondoit Valmont… Ah ! malheureux, malheureux que je suis ! ». — Et cédant à l’effroi, à l’amitié, à la douce amitié qui jamais n’avoit cessé de lui parler en faveur de Lydie, il pressoit sur son cœur, il pressoit sur sa bouche la main froide, la main desséchée de cette fille naguère si heureuse, si charmante, et sur le visage de qui tant d’émotions diverses avoient tracé en caractères de mort le danger des passions extrêmes et le malheur d’une éducation manquée.

Lydie, ranimée par ses caresses, Lydie se réveille, regarde, jette ses deux bras au cou de Valmont, y reste un instant suspendue, et retombe presque aussitôt ; mais ses pleurs abondans, ses pleurs qui contrastoient avec un doux sourire et de plus douces exclamations, annoncèrent que cette crise ne pouvoit qu’être heureuse, puisque l’amour l’avoit causée. — « Elle vivra, se disoit Valmont ; elle vivra, elle connoîtra mon cœur : elle en sera contente, et ces agitations cruelles n’altéreront plus son bonheur et le mien. » — Saint-Hilaire crut entrevoir le sens de ce discours… Mademoiselle Miller n’osa s’y arrêter.

Lydie reprit enfin la voix, la connoissance entière. — « Est-il possible, disoit-elle à Valmont ; est-il possible que vous ne me haïssiez pas ! » — « Je ne reviens que pour vous, je ne vous quitte plus ; que votre seule guérison vous occupe, et songez à aimer la vie, si vous avez quelque amitié pour moi. » — « De l’amitié !… » — Ses yeux dirent le reste. Un long sommeil, des songes paisibles reposèrent enfin son imagination. Sa santé toutefois ne put de sitôt se rétablir. La présence de Valmont, un régime suivi, les attentions continuelles de son père et de son amie, ne combattirent qu’imparfaitement un mal dont la racine étoit dans le cœur. Le sang, les humeurs reprirent l’équilibre ordinaire ; une blancheur de lis remplaça la teinte hideuse qui avoit déguisé le charmé de ses traits ; mais la fraîcheur, mais l’embonpoint, mais l’enjouement qui attestent des sens calmés, une joie sans mélange ; rien de tout cela ne reparut ; rien ne put se sauver de l’orage qui avoit submergé sa jeunesse. Valmont et Saint-Hilaire se persuadèrent d’abord que l’exercice et la dissipation suffiroient pour effacer entièrement ces dernières traces de langueur. Dans cette vue, Valmont chercha quelques maisons choisies dont on pût lui former une société douce, en attendant que la saison fût assez avancée pour la conduire à la campagne. Mais avant de la présenter à ses amis particuliers, il demanda à Saint-Hilaire si ce plaisir dont leur liaison lui faisoit un devoir, n’entraîneroit aucune conséquence nuisible à de nouveaux projets d’établissement pour Lydie. Saint-Hilaire, douloureusement surpris, répondit sans hésiter : — « Ce scrupule m’éclaire et fixe à jamais le destin de ma fille ; mais son cœur la punit assez d’une faute irréparable, sans que j’ajoute à ses regrets le tourment de la contrainte. Il ne lui reste que votre amitié ; qu’au moins elle en jouisse, et que du reste un monde désœuvré dise et pense d’elle ce qu’il voudra : peu lui importe ses arrêts, puisqu’elle ne vivra plus pour lui. » — « Je dois me justifier, répliqua Valmont : peut-être vous semble-t-il peu naturel… » — « Gardez, interrompit Saint-Hilaire, gardez pour Lydie une explication dont je n’ai pas besoin. Il me suffit d’être prévenu ; votre raison ne peut vous égarer : puisse-t-elle aider ma fille à recouvrer enfin la sienne !… » — « N’en doutez pas, reprit Valmont ; mon amitié pour elle sera si tendre et si exclusive, qu’elle craindra de perdre au change. Elle sentira que dans sa situation et la mienne, un pacte avec l’hymen seroit celui d’un éternel malheur ; que l’importun souvenir du passé, le doute continuel du présent ne cesseroient d’empoisonner nos jours. Quand la discorde a devancé le mariage, il est rare que la paix le suive : celle de ma vie actuelle seroit à jamais troublée par cet état de défiance réciproque : je ne peux plus aimer assez pour en supporter les ennuis, et ma rupture avec Lydie a dégagé mon cœur de tout lien sérieux. »

Valmont auroit pu ajouter que l’amour, une fois éteint, ne se rallume pour l’objet dont il fut dédaigné, qu’à l’aide de quelques nouveaux desirs ; que, de long-temps, Lydie ne les rappelleroit sur ses traces, et que l’empire de la beauté, si contesté par la sagesse, n’en est pas moins le premier des empires aux yeux des sages, et surtout des artistes. Cette pensée, mêlée confusément avec de plus sévères, se contenta de leur prêter des forces, sans oser avouer les siennes. Valmont en eût rougi, se la fût reprochée ; qui sait même jusqu’où auroit pu le porter un remords généreux ?… au lieu que, dans la sécurité profonde où l’entretenoit le témoignage de son mépris pour Lesbia, nul recours ne restoit ni à la conscience, ni à l’amour. Aussi mademoiselle Miller renonça-t-elle cette fois à tout espoir de le ramener, et crut-elle devoir se concerter avec Saint-Hilaire pour arracher du cœur de Lydie le dernier germe d’illusion qui peut-être y fermentoit encore à son insu.

Il y a, nous a-t-on dit depuis long-temps, il y a entre homme et femme qui s’aiment un idiome étranger à ceux qui n’aiment pas. Ce même idiome redevient inintelligible pour celui des deux qui n’aime plus. Alors toute harmonie cesse entre les cœurs les mieux assortis par la nature ; alors, d’un seul côté, restent les vœux secrets, les vains désirs et les continuelles alarmes ; alors deux personnes qui s’aiment encore, quoique chacune d’une manière différente, s’étonnent de ne plus s’entendre, et cherchent vainement la cause de la gêne et du vide qui désenchantent leurs entretiens. Et c’est surtout, hélas ! c’est du côté du plus fidèle que viennent les inégalités d’humeur les plus fréquentes et les moins aimables. Toujours trop près de parler comme il sent, il perd en froides réticences les derniers momens accordés à des explications dont il redoute l’issue, ou ne parle que pour exhaler sous d’autres formes son mécontentement secret et sa constance infructueuse. L’amitié l’excuse, parce qu’elle ne peut plus être ni inquiète, ni affligée de ces froideurs apparentes : le plus souvent elle ne s’en aperçoit pas ; et cette indulgence passive, plus cruelle mille fois que l’injure et la menace, achève d’anéantir le malheureux que l’on méprise sans y songer, et qui succombe à un mal dont il ne peut se plaindre. Eh ! que doit-ce être quand une femme, une femme timide éprouve ce tourment, le plus cruel pour un cœur tendre ! Attirée par l’habitude vers celui qu’elle n’a ni la force ni le droit de haïr, repoussée par les caresses mêmes dont se berceroit son amour s’il pouvoit être sûr que l’amour les lui adressât, toujours en garde contre la séduction des souvenirs, contre celle de l’amitié, et contre les dédains de l’indifférence, elle passe successivement du desir à la honte, et du bonheur au désespoir, sans que jamais un mouvement de colère puisse la délasser de la fatigue d’aimer seule. Lydie ne s’aveugloit que le moins possible ; cependant elle s’aveugloit encore ; et, dans ces rares instans, comme tout se ranimoit, comme tout s’embellissoit pour elle !

Un soir, son père et Valmont la voyant plus gaie et mieux portante, Valmont insista pour lui faire entendre un fort beau concert que l’on donnoit le soir même chez une de ses parentes. Lydie objecta la fatigue, la contrainte d’une société trop nombreuse, et aussi le danger des rencontres. — « Ne craignez rien, lui dit Valmont, M. et madame B*** m’ont communiqué leur liste, et dans tout cela je n’ai rien vu qui vous doive alarmer : d’ailleurs, ne serons-nous pas avec vous ? » — Lydie, charmée à ce peu de mots, fit sur-le-champ une courte toilette, et, pour la première fois depuis près de deux ans, éprouva une joie réelle à retourner dans le monde, et surtout à y retourner conduite par Valmont. Ils arrivèrent de bonne heure. La maîtresse de la maison reçut mademoiselle de Saint-Hilaire avec l’intérêt le plus doux, la fit asseoir entre elle et mademoiselle Miller, et bientôt la mit au courant du cercle où elle se trouvoit placée. — « Peut-être, ajouta-t-elle, aurons-nous ce soir un peu plus de monde que je n’en attendois. Mon fils aîné m’a tourmentée pour amener quelques jeunes gens ; mais on peut, pour le choix, s’en rapporter à sa prudence. » — Madame B***, excellente femme d’ailleurs, avoit pour monsieur son fils une considération tant soit peu usurpée. Tandis qu’elle en faisoit l’éloge, et que tout se préparoit dans la salle du concert, les siéges, les fauteuils se garnissoient peu à peu. Vint un instant où l’on cessa d’entrer, et où il régna au salon ce silence d’étiquette, précurseur ordinaire des plaisirs d’apparat. Tout à coup le domestique revient, et, d’un air plus riant, d’un ton plus élevé, annonce : Messieurs et madame de Bellegarde !… Une femme jeune, belle, et d’une taille élégante, s’avance légèrement, suivie de son mari et de son beau-père. Mais tandis que madame B***, surprise et ravie de la voir, la serre dans ses bras, et l’accable d’une foule de questions, Valmont, avec une présence d’esprit admirable, Valmont s’élance vers les deux Bellegarde, et les arrêtant de son côté : — « Saint-Hilaire est ici ; vous allez voir sa fille ; elle n’est pas mariée, elle est ruinée, elle est malade ; au nom du ciel, ne la chagrinez pas !… » — Bellegarde père, le premier, après avoir salué madame B***, vint baiser la main de Lydie, et s’informa de sa santé. Alphonse lui présenta sa femme… Alphonse plus peiné, plus confondu que Lydie elle-même de l’état de déchéance où il la retrouvoit ! heureusement pour Lydie que madame B***, curieuse comme toutes les femmes contentes de leur sort, s’empara bien vite de madame de Bellegarde, et ne lui laissa pas de repos que celle-ci ne lui eût raconté l’histoire de son voyage, de son mariage, etc. Cette histoire étoit des plus simples. « MM. de Bellegarde, arrivés à Calcutta l’année d’auparavant, s’y étoient liés presque aussitôt avec sa famille. Elle n’avoit pu apprendre sans attendrissement de quel prix cruel une jeune Française, dont elle ignoroit le nom, avoit payé l’amour de son Alphonse. Elle s’étoit attachée à lui dès cet instant, et, à force de petits stratagèmes suggérés par sa mère, étoit parvenue à le consoler d’une ingrate, à lui faire partager sa tendresse, et enfin à devenir sa femme : ce dont elle espéroit qu’il n’étoit point fâché. Depuis huit jours seulement ils étoient à Paris, et dans deux mois ils repartoient pour l’Inde, où tout la rappeloit, puisque c’étoit là qu’Alphonse l’avoit choisie. » En achevant ce discours, ses jolis yeux se levèrent sur son mari, comme pour s’assurer encore de son bonheur. Lydie n’en fut point envieuse. Le juste sentiment de sa faute, sentiment adouci par celui qui, de plus en plus, l’enchaînoit à Valmont, la fit se féliciter d’une rencontre qui soulageoit son cœur d’un bien cuisant reproche. Elle adressa à monsieur de Bellegarde père quelques mots pleins d’une noble humilité, s’excusa envers le fils avec autant d’esprit que de grâce, et, appelant Valmont à son secours : — « Il est écrit, lui dit-elle en souriant, que je ne saurois, sans vous, venir à bout de rien, aidez-moi donc à persuader M. de Bellegarde que je suis changée de caractère comme de figure. » — « Oublions tout, hors vos bontés présentes, lui dit Alphonse en se penchant sur son fauteuil, et permettez qu’Alphonse de Bellegarde se compte pour toujours au rang de vos amis. » — « Elle en a, dit Valmont avec feu, elle en conservera ; et quant à moi, moi qui vous parle, cher Alphonse, mon dernier battement de cœur sera pour elle. » — Alphonse alors, baissant la voix, parut adresser à Valmont quelques questions auxquelles ce dernier répondit aussi à voix basse. Lydie distingua encore ce mot d’amitié qui neutralisoit trop souvent des expressions assez passionnées pour interpréter l’amour le plus tendre… Un dialogue plus inquiétant l’attendoit dans la salle de concert.

Il étoit commencé, et Lydie, éloignée de Valmont, éloignée de son père seulement de quelques pas, entourée de femmes respectables, qui toutes la combloient d’égards, se livroit avec charme au plaisir d’entendre de fort bonne musique parfaitement exécutée, quand un bourdonnement extraordinaire suspendit l’attention, et fit tourner du côté de la porte les yeux distraits de quelques auditeurs. C’étoit le fils de la maison qui, à la tête d’un essaim d’étourdis, plus turbulens, plus importans les uns que les autres, arrivoient sans façon à dix heures, encore tout échauffés d’un dîner chez Naudet. Ces Messieurs, après avoir dérangé tout le monde, donnèrent le signal du silence de manière à le rompre encore, et ne cessèrent de chuchoter pendant les andante, les solo les plus attachans. Impatientée enfin de leur babil, Lydie se hasarde de regarder l’un d’eux, qui, debout près d’elle avec un second, cabaloit de telle sorte qu’il étoit impossible d’entendre le concert. Elle le regarda, reconnut Adhémar, et recueillit aussitôt ces paroles insultantes : — « Connois-tu ça ? » (C’est Adhémar qui commençoit.) — « Oui, c’est la petite Saint-Hilaire. » — « Qui… ce spectre ? » — « Oui vraiment. » — « Ah bon Dieu ! comme elle est passée ! » — « Eh mais… ne vous étiez-vous pas arrangés à la campagne ? » — « Chut, chut ! on ne convient pas de ces choses-là. » — « Allons donc ! et Préval qui lui a été soufflé par madame de Melcour ; et Valmont qui n’en veut plus ; et Alphonse… etc. etc. » — Lydie se sentoit défaillir… Mademoiselle Miller lui fit remarquer Valmont, qui, masqué par une colonne, avoit dû entendre tout ce qui venoit de se dire. Le concert finissoit ; l’insolent Adhémar, qui, par ton, jouoit la vue basse, n’avoit pas pris la peine de lorgner d’assez près les hommes qui accompagnoient Lydie, et continuoit, tout en rejoignant ses dignes amis, de s’exhaler en plaisanteries offensantes et sur Valmont et sur Alphonse. — « Juste ciel ! dit tout bas ce dernier à Valmont, pourquoi faut-il que je sois marié ! » — « Mais je ne le suis pas moi, répondit Valmont. » — Bellegarde père lui serra la main. — « Un mot, messieurs, dit-il aux deux causeurs. » — Et il les entraîna dans l’antichambre, où Valmont les suivit aussitôt. À l’aspect de Valmont, qu’un changement de costume l’avoit empêché de reconnoître, à la vue inopinée de Bellegarde, de cet officier si recommandable par sa valeur et son expérience, M. de Mulsan, un peu déconcerté, voulut tenter la voie des explications. — « Eh non, eh non ! bel Adhémar, dit le capitaine en secouant la tête ; ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons à démêler ensemble. Mais vous me connoissez, je ne suis point méchant ; quelque trace visible, et tout sera fini : votre adresse, voyons. Ces messieurs refusèrent leur adresse, mais donnèrent parole pour le lendemain matin : ils se retirèrent suffisamment intrigués de l’aventure.

Lydie, durant ce court intervalle, Lydie, à demi-morte de douleur et d’effroi, s’étoit réfugiée dans un arrière-salon, où son père et Alphonse essayoient vainement de calmer ses angoisses. — « Ah ! laissez-moi, disoit-elle à Alphonse ; je ne suis née que pour la honte, que pour la perte de tout ce qui m’aima, de tout ce que j’aime. Étoit-ce à M. de Valmont, étoit-ce à M. de Bellegarde de me défendre, de s’exposer… » — « Nous exposer ? répondit Bellegarde qui revenoit ; oh ! je vous jure que s’il y a une goutte de sang répandue ce ne sera pas de notre côté… Mais, taisons-nous, rentrons : il ne faut pas que ceci transpire. Alphonse s’empressa de retourner auprès de sa femme, et Bellegarde et Valmont reparurent et restèrent une demi-heure. Mais Saint-Hilaire emmena sa fille, qui, sous prétexte de santé, pouvoit se dispenser de veiller plus long-temps.

Lydie rentra chez elle, effrayée de son avenir. Cette longue punition des imprudences qu’elle croyoit expiées ; cet outrage public qui, même dans la bouche de deux hommes sans mœurs, pouvoit être l’écho de l’opinion générale ; le dévouement trop désintéressé du généreux, de l’inflexible Valmont ; cette affreuse nécessité de ne pouvoir racheter sa première faute qu’aux dépens du repos, peut-être de la vie de celui pour qui elle eût mille fois donné la sienne, portèrent dans tous ses sens l’abattement et la consternation. — « Que fais-tu, malheureuse !… ah ! que fais-tu au monde ? se dit-elle avec désespoir ; sans beauté, sans fortune, sans considération, et bientôt sans appui !… »

Valmont vint l’arracher à ces idées lugubres ; il paroissoit content, et tenoit à la main un acte notarié : — « Que vois-je ! dit-il en l’abordant ; nous feriez-vous l’injure d’éprouver quelques craintes ? Bellegarde a tout prévu. En se chargeant de corriger Adhémar, il me ravit l’honneur du danger. Mon partner, qui déjà se meurt de peur, m’a proposé le pistolet ; et tant pis pour lui, car je vise fort bien… assez bien, reprit-il en voyant l’horreur de Lydie, pour vous répondre de ne pas lui faire grand mal. Cependant, comme il se pourrait que l’entretien fût plus sérieux que nous ne l’imaginons, il est bon de se mettre en règle ; et voici, ajouta-t-il en présentant une plume à Lydie, voici un papier sur lequel il faut qu’à tout hasard vous apposiez, ainsi que Saint-Hilaire, votre paraphe et votre signature. » — « Quoi !… sans lire ? » observa Lydie, frappée d’une émotion nouvelle. — « Sans lire, reprit-il gaîment : refuserez-vous cette marque d’estime au plus fidèle de vos amis ? » — Lydie s’empressa de signer. Un nuage de pleurs obscurcissoit sa vue. L’amour, la terreur, une espérance confuse… Saint-Hilaire lui-même ne fut pas maître de rejeter quelques idées extraordinaires. — « Valmont, disoit-il en signant, Valmont, vous le voulez… De quoi m’inquiéterois-je ? ne disposez-vous pas du père et de la fille ? » — Lydie le regardoit, regardoit mademoiselle Miller. — « Tenez, mon amie, lui dit Valmont, en lui remettant l’acte soigneusement enveloppé ; gardez ce paquet jusqu’à ce que je vous le redemande. Le cœur me dit que nous le décacheterons ensemble. Si pourtant, le ciel en ordonnoit autrement ; je me flatte que vous n’affligeriez pas ma mémoire au point de protester contre votre signature. Adieu, chère Lydie ; bonsoir donc, Saint-Hilaire… ; bonsoir, mademoiselle. » Il les embrassoit avec solennité ; puis, se riant de sa propre émotion : — « Nous sommes fous, dit-il en les quittant ; ce ne sera qu’une plaisanterie ; et la preuve, c’est que demain je viendrai vous chercher pour me conduire au lieu du combat. » — « Ah ! oui, oui, n’y manquez pas, dirent-ils tous ensemble. » Et tous ensemble ils le reconduisirent jusqu’à sa voiture ; ils remontèrent, et se séparèrent sans s’être communiqué leurs secrètes appréhensions.

Mais chacun d’eux, seul avec sa pensée, l’éleva insensiblement vers celui qui soulage, prévient ou répare tous les malheurs. On ne sauroit disconvenir que ce rapport direct, établi par l’infortune entre Dieu et les âmes tendres, ne soit l’égide la plus puissante que la nature ait accordée à la foiblesse. De l’instant où le malheureux s’agenouille, de l’instant qu’il prie et qu’il croit, un doux espoir lui sourit, et la Providence l’accueille ; le repos suspend ses douleurs ; du sommeil qui le rafraîchit, il passe à la réflexion qui l’éclaire ; il est plus fort, par cela seul qu’il est plus confiant, et, si l’événement doit tromper son attente, la pieuse résignation qui d’abord l’y avoit préparé, lui laisse des forces pour le soutenir, et un recours pour espérer encore. Lydie, son père et leur vieille amie firent tous trois l’épreuve de cette vérité consolante. Jamais nuit ne fut plus paisible que celle qui précéda le jour le plus inquiétant. Levés avant six heures, et tous trois se félicitant de la sérénité empreinte sur leurs visages, ils reçurent Valmont précisément de l’air dont il les venoit chercher : avec le calme de la raison et la conscience d’une excellente cause. Cependant, à mesure que la voiture avançoit vers la Porte-Maillot, Lydie cessoit de prendre part à la conversation. Peu à peu chacun se recueillit en soi-même ; et, arrivés à l’entrée du bois, Valmont, en leur disant de l’attendre, rompit un silence qui déjà duroit depuis quelques minutes. Comme il descendoit de voiture, Alphonse et son père arrivoient à cheval. — « Des femmes ici ! dit d’abord Bellegarde… Eh bien ! tant mieux, reprit-il en riant ; leur voisinage nous portera bonheur, et elles en seront moins long-temps inquiètes. Mais dépêchons, j’aperçois ces messieurs. » — Adhémar en effet arrivoit par une autre route au rendez-vous prescrit. Son second le suivoit ; ils n’avoient qu’un témoin. Bellegarde dit à Alphonse : — « Restez avec ces dames ; Saint-Hilaire, comme témoin, est plus recevable que vous. » ― Saint-Hilaire descendit. Alphonse prit sa place. Les domestiques, les chevaux restèrent auprès de la voiture ; les trois hommes s’enfoncèrent dans le bois… La situation de Lydie n’eût pas été supportable un quart-d’heure… Heureusement que Bellegarde qui, à tous les titres, devoit régler le combat, abrégea les saluts, se hâta de mesurer le terrain, et faisant signe aux témoins de donner le signal : — « Ne craignez rien, monsieur, dit-il au lâche efféminé que trahissoit sa mortelle pâleur ; … c’est à Valmont de commencer ; mais il touche où il veut, et ne veut pas vous tuer. » — Les témoins avertirent… Valmont, d’une main sûre, démonta le poignet de son adversaire. ― « À merveille, dit Bellegarde ; en voilà déjà un hors de combat. Voyons maintenant, monsieur, dit-il à Adhémar : et permis à vous de vous amuser. » — Tandis qu’en se jouant il préludoit à la plus terrible leçon que pût recevoir un fat épris de sa figure, Lydie, à qui l’on venoit de dire que le premier coup devoit être tiré par Valmont, étoit déjà sortie de la stupeur où l’avoit jetée l’attente du second. ― « Le péril est passé ! s’écria Alphonse ; j’entends le cliquetis, on a fini au pistolet, et je suis bien tranquille pour mon père. » ― Et tout en disant qu’il étoit tranquille, un horrible battement de cœur entrecoupoit ses mots et sa respiration. — « Permettez vous ? dit-il enfin… » ― Et, s’élançant hors de la voiture, il accouroit vers le lieu du combat. Soit qu’en l’apercevant, Adhémar perdît le peu de sang-froid qui lui restât, soit que son instant fût venu sans autre cause, la pointe du fer, dirigée au visage et trop foiblement relevée, s’arrêta sous le front, et le priva d’un œil. Il tomba !… ― « J’en suis fâché, dit Bellegarde ; mon dessein n’étoit pas de vous marquer si gravement ; au surplus, je suis encore en France pour deux mois, et si vous exigez… » ― « Recevez mes excuses, monsieur, dit Adhémar. » ― Bellegarde, attendri, l’aida à se relever. Alphonse, l’aimable Alphonse, avoit peine à retenir ses larmes. Valmont, retourné à la voiture, la renvoya à vide pour le service des deux blessés. ― « Sans adieu, jeunes gens, leur dit Bellegarde ; je souhaite me retrouver un jour à portée de vous être utile ; mais, par égard pour vos familles, n’attachez donc pas tant de prix aux agrémens extérieurs ; ne consumez pas en actions ou en paroles scandaleuses les plus belles années de la vie ; soyez hommes enfin, et respectez les femmes. » — Il revint vers Lydie, la serra dans ses bras, puis la remettant dans ceux de son père et de Valmont : — « Vous êtes bien là, lui dit-il, n’en sortez jamais, et souvenez-vous avec plaisir de celui que j’ai eu à vous venger : allons, mon fils. » — Ils remontèrent à cheval, et partirent comme l’éclair pour aller rassurer madame de Bellegarde qui pouvoit être inquiète de leur absence. Lydie, en les regardant aller, en recevant leurs adieux, ne pouvoit croire encore que ce fussent là ces deux mêmes hommes dont elle avoit tant appréhendé le retour. Mais à qui étoit-elle redevable de leurs égards, de leur secours, de tout l’honneur, de tout le repos de cette matinée ? Sur qui ses yeux reconnoissans osoient-ils à peine s’arrêter ? sur quel bras toujours protecteur son bras tremblant s’appuyoit-il avec ivresse ? Écoutant en silence le détail de l’action dont Valmont rendoit compte à mademoiselle Miller ; serrant de temps à autre le bras de son père, heureux enfin de la voir à couvert de l’insulte, elle marchoit lentement sur la fine pelouse, et sembloit respirer, avec l’air embaumé du bois, un nouveau sort et une nouvelle vie. On entra dans l’auberge où les gens avoient ordre de ramener la voiture. Valmont demanda à déjeûner. Lydie ne pouvoit manger. — « Prenons, prenons des forces, dit-il en la servant ; nous avons encore vingt lieues à faire aujourd’hui. » — « Vingt lieues ! » — « Oui vraiment ; puis demain une trentaine, puis… » — Et il déjeûnoit avec un appétit extraordinaire. — « Mais, mon ami… » — « Mais, M. de Valmont… » — « Mais, mais, mademoiselle, vous êtes pour l’instant sous ma puissance immédiate ; votre père ma permis de disposer de son consentement. Je viens de me battre pour vous ; j’ai votre signature : le moyen de me résister ? Allons, allons, déjeûnons, et point de délais. » — « M. de Valmont, dit mademoiselle Miller confondue de tant de gaîté, permettez-moi de vous représenter que deux femmes ne sauroient ainsi se mettre en route… » — « Quinze jours d’absence, deux femmes raisonnables, faut-il donc tant d’apprêts ? » — « Non, non, se hâta de répondre Lydie ; en moins d’une heure, pour moi, j’aurai fini. » — « Vous n’aurez pas cette peine, lui dit Valmont d’un ton prévenant ; mon domestique vient d’avertir Augustine : vous allez trouver presque tout disposé. » — « Et vous, dit Saint-Hilaire, rien ne vous retient donc ? » — « Absolument rien : un seul objet m’occupe ; qu’il soit rempli, je suis content. » ― La voiture revint. De douces réflexions, un mélange touchant de sensibilité et de philosophie animèrent une conversation dont l’estime profonde, l’amour timide et la tendre amitié faisoient les frais. On descendit chez Saint-Hilaire. Augustine, en effet, avoit été avertie : on la trouva dans toute l’activité d’un départ imprévu. Tandis qu’elle fermoit ses cartons, ses paquets, Valmont courut chez lui donner ses derniers ordres. Lydie ne pouvoit le quitter. Le vague délicieux où flottoit sa pensée avoit rouvert son âme à toutes les illusions du bonheur. Sa joie n’osoit pourtant encore se manifester ouvertement ; mais ses tendres exclamations, mais ses caresses répétées à son père, à sa vieille amie, à Augustine, à tout le monde, divulguoient assez l’espérance dont elle embrassoit la chimère. — « Mon enfant, disoit mademoiselle Miller, retenez, croyez-moi, votre imagination ; elle iroit, je le gage, elle iroit encore plus loin que l’apparence. » — Valmont revint. Son domestique amenoit des chevaux de poste. Tandis qu’on attachoit les malles : — « Mon acte, s’il vous plaît, demanda-t-il à Lydie. » — Elle apporta l’écrit mystérieux, le lui remit avec des yeux si interrogatifs ! — « Ô Dieu ! je te rends grâce, dit Valmont en le reprenant ; je ne mourrai pas sans avoir joui d’un moment de bonheur. »

Tous quatre remontèrent dans la voiture. Une chaise de suite reçut Augustine et le domestique de Valmont. Celui de Saint-Hilaire restoit à Paris pour l’envoi des lettres. — « Où faudra-t-il les adresser, messieurs ? demanda-t-il. » — « On te l’écrira, répondit Valmont ; puis, se tournant vers les postillons : Pas-de-Calais, droit à Boulogne. » — « Eh quoi ! dit Saint-Hilaire, nous menez-vous à Londres ? » — « Pourquoi pas ? Lydie craint-elle la mer ? » — « Je ne crains rien avec vous. » — « Vous avez raison. Mais, pour cette fois, nous ne quitterons pas le continent ; et si la route vous fatigue, nous pourrons arrêter à l’une de vos fermes. » ― « J’y pensois, dit Saint-Hilaire ; le détour est peu de chose. » — « Nous verrons, dit Valmont, nous verrons à Arras. » — Et, se livrant à sa vivacité naturelle, attirant l’attention de Lydie sur les objets ou simples ou grotesques que le hasard présentoit à sa vue, et auxquels sa façon de les envisager donnoit une physionomie toute particulière, l’occupant, l’amusant par une foule d’anecdotes, de traits, de mots heureux, il prouva encore une fois que l’esprit ne domine que dans l’entière liberté du cœur, et que jamais amant n’est plus aimable que lorsqu’il s’inquiète le moins d’être aimé. Deux journées se passèrent comme deux instans. On arrêtoit de bonne heure, on repartoit un peu tard pour ménager Lydie. Le matin du troisième jour (on étoit à trois lieues d’Arras ; là un chemin de traverse conduisoit à Mordeck), Valmont fit dire que les dames pouvoient reposer à leur aise, parce qu’il y avoit quelque chose à raccommoder à la voiture. À neuf heures, Augustine vint leur présenter des robes fraîches. — « À quoi bon ? dit mademoiselle Miller ; ne continuons-nous pas vers Boulogne ? » — « Non, madame ; M. de Valmont dit que, pour aujourd’hui, il n’y a que cinq lieues de marche ; et son domestique est parti en avant. » — « Dans la chaise ? » — « Non, à cheval. » — « Quelle route a-t-il prise ? » — « Celle-ci. » — Lydie ne connoissoit pas cette route ; Saint-Hilaire, distrait par Valmont, ne se la rappeloit pas : mademoiselle Miller se tut. On s’habilla, on déjeûna, on repartit. Valmont baissa les stores à cause du soleil qui incommodoit les voyageuses. La joie pétilloit dans ses yeux ; mais ceux de mademoiselle Miller de temps en temps se mouilloient de larmes, surtout quand ils s’attachoient sur Lydie. — « Qu’avez-vous, chère amie ? lui demanda enfin Saint-Hilaire ; à quel secret êtes-vous initiée ? » — « Ah, Valmont ! s’écria Lydie, n’abrégerez-vous pas cette dernière épreuve ? » — Valmont, effrayé pour elle du sens qu’elle paroissoit attacher à sa question, n’y répondit qu’en donnant un coup-d’œil à travers le store de devant. — « Nous y voilà !… ô mes amis ! c’est à vous maintenant de me pardonner l’espèce de trahison que je vous ai faite. » — « Que veut-il dire ? » — « Où allons-nous donc ? » — Tout le monde regarda. — « Mordeck !… ô ciel ! Mordeck ! Valmont, expliquez-nous… » — « Oui, mes amis, vous retournez à Mordeck ; nous allons chez moi, ou plutôt chez vous : car Mordeck m’appartient, et vous en avez accepté la donation. » — Lydie s’étoit jetée dans les bras de mademoiselle Miller pour y cacher sa confusion, son trouble. — « Vous n’avez pas pu croire, dit gravement Saint-Hilaire, que je consentisse volontairement… » — « C’est parce que je n’ai pas osé le croire, interrompit Valmont, que j’ai surpris votre signature, et qu’en ce moment même je force votre consentement par des précautions que vous ne pourriez démentir sans esclandre. Rassurez-vous, rassurez votre fille. Aucun de vos serviteurs de Mordeck n’a cru changer de maître en recevant de moi des ordres qu’ils savoient être dans vos goûts et dans vos intentions. Ils ont pensé que je n’avois fait acheter la terre que de convention particulière avec vous. J’ai emprunté pour cet achat, certain que vous me rembourseriez jusqu’à la moindre de mes avances. J’ai tout repris ; j’ai rendu de mon côté. Mordeck est rétabli, et plus joli qu’auparavant, quoique peut-être un peu plus bourgeois ; les retranchemens que j’y ai faits en ont payé les réparations. Il vous attend, il est à vous ; et cet acte, ajoute-t-il en le décachetant, cet acte en bonne forme vous en assuroit la propriété, si je fusse mort avant-hier : serai-je donc moins heureux de mon vivant ? » — « Ah dieu ! dieu ! s’écria Lydie… » — « Encore une fois, mon ami, reprit Saint-Hilaire, je ne souffrirai pas que cette donation… » — « Elle est faite, elle est acceptée, les habitans de Mordeck sont prévenus que vous allez rentrer en jouissance… Et tenez, tenez, les voyez-vous ? les entendez-vous ? » — On distinguoit effectivement le son d’un fifre, d’un tambour, et l’on voyoit flotter derrière une colline qui restoit à franchir pour être en plein aspect de Mordeck ; on voyoit, dis-je, flotter les banderoles, et se dessiner les bouquets que les filles et les domestiques du fermier avoient attachés au bout des fourches et des houlettes. Valmont fit signe au postillon d’arrêter. — « Descendons, dit-il à Saint-Hilaire ; vous en recevrez mieux l’hommage qu’on vous adresse. » — Il vouloit en même temps arracher Lydie aux impressions mélancoliques dont elle paroissoit assiégée. — « Les voilà, les voilà ! s’écrièrent ces bonnes gens. » — Et le fermier et ses enfans, accueillis par Lydie et son père comme s’ils eussent été de la famille, exprimoient leur attachement avec cette naïveté grossière, mais touchante, qui étonne, qui fatigue, qui plaît tout à la fois. — « Bon Dieu ! se disoient-ils, se répétoient-ils en pleurant ; bon dieu ! que j’ons donc souffert pendant ce vilain procès ! queu dommage c’eût été de ne pas revoir nos seigneurs légitimes ! et comme ce mauvais air de Paris a donc changé not’ demoiselle ! mais patience, patience, celui de Mordeck ranimera ses couleurs. Venez, mam’zelle, venez, ne vous en allez plus. Madame vot’ tante n’étoit guère plus âgée que vous quand elle vint s’établir dans sa terre. Vous nous aimerez comme elle, je vous le rendrons tout comme, et vous verrez que tout ira bien. » — Et le fifre de recommencer, et la bande joyeuse de chanter, de battre des mains, de crier à tue-tête : « Vive mademoiselle Lydie de Mordeck ! vive M. de Saint-Hilaire ! » — Leur gaîté, leur empressement firent un instant diversion aux pensées tumultueuses, dont le combat renaissant déchiroit le cœur de Lydie. Valmont, d’ailleurs, paroissoit si content ! sa joie étoit si franche, si gracieuse, si naturelle ! Saint-Hilaire et mademoiselle Miller avoient l’air si heureux, si pénétré ! Comment ne pas s’oublier soi-même en faveur de tant d’intérêts qui tous se lioient au sien ? Comment ne pas chercher, ne pas retrouver dans l’attendrissement affectueux de Valmont quelqu’une des sensations si douces, si profondes, dont elle étoit constamment agitée ? Ce fut surtout cette dernière ruse de l’amour le plus industrieux qui la soutint et la ranima : elle sourit parce que Valmont sourioit, et prit part à la fête pour complaire à celui qui l’avoit ordonnée.

On eut peine d’abord à reconnoître la maison. Un seul pavillon en étoit resté, encore étoit-il réparé à neuf ; et quelques dépendances, quelques nouvelles plantations assorties à son élégante simplicité, remplaçoient les fossés, les tourillons, les ponts-levis, et tout l’attirail féodal de sa magnificence gothique. Une partie des terres avoit été vendue, une partie de bois avoit été arrachée, plus de moitié du parc étoit en grande culture ; et, loin que ces changemens nuisissent à l’agrément du séjour, la vue en étoit plus riante, l’habitation plus saine, et les distributions locales infiniment mieux entendues. On dîna rapidement. Du vin, quelque argent furent distribués aux villageois… Mais tandis qu’ils rioient, qu’ils dansoient, qu’ils buvoient de tout leur cœur à la santé de la jeune dame de Mordeck, l’infortunée Lydie, entraînée par le double transport d’une reconnoissance exaltée et d’un amour au désespoir, alloit, en dérogeant à la dignité de son sexe, se ravir l’unique avantage que puisse conserver une femme aux yeux de l’amant qui la quitte : celui de souffrir en silence, et de repousser, comme dernier outrage, les concessions de la pitié.

Mademoiselle Miller, excessivement lasse, s’étoit assise à l’entrée du parc, tandis que Saint-Hilaire causoit avec le fermier. Lydie, qui marchoit en avant, conduite par Valmont, feignit de ne pas voir qu’on s’étoit arrêté, et, au contraire, témoigna le desir de pousser la promenade jusqu’à un vaste champ de lin et de colza, dont les nappes d’or et d’azur s’étendoient pour la première fois dans l’enceinte des murs de Mordeck. — « Ne serez-vous pas trop fatiguée ? » lui demanda Valmont. — « Non, non, dit-elle…, » et elle marcha plus vite. — Arrivée à l’angle du champ, elle trouva un banc, et s’y reposa. Valmont s’assit à côté d’elle. — « Je ne me reconnois point ici, dit-elle en regardant de tous côtés… Où sommes-nous donc précisément ? » — « Où fut jadis le Point du départ… J’ai voulu anéantir jusqu’à la trace du souvenir qui vous a coûté tant de larmes. N’en rougissez plus devant moi ; ne vous reprochez même plus l’injustice qui rompit nos liens. Quelques légères fautes, évaporées avec les premiers jours de la jeunesse, accélèrent nos pas dans la carrière de l’expérience, et mûrissent notre raison bien plus efficacement que ne feroient l’exemple et les préceptes. Puissent toutefois, puissent vos enfans s’instruire à moindre prix ? Les erreurs d’une fille portent, dit-on, condamnation contre sa mère… Moi, j’ai maintenant lieu de croire que votre fille ne fera point porter cet arrêt contre vous. » — Toute la douceur, tout le désintéressement de l’amitié se peignoient, pendant ce discours, dans la voix, le maintien, les regards de Valmont. — « Il est donc vrai, dit mademoiselle de Saint-Hilaire (ses yeux en même temps se baignèrent de pleurs), il est donc vrai que vous ne m’aimez plus ! » — « Moi, ne plus vous aimer ! » — « Il est donc vrai que jamais les nœuds du mariage… (Valmont se tut ; Lydie continua avec une réflexion profonde). « Ainsi, les hommes ne pardonnent point !… ainsi, le plus parfait des hommes, une fois détourné par l’amour-propre ne peut plus céder à l’amour !… » — Valmont vouloit parler, Lydie reprit avec amertume : — « Je m’abuse, je vous fais outrage. Une cause plus naturelle justifie assez vos dédains. En cessant d’être belle, j’ai dû cesser de vous plaire ; et vous auriez repris votre amour, si j’avois conservé mes charmes. » — Le véridique Valmont ne sachant qu’opposer un argument sans réplique, se levoit pour tâcher de rompre l’entretien. — « Avant de me quitter, lui dit-elle avec autant de force que lui en laissoit sa langueur, vous saurez ce que j’ai souffert, ce que je souffre encore ; vous saurez ce qu’une faible femme peut dévorer d’ennuis, quand son propre jugement la contraint au silence… Valmont… Valmont, ajouta-t-elle d’un ton passionné ; bien des jours se sont écoulés depuis le jour où j’osai refuser ta main… Eh bien ! depuis ce jour fatal, un regret constant, un remords solitaire, un invincible amour n’ont cessé de gémir au fond de mon cœur. Ta maladie, ton affreuse et longue maladie n’a pas causé mes plus cruels tourmens, puisque ta mort eût donné le signal de la mienne, et qu’au moins, avant de mourir, j’avois encore une fois été serrée contre ton sein… » — « Arrêtez ! » s’écria Valmont… — « Mais, après ton départ pour l’Italie, mais pendant ton séjour dans ces palais somptueux, chez ces femmes ravissantes dont l’image importune m’apparoissoit toujours avec la tienne, t’ai-je fait savoir, ai-je dit à personne à quelles angoisses inexprimables une jalouse crainte avoit livré mon âme ? » — Valmont frémit ; Lydie continua : — « Et… depuis ton retour… ce retour qui pourtant m’a rappelée à la vie, ai-je pu obtenir de ma raison si journellement avertie par tes froideurs, ai-je pu obtenir le moindre allègement à ma peine ? N’ai-je pas, au contraire, puisé dans toutes tes actions, dans tes moindres discours, de nouveaux alimens à cette passion qui jadis eût fait ton bonheur ? Objet de la vénération de tout ce qui m’environne, n’es-tu pas indiqué à mon penchant par ceux que je devrois consulter pour m’en défendre ? et puis-je surmonter un amour qui, de leur aveu même, n’est qu’un tribut légitime de reconnoissance et d’admiration ? Aussi n’espérai-je plus ni guérison ni soulagement. Je ne m’aveugle plus… je ne peux plus me taire… je t’aime !… je t’aime comme je respire ; je périrois en cessant de t’aimer… Ordonne de mon sort, et du moins cache bien ma honte. » — Lydie, en achevant ces mots, étoit tombée, la tête et les deux mains appuyées sur les bras de Valmont, qui, pâle et interdit, cherchoit des expressions dont sa franchise et sa tendresse d’âme fussent également satisfaites. — « Chère Lydie !… dit-il enfin, ma bien-aimée Lydie !… c’est à moi de vous implorer. Au nom de tout ce que j’ai souffert pour vous, et, si j’ose le dire…, au nom de nos erreurs, n’affligez plus mon cœur par un tel oubli de vos droits ; respectez-vous, Lydie, puisque jamais vous n’avez cessé d’être respectable. Une affection violente vous égare ; long-temps elle aliéna mes vœux et mon jugement : mais j’ai reconnu, et vous reconnoîtrez vous-même que ces élans d’une imagination irritée par l’obstacle, cette fièvre de vanité que nous décorons de tant de noms sublimes, ressembla bien peu à l’amour, et ne promet rien d’heureux pour le mariage. Vous me voyez charmant, vertueux, héroïque, parce que vous ne m’avez vu que sous un jour intéressant, et qu’aussi l’espoir de vous fixer a exalté en moi quelque élévation naturelle. Mais si nous en fussions demeurés l’un et l’autre aux termes où sembloit devoir nous retenir le peu de conformité de nos âges et de nos caractères ; si seulement, tandis que j’étois à Naples, vos innocens regards eussent pu me suivre dans toutes mes foiblesses, et me juger sans prévention, peut-être seriez-vous loin de concevoir qu’il fût au pouvoir de Valmont d’ordonner de votre destin ; peut-être même que si des nœuds que je n’envisage plus qu’avec effroi, si des nœuds indissolubles vous enchaînoient aux ennuis de ma vie privée, à mes fréquentes boutades, à mes sombres humeurs, à mes brusqueries involontaires… défauts secrets, défauts incorrigibles de tout homme livré à l’étude des arts, peut-être aurois-je le chagrin de vous voir bientôt repousser l’illusion qui vous séduit, et qui seule me prête un mérite que je n’ai pas… » — « Épargnez-vous, interrompit froidement Lydie, épargnez-vous ces humbles détours. Je vois plus loin que vous ne pensez ; je vois que les souvenirs d’Italie agissent contre moi plus encore que moi-même ; je vois qu’une femme plus digne de vous, qu’une femme dont l’âge, le caractère, et les grâces, et les talens seront mieux assortis à vos prétendus défauts, saura bien triompher de cette répugnance pour des liens indissolubles… Est-ce vous, Valmont… est-ce bien vous qui me trompez ! » — « Je ne trompe point, reprit Valmont offensé : si je savois tromper, peut-être en ce moment serois-je moins coupable… » — (Et voyant Lydie le regarder en frissonnant :) « Pardon, ô pardon, mon amie ! mais vous est-il permis de douter de ma foi ? La sincérité qui vous blesse n’en est-elle pas encore une preuve ? Mes douleurs, mon courroux, mon dévouement sans bornes, n’ont-ils donc pas assez prouvé votre empire sur Valmont ? et pensez-vous qu’il lui fût possible de supporter maintenant la vue et la société continuelle d’une autre femme que Lydie ? Ah ! puisque nos cœurs n’ont pu s’entendre dans l’instant qui devoit m’asservir à vos lois, qu’au moins une confiance mutuelle les dédommage et les unisse encore en dépit des torts de l’amour !… Lydie… Lydie !… ne soyons pas malheureux l’un par l’autre ! Je n’ai pas mérité ce prix affreux de tant de soins. » — Et l’excès de son attendrissement l’emportant sur sa force d’âme, ses larmes tombèrent, malgré lui, sur la main qu’il tenoit pressée entre les siennes. — Lydie demeura quelque temps en silence… puis se leva, reprit le bras de Valmont, et, allant à la rencontre de son père qui s’avançoit de leur côté, ne laissa rien échapper qui pût trahir le secret de ce dernier entretien. Seulement elle dit le lendemain à mademoiselle Miller qu’elle se sentoit mieux, beaucoup mieux, et que si les convenances de son père s’accordoient avec son désir, elle fixeroit désormais sa résidence à la campagne. Valmont combattit ce dessein ; mais déjà il paroissoit affermi, et toutes les dispositions de Lydie, les jours suivans, annoncèrent à ce sujet sa résolution définitive. Elle pria Valmont de lui tracer un plan d’occupations qui pût remplir sans effort les momens qu’elle déroberoit à ses devoirs de piété, à ses actes de bienfaisance, et au soin de soulager son père dans l’administration du bien que Valmont leur avoit fait recouvrer. Elle exigea de Valmont qu’il reprît, en échange de Mordeck, deux des fermes avoisinantes, dont sa prochaine majorité alloit la rendre absolue maîtresse ; et, sur ce que Valmont prétendoit lui en assurer le partage : — « Vous n’avez plus, lui dit-elle en rougissant, vous n’avez plus le droit d’exercer envers moi cette générosité sans exemple. L’amitié, l’étude, l’indépendance, voilà tout ce que le ciel permit qu’il y eût de commun entre nous. » — « Et tout ce qui désormais peut me faire aimer la vie, répondit Valmont très-ému… » — Lydie parut contente. Cependant Valmont s’aperçut qu’elle devenoit de jour en jour plus sérieuse et plus circonspecte ; que même elle évitoit de se retrouver avec lui sans témoins ; que ses regards confus, embarrassés, se détournoient de lui quand il la regardoit ; qu’enfin l’épanchement indiscret d’un amour malheureux alloit leur interdire, au moins pour quelque temps, les douceurs familières de leur commerce intime. Cette crainte l’affecta vivement. Il redoubla d’attentions, et ne vit pas sans trouble s’approcher l’instant de son départ pour Paris, où il devoit retourner seul. — « Je vous laisse à Mordeck, dit-il la veille à mademoiselle de Saint-Hilaire : je voulois y revenir avant peu ; mais suis-je sûr, en revenant sitôt, de ne pas contrarier vos intentions secrètes ? dites, mon amie ; quand me rappellerez-vous ? » — Lydie leva sur lui ses yeux encore si pleins du sentiment qu’elle cherchoit à vaincre ; puis, posant d’elle-même sa blanche main sur la bouche de Valmont, elle l’y laissa quelques instans ; et, s’arrachant d’auprès de lui : Adieu, dit-elle en souriant ; Augustine tantôt vous portera ma réponse.

Augustine, le soir, remit cette lettre à Valmont.

« Je me suis bien consultée ; je ne saurois vivre sans votre estime ; et, pour la mériter enfin par quelque usage de ma raison, il faut, mon cher Valmont, il faut m’accoutumer à vivre sans vous voir. Je m’applaudis de ma dernière imprudence : elle me ravit toute possibilité de croire encore à votre amour ; c’est un grand pas de fait vers un état plus paisible. Je vous trompois, moi, en vous disant que j’avois cessé de m’aveugler… À présent, je puis vous le dire. À présent, je renonce à l’espoir… je renonce même au désir de porter jamais votre nom. Hélas ! de quoi me serviroit cet honneur ? je ne pourrois plus me persuader que je suis nécessaire à la félicité de mon époux. Mais, si nos projets de mariage sont anéantis sans retour (sans retour, vous l’avez dit, Valmont !)… qu’au moins je n’attriste plus l’amitié ; qu’au moins elle trouve dans ma conduite la récompense de ses bienfaits, et que l’épreuve d’une affection aussi pure que votre âme, et durable autant que moi-même, vous coûte un jour, s’il est possible, quelques-uns des regrets que vous m’avez coûtés. Gardez-vous toutefois de vous imposer une contrainte que bientôt je me reprocherois. Aucune disgrâce d’opinion ne vous oblige à la retraite, et toutes les femmes ne sont pas aussi légères que Lydie. Je vous rends votre liberté ; je verrai sans douleur une compagne de votre vie en charmer les travaux, en partager la gloire, et je l’aimerai peut-être… oui, Valmont, je l’aimerai, si sa tendresse vous apprend encore une fois à quel excès vous pouviez être aimé. Je vous quitte ; je sens mon cœur s’attacher à ma plume… Adieu, Valmont, adieu… ne me répondez pas. »

Valmont, avant de monter en voiture, écrivit d’un trait ce qui suit :

« Moi, ne pas vous répondre ! moi, ne pas consacrer ma vie à obtenir l’oubli des chagrins que je vous ai causés ! je l’obtiendrai, je le veux ; vous le voudrez aussi ; cette lettre si sage, cette douce lettre me l’assure. Lydie ! chère Lydie ! ce n’est peut-être pas une défaveur du sort que ces contradictions réciproques qui nous ont préservés des nœuds du mariage. Deux âmes trop vives, deux esprits trop altiers, également fiers, également susceptibles, se rencontrent et se choquent mille fois dans le cours d’une année, dont chaque jour, chaque heure, chaque instant les retient, les ramène en présence l’un de l’autre. Rendons grâce à notre rupture qui nous sauve l’ennui des querelles, et à nos privations qui laissent aux jouissances de la simple amitié toute la fraîcheur du désir. Non, mon amie, je n’aurai point de regret ; j’en aurois eu sans doute si, après quelques mois d’une chaîne pour laquelle je ne suis point né, ma jalousie, ou même mes infidélités vous eussent fait porter la peine du sacrifice de mon indépendance : car tous tant que nous sommes, nous ne pardonnons guère aux femmes l’asservissement où leurs charmes nous tiennent. Eh ! de combien de dégoûts et d’orages notre union n’eût-elle pas été suivie, si le réveil de mon orgueil eût égalé sa vengeance à l’amour dont je brûlai pour vous ! Cet amour, dégagé de toute illusion vulgaire, nourri par la noble amitié et par des souvenirs ineffaçables, n’en régnera que plus souverainement sur mon cœur. Mon cœur fut à vous, Lydie ; il ne peut plus être à personne… ou plutôt il n’a jamais cessé de vous appartenir. Tout ce que j’ai fait de bien, je l’ai fait pour me rendre un peu moins indigne de vous ; tout ce que je tenterai encore, je le tenterai pour justifier vos bontés. Vous serez contente de votre ami ; vous n’ignorerez jamais son sort ; vous retrouverez votre image dans ses études les plus chères. Bientôt vos traits reprendront leur premier éclat ; bientôt ce monde, qui n’est jamais plus rigoureux qu’envers ceux dont il attendoit l’exemple des vertus ; ce monde, instruit des vôtres, et touché de votre retraite, sollicitera de vous-même le pardon des erreurs qu’il eût moins remarquées en vous, si trop de charmes réunis ne vous eussent rendue si remarquable : je vous y reverrai belle, heureuse, respectée ; je jouirai de votre triomphe ; et si, parmi tous ceux qu’enflammera encore l’espérance de vous plaire, vous rencontrez, ce qui vous sera bien facile, un amant plus soumis, plus aimable que moi, jamais du moins…, non, ma chère Lydie, jamais toute votre puissance n’en fera un ami plus constant que

« Valmont. »


L’accueil que reçut à Paris mademoiselle de Saint-Hilaire, après deux ou trois ans de séjour à Mordeck, vérifia ce consolant présage. Une fortune modeste, mais solide ; une figure moins brillante peut-être, mais plus douce encore et bien plus expressive ; une décence parfaite et des talens réels attirèrent sur ses traces tout ce que la gloire militaire, les succès de finances et le retour de l’émigration y rassembloient de plus distingué. Parmi ces nobles ruinés, mais contens, mais heureux de revoir seulement la patrie, un très-aimable encore, quoiqu’il eût près de cinquante ans, soutint avec quelque avantage la concurrence de vingt rivaux, et même la comparaison avec l’ancien objet d’une préférence immortelle. Dernier rejeton d’une famille illustrée sous plusieurs règnes, ami du vrai, piquant dans ses discours, irréprochable en ses actions, simple et spirituel, gai, généreux et brave ; enfin, accoutumé à plaire, le marquis de C***, dans la maturité de l’âge, avoit conservé les habitudes, les formes élégantes, et presque tout le feu de la première jeunesse. Il s’attacha sérieusement à Lydie, interpréta en faveur de son amour quelques signes affectueux de considération et de reconnoissance, la demanda, parla de ce mariage à une sœur qui lui restoit. Cette sœur, un peu hautaine, s’étoit vue forcée, pour obtenir la rentrée de son frère, de plier sous le joug d’un mariage disproportionné. La jouissance d’une fortune énorme l’étourdissoit sur la mésalliance, et elle s’étonna, se scandalisa, et finit par se fâcher de ce que le marquis, son frère, en se décidant à épouser une fille moins noble que lui, n’eût pas du moins songé au dédommagement qui alors tenoit lieu d’éducation et de noblesse[9]. Elle s’étoit persuadée que ce frère, isolé, dépouillé, et sans projet comme sans espérance pour l’avenir, viendroit loger dans sa maison, l’aideroit à y ramener la bonne compagnie, tiendroit lieu, au besoin, de secrétaire à son mari, de précepteur à ses enfans, etc. On sait ce que c’est que ces arrangemens de famille, toujours subordonnés à l’intérêt de celui qui les propose. Le marquis, ferme en ses intentions, tint d’autant plus à celle d’épouser Lydie de Saint-Hilaire, que cette intention ne blessoit que des convenances tyranniques et ridicules. Il insista, on s’emporta ; on finit par lui déclarer qu’on ne verroit jamais sa femme ; et, pour motiver la menace, on se permit de nouveau sur le compte de Lydie les enquêtes et les amplifications outrageantes que fournissoit encore à la malignité le souvenir des imprudences expiées par tant de chagrins. Saint-Hilaire, effrayé du tour que prenoit cette affaire, supplia le marquis de discontinuer ses visites ; mais le penchant de ce dernier devenoit passion, et passion violente, grâce à la maladresse des opposans. Valmont, qu’une santé de plus en plus chancelante retenoit constamment chez lui, dissimuloit son inquiétude, et s’abstenoit de toute observation. Il ne tint bientôt plus à lui de garder cette neutralité pénible : le père, la fille, mademoiselle Miller vinrent ensemble le consulter. Pour cette fois, l’embarras et la crainte étoient du côté de Valmont. Il écouta, sans l’interrompre, la confidence de Saint-Hilaire ; puis, quand ce dernier, selon sa coutume, eût terminé par dire : — « Que me conseillez-vous ? » — Valmont se consulta lui-même long-temps et en silence, tandis que mademoiselle de Saint-Hilaire, les yeux arrêtés sur Valmont, préparoit avec calme ses réponses aux questions qu’il devoit naturellement lui adresser avant que de rendre l’arrêt d’où alloit dépendre leur sort : car le lecteur devinera sans peine quels étoient, en cette dernière conjoncture, les combats secrets de Valmont. Tout à coup il prit la parole : — « Aimez-vous le marquis ? demanda-t-il franchement à Lydie. » — « Je n’ai jamais aimé que vous, lui répondit-elle aussitôt. » — Un trouble inexprimable s’empara de Valmont. Se flattant de le surmonter, il ajouta plus timidement : — « Mais… si vous ne m’aviez point aimé, auriez-vous donc épousé avec joie un homme âgé de vingt ans plus que vous ? » — « Oui, sans doute, reprit Lydie ; la différence d’âge n’est rien, comparée aux grâces du cœur, et le caractère du marquis promet du moins des jours paisibles à la compagne de ses dernières années. » — Ici, il y eut interruption ; Valmont reprit enfin avec une sorte d’amertume : — « Des jours paisibles !… dans une famille divisée par la morgue de la naissance et l’insolence des nouvelles fortunes avec des parens dédaigneux qui s’exerceront à humilier en vous le frère qui vous donne son titre, et qui ne peut rien leur donner ! Savez-vous bien, ô ma chère Lydie !… (et Lydie sourioit à voir la chaleur de cette opposition qui la servoit selon ses vœux) ; savez-vous bien à quels ennuis, à quels dégoûts doit se préparer une femme assez forte pour repousser l’injure, assez sage pour la dévorer, et que son mauvais sort condamne, au sein d’une famille étrangère, à prévenir journellement les séductions de parenté, les insinuations perfides, les rapprochemens dangereux pour le repos de sa maison, et jusqu’à la foiblesse d’un mari dont, parfois… (il faut tout se dire), dont, parfois, mon amie, l’insouciance se console des froideurs dont on l’excepte, et des affronts qu’il ne partage pas ? Beaucoup d’amour, j’en conviendrai, ajouta-t-il d’une voix tremblante, beaucoup d’amour peut faire supporter cette situation ; mais vous venez de m’assurer… » — « Oui, dit Lydie de Saint-Hilaire, (ravie au-dedans d’elle-même, comme jamais elle ne le fut ;) oui, je viens de vous assurer que je n’ai plus d’amour pour qui que ce soit au monde ; qu’avec vous seul j’aurois pu faire l’épreuve de ma vocation très-douteuse pour les devoirs du mariage, et que, puisqu’il paroît certain que nulle autre femme que Lydie ne portera votre nom, je ne changerai le mien pour aucun autre, et vous renouvelle en présence d’un père le serment d’oublier qu’il est encore des hommes qui peuvent s’occuper de moi.

Le languissant, le fidèle Valmont reçut à genoux cette promesse qui consacroit son vœu de célibat. On s’excusa bien poliment envers l’aimable marquis de C*** ; mais de quelques motifs ou de quelques raisons que Saint-Hilaire s’efforçât de colorer ses refus, il ne put éviter d’offenser le marquis, et de fournir à sa famille un nouveau texte de médisance. Ce dernier mariage manqué, en réveillant d’anciennes préventions, renouvela certaine méfiance qu’avoit inspirée autrefois le caractère de Lydie. Les prétendans se dispersèrent ; aucun ne demanda plus sa main. Mais, loin que leur découragement affligeât en quoi que ce fût le tranquille amour-propre de cette jeune Lydie, devenue enfin raisonnable, elle se félicita d’une rigueur d’opinion qui la laissoit maîtresse de vivre, comme Valmont, occupée, seule et libre ; renonça sans effort à toute chimère ambitieuse, partagea ses loisirs entre son père, sa vieille amie, et son talent, son délicieux talent pour la peinture ; fortune plus solide, plus rare que la première ; fortune qu’elle tint encore de Valmont heureuse de nommer son bienfaiteur, son maître, celui qu’elle refusa de nommer son époux, et d’honorer jusqu’au tombeau l’homme célèbre qu’elle avoit outragé.

FIN.
  1. Madame de Genlis, dans le joli conte de Pamrose.
  2. On sait qu’en Italie, et surtout à Naples, la promenade, seulement praticable trois ou quatre heures après le coucher du soleil, se prolonge bien avant dans la nuit.
  3. Françoise de Polente, fille du prince de Ravenne, et mariée au tyran d’Arimino (ou Rimini). Son amant étoit aussi son beau-frère. Le mari les surprit un jour, et les poignarda. Cet époux, bossu, borgne et jaloux, avoit une femme trop belle et un frère trop aimable ; et ce qui intéresse en leur faveur, c’est qu’ils s’étoient aimés, et promis foi et mariage avant qu’elle eût été contrainte de donner sa main à l’aîné, qui étoit souverain, etc.
    Cinquième chant du poëme de l’Enfer, du Dante, note et traduction de M. de Rivarol.
  4. Telles que deux colombes qu’un amour égal ramène au sein de leur tendre famille, ainsi ces deux ombres, dans leur rapide vol, semblent inséparables.
    Traduction de M. de Rivarol.
  5. Deuxième cercle de l’Enfer, du Dante : description du supplice… « Dans cette nuit que ne récréa jamais un léger crépuscule, l’air mugit comme une mer tempétueuse irritée du combat des vents. L’ouragan infernal parcourt sans relâche ces noirs circuits, emportant les âmes dans sa course, et les froissant dans un choc éternel. Souvent le tourbillon les pousse vers les côtes escarpées de l’abîme… etc. J’appris que de tels tourmens étoient réservés aux âmes charnelles dont l’amour enivra la raison.
    Même traduction.
  6. Virgile.
  7. Expression du Dante ; synonyme de compatissant.
  8. Allusion aux amours de Françoise. Même poëme, même chant.
  9. 1801, 1802, 3, 4.