L’Absent (Edgeworth)/Texte entier

La bibliothèque libre.
L’Absent (1812)
H. Nicolle, Galignani, Renard (tome 1p. --234).



L’ABSENT.


I.





Liste exacte des ouvrages de Mr. et de miss Edgeworth.


Rational Primer, by Mr. Edgeworth.

Early Lessons for Children, in ten parts.

Parent’s Assistant ; or, Stories for Children, 6 vols.

Explanations of Poetry, by Mr. Edgeworth.

Essays on Practical Education, by Mr. and Miss Edgeworth, 2 vols.

Professional Education, by Mr. Edgeworth.

Letters for Literary Ladies.

Castle Rackrent.

Essay on Bulls, by Mr. and Miss Edgeworth.

Moral Tales, 3 vols.

Belinda, 3 vols.

Leonora, 2 vols.

Griselda.

Popular Tales, 3 vols.

Tales of Fashionable Life, 6 vols.

PAMPHLETS.

Letter to Lord Charlemont on the Telegraph, by Mr. Edgeworth.

Mr. Edgeworth’s Speeches in Parliament.



SCÈNES


DE LA VIE DU GRAND MONDE ;

PAR MISS EDGEWORTH.




L’ABSENT,

OU
LA FAMILLE IRLANDAISE

À LONDRES.




Traduit de l’anglais par le traducteur d’Ida,
du Missionnaire et de Glorvina.


TOME PREMIER.



de l’imprimerie d’adrien égron.


PARIS,


Chez H. NICOLLE, à la Librairie stéréotype, rue
   de Seine, hôtel de la Rochefoucault, n°. 12.
GALIGNANI, à la Librairie étrangère, rue
   Vivienne, n°. 17.
RENARD, Libraire, rue Caumartin, n°. 12.
1814.




PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


En publiant la traduction de Vivian et d’Émilie de Coulanges, nous avons annoncé celle de l’Absent qui complète le dernier recueil de Tales of fashionable life, de miss Edgeworth. Voici cette traduction qui est imprimée depuis trois ou quatre mois, mais dont nous avons suspendu la publication, qui peut-être même est encore aujourd’hui prématurée. Nous dirons d’abord un mot du titre de l’ouvrage, car celui de la Famille irlandaise à Londres est ajouté, et ne se trouve pas dans l’original. Absentee est en anglais un mot assez nouveau, ce nous semble, et dont on se sert particulièrement pour désigner les propriétaires irlandais qui abandonnent le soin de leurs terres à des agens, et en dépensent le revenu, et bien souvent aussi le fonds, à Londres. Les guérir de cette espèce de manie est le but que miss Edgeworth s’est proposé. Nous ne savons si elle y a réussi, mais il est certain que l’ouvrage a eu beaucoup de succès en Angleterre, et qu’il a été jugé le meilleur des trois qui composent le recueil. L’Edimburg review, dont la critique est en général sévère, en reconnaissant à miss Edgeworth un grand talent littéraire, en louant beaucoup ses productions, ne fait néanmoins grâce à aucuns de leurs défauts ; mais il ne trouve, pour ainsi dire, rien à reprendre dans l’Absent qu’il place fort au-dessus de Vivian et d’Émilie de Coulanges. Peut-être ce jugement ne sera pas confirmé à Paris, sans que pour cela l’Edimburgh review ait eu tort de le rendre. Les lecteurs français pourraient avoir raison de leur côté, en décidant autrement que ce journal. Il est certain qu’il y a dans l’Absent un genre de mérite qui ne peut être bien apprécié qu’en Angleterre. C’est la peinture fidèle, frappante, et ingénieusement tracée des différentes classes de la société en Irlande ; peinture où tous les traits distinctifs de chacune sont bien marqués, en conservant toutefois ceux qui sont communs à toutes, et en variant les scènes par le contraste de quelques caractères anglais ou écossais. Plusieurs détails intéressans, qui tiennent aux localités, perdent beaucoup de leur prix, pour des lecteurs qui sont étrangers à ces localités. Nous avouerons donc que la traduction de ce roman nous a présenté infiniment plus de difficultés que celle des deux autres, et qu’en prenant plus de peine, nous avons moins réussi à ne pas affoiblir l’original. Nous n’avons cependant usé que très-rarement de la ressource dont beaucoup de traducteurs de cette sorte d’ouvrages font usage, celle, fort commode, de supprimer ce qu’ils ne peuvent traduire ; nous ne nous sommes permis ces suppressions que pour quelques passages qu’il était à peu près impossible de rendre en français, de manière à conserver ce qu’ils avaient de spirituel ou d’agréable en anglais. De ce genre sont quelques plaisanteries de Mrs. Dareville, à la fête que donne lady Clonbrony.

Une chose qu’il était impossible de conserver dans la traduction, c’est la prononciation de lady Clonbrony, tantôt affectée, quand elle s’observe, et tantôt franchement irlandaise, lorsqu’elle s’oublie. Nous avons essayé d’en donner une idée en quelques endroits.

On peut en dire autant du jargon de sir Terence O’ Fay ; et il était bien difficile de conserver à ce personnage la physionomie qu’il a dans l’ouvrage anglais. Nous ne nous flattons pas d’y avoir complètement réussi.

Comme il a été publié en Angleterre plusieurs ouvrages sous les noms de miss Edgeworth, Mrs. Edgeworth et Marie Edgeworth, M. Richard Lovell Edgeworth, père de l’auteur de ce roman, a mis en tête des Tales of fashionable life, une liste des ouvrages de sa fille et des siens, qui tous sont publiés par MM. Johnson et compagnie, St.-Paul’s Church-Yard, London, et il désavoue tous les autres. Nous joignons ici cette liste.

Vivian, Émilie de Coulanges et l’Absent, sont du même format, et imprimés avec les mêmes caractères. Ces trois ouvrages, publiés successivement, n’en forment donc qu’un, en sept volumes sous un titre commun, et peuvent néanmoins être achetés séparément.


L’ABSENT,


OU


LA FAMILLE IRLANDAISE


À LONDRES.




CHAPITRE PREMIER




« Serez-vous de gala chez lady Clonbrony, la semaine prochaine ? » dit lady Langdale à mistriss Dareville, pendant qu’elles attendaient leurs voitures dans le vestibule de l’Opéra.

« Assurément. Tout Londres y sera, me dit-on, » répondit mistriss Dareville ; « et vous aussi, sans doute, milady ? »

« Mais je ne sais trop. S’il m’est possible, j’irai ; car lady Clonbrony y tient si fort, qu’il faudra que j’y paraisse un instant. Ils font une dépense prodigieuse en cette occasion ; Soho m’a dit que tous les appartemens seraient meublés de neuf, et avec la plus grande magnificence. »

« Comme ces Clonbrony se lancent, et de quel train ils vont ! » dit le colonel Heathcock ; « il n’y a rien de trop beau pour eux. »

« Qui sont-ils ces Clonbrony, dont il est si fort question depuis quelque temps ? » dit la duchesse de Torcaster. « Ce sont des Irlandais qui vivent hors de chez eux, je le sais ; mais comment font-ils pour soutenir cette énorme dépense ? »

« Le fils aura une fortune prodigieuse à la mort d’un certain M. Quin, » dit mistriss Dareville.

« Oui, tous les gens qui viennent d’Irlande auront une belle fortune à la mort de quelqu’un, » dit la duchesse ; « mais qu’ont-ils à-présent ? »

« Vingt mille livres sterling de rente, dit-on, » répondit mistriss Dareville.

« Dix mille, je crois : » dit lady Langdale ; « vous savez qu’en pareil cas il faut toujours en rabattre moitié. »

« Ont-ils dix mille livres sterling ? Cela se peut, » dit la duchesse ; « je ne sais rien de ce qui les concerne. Je n’ai point de connaissances parmi les Irlandais. Torcaster connaît un peu lady Clonbrony : elle s’est, je ne sais comment, emparée de lui ; mais je lui ai recommandé de ne pas me fourrer là-dedans. Très-positivement, je ne puis pour personne, encore moins pour une femme de cette espèce, étendre le cercle de mes connaissances. »

« C’est sévère de la part de votre Grâce, » dit mistriss Dareville en riant, « quand cette pauvre lady Clonbrony se démène si fort et fait tant de frais pour pénétrer dans de certaines sociétés. »

« Si vous saviez toute la peine qu’elle prend pour parler, marcher, respirer comme une Anglaise, pour avoir l’air anglais, vous auriez pitié d’elle, » dit lady Langdale.

« Oui, » dit mistriss Dareville en contrefaisant sa manière irlandaise de prononcer certains mots, « si vous saviez combien elle se tourmente pour s’exprimer avec élégance, et parler l’anglais le plus pur… »

« Vous voulez dire le pur Cockney[1], » dit lady Langdale.

« Lady Clonbrony se flatte donc de passer pour Anglaise ? » demanda la duchesse.

« Sans doute ! attendu qu’elle n’est pas tout-à-fait ce qu’on appelle née et élevée en Irlande ; elle y a été élevée seulement, mais elle n’y est pas née, » dit mistriss Dareville ; « et elle n’aurait pas été cinq minutes avec votre Grâce, qu’elle lui aurait déjà dit qu’elle est Hanglaise et née dans le Hoxfordhire. »

« Ce doit être un personnage fort amusant, et je serais charmée de la rencontrer, si on pouvait la voir et l’entendre incognito, » dit la duchesse ; « et lord Clonbrony, quelle espèce d’homme est-ce ? »

« Un homme nul, moins que rien, » dit mistriss Dareville ; « jamais on n’entend parler de lui. »

— « Et une tribu de filles par-dessus le marché, je m’imagine ? »

« Non, non, » dit lady Langdale ; « s’il y avait des filles, on n’y tiendrait pas. »

« Il y a pourtant une cousine, une miss Nugent qui tient compagnie à lady Clonbrony, » dit mistriss Dareville.

« Et c’est ce qu’elle a de mieux, » dit le colonel Heathcock. « Diable m’emporte ! c’est une charmante fille ; je ne l’ai jamais vue si jolie que ce soir à l’Opéra. »

« C’est un beau teint ! comme s’exprime lady Clonbrony, pour dire haute en couleur, » dit lady Langdale.

« Miss Nugent n’a pas la beauté d’une femme comme il faut, reprit mistriss Dareville. « A-t-elle de la fortune, colonel ? »

« D’honneur, je n’en sais rien, » dit le colonel.

« N’y a-t-il pas un fils quelque part, » demanda lady Langdale.

« D’honneur, je n’en sais rien, » répliqua le colonel.

« Oui, à Cambridge, et qui n’est pas encore majeur, » dit mistriss Dareville. « Bon Dieu ! voici encore lady Clonbrony ! Je la croyais partie depuis une demi-heure. »

« Maman, » dit à l’oreille de sa mère une des filles de lady Langdale en se penchant entre elle et mistriss Dareville, « qui est ce monsieur qui vient de passer près de nous ? »

— « De quel côté ? »

« Du côté de la sortie. Là, maman ; ne le voyez-vous pas ? il parle à lady Clonbrony, à miss Nugent, et lady Clonbrony le présente, en ce moment, à miss Broadhurst. »

« Je le vois à présent, » dit lady Langdale en l’examinant avec sa lorgnette ; « c’est un jeune homme de fort bonne mine et d’une jolie tournure ».

« Ce n’est pas un Irlandais, j’en suis sûre à ses manières, » dit la duchesse.

« Heathcock ! » dit lady Langdale, « à qui parle miss Broadhurst en ce moment ? »

« Eh ! en vérité, d’honneur, je n’en sais rien ! » répliqua Heathcock.

« Et cependant il a l’air de quelqu’un qu’on devrait connaître, » poursuivit lady Langdale, « quoique je ne me rappelle pas l’avoir vu nulle part auparavant. »

« Réellement ! » fut toute la réponse de l’imperturbable colonel. Cependant, après avoir fait circuler le chuchotage tout du long de la ligne, elle parvint à découvrir que ce jeune homme était lord Colambre, fils unique de lord et de lady Clonbrony ; qu’il arrivait de Cambridge ; qu’il n’était pas majeur ; qu’il ne le serait que dans un an ; et qu’alors, après la mort d’un parent de sa mère, il entrerait en possession d’une grande fortune. « Et par conséquent, Henriette, ma chère, » dit-elle en se tournant vers celle de ses filles qui lui avait fait remarquer ce jeune homme, « vous comprenez qu’il ne faut jamais parler des affaires des autres. »

« Non, maman, jamais. J’espère, maman, que lord Colambre n’a pas entendu ce que vous et mistriss Dareville disiez ! »

« Comment l’aurait-il entendu, mon enfant ? il était à l’autre bout du monde. »

« Je vous demande pardon, maman ; il était à côté de moi, tout près derrière nous ; mais je ne m’en suis aperçue que lorsque j’ai entendu quelqu’un lui dire, milord. »

« Juste ciel ! j’espère qu’il n’a pas entendu. »

« Quant à moi, je n’ai rien dit », s’écria lady Langdale.

« Et moi, je n’ai dit que tout ce que le monde sait, » reprit mistriss Dareville.

« Et moi, je ne suis coupable que d’avoir écouté », dit la duchesse. « Je vous en prie, colonel Heathcock, voyez un peu ce que font mes gens, et s’il y a moyen que nous sortions d’ici aujourd’hui. »

« La voiture de la duchesse de Torcaster arrête la file ! » Cet avis du crieur fut fort agréable au colonel Heathcock et à la duchesse, et plut beaucoup aussi, en cet instant, à lady Langdale. Dès qu’elle fut débarrassée de la duchesse, elle se fit jour à travers la foule, et aborda, avec le sourire du contentement, lady Clonbrony. « Elle était charmée de s’entretenir un moment avec milady ; elle n’avait pu pénétrer plus tôt jusqu’à milady, elle aurait certainement l’honneur de se rendre à sa fête ». En parlant ainsi, lady Langdale semblait ne voir que lady Clonbrony, et ne songer qu’à elle ; mais elle veillait sur tous les mouvemens de lord Colambre, et elle eut la douleur de remarquer, tout en écoutant bien malgré elle, avec un air d’intérêt, une longue complainte de lady Clonbrony sur le défaut de goût de Soho en fait d’ottomanes ; elle eut, dis-je, le chagrin de voir que ce jeune lord ne témoignait aucun désir de lui être présenté, non plus qu’à ses filles, mais qu’il causait avec miss Nugent. Sa mère, après avoir conté ses griefs contre Soho, chercha des yeux Colambre, l’appela deux fois avant qu’il l’entendît, le présenta à lady Henriette, à lady Anne *****, et à mistriss Dareville. Il les salua toutes avec un air de fierté et de froideur, qui leur donna sujet de se repentir de n’avoir point parlé un peu plus bas, en faisant leurs remarques sur sa mère et sa famille.

Quand on avertit lady Langdale que sa voiture l’attendait, lord Colambre ne lui offrit point la main, malgré un signe de sa mère. Incapable de la bassesse de prêter l’oreille à une conversation qu’on ne voulait pas qu’il entendît, il avait été forcé, par la foule, de demeurer durant quelques minutes à la même place, et d’y entendre les remarques d’amis du bon ton. Dédaignant la dissimulation, il n’avait pas pris la peine de cacher son mécontentement. Peut-être était-il d’autant plus mortifié, qu’il sentait que ces sarcasmes ne portaient pas tout-à-fait à faux ; il voyait que sa mère, à certains égards, dans ses manières, par exemple, prêtait au ridicule. Il y avait dans l’abord, les façons et les propos de lady Clonbrony, un mélange de contrainte, d’affectation et d’incertitude qui n’est pas ordinaire dans une personne de sa naissance et de son rang qui a beaucoup vu le grand monde. Une manière naturelle et une manière affectée semblaient se combattre dans tous ses gestes, dans chaque syllabe qu’elle articulait ; elle s’était efforcée, étant déjà d’un certain âge, de changer sa manière irlandaise aisée, familière, affectueuse, prompte, en un air calme, froid, compassé, guindé, qu’elle confondait avec l’air anglais. Elle avait pris une peine infinie pour se défaire de son accent hibernois et pour saisir le ton anglais : se figurant qu’en ce genre l’opposé du mal était le bien, elle n’avait attrapé que la caricature de la prononciation anglaise ; et la précision extraordinaire de sa phrase, suivant le langage de Londres, faisait voir qu’elle n’était pas de cette ville, de même que cet homme, qui tâchait de passer pour Athénien, fut reconnu à son dialecte attique. Ne se doutant pas de son danger réel, lady Clonbrony se perdait sur un autre écueil, par sa continuelle appréhension, toutes les fois qu’elle ouvrait la bouche, que quelque perfide a ou e, un r trop fort, un maudit h aspiré ou non aspiré, ne la fît reconnaître pour irlandaise. Mistriss Dareville, en la contrefaisant, avait peut-être un peu exagéré ; mais l’imitation avait été cependant assez exacte pour frapper désagréablement lord Colambre. Il avait eu, pour la première fois, occasion de juger du cas que faisaient de sa mère et de sa famille quelques-unes de ces personnes donnant le ton, dont sa mère lui avait tant parlé dans ses lettres, et dont elle fréquentait la société, ou plutôt qui l’admettaient dans leurs parties. Il vit que cette lâcheté avec laquelle elle reniait, abjurait et dénigrait son pays, ne lui avait valu que le ridicule et le mépris. Il aimait sa mère ; il s’efforçait de se cacher à lui-même ses défauts et ses faibles, et il ne pouvait souffrir quiconque les mettait au grand jour, et les livrait au ridicule. Le lendemain matin, à son réveil, la première chose qui lui revint en mémoire fut ce ton emphatique et méprisant de la duchesse de Torcaster, en prononçant ces mots, des Irlandais absens de chez eux ! Cela le conduisit à des souvenirs de sa terre natale, à des comparaisons des scènes passées aux scènes présentes, à des plans de vie pour l’avenir. Jeune, et insouciant en apparence, lord Colambre était capable de réfléchir sérieusement. Il avait naturellement la conception prompte, de la vigueur dans l’esprit, de la chaleur dans ses affections, de l’impétuosité dans le caractère. Il avait passé les premières années de son enfance dans le château de son père, en Irlande, où, depuis le dernier domestique jusqu’au plus relevé des gens dépendant de sa famille, tout le monde avait conspiré à le flatter, à le caresser, à honorer cette idole de son père. Cependant il n’était pas gâté, il n’était pas devenu personnel ; car à travers la flatterie de la servilité, quelques traits de véritable et généreuse affection, dont il avait été l’objet, avaient fait impression sur son jeune cœur ; et quoique la certitude de trouver tout ce qui l’entourait soumis à ses volontés eût augmenté l’impétuosité naturelle de son caractère ; quoique l’idée de sa grandeur future eût frappé de bonne heure son esprit, il n’avait heureusement pas contracté une trop longue habitude d’insolence et de tyrannie, et il avait été bientôt éloigné de ceux qui étaient empressés à lui obéir, et transporté dans un nouveau monde, à une de nos grandes écoles publiques. Forcé de lutter d’esprit et de corps avec ses égaux, avec ses rivaux, le petit lord devint un bon et franc écolier, et avec le temps, un homme. Heureusement pour lui, la science et la littérature étaient alors de mode parmi un certain nombre de jeunes gens studieux et capables, avec lesquels il se trouvait à Cambridge. Son ambition d’acquérir de la supériorité d’esprit en fut excitée ; ses vues s’agrandirent, son goût et ses manières se formèrent. La modération du bon sens anglais se mêla heureusement avec la vivacité irlandaise ; la prudence anglaise gouverna, sans l’éteindre, son enthousiasme irlandais. Le fait est qu’il n’avait jamais établi dans son esprit de comparaisons odieuses entre les Anglais et les Irlandais ; il avait demeuré si long-temps en Angleterre, il avait été si intimément lié avec des Anglais, qu’il n’était pas sensible à ces lieux communs, à ces ridicules, dont on affuble en général les Irlandais ; et il avait vécu avec des gens trop instruits et d’une façon de penser trop libérale, pour déprécier ou juger avec malveillance une contrée sœur. Son expérience lui avait appris que, malgré la réserve de leurs manières, les Anglais avaient le cœur chaud ; que, s’ils n’étaient point empressés à faire de nouvelles connaissances, ils devenaient des amis solides quand on avait obtenu leur estime et leur confiance. Il avait formé des amitiés en Angleterre ; il reconnaissait la supériorité, en fait d’instruction et d’agrémens, de la société anglaise ; mais son propre pays lui était cher par des souvenirs d’enfance, et par ce sentiment de patriotisme et de devoir qui l’attachait à l’Irlande. « Et serai-je aussi un absent ? » fut une question qui résulta de ses réflexions ; une question à laquelle il n’était pas encore préparé à répondre d’une manière positive. En attendant, la première affaire qui l’occupa, dans la matinée, fut une commission d’un de ses amis de Cambridge. M. Berryl avait acheté chez M. Mordicai, fameux sellier de Londres, un curricle qu’on lui avait garanti solide, et qu’il avait payé fort cher, à la condition expresse que M. Mordicai en prendrait à sa charge toutes les réparations pendant six mois. En moins de trois mois, le train et la caisse n’étaient plus bons à rien : ce curricle avait été renvoyé à M. Mordicai, et on n’en avait, depuis lors, pas plus entendu parler que du sellier lui-même. Lord Colambre s’était chargé d’aller voir celui-ci, et de prendre, au sujet du curricle, toutes les informations nécessaires et convenables. En conséquence, il se rendit chez ce sellier, et, n’obtenant aucune satisfaction des sous-ordres, il demanda à voir le chef de la maison. On lui répondit que M. Mordicai était sorti. Il n’avait jamais vu M. Mordicai ; mais il aperçut en ce moment, à l’autre extrémité de la cour, un homme qui ressemblait bien un peu à un fat de Bondstreet, mais nullement à un homme comme il faut, et qui criait d’un ton de maître : « Le barouche de M. Mordicai ! » Le barouche parut, et cet homme y montait, quand lord Colambre prit la liberté de le retenir ; et, montrant les débris du curricle de M. Berryl qui étaient dans la cour, il énuméra les plaintes de son ami, et en appela à la justice et à la conscience de M. Mordicai, d’une manière qu’il croyait irrésistible, ne connaissant pas l’homme auquel il avait affaire. M. Mordicai, debout, conservait une physionomie immobile. En effet, il semblait qu’il n’y eût pas un muscle dans son visage ; en sorte qu’avec ce qu’on appelle de beaux traits, il avait quelque chose de choquant et tout-à-fait contre nature dans sa figure. Quand enfin il tourna ses yeux et ouvrit la bouche, il sembla que cela se fit par ressorts et non par la volonté d’un être animé, d’une créature raisonnable. Lord Colambre fut si frappé de cette étrange physionomie, qu’il oublia la plus grande partie de ce qu’il avait à dire sur les roues et les ressorts, etc. Mais peu importait ; et, quoi qu’il eût pu dire, c’eût été la même chose, et Mordicai aurait répondu comme il répondit :

« Monsieur, c’est mon associé qui a fait ce marché et non pas moi : et je ne me considère point comme lié par l’engagement qu’il a pris ; car il n’est mon associé que pour l’intérieur, et il n’a pas pouvoir de traiter ces sortes d’affaires. Si M. Berryl avait fait ce marché avec moi, je lui aurais dit de bien examiner lui-même sa voiture avant de la faire sortir de chez moi. »

L’indignation s’empara de lord Colambre, à ces mots : mais vainement ; tout ce que cette indignation put lui inspirer contre Mordicai, soit en paroles, soit en regards, ne tira de celui-ci que cette réplique :

« Cela peut être, monsieur : la loi est là, votre ami peut y avoir recours ; elle est faite pour tout le monde ; pour tous ceux du moins qui peuvent en payer la façon. »

Lord Colambre, désespéré, tourna le dos à ce sellier impitoyable et s’adressa à un de ses ouvriers qui, avec un air plus compatissant, faisait l’inventaire du curricle. Pendant qu’il attendait le résultat de cet inventaire pour connaître toute la somme du dommage qu’éprouvait son ami, un homme de tournure ronde, ayant le teint fleuri et la mine joviale, accosta Mordicai avec un air de familiarité qui, de la part d’un homme comme il faut, parut à lord Colambre, chose impossible.

« Comment va, mon cher Mordicai ? » dit cet homme avec un accent des plus irlandais.

« Qui est-ce ? » demanda à voix basse lord Colambre à l’ouvrier qui examinait le curricle.

« Sir Térence O’Fay, monsieur, — Il faut des roues neuves. »

Sir Térence saisissant Mordicai, lui dit : « au nom de tous les saints du calendrier, bons ou mauvais, dites-moi quand vous comptes nous donner le plaisir de faire rouler le Suicide » ?

Mordicai y en faisant une grimace qu’il donnait pour un sourire, lui répondit : « le plutôt possible, sir Térence. »

Sir Térence, toujours sur le ton plaisant et enjôleur, le pressa de finir promptement cette voiture. « Allons, mon cher Mordicai, donnez-nous-la pour le jour de naissance, et venez dîner avec nous, lundi, à l’hôtel d’Irlande. — Ce sera un fameux dîner ; ne voulez-vous pas en être ? »

Mordicai accepta l’invitation, et promit formellement que le Suicide serait prêt pour le jour de naissance. — Sir Térence lui serra la main sur cette promesse, et après avoir conté une bonne histoire, qui fit rire de bon cœur un des ouvriers, qui était Irlandais, il s’en alla. Mordicai attendit que le baronet fût assez éloigné pour ne pouvoir l’entendre, puis il dit :

« Vous qui riez si fort, écoutez bien ce que je vous dis, mon drôle ! prenez garde qu’on ne touche pas à cette voiture jusqu’à nouvel ordre. »

Un des commis de M. Mordicai, qui avait une longue plume derrière l’oreille, observa que M. Mordicai faisait fort bien de prendre cette précaution, attendu que sir Térence O’Fay et celui pour qui il agissait, étaient, si on l’avait bien informé, perdus de dettes.

Mordicai dit froidement qu’il savait très-bien cela, mais qu’il y avait des terres suffisantes pour en répondre, et par-delà ; qu’il était sans inquiétude, qu’il avait toujours un œil ouvert et qu’il savait mordre avant d’être mordu. Qu’il n’ignorait pas que sir Térence et son patron étaient ligués pour attraper les créanciers, mais qu’ils avaient beau être adroits à ce jeu, il était de force avec eux.

« Voudriez-vous avoir la bonté, monsieur, d’achever cette estimation pour moi, » dit lord Colambre.

« Sur-le-champ, monsieur ; soixante-neuf livres, plus — voyons — M. Mordicai, demandez-lui, demandez à Paddy ce qu’il sait de sir Térence, » dit le chef d’atelier en montrant, par-dessus son épaule, l’ouvrier irlandais qui avait l’air d’être tout à son ouvrage. Cependant, quand Mordicai, s’adressant à lui, le défia de dire quelque chose qu’il ne sût pas, Paddy, laissant là le tabac qu’il mâchait, se mit à raconter quelques-uns des exploits de sir Térence pour écarter des créanciers, éluder des saisies, rosser des sergens, endormir des gardiens, etc. dans un langage si étrange, si facétieux, avec des gestes si plaisans, que tandis que Mordicai était tout ébahi, lord Colambre ne put s’empêcher de rire de ce que disait son compatriote, et un peu aussi du conteur lui-même. Tous les ouvriers éclataient de rire machinalement, ou malicieusement, quoiqu’ils ne comprissent pas la moitié de ce que disait Paddy ; mais son idiome et son accent suffisaient pour produire cet effet.

Mordicai attendit que ce rire fût apaisé, et se borna à dire : « la loi s’exécute en Angleterre, autrement qu’en Irlande. — Je ne demande pas mieux que d’avoir affaire à des gens aussi madrés ; et il y a une jouissance à travailler un débiteur, qui ne peut être connue que d’un créancier. »

« Dans un moment, » dit le chef d’atelier à lord Colambre qui s’impatientait de sa lenteur, « je vais repasser encore une fois l’addition des livres, et vous présenter le compte. »

« Je vous dirai donc, M. Smithfield, » poursuivit Mordicai, en s’approchant de cet homme, car il était piqué de ses doutes sur sa capacité à jouter avec sir Térence, « je vous dirai que je veux être damné si je ne les ai pas tous deux en mon pouvoir. — Vous savez comment. »

« Vous en pouvez juger mieux que moi, monsieur, « répliqua cet homme ; « mais la question est de savoir s’il y a fortune suffisante au paiement de toutes les dettes, et si vous connaissez bien toutes ces dettes ? »

« Je les connais, vous dis-je ; il y a Green, il y a Blancham, il y a Gray, il y a Soho, » il en nomma plusieurs autres, « et, à ma connaissance, lord Clonbrony… »

« Arrêtez, monsieur, » dit lord Colambre, d’une voix qui fit tressaillir Mordicai et tous ceux qui étaient là, « je suis son fils. »

« Diable ! » dit Mordicai.

« Que Dieu le bénisse de la tête aux pieds, il est Irlandais, » s’écria Paddy, « et voilà pourquoi mon cœur s’est senti porté pour lui dès qu’il est entré, quoique je ne le connusse pas. »

« Comment donc, monsieur ! seriez-vous lord Colambre ? » dit Mordicai, se remettant un peu, mais n’ayant pas encore ses idées bien nettes. « Je vous demande pardon, mais j’ignorais que vous fussiez lord Colambre. Il me semble que vous m’avez dit que vous étiez un ami de M. Berryl. »

« Je ne vois point que ces deux choses soient incompatibles, » répliqua lord Colambre, en arrachant de la main du chef d’atelier étonné, le compte qu’il avait été si long-temps à produire.

« Permettez-moi, milord, » dit Mordicai, « je vous demande pardon ; peut-être pourrons-nous composer et accommoder cette affaire pour votre ami M. Berryl. Peut-être il sera possible de partager le différent par la moitié. »

Composer, et partager le différent par la moitié, étaient des phrases que Mordicai croyait être reçues et approuvées dans la manière irlandaise de traiter les affaires, et qui lui concilieraient ce jeune lord irlandais, en dissipant le courroux et l’orage qui s’étaient amoncelés dans son sein.

« Non, monsieur, non ! » dit lord Colambre en tenant d’une main ferme le papier. « Je ne veux de vous aucune faveur, je n’en accepterai point ni pour moi ni pour mon ami. »

« Faveur ! non milord, je n’ai pas la présomption de vous offrir une faveur ; mais je voudrais que vous me permissiez de faire justice à votre ami. »

Lord Colambre se ressouvint que sa fierté ne lui donnait pas le droit de jeter par la fenêtre l’argent de son ami ; il laissa donc M. Mordicai examiner le compte ; et son bon sens apaisant bientôt l’impétuosité de son caractère, il réfléchit que sa personne était tout-à-fait inconnue à M. Mordicai, que celui-ci n’avait pas eu intention de l’offenser, et que peut-être dans ce qui avait été dit des dettes et des embarras de son père, il y avait beaucoup plus de vérité qu’il ne s’en doutait. En conséquence, se rendant prudemment maître de lui, il suivit M. Mordicai dans son bureau pour arranger l’affaire de M. Berryl. En peu de momens le compte fut redressé et mis en forme convenable ; et M. Mordicai, en considération de ce que le marché avait été fait par son associé, pensa qu’il était engagé d’honneur, s’il ne l’était légalement ; et il entreprit de remettre le curricle à neuf et de le rendre même meilleur que neuf, pour vingt guinées. Vinrent ensuite des apologies fort gauches, que lord Colambre reçut mal. « Entre nous, milord… » dit Mordicai.

Mais la familiarité de cette phrase, « entre nous, » cet air d’égalité, lord Colambre ne put les lui passer ; il prit brusquement le chemin de la porte, et s’en alla.



CHAPITRE II.


La tête pleine de ce qu’il avait entendu, et très-impatient de s’informer plus exactement de l’état des affaires de son père, lord Colambre se hâta de retourner chez lui ; mais son père était sorti, et sa mère était occupée avec M. Soho à donner ses instructions, ou plutôt à recevoir celles de ce tapissier, pour la décoration de ses appartemens, le jour de la fête qu’elle donnait. En entrant dans la chambre de sa mère, lord Colambre la trouva avec miss Nugent et M. Soho, debout, près d’une table couverte de rouleaux de papiers et d’échantillons de diverses espèces. M. Soho, d’un air capable et d’un ton tranchant, disait qu’il n’y avait pas de couleur qui convînt mieux à l’appartement dont il s’agissait, que le ventre de biche (belly o’ the fawn) ; mais il prononça cela de manière que lady Clonbrony comprit la belle uniforme ; et, persistant dans sa méprise, elle répéta plusieurs fois ces mots, en disant qu’il avait raison, jusqu’à ce que le tapissier, avec la condescendance de la supériorité, la redressa. Le premier des tapissiers décorateurs du siècle, comme il s’intitulait lui-même, du consentement universel des gens à la mode, eut alors tout pouvoir de parler en maître. Il fallait tout changer. Là, il fallait une autre tenture, de nouvelles draperies, de nouvelles corniches, d’autres candélabres, etc.

« Et, son crayon en main, il esquissait des
figures en l’air, et donnait des noms aux
formes les plus bizarres. »

Personne ne connaissait la valeur d’un nom mieux que M. Soho.

« Milady voit fort bien : ceci n’est qu’une esquisse au crayon. Milady sent que ce n’est que pour lui donner une idée des dimensions et des formes : vous remplissez ces angles-ci avec des encoinières : vous entourez vos murs avec la draperie turque que j’ai imaginée, en étoffe couleur d’abricot, ou en velours cramoisi, je suppose, ou en flûte, en draperies de satin cramoisi, garnies de franges d’or ; ensuite des espaces intermédiaires, des têtes d’Apollon avec des rayons en or : et ici, madame, vous placer quatre chancelières, avec des chimères dans les coins, couvertes de soie bleue, avec des franges d’argent : le tout légèrement et élégamment ajusté ; là, mon pavillon de Statira, des draperies de soie bleue, légères, une teinte aérienne ; et pour siéges, des ottomanes du Sérail, d’écarlate superfine, des pattes de griffons en or, des trépieds de même : le tout entremêlé de tables d’albâtre oriental, et assorti avec goût. Milady conçoit. Eh ! laissez-moi songer un peu, pour l’autre appartement : il me semble que puisque milady ne regarde pas à la dépense, mes tentures de l’Alhambra, qui sont entièrement de mon invention, feront à merveille. Mais avant de les dérouler, lady Clonbrony, il faut que je vous supplie de ne dire à personne que je vous les ai montrées. Je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que personne n’a vu ces tentures de l’Alhambra, si ce n’est mistriss Dareville, qui les a aperçues un moment. J’ai absolument refusé à la duchesse de Torcaster de les lui montrer ; mais je ne puis le refuser à vous, milady. »

M. Soho déroula donc ses tentures, et en fit admirer les détails, qu’il expliqua dans son jargon, et avec sa suffisance accoutumée. Puis il proposa, pour la petite pièce, une pagode chinoise, et se complut encore dans la description de toutes les choses dont elle serait ornée. « Quant à la dépense, » ajouta-t-il, « il est impossible d’en faire ici, à l’instant, le calcul exact ; mais elle sera moins que rien pour vous, milady, et elle ne vaut pas la peine d’y songer ! »

Dans tout autre temps, lord Colambre se serait fort amusé de l’air capable et de la volubilité de cet orateur ; mais ce qu’il avait appris de Mordicai ne le disposait pas à trouver cette scène plaisante. Ses pensées étaient au contraire fort tristes : il était alarmé de cette nouvelle dépense extravagante ; il était outré du jargon et de l’impertinence de ce tapissier, et plus encore de voir sa mère être la dupe et le jouet d’un fat de cette espèce.

Il se promenait en long et en large dans l’appartement, faisant ses réflexions tout bas, et prêt à éclater tout haut.

« Colambre, » lui dit sa mère, « ne nous donnerez-vous pas votre avis, votre goût ? »

« Je vous demande pardon, madame, je n’ai ni avis ni goût en ces sortes de choses. »

Quelquefois il s’arrêtait et regardait M. Soho avec une forte tentation de… Mais sachant qu’il en dirait trop s’il faisait tant que de parler, il gardait le silence. Il n’osait s’approcher de la table du conseil, et il continua à se promener jusqu’au moment où il entendit une voix qui attira son attention et apaisa sa colère. Il s’approcha alors de la table, et il entendit à miss Nugent dire tout ce qu’il aurait dit lui-même, mais avec une mesure, une délicatesse qu’il sentit bien qu’il n’aurait pu y mettre. Il s’appuya sur la table, et fixa ses regards sur miss Nugent. Plusieurs années auparavant il avait vu sa cousine ; la veille au soir elle lui avait paru belle, agréable, gracieuse ; mais maintenant il vit en elle une autre personne, ou du moins il la vit sous un nouveau jour ; il remarqua tout ce qu’il y avait de spirituel, d’animé, d’éloquent dans sa physionomie ; l’innocent artifice avec lequel, tantôt sérieuse, tantôt plaisantant, elle déjouait M. Soho, et rendait si saillant le ridicule de son ton et de ses manières, qu’il finit par frapper lady Clonbrony elle-même. Il observa aussi l’inquiétude qu’elle éprouvait que celle-ci ne se montrât aussi ridicule. Il fut touché du respect et de la douceur de son ton persuasif envers sa mère ; du soin qu’elle avait de ne point avoir l’air de compter sur son ascendant ; du bon sens, du goût délicat qu’elle faisait voir, en évitant toute apparence de supériorité ; de l’adresse, de la modestie, de la patience avec laquelle elle en vint à ses fins, et empêcha lady Clonbrony de ne rien faire qui fût par trop extravagant.

Lord Colambre fut fâché de voir cette affaire finie, et M. Soho s’en aller ; car miss Nugent se tut, et il fut obligé de détourner ses regards de ce visage qu’il avait contemplé sans qu’elle s’en aperçût. Belle et remplie de grâces, elle se doutait cependant si peu de ses charmes, que l’œil de l’admiration pouvait se fixer sur elle sans qu’elle y fît attention ; elle était si occupée des autres, qu’elle s’oubliait elle-même. Toute la suite des idées de lord Colambre était en ce moment si fort dérangée, que quoiqu’il sût qu’il avait quelque chose d’important à dire à sa mère, quand le départ de M. Soho lui laissa la liberté de parler, il ne put se rappeler autre chose que Grâce Nugent.

Quand miss Nugent fut sortie, après quelques minutes de silence, et un peu d’effort sur lui-même, lord Colambre dit à sa mère : « Permettez-moi de vous demander, madame, si vous connaissez sir Térence O’Fay, ou si vous en savez quelque chose ? »

« Moi ! » dit lady Clonbrony, en relevant sa tête avec fierté. « Je sais que c’est un homme que je ne puis souffrir ; il n’est pas de mes amis, je vous assure, ni lui, ni gens de cette sorte. »

« Je m’imaginais bien que cela était impossible ! » s’écria lord Colambre d’un air satisfait.

— « Je voudrais, Colambre, que votre père pût en dire autant, » ajouta lady Clonbrony.

Lord Colambre redevint sérieux et triste ; il se tut durant un moment.

— « Mon père dîne-t-il aujourd’hui chez lui, madame ? »

— « Je ne le crois pas ; il y dîne rarement. »

— « Peut-être, madame, mon père a quelque sujet d’inquiétude ? »

« Quelque sujet d’inquiétude ! » répéta lady Clonbrony avec un air de curiosité qui convainquit son fils qu’elle ignorait les dettes et les embarras de lord Clonbrony, si réellement il en avait. « Sur quoi ? »

Il n’y avait pas moyen de reculer, et lord Colambre n’avait jamais recours à l’artifice.

— « Sur ses affaires, allais-je vous dire, madame ; mais puisque vous ne lui connaissez point de gêne ou d’embarras, je suis persuadé qu’il n’en éprouve pas. »

— « En vérité, je ne saurais vous le dire, Colambre. Je vous avoue que je suis quelquefois surprise des difficultés que j’éprouve pour obtenir de l’argent, quand j’en demande. Je n’entends rien aux affaires ; vous savez que les femmes d’un certain rang ne s’en mêlent guère. Mais en considérant la fortune de votre père et celle que je lui ai portée, » ajouta milady orgueilleusement, « je ne conçois rien à ces difficultés. Grâce Nugent me parle souvent, il est vrai, d’embarras, d’économie : mais cela est tout naturel de sa part, la pauvre enfant ; car sa fortune n’est pas considérable, et elle l’a laissée, à-peu-près tout entière, dans les mains de son oncle, qui est son tuteur ; et souvent, je le sais, elle est en peine pour me prêter des bagatelles, et cela la chagrine. »

« Miss Nugent n’a-t-elle pas eu beaucoup de succès à Londres, madame ? »

— « Sans doute ; et vous sentez que, dans la société où elle se trouve, elle a toutes sortes d’avantages. Elle a d’ailleurs naturellement un air de famille et de bon ton : mais elle aurait encore mieux réussi, si, lorsqu’elle a débuté à Londres, elle avait voulu suivre mon conseil, et mettre sur ses cartes de visites, miss de Nogent, ce qui aurait écarté, vous le savez bien, le préjugé contre l’irlandisme de Nugent ; d’autant plus qu’il y a un comte de Nogent. »

— « Je ne connaissais pas ce préjugé, madame. Il peut exister parmi de certaines gens, mais je pense que les personnes instruites, bien élevées… »

— « Je vous demande pardon, Colambre ; assurément moi qui suis née en Angleterre, moi qui suis Hanglaise, je dois bien savoir cela. »

Lord Colambre garda un respectueux silence.

« Ma chère mère, » reprit-il un moment après, « je suis surpris que miss Nugent ne soit pas encore mariée ! »

— « C’est entièrement sa faute ; elle a refusé des offres très-avantageuses ; des établissemens que lady Langdale dit avec raison que je n’aurais pas dû lui laisser manquer. Je suis forcée d’en convenir ; mais ces jeunes personnes, jusqu’à ce qu’elles aient attrapé vingt ans, croient toujours qu’elles trouveront mieux. M. Martingale s’est proposé pour elle, mais elle l’a rejeté, parce qu’il donne dans les courses de chevaux ; ensuite elle a refusé M. de Saint-Albans, qui a sept mille livres sterling de rente, je ne me souviens plus pourquoi, uniquement, je crois, parce qu’il ne lui plaisait pas, ou parce qu’elle trouvait à redire à ses principes. À présent, le colonel Heathcock, qui est, comme vous voyez, un des jeunes gens du bon ton les plus à la mode, et qui passe sa vie dans la société de la duchesse de Torcaster ; Heathcock a pour elle de grandes attentions, très-remarquables de sa part ; et je suis persuadée qu’elle n’en voudrait pas, si demain il venait à se déclarer : et elle ne pourrait alléguer d’autre motif de son refus que la fatuité dont elle l’accuse, grâce à une petite teinte d’orgueil irlandais. Mais pour ce qui me concerna, je suis fort aise de la voir si difficile ; car je ne sais comment je ferais pour me passer d’elle. »

— « Miss Nugent vous est, en effet, fort attachée ; j’en suis convaincu, » dit lord Colambre. Il avait commencé cette phrase avec feu, il la termina avec gravité.

— « C’est une fille charmante, et j’ai un grand faible pour elle, voilà ce qui est certain, » dit lady Clonbrony avec la chaleur naturelle de ses manières, et sans déguiser son accent irlandais. Mais l’instant d’après, elle reprit son air contraint et affecté, et son accent anglais, pour dire :

« Avant que vous m’en fassiez perdre tout-à-fait l’idée, Colambre, j’avais, ce me semble, quelque chose à vous dire… Oh ! je sais ce que c’est. Nous parlions d’embarras, et je voulais rendre à votre père la justice de vous apprendre qu’il a été extrêmement libéral à mon égard, pour cette fête, et qu’il m’a donné carte blanche ; et je soupçonne, je suis même sûre, que c’est à vous, Colambre, que j’en ai l’obligation. »

— « À moi ! madame ! »

— « Oui ! votre père ne vous a-t-il rien fait entendre ? »

— « Non, madame ; je n’ai pas vu mon père plus d’une demi-heure depuis mon arrivée ; et, durant ce temps, il ne m’a rien dit de ses affaires. »

— « Mais ce dont il s’agit est plus votre affaire que la sienne. »

— « Il ne m’a parlé d’aucune affaire, madame ; il ne m’a entretenu que de mes chevaux. »

— « Apparemment milord m’a laissé le soin de vous faire les premières ouvertures. J’ai donc le plaisir de vous apprendre que nous avons en vue pour vous une alliance, et je crois que je puis ajouter que c’est avec l’approbation, pour ne pas dire plus, de toute la famille de la jeune personne. »

« Ô ma chère mère ! il est impossible que vous me disiez cela sérieusement ! » s’écria lord Colambre. « Vous savez que je ne suis pas encore majeur ; et, de dix ans au moins, je ne songerai à me marier. »

— « Pourquoi pas ? Je vous en prie, Colambre, ne vous en allez pas ; c’est très-sérieusement que je vous en parle, soyez-en sûr, et, pour vous en convaincre, je vais vous répéter franchement tout ce que votre père m’a dit. Il est convenu avec moi qu’à présent que vous avez fini de Cambridge, et que vous êtes revenu à Londres, il faut que vous y fassiez, mon cher Colambre, la figure que doit faire l’héritier présomptif de Clonbrony. Mais d’un autre côté, vivre nous-mêmes à Londres, et vous y assurer le revenu que vous devez avoir, c’est plus, m’a dit votre père, qu’il ne peut faire sans inconvéniens. »

— « Je vous assure, ma mère, que je serai satisfait… »

— « Non, non, vous ne devez pas être satisfait, et il faut que vous m’écoutiez. Vous devez avoir un train convenable, un établissement décent : je ne pourrais vous présenter à mes amis ici, Colambre, ni être heureuse, si cela n’était pas ainsi. Maintenant le chemin vous est ouvert : vous avez de la naissance, un titre, et il se présente une fortune toute faite ; vous aurez une grande fortune vous-même à la mort du vieux Quin, et vous ne serez à charge ni à votre père, ni à personne. En épousant une héritière, vous arrangez les choses ainsi tout d’un coup ; et celle dont il s’agit réunit, en outre, tout ce que nous pouvons désirer ; vous la reverrez à la fête, et, entre nous, cette fête est à son intention. Tous ses parens et amis y viendront en masse, et vous sentez qu’en pareil cas on tient à se bien montrer. Vous avez vu la jeune personne dont il s’agit, Colambre ; c’est miss Broadhurst. Ne vous rappelez-vous pas que je vous ai présenté à elle hier au soir après l’Opéra ? »

— « Cette petite fille couverte de diamans, qui était auprès de miss Nugent ? »

— « Oui, qui avait des diamans. »

« J’espère, » dit lord Colambre, « que vous ne serez pas fâchée contre moi, ma chère mère, si je vous dis tout uniment, que je ne songe point à me marier actuellement, et que je ne me marierai jamais pour de l’argent. Épouser une héritière, n’est pas, ce me semble, un moyen neuf de payer de vieilles dettes. Mais c’est, en tout cas, un moyen auquel la plus extrême détresse ne pourrait me persuader d’avoir recours ; et puisque, si je survis, au vieux Quin, j’aurai une fortune indépendante, il n’est pas nécessaire que j’en achète une par le mariage. »

« Il n’est pas ici question de détresse, que je sache ; » dit lady Clonbrony, « où votre imagination va-t-elle s’égarer, Colambre ? Il ne s’agit que de votre établissement, de votre indépendance. »

— « Je n’ai pas besoin d’établissement : quant à l’indépendance, je la désire, et je saurai me la conserver. Assurez à mon père, je vous prie, que je ne le mettrai point en dépense ; je vivrai de la pension qu’il me faisait à Cambridge ; je me réduirai à moitié, s’il le faut ; je ferai tout pour le mettre à l’aise sur ce point : mais me marier pour de l’argent, c’est ce que je ne ferai pas. »

« En ce cas, vous êtes très-désobligeant, Colambre, » dit lady Clonbrony d’un air de surprise et de mécontentement, « car votre père assure que si vous n’épousez pas miss Broadhurst, nous ne pourrons passer l’hiver prochain à Londres. »

Après ces mots, qui ne lui seraient point échappés, si elle eût été plus maîtresse d’elle-même en ce moment, lady Clonbrony sortit brusquement. Son fils demeura immobile, et dit en lui même :

« Est-ce donc là ma mère ? Combien elle est changée ! »

Le lendemain matin, il veilla l’occasion de parler à son père, et se saisit de lui avec difficulté, au moment où il sortait pour toute la journée, suivant sa coutume. Lord Colambre, avec tout le respect qu’il devait à son père, et avec cette manière affectueuse qu’il savait prendre pour adoucir la force de ses expressions, lui fit à-peu-près la même déclaration qui avait surpris et offensé sa mère. Lord Clonbrony en parut plus embarrassé, mais moins mécontent. Quand lord Colambre, aussi délicatement qu’il le put, fit entendre qu’il y avait de l’égoïsme à exiger de lui le sacrifice de sa liberté pour la vie entière, sans parler de celui de ses affections, uniquement pour mettre sa famille en état de faire grande figure à Londres, lord Clonbrony s’écria : « Cela n’a pas le sens commun ! C’est une maudite extravagance ! C’est ainsi que nous sommes obligés de présenter les choses à votre mère, mon cher enfant ; car je perdrais mon temps à lui faire comprendre, ou même entendre autre chose. Quant à moi, si Londres était au fond de la mer, je ne m’en soucierais guère ; le petit Dublin, pour mon argent, est tout ce qu’il me faut, comme dit sir Térence O’Fay. »

— « Me permettez-vous, monsieur, de vous demander qui est sir Térence O’Fay ? »

— Comment donc ! est-ce que vous ne connaissez pas Terry ? Mais j’oubliais que vous êtes depuis long-temps à Cambridge. Cependant je m’étonne que vous n’ayiez jamais vu Terry. »

— « Je l’ai vu, monsieur ; je l’ai rencontré hier chez M. Mordicai le sellier. »

« Mordicai ! » s’écria lord Clonbrony en rougissant et en prenant une prise de tabac, pour cacher son trouble. « C’est un maudit coquin que ce Mordicai. J’espère que vous n’avez pas cru un mot de ce qu’il a pu vous dire. Quiconque le connaît n’ajoute aucune foi à ses propos. »

« Je suis charmé, monsieur, de voir que vous le connaissez si bien, et que vous êtes sur vos gardes contre lui, » répliqua lord Colambre ; « car je conclus de ce que je lui ai entendu dire, ne me connaissant pas, qu’il vous ferait beaucoup de mal, si cela était en son pouvoir. »

— « Il ne m’aura jamais en son pouvoir, je vous le promets, nous aurons soin de cela. Mais qu’a-t-il dit ? »

Lord Colambre répéta en substance ce que Mordicai avait dit, et lord Clonbrony s’écria de nouveau : « Le maudit coquin ! je sortirai de ses mains ; je ne veux plus avoir aucune affaire avec lui. » Mais en parlant ainsi, un trépignement involontaire décélait son inquiétude.

Il ne put prendre sur lui de nier positivement qu’il eût des dettes et des embarras ; mais il ne voulut, en aucune façon, s’ouvrir à son fils de l’état de ses affaires. « Un père ne saurait y être obligé, » se dit-il à lui-même, « et il est un sot, s’il le fait. »

Lord Colambre, remarquant que son père était mal à l’aise, baissa les yeux, et s’interdit respectueusement de nouvelles questions ; il se borna à répéter ce qu’il avait dit à sa mère sur sa ferme résolution de ne pas accroître les dépenses de sa famille, et de renoncer même, si cela était nécessaire, à la moitié de sa pension.

« Point du tout, je ne veux point de cela, mon cher enfant, » lui dit son père. « J’aimerais mieux mille fois être gêné moi-même, que de vous voir à la gêne. Mais tout cela vient des idées extravagantes de milady Clonbrony. Si chacun restait, comme il le doit, dans son pays, y vivait dans ses terres, et tuait ses propres moutons chez soi, l’argent ne manquerait pas. »

Quant à tuer ses propres moutons, lord Colambre n’en voyait pas la nécessité indispensable ; mais il fut fort aise d’entendre dire à son père qu’il fallait que chacun résidât dans son pays.

« Voilà, » dit lord Clonbrony, qui étayait toujours ses assertions de l’opinion de quelqu’autre personne, « voilà ce que dit sans cesse sir Térence O’Fay ; et voilà pourquoi votre mère ne peut souffrir ce pauvre Terry. Vous ne connaissez pas Terry ? Non, vous n’avez fait que le voir ; cependant il ne faut que le voir pour le connaître ; c’est le meilleur garçon, le plus rond, le plus ouvert, qu’il y ait en Europe. »

— « Je ne me vante pas de le connaître ; je n’ai pas la présomption de former mon opinion des gens à une première vue. »

« Peste soit de votre modestie ! » dit lord Clonbrony en l’interrompant ; « vous voulez dire que vous ne l’aimez pas encore ; mais Terry vous forcera à l’aimer, je vous défie de vous en empêcher. Je vous présenterai à Terry, ou plutôt je vous le présenterai ; c’est le cœur le plus chaud, le garçon le plus généreux qu’il y ait au monde — Bon convive, jovial — Assez d’esprit et de sel dans la conversation, à sa manière, pour vous faire crever de rire, et moi aussi — Vous n’avez que faire de baisser les yeux, Colambre ; qu’avez-vous à objecter ? »

— « Je n’ai fait aucune objection, monsieur ; mais si vous me pressez si fort, tout ce que je puis dire, c’est que s’il a toutes ces bonnes qualités, il est fâcheux qu’il n’ait pas un peu plus l’air d’un homme comme il faut. »

« — Un homme comme il faut ! il l’est tout autant qu’aucun de vos freluquets maniérés. Il n’est peut-être pas exactement taillé sur le modèle de Cambridge. Je donne au diable votre éducation anglaise ! c’est bien contre mon avis que vous l’avez reçue ; je m’imagine que vous allez adopter la façon de penser de votre mère qui croit qu’il ne peut y avoir rien de bon et d’agréable que ce qui est anglais.

— « J’en suis fort éloigné, monsieur ; je vous assure que je suis aussi attaché à l’Irlande que vous puissiez le désirer. J’espère, qu’à cet égard du moins, ni même à aucun autre, vous n’aurez sujet de maudire mon éducation anglaise ; et si ma reconnaissance, mon affection, sont de quelque prix à vos yeux, vous ne regretterez jamais la bonté, la libéralité avec lesquelles vous m’avez procuré les moyens de devenir tout ce qu’un pair de la Grande-Bretagne doit être. »

« Par ma foi ! vous me gênez maintenant, » dit lord Clonbrony ; « je ne m’y attendais pas, et je ne me serais pas exposé à faire ainsi le sot, » ajouta-t-il, honteux de son émotion et cherchant à s’en défaire en plaisantant. « Vous avez, je le vois, un cœur vraiment irlandais, et que l’éducation n’a pu gâter ; mais il faut que vous aimiez Terry ; je vous accorde du temps pour cela, comme il m’a dit qu’il m’en accordait, lorsqu’il a commencé à me familiariser avec le whiskey[2]. En attendant, je vous souhaite le bon jour ! » Et il sortit brusquement.

Tandis que lady Clonbrony, en demeurant à Londres, était devenue, de plus en plus, belle dame, lord Clonbrony s’était fait, de moins en moins, homme de bon ton. Lady Clonbrony, Anglaise de naissance, désavouant l’Irlande, et se débarrassant de tous les Irlandais à Londres, s’était fait admettre, par un grand état de maison, par des fêtes magnifiques et une dépense énorme, parmi les gens du bel air. Mais lord Clonbrony qui était quelque chose en Irlande, et un grand personnage à Dublin, se trouva n’être rien du tout en Angleterre, et se vit un zéro à Londres. Regardé du haut en bas par les gens dont sa femme faisait sa société, et las d’eux, il s’en éloigna tout-à-fait ; il chercha de l’amusement et du contentement de lui-même dans la compagnie de gens au-dessous de lui, pour le rang et l’éducation, mais parmi lesquels il avait la satisfaction d’être le personnage le plus considérable. De tous ceux avec qui il vivait habituellement, le plus remarquable par ses talens et le plus agréable débauché, était sir Térence O’Fay, homme de basse extraction qui avait été fait baronet par un Lord lieutenant d’Irlande, dans une orgie. Personne ne narrait un bon conte, ne chantait une chanson plaisante, mieux que sir Térence. Il outrait l’accent de son pays, et son étourderie naturelle, s’embarrassant fort peu qu’on rît en société de lui ou de ce qu’il disait, pourvu qu’il fît rire. Vivre et rire ; rire et vivre, était sa devise ; et ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il vivait du rire aussi bien que beaucoup de gens, valant mieux que lui, peuvent vivre avec mille livres sterling de rente.

Lord Clonbrony amena chez lui, le lendemain, sir Térence, pour le présenter à lord Colambre ; et il arriva, qu’en cette occasion, Térence parut à son désavantage, parce que, de même que beaucoup d’autres, « il gâtait l’esprit qu’il avait, en voulant se donner celui qu’il n’avait pas. »

Sachant que lord Colambre avait fait d’excellentes études classiques, et qu’il était tout fraîchement sorti de Cambridge ; sachant aussi que lui-même n’était pas fort en littérature, au lieu de s’en fier à ses talens naturels, il appela à son aide avec beaucoup d’efforts, les bribes de savoir qu’il avait attrapées dans sa jeunesse, et fit même passer en revue devant la compagnie les dieux et les déesses avec lesquels il avait fait connaissance au collége. Quoiqu’un peu embarrassé dans ce fatras d’érudition, il ne perdit pas de vue de faire sa cour à lady Clonbrony, en servant le dessein qu’elle avait si fort en tête, le mariage de son fils avec miss Broadhurst.

« Ainsi, miss Nugent, » dit-il, n’osant pas, malgré son assurance, s’adresser directement à lady Clonbrony, « ainsi, miss Nugent, vous allez être, m’a-t-on dit, dans les grandes fêtes ; il n’est question que du merveilleux gala. Ma foi, il n’y a rien de tel au monde, que de se trouver dans une foule bien conditionnée. Pas plus tard, miss Nugent, qu’au dernier bal, au château, avant mon départ de Dublin, les appartemens, grâce à l’extrême popularité de milady gouvernante, étaient si pleins, que je me rappelle très-bien qu’au passage de la porte, une femme, et une femme de fort bonne façon, quoiqu’elle ne fût pas de ma connaissance, me dit : « prenez donc garde, monsieur, vous avez le doigt dans mon oreille. » Je le sais, madame, lui dis-je, mais je ne pourrai l’en tirer, que, lorsque mon bras sera dégagé de la foule.

« Mais c’est de votre fête que je parlais. On m’a dit que vous y auriez la Vénus d’or ; n’est-il pas vrai, milady Clonbrony ? »

— « Monsieur !… »

La sécheresse de cette apostrophe n’empêcha pas sir Térence de poursuivre, avec sa volubilité accoutumée ; « La Vénus d’or ! Assurément, miss Nugent, vous qui avez tant de pénétration, vous avez deviné tout d’un coup que c’était ma manière de désigner miss Broadhurst, qui, je l’espère, ne portera pas long-temps ce nom. Milord Colambre, avez-vous déjà beaucoup vu cette jeune personne ? »

— « Non, monsieur. »

— « J’espère que bientôt vous la verrez davantage. J’ai beaucoup entendu parler de la Vénus de Médicis, de la Vénus d’ici, de la Vénus de là, et de celle de Florence, et de la Vénus sortant du bain, et de cent autres ; mais, croyez-moi, milord — on peut croire un fou quand il dit la vérité — La Vénus d’or est la seule sur terre qui restera de bout en tout temps et dans tous les climats ; car l’or gouverne les cours et les camps, et les hommes ici-bas, et le ciel au-dessus de nous. »

« Et le ciel au-dessus de nous ! Prenez garde, Terry ! Savez-vous bien ce que vous dites là ? » dit lord Clonbrony.

— « Si je le sais ? Me nierez-vous, milord, que ce soit pour une pomme d’or que les trois déesses ont fait la guerre ? Et Hercule n’a-t-il pas volé un jardin pour des pommes d’or ? Et Énée n’a-t-il pas pris une branche d’or, pour être bien reçu de son père en enfer ? » dit sir Térence en faisant un signe de l’œil à lord Colambre.

« Comment donc, Terry ? » dit lord Clonbrony, « je ne me doutais pas que vous eussiez autant de lecture. »

— « Vous ne vous doutiez pas non plus que j’eusse autant de connaissances parmi les dieux et les déesses, n’est-il pas vrai, milord ? Mais à-propos, avant de quitter ce sujet, de quelle matière était cette fameuse ceinture de Vénus qui faisait naître si promptement les roses et les lis ? Qu’était-ce, si ce n’est de bon or sterling ? J’en jurerais ; car l’or est la seule chose qu’un jeune homme doive chercher quand il prend une femme. »

Sir Térence se tut, mais personne n’applaudit.

« Qu’ils parlent tant qu’ils voudront de Cupidon et de ses flèches, et de la mère des Amours et des Grâces ; que Minerve chante ses odes et ses dythirambes ; (il estropia ce mot) qu’elle dise tout ce qu’elle voudra : avec sa sagesse et sa science, elle ne trouvera jamais un mari en ce monde, ou dans l’autre, sans quelque chose de plus solide ; mais avec ceci, son affaire sera bientôt faite. »

« Non, non, Terry, sur ce point vous vous trompez : Minerve a trop mauvaise réputation avec sa science, pour que les hommes s’en accommodent, » dit lord Clonbrony.

— « Que me dites-vous là ? Je lui trouverais un bon parti sur-le-champ, si elle avait seulement cinquante mille livres sterling comptant, ou même un millier de livres sterling de rente. Croyez-vous qu’il y ait un homme si mal avisé, lorsque maisons et terres s’en vont grand train, pour s’éloigner, parce qu’il y a l’inconvénient d’un peu de savoir ? Mais après tout, je n’ai jamais ouï dire que miss Broadhurst fût le moins du monde savante. »

« Miss Broadhurst ! » dit miss Nugent, « quel chemin avez-vous pris pour arriver à miss Broadhurst ? »

« Le chemin de Tipperary, » dit lord Colambre.

— « Je vous demande pardon, milord : c’est à-propos d’une grande fortune, qui, j’espère, ne se trouvera pas hors de votre chemin, quand même vous prendriez celui de Tipperary. Elle a cent mille livres sterling dans les fonds publics, et de plus dix mille livres sterling de rente, en bonnes terres bien libres. Il y a des gens qui parlent de moralité, d’autres de religion ; mais parlez-moi de belles propriétés. Mais, milord, j’ai quelques affaires à arranger ce matin, et il ne faut pas que je m’amuse ici. » Il fit sa révérence aux dames, et sortit.

« En vérité, je suis charmée de le voir parti, » dit lady Clonbrony. « Quel soulagement pour les oreilles ! Je ne conçois pas, milord, comment vous pouvez supporter de traîner sans cesse après vous cette étrange créature, un homme si vulgaire… »

« Il me divertit, » dit lord Clonbrony, « tandis que beaucoup de vos belles dames et de vos beaux messieurs, avec leurs manières correctes ; m’endorment. Que m’importe l’accent des gens qui n’ont rien à dire ? Qu’en pensez-vous, Colambre ? »

Lord Colambre, par respect pour son père, ne dit pas ce qu’il pensait ; mais son aversion pour sir Térence O’Fay était plus forte encore que celle de sa mère. Cependant ce jour-là celle de lady Clonbrony fut encore augmentée, parce qu’elle vit que les propos très-peu ménagés de sir Térence relativement au projet de mariage avec miss Broadhurst, avaient opéré beaucoup plus contre que pour le succès de ce projet, qu’elle avait si fort à cœur.

Le lendemain matin, à déjeûner, lord Clonbrony parla d’amener le soir avec lui sir Térence à la fête ; lady Clonbrony en pâlit d’effroi.

« Bon Dieu ! » dit-elle, « lady Langdale, mistriss Dareville, lady Pococke, lady Chatterton, lady G…, lady D…, sa Grâce la duchesse de V… que penseraient-elles de lui ? et miss Broadhurst, que dirait-elle de le voir accoudé avec lord Clonbrony ! » Il n’y avait pas moyen d’y songer. Non. — Milady protesta solennellement qu’elle aimerait mieux renoncer à sa fête, faire attacher le marteau de sa porte, se mettre au lit et se dire malade, être malade réellement, morte même, que d’être forcée de voir, à cette fête, une créature comme sir Térence O’Fay.

« Faites en cela, ma chère, comme en toute autre chose, ce qui vous convient, » s’écria lord Clonbrony en prenant son chapeau, et en se disposant à décamper ; « mais souvenez-vous bien que si vous ne voulez pas le recevoir, vous ne devez pas compter sur moi. Sur ce, je vous souhaite le bon jour, milady Clonbrony. Il pourra vous arriver, dans le besoin, de trouver des amis qui ne vaudront pas sir Térence O’Fay. »

« J’espère que je ne serai jamais dans le besoin, milord, » répliqua milady ; « il serait fort étrange que je m’y trouvasse, avec la fortune que j’ai apportée. »

« Ne voilà-t-il pas encore sa fortune ! » dit lord Clonbrony en se bouchant les oreilles et en sortant brusquement. « Ne cesserai-je jamais d’entendre parler de cette fortune, dont j’ai vu le bout depuis long-temps ? »

Durant ce dialogue matrimonial, miss Nugent et lord Colambre ne se regardèrent pas une seule fois. Elle était très-occupée des différentes manières d’arranger sur la cheminée un rat, un chat, un chien, une tasse et un bramine de porcelaine ; et lord Colambre lisait, avec un égal degré d’attention, les papiers publics.

« À présent, mon cher Colambre, » dit lady Clonbrony, laissez là un moment ces papiers, et écoutez-moi. Je vous supplie de ne pas négliger miss Broadhurst ; car je sais que c’est particulièrement pour vous que sa famille sera ici ce soir. »

— « Ma chère mère, jamais je ne manquerai de politesse pour une jeune personne qui y a des droits, surtout quand elle sera chez vous ; mais j’aurai soin de ne point avoir d’attentions marquées pour miss Broadhurst, car je ne feindrai jamais ce que je ne sens pas. »

— « Mais, mon cher Colambre, miss Broadhurst réunit tout ce que vous pouvez désirer, à l’exception que ce n’est pas précisément une beauté. »

« Peut-être, madame, vous croyez » dit lord Colambre en regardant miss Nugent, « que je ne fais cas que d’un joli visage ? »

Grâce Nugent, sans attacher aucun sens à ce qu’il venait de dire, fit avec chaleur l’éloge de l’esprit, du bon sens et du caractère prononcé de miss Broadhurst.

— « Je ne savais pas que miss Broadhurst fût de vos amies, miss Nugent ? »

— « Elle est, je vous assure, fort de mes amies ; et, pour vous le prouver, je m’abstiendrai de la louer en ce moment : j’irai plus loin, je ne vous ferai son éloge que lorsque vous commencerez à m’en dire du bien. »

Lord Colambre sourit, et prêta l’oreille comme s’il désirait maintenant qu’elle continuât de parler, dût-elle l’entretenir de miss Broadhurst.

« Oh ! je reconnais là mon aimable Grâce ! elle fait de ces hommes tout ce qu’elle veut ; aucun d’eux ne saurait lui résister, » dit lady Clonbrony.

Lord Colambre, pour ce qui le concernait, ne nia pas la vérité de ce que disait sa mère.

« Grâce, » ajouta, lady Clonbrony, « faites-lui promettre qu’il se conduira au gré de nos désirs. »

« Non, » dit Grâce, « il est aussi dangereux d’exiger des promesses que d’en faire : les hommes et les enfans mutins ne font jamais de promesses, surtout celle d’être sage, sans avoir envie, l’instant d’après, d’y manquer. »

— « À la bonne heure ; mais du moins, mon enfant, persuadez-lui, je vous en prie, de contribuer à ce que ma fête se passe bien. C’est la chose à laquelle nous devons songer en ce moment. Sonnez : je vais mettre en réquisition toutes les têtes et tous les bras de la maison. »



CHAPITRE III.




L’ouverture de sa fête, la magnificence de ses appartemens, la tente turque, l’Alhambra, la pagode, tout cela procura un doux moment de jouissance à la vanité de lady Clonbrony. Naturellement, et en dépit de ses efforts pour conserver de la dignité, elle laissait apercevoir sa satisfaction toutes les fois, qu’en entrant, quelqu’un témoignait une surprise, une admiration, feinte ou réelle.

Une très-jeune personne exprima son étonnement, de manière à être remarquée par tous ses voisins. Lady Clonbrony, enchantée, lui prit les mains, les serra affectueusement, et rit de tout son cœur ; puis, quand cette jeune miss et ceux qui l’accompagnaient eurent passé plus loin, milady revint à elle, redressa sa tête, et dit aux personnes qui l’entouraient :

« Pauvre enfant ! J’espère que j’ai bien couvert sa petite naïveté ? Il faut qu’elle soit bien neuve ! »

Alors, avec une majesté étudiée, à travers laquelle perçait le contentement d’elle-même, milady circula dans les appartemens, occupée de choses très-importantes ; présentant milady une telle au candélabre en forme de sphinx, et milady une telle à la jalousie dorée de Trébizonde, plaçant les uns dans le point de vue de l’Alhambra ; établissant les autres sur les ottomanes du Sérail, ou sous le pavillon de Statira. Recevant et rendant des complimens de tous côtés, se persuadant qu’elle était le modèle du bon ton, se croyant l’objet de l’admiration générale, lady Clonbrony fut, durant une heure, aussi heureuse qu’aucune femme l’ait jamais été en pareille occasion.

Son fils la considérait, et souhaitait que ce bonheur pût durer. Naturellement disposé à partager les sentimens d’autrui, il se reprochait de n’être pas aussi gai que la circonstance l’exigeait ; mais cette scène de fête, cet éclat de lumières, ce tourbillon, ne ranimaient pas ses esprits abattus ; le souvenir des propos de Mordicai était un poids qui l’oppressait, et, au milieu de cette magnificence orientale, de cette profusion sans bornes, il n’avait sous les yeux que la ruine et la misère future des êtres qu’il chérissait le plus.

Le seul objet sur lequel son œil se portait avec plaisir, était Grâce Nugent. Belle, élégante dans la simplicité et la décence de sa toilette, nullement occupée d’elle-même, elle semblait cependant pensive ; elle avait un air de mélancolie qui s’accordait parfaitement avec les sentimens de lord Colambre, et que celui-ci attribua à des réflexions semblables à celles qu’il ne pouvait s’empêcher de faire.

« Miss Broadhurst ! Colambre, et tous les Broadhurst ! » lui dit sa mère, en le tirant de sa méditation, au moment où elle passait près de lui pour aller recevoir les nouveaux venus. Miss Broadhurst parut dans une toilette si simple, qu’elle frisait la singularité. Point de diamans, et nulle autre parure.

« Je vous ai amené Philippa, ma chère lady Clonbrony, comme la voilà, plutôt que de ne pas vous l’amener du tout, » dit mistriss Broadhurst, « et j’ai eu toute la peine du monde à la faire sortir. Il a fallu lui promettre qu’elle ne resterait qu’une demi-heure : elle a attrapé un rhume et un mal de gorge affreux ce matin ; je puis jurer pour elle qu’elle ne serait pas sortie pour toute autre que vous. »

La jeune personne ne parut pas disposée à en faire serment, ni même à confirmer simplement ce qu’avait dit sa mère ; elle se montra singulièrement indifférente et passive, et il y avait dans son regard et sa physionomie quelque chose d’ironique. Lady Clonbrony était désespérée et charmée, affligée et flattée ; chacun s’empressait autour de miss Broadhurst et exprimait ses craintes, ses espérances. « Ah ! de grâce, miss Broadhurst, ne vous mettez pas là ! » — « Miss Broadhurst, si vous voulez m’en croire… » — « Miss Broadhurst, si j’osais vous conseiller… »

« Grâce Nugent, » dit lady Clonbrony, « miss Broadhurst vous écoute toujours ; persuadez-lui, ma chère, de prendre soin d’elle, et conduisons-la dans l’intérieur de la petite pagode, où elle sera chaudement et tout-à-fait retirée : c’est précisément l’endroit qui convient à une malade. Colambre, frayez-nous le chemin, car la foule est immense. »

Lady Anne et Lady Catherine H…, filles de lady Langdale, tenaient en ce moment le bras de miss Nugent, et se mirent en marche avec les autres, pour se rendre à la petite pagode. Il y avait des tables de jeu dans une des pièces, de la musique dans une autre, de la danse dans une troisième ; mais, dans ce petit réduit, il y avait des gravures et des jeux d’échecs, etc…

« Vous serez là tout-à-fait libre et à votre aise, » dit lady Clonbrony. « Laissez-moi vous y établir comme il faut. Colambre, approchez cette petite table. Miss Broadhurst, vous jouez aux échecs ? Colambre, vous ferez la partie de miss Broadhurst. »

« Je vous suis très-obligée, milady, » dit miss Broadhurst, « mais je sais tout au plus la marche des échecs ; lady Catherine jouera, je regarderai. »

Miss Broadhurst s’assit auprès du feu ; lady Catherine commença sa partie d’échecs avec lord Colambre ; lady Clonbrony se retira, en recommandant encore miss Broadhurst aux soins de Grâce Nugent. Après quelques lieux communs de conversation, lady Anne H…, les yeux fixés sur la compagnie qui était dans l’appartement voisin, demanda à sa sœur quel âge avait une demoiselle qui venait de passer près de la porte. Cette question amena des comparaisons de l’âge réel avec l’air de jeunesse de quelques-unes de leurs connaissances, et des réflexions sur le soin que les mères prenaient de cacher l’âge de leurs filles. Lady Catherine et lady Anne se lancèrent quelques coups d’œil.

« Quant à moi, » dit miss Broadhurst, « ma mère prendrait vainement la peine de faire un secret de mon âge ; car je suis résolue à le dire à tous ceux que cela peut intéresser, quand même mon visage ne le déclarerait pas. J’ai vingt-trois ans, et j’en aurai vingt-quatre le cinq de juillet prochain. »

— « Vingt-trois ans ! que me dites-vous là ? Je m’imaginais que vous n’en aviez pas vingt ! » dit lady Anne.

« Vingt-quatre ans au mois de juillet prochain ! c’est impossible ! » s’écria lady Catherine.

« Très-possible, » dit miss Broadhurst d’un air tout-à-fait indifférent.

« L’auriez-vous cru, lord Colambre ? Pouvez-vous le croire ? » demanda lady Catherine.

« Sans doute, il peut le croire, » dit miss Broadhurst, « ne voyez-vous pas qu’il le croit aussi fermement que vous et moi ? Pourquoi voulez-vous forcer milord à me faire un compliment, en dépit de son jugement, ou lui extorquer un sourire feint. Je suis sûre qu’il voit que vous, mesdames, ne pensez pas plus mal de lui pour cela ; et j’espère qu’il s’aperçoit aussi que je n’en conçois pas plus mauvaise opinion. »

Lord Colambre sourit alors, sans avoir besoin de feindre ; et, dégagé de la crainte que miss Broadhurst eût intention de seconder les vues de sa mère, ou s’attendît à des soins marqués de sa part, il témoigna le désir de causer avec elle, et fut attentif à tout ce qu’elle dit. Il se rappela avoir ouï dire à miss Nugent, que cette jeune personne n’avait pas un de ces caractères insignifians qui sont si communs ; et, négligeant son jeu, il regarda miss Nugent comme pour lui dire : « Faites qu’elle se développe, je vous en prie. »

Mais Grâce était trop bonne amie, pour faire ce qu’il lui demandait ; elle laissa miss Broadhurst se montrer elle-même telle qu’elle était.

« C’est à vous à jouer, milord, » dit lady Catherine.

— « Je vous demande pardon, milady. »

« Ne trouvez-vous pas les appartemens magnifiques, miss Broadhurst ? » dit lady Catherine qui était déterminée à faire tourner la conversation sur des lieux communs, exempts de danger ; car elle venait de sentir ce que beaucoup d’autres connaissances de miss Broadhurst avaient éprouvé de sa part, je veux dire, une manière assez originale de déconcerter les gens, en mettant tout-à-coup au grand jour leurs motifs secrets.

— « Ces appartemens ne sont-ils pas magnifiques ? »

— « Ils sont très-beaux assurément. »

La beauté des appartemens aurait, pour quelque temps, rempli les vues de lady Catherine, si lady Anne n’avait pas imprudemment ramené l’entretien sur miss Broadhurst.

« Savez-vous bien, miss Broadhurst, » lui dit-elle, « qu’il n’y a pas de mal de gorge qui m’eût empêchée de me parer de mes diamans un jour de fête, surtout si j’en avais d’aussi beaux que les vôtres ! je vous assure que je n’ai pu m’imaginer que vous fussiez la même personne que j’avais vue si éclatante à l’Opéra, l’autre jour.

— « En vérité ! vous n’avez pu vous le persuader, lady Anne ? et voilà précisément ce qui me divertit. Je voudrais pouvoir aussi quelquefois mettre de côté ma fortune comme mes diamans, et voir alors combien il y aurait peu de gens qui me reconnaîtraient. Qu’en pensez-vous, Grâce ? ne pourrais-je pas d’avance, par la règle d’or, qui, après l’expérience, est la méthode la plus sûre, faire ce calcul et résoudre la question ?

« Je suis persuadé, » dit lord Colambre, « que miss Broadhurst a des amis qui soutiendraient cette épreuve.

— « J’en suis convaincue, et c’est ce qui fait que je suis passablement heureuse, quoique j’aie le malheur d’être une héritière.

« Voilà bien le propos le plus extraordinaire ? » dit lady Anne. « Je vous assure que je voudrais fort être, comme vous, une riche héritière, et avoir des milliers, et des milliers de livres sterling à mes ordres.

— « Et que peuvent faire pour moi ces milliers entassés sur milliers ? Vous savez, lady Anne, que les cœurs ne peuvent être conquis que par de beaux yeux ; car assurément vous ne me conseilleriez pas de faire grand cas de cœurs achetés : c’est une pauvre chose, et qui ne dure guère à l’usé. Tournez-les en tout sens, et vous n’en ferez jamais rien de bon.

« Vous en avez donc fait l’épreuve, » dit lady Catherine.

— « À mes dépens. J’ai pensé y être attrapée cinq ou six fois ; car on me les apporte par douzaines, et ils sont si bien parés pour la vente, et les gens vous jurent si affirmativement que c’est du véritable amour, et cela y ressemble si fort ; et si vous consentez à les examiner, on fait tant et tant de sermens, et en termes si séduisans : par tout ce qu’il y a de plus aimable ! par toutes mes espérances de bonheur ! par tous vos charmes ! que vous finissez par avoir l’air d’une sotte, et par croire ; car ces hommes ont alors si bien toute l’apparence de gens d’honneur, remplis de délicatesse, qu’on ne peut se résoudre à leur dire tout bonnement qu’ils sont des fripons et des escrocs, qu’ils se parjurent, qu’ils se damnent. Et si vous dites à un amant qu’il est prévenu, aveuglé, c’est l’encourager ; il aurait droit de se plaindre, si vous battiez en retraite après cela. »

« Ah, bon Dieu ! quel coup ! » s’écria lady Catherine ; « miss Broadhurst est si amusante, ce soir, malgré son mal de gorge, qu’on ne peut faire attention qu’à ce qu’elle dit ; et elle parle d’amour et d’amans si fort en connaissance de fait, et elle compte les gens amoureux d’elle par douzaine ! »

— « Amoureux ! non, non ! est-ce que j’ai parlé de cela ? des prétendans, voilà ce que j’ai voulu dire. Il n’y a rien qui ressemble moins à un véritable amant qu’un prétendant. Tout le monde sait cela depuis le temps de Pénélope. Par douzaines ! personne n’a encore été amoureux de moi, et j’ai tout lieu de craindre que je ne serai jamais aimée comme je voudrais l’être. »

« Milord, vous m’avez donné la partie, sans faire de défense, » dit lady Catherine.

« La défense serait vaine contre vous, Milady, » dit lord Colambre en se levant, et en faisant, avec beaucoup de politesse, la révérence à lady Catherine. Mais l’instant d’après il se tourna vers miss Broadhurst pour causer avec elle.

« Quand j’ai dit que je voudrais être une héritière, » reprit lady Anne, « je ne songeais pas à l’amour. »

« Assurément ; on ne songe pas toujours à l’amour : vous le savez bien, » dit lady Catherine.

« Pas toujours, » répliqua miss Broadhurst ; « mais, mettant de côté l’amour, qu’achèteriez-vous, milady, avec vos milliers de livres sterling ? »

« Tout au monde, si j’étais à votre place, » dit lady Anne.

« Un rang, pour commencer, » dit lady Catherine, »

— « Je retrouve là ma première objection ; un rang acheté est une pauvre chose. »

« Mais aujourd’hui, on fait si peu de différence entre un rang acheté et un rang héréditaire, » dit lady Catherine.

« La différence me paraît si considérable, » dit miss Broadhurst, « que jamais je ne voudrais acheter un titre. »

« Un titre sans naissance, » dit lady Anne, « ne mérite guère, en effet, qu’on l’achète ; et comme la naissance ne s’achète pas… »

« La naissance même, si elle s’achetait, je ne l’achèterais pas, » dit miss Broadhurst, « à moins que je ne fusse sûre d’avoir avec elle toute la politesse et les nobles sentimens, et la magnanimité ; en un mot, tout ce qui doit accompagner et orner une haute naissance. »

« Admirable ! dit lord Colambre. » — Grâce Nugent sourit.

— « Lord Colambre, voudriez-vous avoir la bonté de rappeler à ma mère qu’il faut que je me retire. »

« Je suis obligé d’obéir, mais c’est bien à regret, » dit Milord.

« Est-ce que nous ne danserons pas ce soir ? » dit lady Catherine. « Je crains, miss Nugent, que nous n’ayons trop fait parler miss Broadhurst avec son mal de gorge, et que lady Clonbrony ne nous le pardonne pas — Mais la voilà qui vient. »

Lady Clonbrony arriva, et dit qu’elle espérait que miss Broadhurst ne songeait pas à s’en aller ; mais miss Broadhurst ne voulut point consentir à rester plus long-temps. Lady Clonbrony fut enchantée de voir que son fils aidait Grâce Nugent à envelopper soigneusement miss Broadhurst dans son schall. Milord lui donna la main pour la conduire à sa voiture, et sa mère jugea que cela était de fort bon augure ; elle conçut aussi de grandes espérances de ce que l’héritière était restée trois quarts d’heure au lieu d’une demi-heure, circonstance que lady Catherine ne manqua pas de remarquer.

Le bal que lady Clonbrony avait retardé, sous différens prétextes, jusqu’à ce que lord Colambre fût libre, commença immédiatement après le départ de miss Broadhurst ; et le pavé en mosaïque de l’Alhambra, figuré avec de la craie, fut en peu de temps effacé par les pieds des danseurs. Que les joies humaines sont passagères, et surtout celles qui tiennent à la vanité ! Même dans cette soirée de gala, si long-temps projetée et tant désirée, lady Clonbrony trouva son triomphe incomplet ; toute son attente ne fut pas remplie. Durant la première heure, tout avait été complimens, succès, sourires gracieux ; mais vinrent ensuite les si et les mais, et les critiques déguisées en louanges, et les goûts différens de celui-ci, de celui-là. Cependant, forte de l’autorité de M. Soho, lady Clonbrony se crut assez sûre de son fait ; mais ce qu’elle ne put digérer, ce fut le procédé du colonel Heathcock, qui, habillé de noir, s’étendit, avec toute l’aisance d’un homme du bon ton, sous le pavillon de Statira, sur ce canapé resplendissant de blancheur, et qui, après avoir suffisamment attiré l’attention, et fourni matière à beaucoup de mauvaises plaisanteries sur les cygnes blancs et noirs et sur les oisons, consentit à quitter la place. Mais, hélas ! le canapé avait perdu sa fraîcheur ; il était souillé de la noire empreinte de l’habit du colonel.

« Ah ! ah ! je ne me suis réellement pas souvenu que j’étais en noir, » fut toute l’apologie que lady Clonbrony put obtenir du colonel. Elle était désolée que le pavillon de Statira fût gâté avant que lady Pococke et lady Chatterton, et lady C…, lady P…, et le duc de V…, l’eussent vu, et avant qu’il eût été admiré par quelques autres personnages superlativement à la mode, qui lui avaient promis de paraître un moment à sa soirée, et qui, à cette heure, n’étaient pas encore arrivés. Ils arrivèrent enfin. Mais lady Clonbrony aurait pu se dispenser de regretter pour eux le pavillon de Statira ; il n’eût pas produit plus d’effet que tout ce qu’elle avait, à si grands frais, préparé pour exciter l’admiration. Ils venaient résolus à ne point admirer. Très-versés dans l’art de faire souffrir la vanité des autres, ils promenaient sur tous les objets des regards indifférens. « Ah ! vous avez eu Soho ! Soho a fait des merveilles ! c’est très-bien, fort bien ! Soho est, dans son genre, un habile homme. »

D’autres gens de grande importance, firent leur entrée, tous occupés d’un petit accident arrivé à eux-mêmes, ou à leurs chevaux et à leur voiture, et ils en entretinrent tous ceux qui se trouvèrent à portée de les entendre. Lady Clonbrony supporta tout cela, et elle écouta avec beaucoup de patience l’histoire d’une lettre, au sujet d’une cheminée qui avait pris feu, la semaine dernière, chez le duc de V…. dans sa maison en Brecknockshire. En reconnaissance de l’air gracieux dont elle avait prêté l’oreille à cette narration, le duc de V… prit sa lorgnette, pour considérer l’Alhambra, et il venait de décider que c’était bien ! très-bien ! quand lady Chatterton fit une terrible découverte, une découverte qui remplit lady Clonbrony, d’étonnement et d’indignation. M. Soho lui en avait imposé, l’avait jouée. Quelle fut sa mortification, quand la douairière lui assura que cette décoration de l’Alhambra, non seulement avait été montrée par Soho à la duchesse de Torcaster, mais que même sa Grâce à qui elle était offerte, l’avait rejetée, parce que sir Horace Grant, ce célèbre voyageur, avait trouvé quelque chose à redire aux proportions des colonnes ; en sorte que Soho avait pris l’engagement de refaire le tout à neuf, pour la duchesse, d’après les observations de sir Horace.

Lady Chatterton était la plus grande jaseuse qu’il y eût au monde, et elle parcourut les appartemens, disant à toutes les personnes de sa connaissance, et elle connaissait toute la terre, de quelle manière Soho avait indignement trompé cette pauvre lady Clonbrony, et jurant qu’elle ne le pardonnerait jamais à cet homme. « Car, dit-elle, quoique la duchesse de Torcaster se soit toujours servie de lui, depuis très-long-temps, quoiqu’il soit un de ses protégés, tout cela ne l’excuse pas ; et son procédé est d’autant plus blâmable, que lady Clonbrony est une étrangère, une Irlandaise. » Une Irlandaise ! c’était là le trait le plus cruel ; mais il n’y avait pas de remède, le mot était lâché.

En vain la pauvre lady Clonbrony suivit la douairière dans les différens appartemens, pour corriger sa méprise, et pour rendre justice à M. Soho, en disant que bien qu’il en eût très-mal usé à son égard, il savait cependant qu’elle était Anglaise. La douairière était sourde, il n’y avait pas moyen de lui couler un avis à voix basse ; et, quand lady Clonbrony se vit forcée de lui crier cela dans l’oreille, la douairière répéta seulement.

« Justice à M. Soho ! non, non ; il ne vous a pas rendu justice, ma chère lady Clonbrony, et je le dénoncerai à tout le monde. — Anglaise ! non, non, non ! Soho n’a pu vous prendre pour une Anglaise ! »

Tous ceux qui jalousaient en secret lady Clonbrony, ou qui se moquaient d’elle, s’amusèrent beaucoup de cette scène. Cette décoration de l’Alhambra, qui, une heure auparavant, était généralement admirée, fut maintenait traitée avec un souverain mépris. — Chacun déclama contre M. Soho, et dit, que du premier coup d’œil il avait été frappé du défaut total de proportion, mais qu’il n’avait pas voulu être le premier à le faire remarquer.

On se venge d’ordinaire d’avoir trop admiré, en dénigrant ensuite sans miséricorde. Dans toutes les assemblées, le ridicule est promptement saisi, et passe avec rapidité de bouche en bouche. Lady Clonbrony, dans sa propre maison, à sa belle fête, devint l’objet du ridicule ; du ridicule décemment déguisé, il est vrai, sous les apparences de l’intérêt pour milady, et de l’indignation contre cet abominable M. Soho !

Lady Langdale, qui, pour des raisons à elle connues, était, en ce moment, circonspecte, et faisait comme elle le disait elle-même, pénitence de ses imprudences passées, — lady Langdale s’abstint de dire, même à l’oreille de ses voisins, un seul sarcasme. Elle gardait son sérieux, se tenait à quatre, et s’efforçait de rappeler à l’ordre mistriss Dareville : mais ce n’était pas chose facile. Mistriss Dareville n’avait point de filles à marier, elle n’avait aucun profit à faire de la connaissance de lady Clonbrony ; et, convaincue que milady en endurerait beaucoup d’elle, plutôt que de se passer de son approbation, dégagée de tout motif d’intérêt, nullement retenue par son bon naturel dans l’exercice de son talent pour le ridicule, sans crainte, sans espérances, elle donna cours à toute sa malice. Ses traits, aussi nombreux que piquans, se succédaient avec tant de rapidité et se faisaient sentir si vivement, sans être aperçus, qu’il serait impossible de désigner exactement les endroits où ils portaient, et l’espèce de blessure qu’ils faisaient.

Les disparates, le défaut d’accord, dans la décoration de la pagode chinoise, lui fournirent d’abord matière à beaucoup de plaisanteries. Elle prétendit qu’un énorme vase de porcelaine qui s’y trouvait, était celui dans lequel un certain capitaine B…, qui commandait un vaisseau de la Compagnie des Indes, avait caché et fait porter à son bord, une jolie petite femme chinoise dont il était amoureux, et qu’il avait enlevée de cette manière. Le conte qu’elle fit de cette aventure, attira l’attention générale ; et lady Clonbrony elle-même fut forcée d’en rire, et se pressa d’amener mistriss Dareville dans la tente turque, qu’elle croyait plus à l’abri de la critique. Mais elle n’y gagna rien ; et mistriss Dareville trouva là encore de quoi s’égayer à ses dépens : elle avait un talent tout particulier pour contrefaire les gens, et, enhardie par le succès de ses saillies et la gaîté qu’elle excitait, elle poussa l’impertinence jusqu’à prendre le ton de lady Clonbrony, en faisant usage de quelques expressions qu’elle employait fréquemment : mais elle fut arrêtée tout-à-coup par un regard de Grâce Nugent, qui, placée derrière lady Clonbrony, se montra en cet instant. Il y eut un moment de silence, et ensuite le ton de la conversation changea.

« Salisbury, expliquez-moi ceci, » dit une femme à M. Salisbury en l’attirant à l’écart. « Si vous êtes dans le secret, faites-le moi comprendre ; car, si je ne l’eusse vu, je ne le croirais pas, et même en le voyant, je ne puis le croire. Comment cet esprit audacieux a-t-il été subjugué ? Par quel enchantement ? »

— « Par l’ascendant des grandes âmes sur les petites. »

« C’est très-beau, » dit cette femme en riant ; « mais c’est aussi vieux que Léonore de Galigaï, et cette citation a été répétée un million de fois. Dites-moi donc quelque chose de plus neuf, de mieux adapté au sujet et à nos temps modernes. »

— « Eh bien donc, puisque vous ne me permettez pas de parler de nos jours, de grandes âmes, je vous demanderai si vous n’avez jamais remarqué que, lorsqu’un de ces gens d’esprit a été, en société, battu une fois par un autre d’ordre plus élevé, il est constamment en état de soumission en présence de celui-ci, toutes les fois qu’ils se rencontrent ensemble. »

— « Vous ne me persuaderez pas que cette jeune personne, qui semble si douce, soit de force à lutter avec cette vieille guerre, mistriss Dareville : elle peut avoir assez d’esprit pour cela ; mais a-t-elle autant de courage ?

— « Oui ; personne n’a plus de courage, de ce courage convenable, quand il y va de sa propre dignité ou de l’intérêt de ses amis. Je vous en donnerai demain un ou deux exemples. »

— « Demain ! vous me les donnerez ce soir, tout-à-l’heure. »

— « La place n’est pas sure. »

— « La plus sûre possible, dans une foule comme celle-ci. Suivez-mon exemple : prenez un verre d’orgeat, buvez-en une gorgée de temps en temps, parlez bas, regardez d’un air innocent droit devant vous, ou de temps en temps en l’air, les lustres ; gardez toujours le même ton, supprimez les noms propres, et vous direz tout ce que vous voudrez. »

— « Eh bien donc, quand miss Nugent arriva à Londres, lady Langdale… »

— « Déjà deux noms ! Ne vous ai-je pas recommandé ?… »

— « Mais comment pourrai-je me rendre intelligible ? »

— « Ne pouvez-vous faire usage des initiales, ou avoir recours à la généalogie ?… Allez donc : qu’est-ce qui vous arrête ?… Ce n’est que lord Colambre, et j’ai idée qu’on ne court pas de risque avec lui, quand il s’agit d’un éloge de miss Nugent. »

Lord Colambre, qui avait rempli sa pénible tâche de danseur, et qui s’était débarrassé de toutes ses danseuses, entra dans ce moment dans la tente turque pour se rafraîchir, et précisément à temps pour recueillir les anecdotes de M. Salisbury. »

— « Poursuivez, maintenant. »

— « Vous savez que lady Langdale attache un grand prix à son salut en public ; elle avait coutume de traiter miss Nugent comme elle en traite beaucoup d’autres, tantôt prenant garde à elle, et tantôt n’ayant pas l’air de la connaître, suivant l’espèce de société où elle se trouvait. Un jour elles se rencontrèrent en haute compagnie. Lady Langdale parut embarrassée de savoir si elle se compromettrait par un salut : miss Nugent attendit une occasion favorable ; elle saisit un moment de silence, s’avança, et s’adressa à lady Langdale, comme si elle avait quelque chose de très-important à lui dire ; et, se penchant à son oreille en étouffant de sa main le son de sa voix, comme dans les à-parte sur le théâtre : « Lady Langdale, » lui dit-elle, « vous pouvez me saluer à-présent ; personne ne vous regarde. »

« Bonne leçon ! » dit lord Colambre dans son coin, « et donnée poliment, comme il convient à une femme. »

— « Lady Langdale le méritait bien. Mais mistriss Dareville, que lui arriva-t-il ? »

— « Vous vous rappelez que mistriss Dareville fit, il y a quelques années, un voyage en Irlande, avec la femme du lord-lieutenant, dont elle était parente. Elle y fut reçue avec beaucoup de cordialité, par lord et lady Clonbrony ; elle alla chez eux à la campagne, et vécut dans la plus grande intimité avec lady Clonbrony et miss Nugent. Elle passa un mois entier au château de Clonbrony ; et cependant, quand lady Clonbrony vint à Londres, elle n’eut aucune attention pour elle. Enfin, l’ayant rencontrée chez une de leurs amies communes, mistriss Dareville ne put se dispenser de la reconnaître : mais elle le fit avec très-peu de politesse, et le plus légèrement possible : « Ah ! ah ! lady Clonbrony ! J’ignorais que vous fussiez en Angleterre ! Depuis quand y êtes-vous ? Combien de temps vous proposez-vous de passer à Londres ? J’espère qu’avant de quitter l’Angleterre, vous me donnerez un jour avec miss Nugent. » Un jour ! Lady Clonbrony fut si étonnée de cette impudente reconnaissance, qu’elle hésita, ne sachant comment prendre la chose ; mais miss Nugent, très-froidement et en souriant, répondit : « Un jour ! assurément ! Comment vous refuser un jour, lorsque vous nous avez accordé, un mois ! »

— « Admirable ! À présent, je conçois parfaitement que mistriss Dareville évite d’offenser les amis de miss Nugent en sa présence. »

Lord Colambre ne dit rien, mais cela lui donna beaucoup à penser. « Je voudrais fort, » dit-il en lui-même, « que ma mère eût un peu de cette fierté si bien placée de Grâce Nugent ; elle ne ruinerait pas sa fortune et sa santé, et elle ne perdrait pas son temps à courtiser des gens comme ceux-là. »

Il n’avait pas vu comment sa mère avait été traitée par quelques-uns de ses convives ; il n’aurait pu le supporter : mais il remarqua qu’elle était fatiguée, contrariée, triste, et il fut indigné de ce qu’elle pressait encore quelques-uns de ces impertinens arbitres du bon ton et de la mode de lui faire la faveur, l’honneur de rester à souper. Le souper était servi, on venait de l’annoncer, et cependant ils ne voulurent pas rester : « Ils ne le pouvaient pas, ils étaient obligés de se sauver bien vite ; ils étaient engagés chez la duchesse de Torcaster. »

« Qu’avez-vous, lord Colambre ? » dit miss Nugent en allant à lui. « Prenez donc garde, et quittez cet air courroucé ; d’autres pourraient lire comme moi sur votre physionomie ce qui se passe dans votre âme. »

« Oh ! non ; personne ne peut si bien que vous lire dans mon âme, ma chère Grâce, » dit lord Colambre.

— « Le souper ! le souper ! Faites votre devoir : donnez la main à votre danseuse. »

Lady Catherine, en descendant l’escalier pour se rendre au souper, observa que miss Nugent n’avait point dansé, qu’elle ne s’était point montrée de toute la soirée.

« Ceux qui se trouvent bien dans l’ombre, » dit lord Colambre, « sont souvent ceux qui pourraient paraître le mieux au grand jour ; et je ne suis pas surpris qu’une personne si intéressante dans le fond du tableau ne se soucie pas d’être mise plus en évidence. »

La salle du souper, disposée à grands frais à l’imitation du Wauxhall, représentait, à l’entrée, une serre superbe, éclairée par des lampions de couleurs. Dans le fond, un orchestre se faisait entendre ; les mets les plus délicats, tout ce qu’il y a de plus recherché était servi avec profusion. On mangea, on but, on jouit de tout, et on s’en alla, en se moquant de la maîtresse de la maison. Quelques-uns même, qui trouvaient qu’ils avaient été fort négligés, furent de trop mauvais humeur pour se borner à rire ; ils se plaignirent d’elle très-sérieusement ; car lady Clonbrony avait offensé la moitié, et peut-être les trois-quarts de ses convives, en prodiguant, disaient-ils, des attentions exclusives à ces oracles du bon ton, qui l’avaient traitée si cavalièrement, et qui s’étaient conduits de manière à démontrer à tout le monde qu’ils croyaient lui avoir fait beaucoup d’honneur en paraissant un moment à sa fête. Ainsi se termina cette fête qui lui avait fait dépenser tant d’argent, prendre tant de peines, et supporter tant de fatigues, et dont elle s’était promis un si beau triomphe.

« Colambre, faites taire les musiciens, ils ne jouent plus que pour des siéges vides, » dit lady Clonbrony. « Grâce, ma chère, veillez à ce que les lampes soient bien éteintes. Je n’en puis plus ; il faut que je me mette au lit. Quelle corvée ! quelle épreuve pour les nerfs que tout cela ! Je m’étonne qu’on y tienne jusqu’au bout, et je me demande pourquoi on le fait ! »



CHAPITRE IV.




Lady Clonbrony tomba malade le lendemain de sa fête ; elle s’était enrhumée dans un courant d’air très-vif, en faisant des complimens, lors de sa sortie, au duc de V…, qui, durant tout ce temps, trouvait qu’elle savait très-peu son monde, et qui s’impatientait de ce qu’elle faisait attendre ses chevaux. L’indisposition de milady fut longue et sévère, et la retint, durant plusieurs semaines, dans sa chambre : c’était une fièvre rhumatismale, accompagnée d’une ophtalmie. Tous les jours, quand lord Colambre allait voir sa mère, il trouvait miss Nugent dans son appartement, et tous les jours il avait de nouveaux sujets d’admirer cette charmante fille. Ses soins affectueux, sa patience à toute épreuve, l’extrême attachement qu’elle montrait pour sa tante, releva beaucoup lady Clonbrony dans l’esprit de son fils. Il se persuada qu’elle avait de bonnes et grandes qualités, sans lesquelles il eût été impossible qu’elle se fît aimer à ce point. À quelques faibles près, tels que celui de rechercher le beau monde, et sa manie d’être anglaise, et autres petits travers de ce genre, lady Clonbrony était au fond une très-bonne femme. Elle avait d’excellens principes de religion et de morale ; et quand le personnel n’était pas immédiatement intéressé, elle était tout-à-fait bienveillante. Quoique toute son attention fût si absorbée par le devoir de cultiver ses nombreuses connaissances et de les multiplier, qu’elle ne s’aperçût pas qu’elle eût des attachemens, elle en avait réellement ; mais ses attachemens étaient concentrés sur un petit nombre de proches parens. Elle avait beaucoup de tendresse pour son fils, et elle s’enorgueillissait de lui. Après son fils, la personne qu’elle chérissait le plus était sa nièce ; elle avait reçu chez elle Grâce Nugent, orpheline et abandonnée de ses autres parens : elle l’avait élevée, la traitant toujours avec beaucoup de bonté. Cette tendresse, ces obligations avaient inspiré à miss Nugent la plus vive reconnaissance ; et c’était ce profond sentiment qui la rendait capable de soins pénibles et de choses en apparence au-dessus de ses forces. Cette jeune personne ne paraissait pas avoir une constitution robuste, et elle supportait, en cette occasion, des fatigues extraordinaires. Sa tante ne pouvait se passer un moment d’elle ; elle ne fermait pas l’œil, si Grâce ne veillait pas presque toute la nuit près de son lit. Les nuits se succédaient, et ramenaient pour miss Nugent la même fatigue ; et cependant, avec si peu de sommeil, et souvent point du tout, elle, conservait sa santé, ou, du moins, son courage et sa gaîté, et tous les matins, lord Colambre, en entrant dans la chambre de sa mère, y trouvait miss Nugent aussi fraîche que si elle eût dormi toute la nuit. Son teint était cependant, comme il le remarqua, très-mobile ; il variait suivant ses sentimens et ses émotions, et bientôt lord Colambre la trouva tout aussi jolie quand elle était pâle, que lorsqu’elle avait des couleurs. Elle lui avait paru belle, environnée de l’éclat des lumières et avec tous les avantages de la toilette : mais il la trouva et plus jolie et plus intéressante, quand il la vit dans une chambre de malade, où le jour paraissait à peine, où il ne la discernait guère qu’à la grâce de ses mouvemens, ou lorsqu’un rideau, soulevé un moment, laissait tomber un rayon de soleil sur son visage et sur ses boucles négligées.

On peut passer bien des choses, à raison d’une fièvre rhumatismale et d’une fluxion sur les yeux ; cependant il paraîtra étrange que lady Clonbrony fût assez aveugle, assez sourde, pour ne rien voir et pour ne rien entendre durant tout ce temps : on s’étonnera qu’ayant vécu si long-temps dans le monde, il ne lui vint pas une seule fois dans la tête qu’il était imprudent d’avoir pour garde-malade une jeune demoiselle de dix-huit ans au plus, et surtout une jeune personne comme celle-là, alors que son fils, qui n’avait pas vingt-un ans, et quel fils ! venait la voir tous les jours. Il en fut pourtant ainsi. Lady Clonbrony n’avait aucune idée de l’amour, elle en avait bien rencontré dans les romans du jour qu’elle parcourait par ton, et qui l’endormaient quelquefois ; mais ce n’était que de l’amour dans les livres. Dans la vie réelle, elle n’en avait jamais vu ; et comment aurait-elle pu en voir, au train de vie qu’elle menait ? Elle avait ouï dire que l’amour faisait faire des folies aux jeunes gens, et même aux vieillards ; mais ceux qui faisaient ces folies étaient des extravagans ou des sots, et si cela passait la sottise, c’était choquant, et personne ne voyait plus ces gens-là. Mais lady Clonbrony n’avait pas pour son compte la plus petite notion de chose semblable ; elle n’imaginait pas que, hors de Bedlam, personne pût préférer une bonne maison, un équipage décent, un établissement solide, à ce qu’on appelle l’amour dans une chaumière : elle avait trop bonne opinion du jugement de son fils, pour ne rien dire de ses devoirs envers sa famille ; elle le croyait trop fier de son rang et de ce qu’il était son fils ; en un mot elle avait, disons-nous, trop bonne opinion de son jugement, pour concevoir la plus petite idée de ce genre à son sujet. Et à l’égard de sa nièce, d’abord c’était sa nièce, et les cousins-germains ne devaient jamais épouser leurs cousines, parce que ces sortes d’alliances n’ajoutent rien à la considération, au crédit, à la puissance des familles. Cette doctrine, milady l’avait professée durant tant d’années, et d’un ton si dogmatique, qu’elle la considérait comme incontestable et aussi obligatoire qu’aucune loi de l’état ou qu’aucun précepte de morale ou de religion. Elle aurait aussi bien soupçonné sa nièce de vouloir lui voler son collier de diamans, que du projet de dérober le cœur de Colambre, ou d’épouser l’héritier de la maison de Clonbrony.

Miss Nugent savait si bien tout cela, elle en était tellement convaincue, qu’elle ne se permettait jamais de songer à lord Colambre comme à un amant. Le devoir, l’honneur et la reconnaissance ; la reconnaissance, ce sentiment, ce principe si fort chez elle, le lui interdisaient. Elle s’était si bien préparée et accoutumée à considérer son cousin comme un homme auquel jamais elle ne pouvait être unie ; qu’avec les manières les plus aisées et une simplicité parfaite, elle se conduisait, à son égard, comme s’il eût été son frère ; non pas dans ce sens équivoque, sentimental, romanesque, dans lequel certaines femmes parlent de traiter en frères des hommes à qui, secrètement, elles cherchent sans cesse à inspirer de l’amour : elle ne faisait pas usage de cette phrase comme d’un prétexte commode, d’une manière facile de se mettre à l’abri du soupçon et du blâme, et de jouir de tous les avantages de la confiance et de l’amitié intime, jusqu’à ce que le moment favorable fût venu de déclarer ou d’avouer le secret sentiment du cœur. Non ! cette jeune personne était absolument incapable de duplicité ; elle n’avait point de restrictions mentales, de subtilités métaphysiques ; mais simple, droite et de bonne foi dans sa morale, elle agissait comme elle pensait, pensait ce qu’elle disait, et était ce qu’elle semblait être.

Dès que lady Clonbrony fut en état de recevoir quelques personnes, sa nièce fit avertir mistriss Broadhurst, qui vivait dans l’intimité de la famille, et qui vint alors souvent tenir compagnie, dans la soirée, à la malade. Miss Broadhurst accompagnait sa mère, car elle n’aimait point à sortir avec d’autres chaperons qu’elle ; il lui aurait été désagréable de demeurer seule chez elle, et il lui était au contraire fort agréable de passer ce temps avec son amie miss Nugent. En cela, elle était sans dessein, sans coquetterie : miss Broadhurst avait l’âme trop élevée, trop indépendante, pour s’abaisser à du manége de ce genre. Le jour de la fête, lors de son entrevue avec lord Colambre, elle avait cru le comprendre, et elle était persuadée qu’il l’avait comprise ; elle jugeait qu’il n’était pas d’inclination à lui faire la cour pour sa fortune, et qu’il avait reconnu qu’elle ne s’accommoderait pas d’un homme qui la rechercherait sans l’aimer véritablement. Elle avait deux ou trois ans de plus que lord Colambre, et savait très-bien qu’elle n’était pas une beauté ; mais elle avait le juste sentiment de son mérite et de ce qui convenait à la dignité de son sexe. Elle était bien persuadée que ses manières indiquaient cela parfaitement, et que lord Colambre en était pénétré ; elle ne craignait donc pas qu’il s’y méprît : et quant à ce que le monde en penserait, elle s’en souciait très-peu ; car elle était accoutumée à entendre dire tous les jours qu’elle allait se marier avec cinquante prétendans différens. Sûre de ses intentions et de la régularité de sa conduite, et méprisant le commérage, elle dédaignait, peut-être un peu trop pour une femme, et surtout pour une jeune femme, l’opinion publique. Mistriss Broadhurst, quoique sa fille se fût clairement expliquée, relativement à lord Colambre, avant de commencer ce cours de visites journalières, était charmée que, même sur ce pied, les jeunes gens se vissent souvent. Mistriss Broadhurst ambitionnait ardemment, pour sa fille, un rang et une alliance avec une ancienne famille : elle sentait bien que la petite disproportion d’âge pouvait, en ce cas, être un obstacle, et elle avait appris avec chagrin que sa fille avait, imprudemment et sans nécessité, confessé son âge ; mais cet obstacle pouvait être surmonté, et de plus grandes difficultés s’aplanissaient tous les jours dans le mariage d’héritières beaucoup moins riches. Quant aux sentimens de la jeune personne, sa mère les connaissait mieux qu’elle-même ; elle comprenait fort bien la fierté de sa fille qui redoutait d’être marchandée et vendue. Mais mistriss Broadhurst, avec son esprit grossier, avait des idées plus justes sur l’amour que lady Clonbrony ; elle vit bien, à travers la crainte de sa fille d’être offerte à lord Colambre, et son désir que sa famille ne fît à cet égard aucune avance, que si lord Colambre faisait lui-même ces avances, il avait plus de chances de succès qu’aucun des nombreux prétendans qui avaient jusqu’à présent aspiré à la main de cette héritière. De cela même qu’il n’avait pas débuté par lui faire la cour, il résultait un avantage en sa faveur ; car c’était une preuve qu’il n’avait point de vues intéressées, et que s’il lui rendait, par la suite, des soins, ce serait sincèrement.

« Maintenant, laissez-les se voir ainsi, familièrement, sans apparence de projet, et vous verrez, ma chère lady Clonbrony, que les choses iront d’elles-mêmes, comme nous pouvons le désirer, et sans que nous nous mêlions de leurs affaires. Soyons à notre jeu, et ne nous occupons pas du leur. Je me rappelle que lorsque j’étais jeune… Mais ce temps est passé, n’en parlons plus. Qu’ils soient ensemble, cela suffit. Demandez aux hommes de votre connaissance pourquoi ils se sont mariés, et la plupart vous répondront : « Parce que j’ai rencontré miss une telle en tel endroit, et parce que nous nous trouvions toujours ensemble ». — Le voisinage ! la proximité ! comme disait mon père ; et il avait été marié cinq fois, dont deux à des héritières. »

En conséquence de ce plan de les laisser s’arranger eux-mêmes, lady Clonbrony faisait tous les soirs sa petite partie avec mistriss Broadhurst, et un M. et une miss Pratt, frère et sœur, qui étaient les voisins les plus commodes et les plus obligeans qu’on puisse imaginer. De temps en temps, lady Clonbrony, en arrangeant ses cartes, jetait un coup d’œil d’observation sur les jeunes gens, assis à l’autre table, tandis que mistriss Broadhurst, plus prudente, leur tournait le dos, conservait sa gravité, avait l’air tout-à-fait à son jeu, ne prenait même pas garde aux coups d’œil de lady Clonbrony, et n’ouvrait la bouche que pour demander à son partenaire : « Combien d’honneurs avions-nous ? »

La partie des jeunes gens était d’ordinaire composée de miss Broadhurst, lord Colambre, miss Nugent, et son admirateur, M. Salisbury. M. Salisbury était un homme de moyen âge, très-agréable et fort instruit ; il avait beaucoup vu le monde et vécu dans la meilleure compagnie ; il avait acquis un tact très-sûr ; il était rempli d’anecdotes, non de ces petites anecdotes de société qui ne signifient rien, ne mènent à rien, mais de celles qui peignent les caractères et les manières des différentes nations et la nature humaine en général, ou de celles relatives à ces personnages illustres qui excitent la curiosité et l’intérêt du public. Jusque-là miss Nugent ne l’avait vu que dans de grandes sociétés, où il était estimé, recherché pour son savoir-vivre et ses récits amusans, mais où il n’avait pas eu les occasions de déployer les qualités supérieures de son esprit, ou de montrer son caractère. M. Salisbury lui parut un tout autre homme en causant avec lord Colambre. Celui-ci, avec cette soif de s’instruire qu’il est toujours agréable de satisfaire, avait un air ouvert, une franchise, une générosité, une chaleur dans ses manières, qui, réunis à une politesse du bon genre, inspirent la confiance ; et par là il se faisait aimer de tous ceux avec qui il conversait. Ses manières étaient particulièrement agréables à un homme tel que M. Salisbury, qui était las de l’uniformité et de l’égoïsme des gens du monde.

Miss Nugent avait eu rarement l’avantage d’entendre traiter en conversation des sujets de littérature. Dans la vie qu’elle avait été forcée de mener, elle avait acquis des avantages ; son esprit s’était exercé sur tout ce qui se passait sous ses yeux ; elle avait formé son jugement et son goût par ses observations sur la vie réelle ; mais le vaste champ des connaissances n’avait jamais été ouvert devant elle. Elle n’avait point eu l’occasion d’acquérir de la littérature, mais elle l’admirait dans les autres, et particulièrement chez son amie miss Broadhurst. Miss Broadhurst avait eu tous les avantages de l’éducation qu’on peut se procurer avec de l’argent, et elle en avait profité d’une manière peu commune parmi ceux à qui ils sont ainsi prodigués : non seulement elle avait eu beaucoup de maîtres et lu beaucoup de livres, mais elle avait réfléchi sur ses lectures, et suppléé, par la force de son entendement, à ce qu’on ne peut acquérir avec le seul secours des maîtres. Miss Nugent appréciait trop, peut-être, une instruction qu’elle ne possédait pas ; et, tout-à fait exempte d’envie, elle considérait son amie comme un être supérieur, et avait pour elle une admiration qui allait jusqu’à l’enthousiasme : et maintenant, attentive, charmée, elle écoutait tour-à-tour miss Broadhurst, M. Salisbury et lord Colambre, s’entretenant ensemble sur des sujets littéraires ; et elle les écoutait avec une physionomie si pleine d’intelligence, si animée, et qui peignait si bien la bonté et la beauté de son âme, que, bien souvent, ces deux messieurs n’étaient plus à ce qu’ils disaient.

« Continuez, je vous prie, » dit-elle un jour à M. Salisbury, « vous vous taisez peut-être par politesse, par pitié pour mon ignorance ; mais quoique je sois ignorante, vous ne m’ennuyez pas, je vous assure. Auriez-vous lu les Mille et une Nuits ? Comme celui dont les yeux furent touchés par le derviche magicien, je vois à présent les richesses d’un nouveau monde. Oh ! qu’il est peu semblable, qu’il est supérieur à celui dans lequel j’ai vécu, à ce qu’on appelle le grand monde ! »

Lord Colambre alla chercher une fort belle édition des Mille et une Nuits, y chercha le conte dont parlait miss Nugent, et le montra à miss Broadhurst, qui, de son côté, cherchait dans un autre volume.

Lady Clonbrony, de sa partie, vit les jeunes gens ainsi occupés.

« Je conviens que je ne m’entends pas à ces choses-là comme vous, ma chère mistriss Broadhurst, » dit-elle à l’oreille de celle-ci, « mais regardez actuellement, les voilà dans leurs livres ! Que pouvez-vous, attendre de ces manières-là ? C’est si mal élevé, si impoli de la part de Colambre, qu’il faut que je le lui fasse entendre. »

— « Gardez-vous en bien, ma chère lady Clonbrony ! Point d’avis, point de remarques ! Que voulez-vous de mieux ? Elle lit, et milord, derrière elle, appuyé sur sa chaise, a la permission de lire avec elle ; n’est-ce pas à merveille ? Je n’ai jamais vu d’homme à qui elle ait permis de Rapprocher à ce point ! Ainsi, lady Clonbrony, pas un mot pas un regard, je vous en conjure. »

— « Je le veux bien, puisque vous le voulez ! Mais s’ils faisaient un peu de musique… »

— « Ma fille est lasse de musique. Combien vous dois-je, milady ? Trois rubbers, je crois… Eh bien, vous aurez peine à le croire d’une jeune personne, » continua mistriss Broadhurst, « mais ma fille préfère souvent un livre à un bal. »

« Assurément, cela est fort extraordinaire, de la manière dont elle a été élevée ; cependant les livres et tout ce qui s’ensuit sont si fort de mode aujourd’hui, que cela me paraît assez naturel, » dit lady Clonbrony.

Sur ces entrefaites, M. Berryl, l’un des amis de lord Colambre à Cambridge, celui pour qui il avait traité l’affaire du curricle avec Mordicai, vint à Londres. Lord Colambre le présenta à sa mère, qui le reçut très-gracieusement ; car M. Berryl était un jeune homme d’une jolie tournure, bien élevé, de bonne famille, destiné à hériter d’une fortune assez considérable, et, à tous égards, un parti très-convenable pour miss Nugent. Lady Clonbrony pensa qu’il serait très-sage de s’assurer de lui pour sa nièce, avant qu’il fût répandu dans Londres, où beaucoup de mères et de filles ne tarderaient pas à lui faire sentir sa propre importance. M. Berryl, en sa qualité d’ami intime de lord Colambre, fut admis le soir dans le petit comité de lady Clonbrony, et il contribua à l’agrément de ces réunions. Son instruction, sa façon de penser, ses vues, étaient tout-à-fait différentes de celles de M. Salisbury ; et de leur entretien résulta ce choc d’opinions et cette variété qui plaisent tant dans la conversation. L’éducation, le caractère, les goûts de M. Berryl étaient très-analogues au rôle qu’il était destiné à jouer dans la société, celui d’un homme comme il faut, vivant dans ses terres. On ne doit point entendre par cette expression ces campagnards du vieux temps, tout-à-fait ignorans, qui mangeaient, buvaient et chassaient ; cette espèce de gens dont la race est aujourd’hui à peu près éteinte ; mais un propriétaire de terres, Anglais, instruit, éclairé, indépendant, le plus heureux peut-être de tous les hommes. La comparaison entre le bonheur de la vie de Londres et celui de la vie de la campagne, la dignité, l’utilité, l’intérêt des occupations, l’emploi du temps, dans ces deux situations différentes, furent, un soir, entre M. Berryl et M. Salisbury, le sujet d’une conversation, enjouée, amusante, et peut-être instructive ; et comme il arrive le plus souvent, chacun, en fin de cause, garda son opinion. On remarqua que miss Broadhurst avait secondé fort habilement, et avec chaleur, M. Berryl ; et lord Colambre vit dans leurs vues, leurs plans et leurs idées, une conformité frappante, et, suivant lui, heureuse. Quand miss Broadhurst fut appelée à prononcer définitivement entre la vie de la ville et celle de la campagne, elle dit que si elle était condamnée aux extrêmes de l’une ou de l’autre, elle préférerait la vie de la campagne, d’autant que le journal de Robinson Crusoé lui paraissait préférable à celui de l’oisif du Spectateur.

« Dieu me bénisse ! mistriss Broadhurst, entendez-vous ce que dit votre fille ? » s’écria lady Clonbrony, qui de sa table de jeu prêtait l’oreille à la conversation. « Est-il possible que miss Broadhurst, avec sa fortune, ses prétentions et son bon sens, dise sérieusement qu’elle s’accommoderait de la vie de campagne ? »

« Que parlez-vous de vivre à la campagne, mon enfant ? » dit mistriss Broadhurst.

Miss Broadhurst répéta ce qu’elle avait dit.

« C’est ce que disent toutes les filles qui ont habité la ville, » dit mistriss Broadhurst ; « elles ne rêvent que de moutons et de houlettes ; mais le premier hiver qu’elles passent à la campagne les guérit radicalement : une bergère est en hiver un triste personnage partout, excepté dans une mascarade. »

« Colambre, » dit lady Clonbrony, « je suis sûre que les sentimens de miss Broadhurst sur la vie de la campagne, et tout ce qu’elle vient de dire, vous charment ; car, savez-vous bien, madame, qu’il me prêche continuellement pour me persuader de quitter la ville ? Colambre et miss Broadhurst sont parfaitement d’accord. »

« Soyez à votre jeu, par pitié pour votre partenaire, lady Clonbrony, » dit mistriss Broadhurst, en se pressant de l’interrompre. « Il faut que M. Pratt soit aussi patient que Job ; vous avez déjà renoncé deux fois dans cette main. »

Lady Clonbrony se confondit en excuses, eut les yeux sur ses cartes, et tâcha d’y avoir aussi son esprit ; mais on dit quelque chose à l’autre bout de l’appartement, sur une terre dans le Cambridgeshire, qui attira son attention. M. Pratt eut en effet besoin de toute la patience de Job ; elle renonça, et perdit la levée avec quatre d’honneurs.

Dès que la partie fut finie, et qu’elle put causer avec mistriss Broadhurst, elle lui fit part de toutes ses appréhensions.

« Sérieusement, chère madame, » dit-elle, « j’ai eu grand tort de recevoir M. Berryl comme je l’ai fait, quoique ce fût à cause de miss Nugent ; mais je ne savais pas que miss Broadhurst eût des propriétés dans le Cambridgeshire. Je viens de leur entendre dire que leurs terres se touchent, et nous voilà bien tombées, pour le coup, madame, dans le danger du voisinage ! »

« Il n’y a point de danger, il n’y en a point ! » dit mistriss Broadhurst. « Vous me permettrez de vous dire que je connais ma fille mieux que vous ; personne ne songe moins qu’elle à la fortune et à des terres. »

— « Cela se peut ; tout ce que je sais, c’est qu’elle vient d’en parler, et même très-sérieusement. »

— « Oui, je ne le nie pas ; mais ignorez-vous que les jeunes filles ne songent jamais à ce dont elles parlent, ou plutôt qu’elles ne parlent pas de ce qui les occupe ? Et elles ont toujours dix fois autant à dire à l’homme dont elles ne se soucient pas, qu’à celui qui leur tient au cœur. »

« C’est fort extraordinaire ! » dit lady Clonbrony, « tout ce que je souhaite, c’est que vous ayiez raison. »

« J’en suis sûre, » dit mistriss Broadhurst. « Souffrez seulement que les choses aillent leur train ; et demain au soir, soyez un peu plus à votre jeu qu’aujourd’hui ; vous verrez que mes prophéties s’accompliront. Lord Colambre en viendra à offrir carte blanche avant la fin de la semaine, et il sera accepté, ou je ne m’appelle pas Broadhurst. Voyez-vous, pour parler clairement, je suis sûre qu’il plaît à ma fille ; et cela étant, vous ne devez pas avoir de doutes sur la manière dont la chose finira. »

Mistriss Broadhurst raisonnait à merveille sur tous les points ; elle ne se trompait que sur un seul. Habituée depuis long-temps à voir et à croire qu’une héritière comme sa fille était maîtresse d’épouser qui elle voulait ; ayant toujours vu qu’il avait dépendu de sa fille d’accepter ou de refuser, mistriss Broadhurst tenait pour chose vraie, à la lettre, que les inclinations de sa fille décideraient entièrement la question. Dans l’occasion actuelle, elle ne se trompait pas en supposant que la jeune personne ne serait point contraire à lord Colambre, s’il en venait à une déclaration précise, et il ne lui était jamais entré dans la tête qu’un homme pour lequel sa fille serait tant soit peu favorablement disposée, pût songer à en épouser une autre. Quelque clairvoyante qu’elle se crût en affaires de ce genre, elle ne voyait qu’un côté de la question ; et, tout en croyant lady Clonbrony aveugle et de peu d’entendement sur ce sujet, elle avait elle-même les yeux si fascinés par ses préjugés, qu’elle était incapable de voir ce qui était évident, à savoir, que lord Colambre était épris de miss Nugent.

La semaine se passa, et lord Colambre ne fit point de propositions ; mais mistriss Broadhurst attribua cela à un incident qui empêcha que les choses allassent leur train rondement, comme auparavant. Sir John Berryl, père de M. Berryl, fut soudainement attaqué d’une maladie grave. La nouvelle en parvint un soir à M. Berryl, chez lady Clonbrony. Les chagrins et les embarras domestiques qui affligèrent ensuite la famille de son ami, occupèrent entièrement lord Colambre. Les idées d’amour furent suspendues, l’amitié réclama et obtint toutes ses pensées, et ses soins les plus actifs. La maladie de sir John Berryl répandit l’alarme parmi ses créanciers, et révéla à son fils, qui n’en avait aucune connaissance, aucun soupçon, le désordre de ses affaires. Lady Berryl avait toujours aimé la dépense, surtout en équipages ; et Mordicai se montra en cette occasion le plus inexorable des créanciers. Sachant très-bien que son compte était horriblement enflé, et qu’il serait réduit en justice ; que c’était une dette contractée par l’ignorance et l’extravagance, et prodigieusement grossie ensuite par des intérêts exorbitans, et des intérêts d’intérêts, Mordicai était impatient de se faire payer avant la mort de sir John, ou du moins, d’obtenir de son héritier des sûretés légales, pour la somme entière. M. Berryl offrit son billet pour le montant de ce qui était raisonnablement dû. Mordicai rejeta cette proposition ; il déclara qu’en ayant le pouvoir, il exigerait jusqu’au dernier schelling de sa créance ; qu’il ne laisserait pas aller ce qui était en ses mains ; qu’aucun de ses débiteurs ne lui avait échappé, ni ne lui échapperait jamais ; qu’un homme au lit de mort n’était pas chose qui dût l’arrêter ; qu’il n’était pas assez imbécille pour se faire scrupule de troubler les derniers momens d’un mourant ; qu’il ne se laissait pas duper par ces considérations de délicatesse, et qu’il était déterminé à exercer ses droits dans toute leur étendue, s’embarrassant fort peu de ce qu’on dirait de lui. « Couvrez-vous tant que vous voudrez le visage de vos mains, M. Berryl, vous pouvez en avoir honte pour moi ; mais je n’en suis nullement honteux ; je n’ai pas cette faiblesse. » La physionomie de Mordicai en disait encore plus que ses paroles ; livide de méchanceté, atroce dans son regard : « Oui, monsieur, » ajouta-t-il, « regardez-moi tant qu’il vous plaira : cela est très-possible, et c’est tout de bon que je vous le dis. Consultez-vous maintenant sur ce que vous avez à faire ; devant moi ou derrière moi, cela reviendra au même ; car rien n’y fera que mon argent ou votre billet, M. Berryl. La personne de votre père est arrêtée, heureusement, tandis qu’il respire encore. Oui, avancez-vous sur moi, et frappez, si vous l’osez : votre père, sir John Berryl, malade ou sain, est mon prisonnier. »

Lady Berryl et les sœurs du jeune Berryl se précipitèrent dans la chambre, dans un transport de douleur.

« Tout cela est inutile, » s’écria Mordicai en tournant le dos à ces femmes ; « ces ruses contre les créanciers ne servent de rien avec moi : je suis accoutumé à ces scènes ; je ne suis pas du bois que vous imaginez. Laisser un homme en paix dans ses derniers momens ! Non. Il ne doit pas mourir, il ne mourra point en paix, s’il ne paie pas ses dettes : et si vous êtes si prodigieusement affligées, mesdames, voilà monsieur, devant lequel vous pouvez-vous agenouiller ; s’il est question de tendresse, c’est à son fils à montrer la sienne, et non pas à moi. Allons donc : à la bonne heure, M. Berryl, » ajouta-t-il en voyant que le jeune homme prenait le billet pour le signer, « vous commencez à comprendre que je ne suis pas un imbécille dont on puisse se jouer. Retirez votre main, ravisez-vous, ne signez pas : ce sera tout comme il vous plaira ; ça m’est égal. Je ne sortirai de cette maison qu’avec le prisonnier ou avec mon argent. »

M. Berryl signa le billet, et le lui jeta :

— « Tiens, monstre, et sors d’ici ! »

« Monstre ! ne me donnez pas action contre vous ; je voudrais que vous m’eussiez appelé coquin, » dit Mordicai avec un affreux sourire ; et, prenant d’un air résolu le billet, il le rendit à M. Berryl. « Ce papier ne vaut rien pour moi, monsieur ; votre signature n’est certifiée par aucun témoin. »

M. Berryl sortit brusquement, et revint, l’instant d’après, avec lord Colambre. Mordicai changea de visage et pâlit un moment, en voyant lord Colambre.

« Puisque cela se rencontre ainsi, milord, je ne serai point fâché, » lui dit-il, « que vous certifiez la signature de ce papier, ni même que vous soyiez témoin de toute ma conduite ; car je pense qu’il me sera facile de vous l’expliquer à votre satisfaction. »

« Je ne suis point ici, monsieur, » interrompit lord Colambre, pour écouter l’explication de votre conduite que je comprends parfaitement ; j’y suis pour certifier la signature de mon ami, M. Berryl, si vous jugez à propos de lui extorquer ce billet. »

« Je n’extorque rien, milord. M. Berryl, c’est un acte tout-à-fait volontaire de votre part, prenez-y garde ; signez ou ne signez pas, certifiez ou ne certifiez pas, tout comme vous voudrez, messieurs, » dit-il, en mettant ses mains dans ses poches, et en reprenant son air décidé.

« Certifiez, certifiez, mon cher lord, » dit M. Berryl, en regardant sa mère et ses sœurs qui pleuraient, « certifiez promptement. »

« M. Berryl n’a seulement qu’à repasser sur sa signature, en votre présence, milord, une plume sans encre, » dit Mordicai, en présentant la plume à M. Berryl.

« Non, monsieur, » dit lord Colambre, « mon ami ne signera jamais ce billet. »

« Comme il vous plaira, milord ; le billet ou le prisonnier, avant que je sorte d’ici, » dit Mordicai.

— « Vous n’aurez ni l’un ni l’autre, monsieur ; et vous sortirez de cette maison tout-à-l’heure ».

— « Comment ! comment ! milord, qu’est-ce que cela signifie ? »

— « Monsieur, l’arrestation que vous avez faite, est aussi illégale qu’inhumaine. »

« Illégale, milord ! » dit Mordicai en tressaillant.

— « Illégale, monsieur. Je suis arrivé ici au moment où votre sergent demandait l’entrée de la maison, qui lui a été refusée. Depuis, dans la confusion où était toute la famille, occupée au premier étage, ils ont forcé la porte avec une barre de fer. Je l’ai vu, et je suis prêt à en déposer : maintenait passez outre à vos risques et périls. »

Mordicai, sans répliquer, saisit son chapeau et s’avança vers la porte ; mais lord Colambre tenait la porte ouverte ; cette porte était placée précisément en face de l’escalier, et Mordicai, voyant la contenance fière et l’air indigné de milord, hésita à passer devant lui, car il avait ouï dire que les Irlandais étaient prompts dans l’exécution de la justice.

« Passez, monsieur, » lui dit lord Colambre, avec l’air du plus souverain mépris, « Je sais ce que je me dois, vous n’avez rien à craindre. »

Mordicai se précipita, et descendit l’escalier quatre à quatre ; lord Colambre, avant de rentrer, attendit qu’il l’eût vu, ainsi que son sergent, hors de la maison. Quand Mordicai fut au bas de l’escalier, et se crut en sûreté, il se retourna et pâle de colère, il regarda lord Colambre.

« Charité bien entendue, commence par soi, milord, » lui dit-il, « songez-y. Vous payerez ceci, » ajouta-t-il ; déjà à demi-couvert par la porte de la rue, car lord Colambre avait à ces derniers mots, fait mine d’aller à lui, « et je vous donne cet avis, parce que je sais qu’il vous sera inutile. Votre très-humble, milord. »

On ferma la porte de la rue, dès que Mordicai fut sorti.

« Dieu soit loué ! dit en lui-même lord Colambre, de ce que je n’ai pas roué de coups ce misérable. Je profiterai de cet avis ; mais ce n’est pas le moment d’y songer. »

Lord Colambre, oubliant pour le moment ses propres affaires, ne s’occupa que de celles de son ami, et lui donna tous les secours et toutes les consolations qui étaient en son pouvoir. Sir John Berryl mourut la nuit suivante. Ses filles qui avaient vécu sur le plus grand ton à Londres, demeurèrent dans le dénuement. Sa veuve avait hypothéqué son douaire. M. Berryl héritait de biens fonds, mais il se trouvait sans revenu. Il n’était pas assez malhonnête pour refuser de payer les dettes légitimes de son père ; il ne pouvait laisser mourir de faim sa mère et ses sœurs. Les scènes de détresse dont lord Colambre fut témoin dans cette famille, firent sur lui plus d’impression encore, que les menaces de Mordicai ; la similitude des circonstances qu’il avait sous les yeux avec celles de sa propre famille, le frappa.

Tout le mal provenait de la passion de lady Berryl pour la vie de Londres, et pour celle des lieux où l’on va prendre les eaux. Elle avait fait de son mari un absent ; un absent de sa maison, de ses affaires, de ses devoirs, de ses terres. La mer, le canal d’Irlande ne se trouvaient pas, il est vrai, entre ses propriétés et lui, mais peu importait de quelle manière il était séparé de celle-ci. Les conséquences, la négligence, l’extravagance, étaient les mêmes.

Lord Colambre était du petit nombre des gens de son âge qui sont capables de profiter de l’expérience d’autrui. «  L’expérience, » dit un écrivain élégant, « est chose qu’on peut emprunter commodément, mais qui coûte souvent fort cher quand on l’achète. »





CHAPITRE V.




Durant tout ce temps, lady Clonbrony était occupée de pensées bien différentes de celles qui remplissaient la tête de son fils. Quoiqu’elle ne fût pas encore bien rétablie de sa fièvre rhumatismale, elle n’avait pu se résoudre à demeurer plus long-temps emprisonnée chez elle. Ses tristes soirées lui étaient devenues insupportables en l’absence de son fils. Tous les jours elle repassait à deux reprises les cartes de visites laissées à sa porte, et elle soupirait toutes les fois qu’elle recevait un billet d’invitation. Miss Pratt l’alarma fort, en lui parlant de soirées chez des personnes de conséquence, où elle n’était point engagée. Elle craignit qu’on ne l’oubliât dans le monde ; car elle savait très-bien que le monde oublie ceux qu’on ne voit pas tous les jours, et partout. Quel sort que celui d’une femme du grand ton qui ne peut oublier le monde et que le monde oublie en un instant ! Mais il est encore une pire condition ; et c’est celle d’une femme qui veut être femme du grand ton, qui se démène et se tourmente pour se hausser dans le monde. La plus petite négligence, le plus léger défaut d’attention de la part des personnes de haut rang, et des gens à la mode, sont remarqués par elle avec une jalousie inquiète, et lui font éprouver une cruelle mortification. Une invitation omise est une chose de la plus sérieuse conséquence, et qui intéresse non-seulement le présent, mais aussi l’avenir ; car si elle n’est pas invitée par lady A, elle tombe d’un cran aux yeux de lady B et de toutes les ladys de l’alphabet. C’est un exemple dangereux et qui ne manquera pas d’être suivi. Si elle reçoit neuf invitations, il suffit d’une dixième qui manque pour la rendre malheureuse. C’est précisément ce qui arriva à lady Clonbrony ; il devait y avoir une assemblée chez lady Saint-James, et il n’était point venu de carte pour lady Clonbrony.

« Quelle ingratitude ! c’est en vérité monstrueux de la part de lady Saint-James. Comment ! a-t-elle déjà oublié ma fête et les attentions particulières que j’ai eues pour elle ce jour-là ? Des attentions qui, vous le savez, Pratt, ont été vues ailleurs de mauvais œil, et qui m’ont fait, m’a-t-on dit, beaucoup d’ennemis. Assurément la personne de qui j’attendais le moins une négligence dédaigneuse, était lady Saint-James. »

Miss Pratt, qui était toujours prête à entreprendre la défense d’une personne titrée, tâcha d’excuser lady Saint-James, en disant que, peut-être, elle ignorait que milady fût assez rétablie pour hasarder de sortir.

— « Ô ma chère miss Pratt ! Ce ne peut être son motif ; car en dépit de mon rhumatisme qui me faisait beaucoup souffrir dimanche dernier, je suis allée tout exprès à la chapelle du roi, pour me montrer, et j’étais à genoux tout à côté de lady Saint-James. Et nous nous sommes saluées, et, après l’office, elle m’a félicité sur mon rétablissement, et elle a été charmée de me voir si bon visage, et mille complimens de ce genre. Oh ! il y a quelque chose là-dessous de fort extraordinaire, et tout-à-fait inexplicable ! »

« Mais je suis encore persuadée que l’invitation viendra, » dit miss Pratt.

Ce mot ranima les espérances de lady Clonbrony ; et, suspendant sa colère, elle considéra comment elle pourrait s’y prendre pour se faire inviter. Le lendemain, dans la matinée, de nouvelles cartes de visite furent laissées à la porte de lady Saint-James ; et, pour rendre la chose plus remarquable, il y en eut de miss Nugent et d’elle séparément, pour chaque individu de la famille. De plus, milady se ressouvint d’une certaine miss, demoiselle de compagnie, à laquelle elle n’avait jamais songé, et pour qui elle n’avait pas laissé de carte la fois précédente. Cette fois elle s’excusa de cet oubli par un billet d’explication. Elle fit plus ; la tête et le bras rhumatisés hors de la portière, et exposés à un vent très-froid, elle interrogea le portier et le laquais, pour savoir si ses dernières cartes avaient été exactement remises à lady Saint-James ; et, pour s’assurer que les nouvelles le seraient fidèlement, elle glissa une demi-guinée dans la main du laquais, en lui disant : « Monsieur, vous n’oublierez pas. » — Milady peut être tranquille. »

Elle n’ignorait pas combien de gens avaient été cruellement offensés ; combien de fâcheuses aventures avaient eu lieu, dans le beau monde, par la négligence d’un portier à remettre ces cartes talismaniques. Mais, en dépit de toutes ces manœuvres, il ne vint point d’invitation le lendemain. Pratt fut alors mise à l’œuvre. Miss Pratt était un intermédiaire très-convenable ; en se prêtant à rendre mille petits services auxquels peu de personnes de son rang auraient consenti de s’abaisser, elle avait obtenu ses entrées dans plusieurs grandes maisons, et elle jouait un rôle derrière la scène, dans beaucoup de familles du bel air. Pratt savait découvrir, elle savait insinuer, elle s’entendait à manier une affaire adroitement ; et elle employa mille petits moyens pour agir indirectement sur lady Saint-James. Mais tout cela fut sans effet. Enfin, Pratt imagina que du saumon fumé pourrait opérer. Lord Clonbrony venait précisément d’en recevoir de très-bon d’Irlande, et miss Pratt savait que lady Saint-James serait charmée d’en avoir à son souper, pour certain personnage qu’elle ne voulut pas nommer, et qui l’aimait beaucoup. Rouages sur rouages, dans le beau monde comme dans le monde politique ! des cadeaux dans toutes les occasions et pour tous les rangs ! Ce présent, bien placé, fut envoyé ; il fut reçu avec beaucoup de remercîmens, et on en comprit l’intention. Au moyen de cette offrande propitiatoire, et de la promesse d’une demi-douzaine de paires de gants de Limerick, faite à miss Pratt, promesse que Pratt comprit bien n’être que conditionnelle, cette grande affaire réussit enfin. La veille du jour fixé pour cette assemblée, les invitations pour lady Clonbrony et pour miss Nugent arrivèrent avec une apologie de lady Saint-James. Milady avait découvert avec chagrin que, par la négligence de ses gens, les invitations n’avaient pas été envoyées en temps convenable. « Ah ! comme la plus légère excuse suffit de la part de certaines personnes ! » dit en elle-même miss Nugent. « Que nous sommes prompts à pardonner, quand c’est pour notre intérêt ou nos plaisirs ! Comme on fait bien semblant d’être trompé, quoiqu’on sache de part et d’autre qu’on y voit très-clair ! et jusqu’où s’abaisse la vanité pour arriver à ses fins ! »

Honteuse de tout ce qui s’était passé, miss Nugent désirait fort que sa tante répondît par un refus, et elle lui rappela son rhumatisme, mais le rhumatisme et toutes les autres objections furent repoussées ; lady Clonbrony accepta. Les choses venaient précisément d’être ainsi, arrangées, à la satisfaction de lady Clonbrony, quand lord Colambre entra. Son air était beaucoup plus sérieux que de coutume. Il avait encore sous les yeux les tristes scènes dont il avait été témoin dans la famille de son ami.

— « Qu’avez-vous donc, Colambre ? »

Il raconta ce qui s’était passé ; il peignit la conduite barbare de Mordicai, la douleur de la mère et des sœurs de M. Berryl, et les angoisses de celui-ci. Des larmes coulèrent des yeux de miss Nugent. Lady Clonbrony dit que cela était choquant ; et elle écouta avec beaucoup d’attention toutes les particularités ; mais elle ne manqua jamais de reprendre son fils toutes les fois qu’il disait M. Berryl.

« Vous voulez dire sir Arthur Berryl ? »

Elle fut cependant touchée de compassion, quand son fils parla du dénuement de lady Berryl ; mais lorsqu’il en vint à rapporter ce que Mordicai lui avait dit, elle l’interrompit :

« Ô mon cher Colambre ! ne me répétez pas les propos impertinens de cet homme abominable. S’il s’agit réellement d’affaires, parlez-en à votre père, et, dans tous les cas, ne nous dites rien à présent ; car j’ai cent choses à faire. Grâce, Grâce Nugent ! j’ai besoin de vous, » ajouta-t-elle en sortant précipitamment.

Lord Colambre laissa échapper un profond soupir.

« Ne perdez pas espoir, » dit miss Nugent en suivant sa tante par obéissance ; « mais n’essayez pas de lui parler de cela davantage avant demain matin. Sa tête est maintenant pleine de cette soirée de lady Saint-James. Quand elle n’y songera plus, vous réussirez, peut-être, plus facilement à vous faire écouter. Ne vous désespérez pas. »

— « Jamais je ne désespérerai, tant que vous m’encouragerez à croire que je puis opérer quelque bien. »

Lady Clonbrony avait une raison particulière pour être doublement charmée d’avoir enfin obtenu son admission à la soirée de lady Saint-James ; car dès qu’elle avait su que la duchesse de Torcaster en serait, elle s’était flattée de lui être enfin présentée, chose qu’elle désirait depuis long-temps. Mais lady Saint-James avait été aussi informée de cet espoir par miss Pratt, qui jouait un double jeu. En conséquence, elle avait écrit un billet à la duchesse, pour la prévenir qu’elle s’était vue forcée, par certaines circonstances, d’engager lady Clonbrony. La duchesse ne manqua pas de s’excuser d’être de la soirée. Elle dit qu’elle n’aimait pas les assemblées nombreuses ; qu’elle aurait le plaisir d’accepter l’invitation de lady Saint-James à son petit cercle choisi, le mercredi 10 du mois. Lady Clonbrony n’avait jamais été admise dans ce petit cercle de personnes choisies. En retour de ses grandes fêtes, elle était invitée dans les occasions, semblables, mais elle n’avait jamais pu pénétrer au-delà.

Chez lady Saint-James, et des gens de sa société, lady Clonbrony essuya des mortifications d’un genre différent de celles qu’elle avait eues à souffrir de lady Langdale et de mistriss Dareville. Elle fut à l’abri des railleries à mots couverts, du persifflage et de l’imitation ; mais on la tint à distance par une froide politesse et des airs cérémonieux. « Tu iras jusque-là, et pas plus loin, » était exprimé par chaque regard, par chaque mot, et de mille manières différentes. Lady Saint-James avait grand soin, par une politesse scrupuleuse, de bien marquer la différence entre ceux qui étaient et ceux qui n’étaient pas, avec elle, dans les termes de l’intimité et de l’égalité, et elle s’entendait à merveille à mortifier ceux-ci avec des formes dont ils ne pouvaient se plaindre. C’est ainsi que les anciens grands d’Espagne avaient établi la ligne de démarcation entre eux et les nobles de nouvelle création. Toujours, et partout où ils rencontraient les nouveaux nobles, ils ne leur adressaient jamais la parole qu’en leur donnant tous leurs titres, en leur faisant de profondes révérences, et en ayant pour eux, en apparence, la plus haute considération, à cela près de les considérer comme leurs égaux. Tout au contraire, entre eux, ils mettaient de côté la pompe et les titres, et s’appelaient Alcala, Médina, Infantado, et ils prenaient cet air d’aisance et de familiarité qui dénote l’égalité. Ainsi contenus par l’étiquette, et joués par des marques de respect, il était impossible aux nouveaux nobles de passer la limite, ou de se plaindre d’être repoussés.

À souper, chez lady Saint-James, le saumon de lady Clonbrony fut trouvé parfait par quelques gourmets. La conversation tourna sur les productions de l’Irlande et sur l’Irlande elle-même. Lady Clonbrony, toujours préoccupée de l’idée qu’il était fort désavantageux de passer pour Irlandaise, ou pour aimer l’Irlande, fut très-embarrassée des remercîmens prolongés de lady Saint-James. Si elle avait pu lui offrir convenablement quelque autre chose, elle n’aurait jamais songé à lui en envoyer une venant d’Irlande. Vexée par les questions qu’on lui faisait sur son pays, lady Clonbrony, suivant son usage, renia l’Irlande pour son pays, dénigra tout ce qui y avait rapport, dit qu’il n’y avait pas moyen d’y vivre, et déclara qu’elle était résolue à n’y jamais remettre le pied. Lady Saint-James, gardant le silence le plus profond, la laissa aller son train. Lady Clonbrony, prenant ce silence pour une preuve de conformité d’opinion, fit usage de toute sa rhétorique, qui n’était pas considérable, et répéta vingt fois ses anathèmes et son vœu d’expatriation ; tant qu’enfin une femme âgée, qu’elle ne connaissait pas, qu’elle avait à peine aperçue jusque-là, prit la défense de l’Irlande, avec beaucoup de chaleur. Son éloquence, et le respect avec lequel on l’écouta, étonnèrent lady Clonbrony.

« Qui est-elle ? » demanda milady à voix basse.

— « Est-ce que vous ne connaissez pas lady Oranmore, qui est Irlandaise, et une des plus grandes dames de son pays ? »

— « Ah ! bon Dieu ! qu’ai-je dit, qu’ai-je fait ! pourquoi ne m’avez-vous pas avertie, lady Saint-James ? »

« Je ne pensais pas, milady, que vous ne connussiez point lady Oranmore, » répliqua, lady Saint-James, qui n’était en aucune manière touchée de sa peine.

Tout le monde partagea les sentimens de lady Oranmore ; on admira son noble zèle à défendre son pays contre d’injustes accusations, et à le venger des outrages d’une haine affectée. Il n’y eut là personne qui ne jouît de la confusion de lady Clonbrony, excepté miss Nugent, qui tint ses yeux baissés durant toute cette scène. Elle se félicita de ce que lord Colambre n’en était pas témoin, et elle se flatta que cette leçon serait profitable à lady Clonbrony. Cet exemple était propre à lui prouver qu’il n’était pas nécessaire qu’elle reniât son pays, pour être bien reçue dans toute espèce de société en Angleterre ; et que ceux qui ont le courage et la fermeté d’être ce qu’ils sont, et de soutenir ce qu’ils sentent, ce qu’ils croient être vrai, se font toujours respecter. Miss Nugent espéra que cette conviction porterait lady Clonbrony à se défaire de ces manières affectées qui la rendaient ridicule ; mais l’espoir qui la flatta le plus fut celui que l’apologie de l’Irlande, faite par lady Oranmore, disposerait sa tante à écouter tout ce que lord Colambre pourrait lui dire pour l’engager à retourner chez elle. Mais miss Nugent espéra vainement. Lady Clonbrony, de sa vie, n’avait généralisé une observation ; et des faits les plus frappans, elle ne tirait qu’une conclusion partielle.

« Ah ! chère Grâce, » dit-elle, dès qu’elles furent en voiture, « dans quelle embuscade ai-je donné ce soir, et que de honte j’en ai eue ! et tout cela parce que je ne connaissais pas lady Oranmore. Vous voyez maintenant l’inconvénient de ne pas connaître tout le monde. — Tout le monde d’un certain rang, veux-je dire. »

Miss Nugent essaya de glisser un peu de sa morale en cette occasion, mais cela ne prit pas.

— « Oui, ma chère ; lady Oranmore peut parler de cette manière de l’Irlande, parce que, d’un autre côté, elle est très-grandement alliée en Angleterre ; et d’ailleurs son âge lui permet de prendre des libertés : en un mot elle est lady Oranmore, et c’est tout dire. »

Le lendemain matin, quand on se réunit pour le déjeûner, lady Clonbrony se plaignit fort d’un redoublement de son rhumatisme, de la pénible et désagréable soirée qu’elle avait passée la veille, et de la nécessité d’être d’une grande soirée le lendemain, et encore le jour suivant ; et, dans le vrai style d’une femme du bon ton, elle déplora sa situation, et l’impossibilité de s’affranchir de ces choses-là :

« Qu’on maudit en les sentant ; mais qu’on
veut encore sentir. »

Miss Nugent était résolue à se retirer aussitôt après le déjeûner, pour laisser à lord Colambre toute liberté de parler des affaires de sa famille. Elle jugeait à son air sérieux que c’était son projet, et elle espérait qu’il aurait de l’ascendant sur son père et sur sa mère. Mais, au moment où elle allait se lever, sir Térence O’Fay entra, et s’assit sans cérémonie, en dépit des regards repoussans de lady Clonbrony ; déjà familiarisé avec lord Colambre, celui-ci ne lui imposait plus autant.

« Je suis fatigué, dit-il, et je l’ai bien gagné, car j’ai fait de longues courses ce matin pour l’intérêt de cette noble famille ; et, miss Nugent, avant d’en dire davantage, j’accepterai de vous une tasse de thé, s’il vous plaît. »

Lady Clonbrony se leva, prit son air majestueux, et alla s’établir à l’autre bout de l’appartement, à son bureau, pour écrire quelques billets.

Sir Térence s’essuya tranquillement le front.

« Ma foi ! j’ai bien couru : miss Nugent, je crois que vous ne m’avez jamais vu courir ; mais je cours fort bien, je vous assure, lorsqu’il s’agit de rendre service à un ami. Et, milord, » (s’adressant à lord Clonbrony) « après quoi pensez-vous que j’aie couru ce matin ? — Après un marché. — Et de quoi ? d’une mauvaise créance, d’une créance sur vous, que j’ai achetée, tout juste à temps ; et Mordicai a maintenant grande envie de s’aller pendre ; car que pensez-vous que ce coquin vous préparait ? — Une saisie-exécution ! — Oui, rien moins que cela. »

« Une saisie-exécution ! répéta tout le monde, excepté lord Colambre. »

« Oh ! rapportez-vous-en à moi pour ces choses-là, » dit Térence ; « j’en ai eu avis par mon petit ami Paddy Brady, qui n’a pas même voulu en être payé, quoiqu’il soit aussi gueux qu’un rat d’église. Fort bien ! en apprenant cela, j’ai laissé tomber ce que j’avais en main, et c’était la gazette de Dublin, et j’ai pris ma course en pantoufles comme j’étais, car je n’ai pu avoir une voiture, pour aller me mettre dans les souliers[3] du créancier qui prime, ce petit solliciteur, qui demeure à Crutchêd-Friars, auquel, fort heureusement, Mordicai n’avait pas songé ; je l’ai trouvé très-accommodant, quoique je fusse arrivé comme une bombe, et que je l’eusse dérangé de son déjeûner, ce qu’un Anglais n’aime pas. Je lui ai glissé dans la main une douceur, en une traite à trente jours de date sur l’agent Garraghty, qu’il en faut aviser ; mais je ne veux pas m’appesantir sur les détails de loi et de chicane devant des dames. — Il m’a passé sa dette et sa saisie-exécution, et m’a rendu premier créancier en un tour de main. Alors, j’ai pompeusement pris une voiture, la première que j’ai rencontrée, et je me suis fait conduire à Long-Acre, où j’ai vu Mordicai. « Monsieur, » lui ai-je dit, « je sais que vous méditez une saisie-exécution contre un de mes amis. » — « Peut-être : qui vous l’a dit ? » m’a demandé le drôle. « Peu importe, ai-je répondu, mais je suis venu pour vous prévenir que votre saisie n’est bonne à rien, attendu qu’il y en a déjà une d’un créancier qui vous prime. Il a fait alors de fort laides grimaces, et m’a dit cent choses que je n’ai point écoutées ; et je suis venu bien vite ici vous conter toute cette histoire. »

« Dont je n’ai pas compris un mot, » dit lady Clonbrony.

« En ce cas, vous êtes fort ingrate, ma chère, dit lord Clonbrony. »

Lord Colambre ne dit rien, car il désirait acquérir un peu plus de connaissance du caractère de sir Térence, de l’état des affaires de son père, et de la manière dont elles étaient gouvernées.

« En vérité ! Terry, je sais que je dois vous être fort obligé ; mais une saisie-exécution, même d’accord parties, est une chose fort désagréable, et j’espère qu’il n’y a point de danger… »

« N’ayez peur ! » dit sir Térence, « ne m’a-t-il pas fallu m’ingénier, pour moi ou pour mes amis, depuis que je suis arrivé à l’âge de gouverner ma fortune ; je devrais dire à l’âge de raison, car le diable sait où je possède un pouce de terre ; mais l’usage m’a passablement aiguisé l’esprit, et fort à votre service. — Ainsi, ne craignez rien, mon cher lord, » dit le baronnet sans soucis, en mettant les poings sur les côtés, « car, voyez-vous, dans sir Térence vous avez toute une armée qui ne demande qu’à livrer bataille à tous les créanciers incivils, dans les trois royaumes réunis, y compris le juif Mordicai. »

« Ah ! c’est le diable, que ce Mordicai, » dit lord Clonbrony, « c’est le seul homme que je redoute. »

« Comment donc, ce n’est qu’un sellier, n’est-il pas vrai ? » dit lady Clonbrony, « je ne conçois pas comment vous parlez de craindre un homme de cette espèce, milord. Dites-lui que s’il est importun, nous ne lui commanderons plus de voitures ; et je vous assure que je voudrais fort que vous ne fussiez pas assez bon pour l’employer davantage, puisque vous savez très-bien qu’il m’a manqué de parole au dernier jour de naissance, pour ce Landau que je n’ai point encore. »

« Tout ce que vous dites là ne signifie rien, » dit lord Clonbrony, « et vous ne savez pas de quoi il s’agit. Terry, je vous répète, qu’une saisie-exécution, même faite amicalement, est une chose fort déplaisante. »

— « Bah ! bah ! une chose déplaisante, on en peut dire autant d’une attaque de goutte, mais on ne s’en porte que mieux après. C’est un nouveau bail de vie et de santé, pour lequel il faut bien payer un pot de vin. Prenez patience, et laissez-moi gouverner tout cela comme il faut ; vous savez que je m’y entends. Ayez seulement la bonté de vous souvenir comment j’ai tiré d’affaire mon ami lord… — Mais il ne faut nommer personne, chacun sait qui je veux dire. — N’ai-je pas adroitement paré le coup, quand on fit cette impudente tentative de saisir son argenterie de famille ? J’en fus averti ; et que fis-je ? je pratiquai une ouverture dans le mur qui séparait mon logement de sa maison ; et pendant que les gens du shériff faisaient leurs recherches au rez-de-chaussée, je fis passer l’argenterie dans ma chambre ; puis je leur dis d’entrer, car ils ne pouvaient mettre le pied dans mon petit paradis, ces démons ! si bien qu’ils restèrent à me regarder, à travers le mur, me maudissant, et moi à me tenir les côtés de rire, en voyant la mine qu’ils faisaient. »

Sir Térence et lord Clonbrony éclatèrent de rire.

« C’est un conte fort plaisant, » dit miss Nugent en souriant, « mais ce sont de ces choses qui, dans la réalité, ne se voient jamais. »

— « Qui ne se voient jamais ! je pourrais vous conter cent autres tours meilleurs que celui-là, ma chère miss Nugent. »

« Grâce, » dit lady Clonbrony, « faites-moi le plaisir de cacheter ces billets, et de les envoyer à leur adresse ; car, en vérité, » ajouta-t-elle à l’oreille de sa nièce quand elle se fut approchée, « je ne puis rester ici davantage, et entendre la voix de cet homme et son accent, qui devient plus horrible tous les jours. » Et elle-même en disant cela, prononça quelques mots fort ridiculement, à force d’affecter le beau langage.

Milady se leva et sortit.

« Et bien donc, » continua sir Térence, en suivant miss Nugent près de la table où elle cachetait les lettres, « il faut que je vous dise ce que j’ai fait, dans la même maison, en une autre occasion, et comment j’ai remporté la victoire. »

Il n’y a pas d’officier-général qui se complaise davantage à raconter ses exploits militaires, que sir Térence O’Fay ne se complaisait à raconter ses exploits civils.

— « Écoutez, miss Nugent. Il y avait dans la famille un laquais, non pas un Irlandais, mais un de ces grands drôles que les dames aiment si fort à traîner derrière leur voiture ; un certain Fleming, qui devint espion, traître, et qui alla secrètement informer les créanciers de l’endroit où l’on avait caché l’argenterie, dans l’épaisseur d’une cheminée. Mais qu’arriva-t-il ? J’avais de mon côté mon espion ; c’était un honnête petit garçon Irlandais, qui était dans la boutique du créancier, et dont je m’étais assuré par une petite douceur ; et comme cela devait être, il fut plus malin que le valet Anglais : il me prévint à temps, et je me tins prêt pour la réception de ces messieurs. Mais je voudrais, miss Nugent, que vous eussiez été témoin de la bonne scène que nous eûmes ; nous les laissâmes suivre la piste qu’on leur avait donnée, et quand ils crurent tenir ce qu’ils cherchaient, que trouvèrent-ils ? ha ! ha ! ha ! ha ! après s’être donné bien du mal pour tirer de la cache un grand coffre qui pesait le diable, ils y trouvèrent des briques, et pas une pièce de l’argenterie de mon ami, qui était en sûreté dans la fosse au charbon, où mes benêts ne s’avisèrent pas de l’aller chercher. Ha ! ha ! ha ! »

— « Fort bien, Terry, mais je vais rabattre un peu votre amour propre, » dit lord Clonbrony : « comment a tourné une autre fois votre invention d’un faux plafond ? J’ai entendu conter cette histoire, et de quelle manière un des gens du shériff enfonça sa baïonnette dans votre plâtrage et fit tomber l’argenterie de famille, devant tous les assistans. Qu’en dites-vous, Terry ? Il en coûta de ce coup, à votre ami, ce lord que tout le monde connaît, plus que votre tête ne vaut, mon pauvre Terry. »

— « Je vous demande pardon, milord, il ne lui en coûta pas un sol. »

— « Vous appelez pas un sol, 7,000 liv. sterling qu’il paya pour racheter l’argenterie. »

— « À la bonne heure ! mais ne lui ai-je pas compensé cela aux courses de ?… Les créanciers de milord étaient informés que son cheval Naboclish devait y courir ; et comme l’officier du shériff savait très-bien qu’il ne pouvait le saisir sur le terrein des courses, que fit-il ? Il arriva de grand matin, par la voiture du courrier, et alla droit aux écuries. Il avait une description exacte de ces écuries, de la place qu’y occupait le cheval, et de sa couverture.

« J’étais là, justement, occupé à faire soigner le cheval, et, jugeant de loin l’homme à la mine, j’ôte à Naboclish sa couverture, et j’en affuble une rosse que le curé n’aurait pas voulu monter.

« Le sergent entre. — « Bonjour, monsieur, » lui dis-je, en tirant de l’écurie le cheval de milord, équipé d’une vieille selle et d’une bride à l’avenant.

« Tim Neal, » dis-je au palefrenier qui frottait les jambes de la rosse, » prenez garde à vous aujourd’hui, et nous aurons le prix ce soir. » — Pas si vite, dit le sergent — Voici mon titre pour saisir le cheval. »

« Oh ! » lui dis-je, « vous n’aurez pas cette cruauté. »

« Je ne suis ici que pour cela, » dit-il en s’emparant de la rosse, tandis que, monté sur Naboclish, je m’éloignais résolument. »

« Ha ! ha ! ha ! le tour est bon, j’en conviens, Terry, » dit lord Clonbrony. »

« Attendez, milord, attendez, miss Nugent, » ajouta sir Térence en la suivant partout où elle allait. « Ce n’est pas tout, et je ne les en tins pas quitte à si bon marché. — À l’encan, j’enchéris sur eux pour le prétendu Naboclish, et je ne le leur lâchai que quand il fut à cinq cents guinées. — Ha ! ha ! ha ! celui-là est fameux, je pense. »

« Mais, » dit miss Nugent, » je ne puis croire que vous parliez sérieusement, sir Térence. — Assurément, ce serait… »

— « Quoi ? parlez, ne vous gênez pas, miss Nugent. »

— « Je craindrais de vous offenser. »

— « Vous ne le pouvez, je vous en défie. — Dites le mot qui vous venait sur le bout de la langue, c’est toujours le meilleur. »

— « J’allais dire que c’était une escroquerie, » dit la jeune personne en rougissant.

— « Oh ! vous alliez dire de travers en ce cas ! on n’appelle pas cela escroquer parmi les gens comme il faut, et qui connaissent le monde — C’est tout simplement un tour de maquignon ; c’est de bon jeu, et très-honorable quand il s’agit de tirer un ami d’un mauvais pas : tout est bon dans le cas de pressante nécessité d’un ami. »

— « Et quand cette pressante nécessité est passée, vos amis ne songent-ils jamais à l’avenir ? »

— « L’avenir ! laissons l’avenir à la postérité, » dit sir Térence, « je ne suis conseil que pour le présent ; et quand le mal arrive, il est temps d’y songer. Je ne mets mes canons en batterie que quand l’ennemi est bord à bord avec moi, ou du moins en vue — Et de plus, jamais bon capitaine, sur mer ou sur terre, n’a fait connaître d’avance ses petits expédiens ; il les réserve pour le jour du combat. »

« Ce doit être une triste chose, « dit miss Nugent en soupirant, « que d’être réduit à vivre de petits expédiens, d’expédiens journaliers. »

Lord Colambre se frappa le front, mais il ne dit rien.

« Si vous vous frappez le front, si vous vous cassez la tête pour vos propres affaires, milord Colambre, mon cher, » dit sir Térence, « il y a un moyen facile d’arranger, tout d’un coup, toutes celles de la famille ; et puisque vous n’aimez pas les petits expédiens journaliers, miss Nugent, il y a un grand expédient, un expédient pour la vie entière, qui arrangera tout à votre satisfaction et à la nôtre. Je vous l’ai déjà fait entendre délicatement ; mais, entre amis, ces délicatesses sont impertinentes ; ainsi je vous dis clairement, « ajouta-t-il, en s’adressant à lord Colambre, « que vous n’avez autre chose à faire que de vous proposer, tout comme vous voilà, à l’héritière miss B…, qui ne demande pas mieux. »

« Monsieur ! » s’écria lord Colambre en s’avançant, rouge de colère : miss Nugent le retint par le bras.

« Ô milord ! »

« Sir Térence O’Fay, » dit alors milord avec plus de modération, « vous avez tort de nommer cette jeune personne de cette manière. »

« Pourquoi donc ? j’ai dit simplement miss B…, et il y a une ruche entière d’abeilles (il joue sur le mot ; en anglais abeille, bee, se prononce comme B) ; mais je suis sûr qu’elle me serait obligée de ce que j’ai dit, et qu’elle se croirait la reine des abeilles, si vous adoptiez mon expédient. »

« Sir Térence, » dit milord en souriant, « si mon père juge à propos que vous gouverniez ses affaires, et que vous imaginiez des expédiens pour lui — je n’ai rien à dire là-dessus ; mais je vous prie de ne pas vous mettre en peine de trouver des expédiens pour moi, et de me laisser le soin d’arranger mes affaires. »

Sir Térence s’inclina profondément, et se tut un moment ; puis, se tournant vers lord Clonbrony, qui avait l’air plus confus que lui :

« Par ma foi, milord, » lui dit-il, « je crois qu’il y a beaucoup de gens, et même de grands seigneurs, qui ne savent pas distinguer leurs amis de leurs ennemis ; et je suis persuadé, je parierais dix contre un, que si je vous avais servi comme j’ai servi mon ami, dont je vous parlais tout-à-l’heure, votre fils, que voilà, aurait cru que je lui faisais un outrage en sauvant l’argenterie de la famille ! »

« Assurément, monsieur, je l’aurais pensé. — L’argenterie de famille n’est pas à mes yeux la chose de première importance, » dit lord Colambre, « l’honneur de la famille… permettez miss Nugent, il faut absolument que je parle, » ajouta milord, en voyant qu’elle était alarmée.

« Ne craignez rien, ma chère miss Nugent, » dit sir Térence, « je suis froid comme une carafe d’orgeat. »

« En vérité, milord Colambre, » poursuivit-il, » je conviens avec vous que l’honneur de famille est une très-belle chose : seulement elle est un peu incommode pour soi et ses amis, et elle coûte cher à entretenir, avec toutes les autres dépenses, toutes les autres charges d’un homme comme il faut, du temps qui court ; ainsi, moi qui n’y suis point naturellement obligé, par ma naissance ou autrement, je me suis tenu de son côté tant que j’ai pu durant ma vie ; mais je me suis demandé, avant de m’en faire volontairement l’esclave, ce qu’il pouvait faire pour un homme en ce monde : et d’abord je n’ai jamais vu que cet honneur de famille fût d’un grand secours à un homme dans une cour de justice ; je n’ai jamais vu l’honneur de famille empêcher une saisie-exécution, une saisie-arrêt, ni même un commandement ; c’est une chose rare que cet honneur de famille, et une fort belle chose, sans doute ; mais je ne sache pas qu’on en ait acheté seulement une paire de bottes, » ajouta sir Térence, en ajustant les siennes avec beaucoup de complaisance.

En ce moment, on vint avertir sir Térence que quelqu’un voulait lui parler pour affaire pressée, il sortit.

« Mon cher père, » s’écria lord Colambre, « ne le suivez pas, demeurez un moment, et écoutez votre fils, votre véritable ami. »

Miss Nugent sortit pour laisser le père et le fils libres.

« Écoutez un moment votre ami naturel, » dit lord Colambre, « permettez-moi de vous conjurer, mon père, de ne point avoir recours à ces misérables expédiens ; mais de confier à votre fils l’état de vos affaires, et nous trouverons des moyens honorables. »

« — Oui, oui, c’est fort juste : quand vous serez majeur, Colambre, nous en parlerons ; mais jusque-là, il n’y a rien à faire. Nous irons, nous nous tirerons fort bien d’affaire jusqu’à cette époque, avec l’aide de Terry — et je vous prie de ne plus rien dire contre Terry ; je ne pourrais le souffrir, je ne pourrais l’entendre ; il m’est impossible de me passer de lui. Ne me retenez pas, je ne puis en dire davantage, excepté, » ajouta-t-il en revenant à sa phrase ordinaire, « que tout cela n’aurait pas lieu, qu’on n’aurait que faire de lui, si on voulait vivre chez soi et tuer ses moutons. » Il s’esquiva, fort aise d’avoir éludé, même à sa honte, une explication et l’embarras du moment. Il y a des gens sans ressource, qui, dans les difficultés, reviennent toujours au même point ; et, assez ordinairement, se servent des mêmes expressions.

Tandis que lord Colambre se promenait en long et en large dans l’appartement, très-peiné de n’avoir pu faire aucune impression sur l’esprit de son père, ni obtenir sa confiance, la femme-de-chambre de lady Clonbrony, mistriss Petito frappa à la porte. Elle venait de la part de sa maîtresse, demander si lord Colambre était libre ; et, en ce cas, le prier de passer dans son cabinet de toilette, où elle désirait avoir une conversation avec lui. Il se rendit aux ordres de sa mère.

— « Asseyez-vous, mon cher Colambre, » et elle commença précisément par son ancienne phrase.

« Avec la fortune que j’ai portée à votre père et les biens qu’il possède, je ne puis comprendre ce que signifient ses embarras pécuniaires ; et tout ce que dit cette étrange créature, sir Térence, est de l’algèbre pour moi, qui parle anglais ; et je suis très-fâchée qu’on l’ait laissé entrer ce matin. Mais il est si grossier, qu’il ne se gêne pas pour forcer la porte ; il dit fort bien à mon laquais, qu’il s’embarrasse d’un, il n’est pas chez lui, comme d’une prise de tabac. Que faire d’un homme qui vous dit de ces choses-là ? En vérité, c’est la fin du monde. »

— « Je voudrais, pour le moins autant que vous, madame, que mon père n’eût point affaire à lui ; mais j’ai dit là-dessus tout ce qu’un fils peut dire convenablement, et cela sans effet. »

« Ce qui me donne particulièrement de l’humeur, » poursuivit lady Clonbrony, « c’est ce que Grâce vient de me dire, et dont elle est aussi fort blessée, car elle est très-bonne amie ; je parle de la manière indélicate dont ce grossier personnage s’est exprimé relativement à une jeune et aimable héritière. Mon cher Colambre, je pense que vous me tiendrez compte du silence inviolable que j’ai gardé depuis si long-temps, sur un point que j’ai si fort à cœur. J’ai appris avec plaisir que vous vous étiez échauffé quand elle a été nommée si inconsidérément par ce butor, et j’espère que vous voyez aujourd’hui comme moi, tous les avantages de l’union projetée ; je laisserais les choses aller leur train d’elles-mêmes, et vous verrais tranquillement prolonger autant que vous le voudriez, le temps des soins et la fleurette, n’était ce que j’apprends accidentellement de milord, et de cet animal, d’embarras pécuniaires, et de la nécessité de prendre un parti avant l’hiver prochain. En outre, il me semble que, maintenant, vous ne sauriez convenablement différer davantage vos propositions ; car le monde commence à parler de la chose comme si elle était faite ; et je sais, même, que mistriss Broadhurst comptait que, sans ce contre-temps occasionné par ce pauvre Berryl, vous vous seriez déclaré dans la semaine. »

Notre héros n’était point homme à se proposer, parce que mistriss Broadhurst y comptait, ou à se marier, parce que le monde disait qu’il allait prendre femme. Il répondit donc avec fermeté, que, du moment où on lui avait parlé de ce projet, il s’était clairement expliqué ; que, par conséquent, les parens de la jeune personne ne pouvaient avoir de doutes sur ses intentions ; que s’ils s’étaient volontairement trompés eux-mêmes, ou s’ils avaient mis la jeune personne en telle position que le monde pût en tirer de fausses conclusions, il n’était pas responsable de cela ; que sa conscience était tout-à-fait à l’aise à cet égard, au point même qu’il était convaincu que la jeune personne, pour laquelle il avait beaucoup d’estime et de respect, dont il admirait le mérite, les talens et le caractère indépendant et généreux, ne se trompait nullement sur l’étendue et la nature de ses sentimens pour elle. »

— « Estime, respect, admiration. Comment donc, mon cher Colambre ! mais c’est tout ce qu’il me faut, j’en suis satisfaite, et sans doute, mistriss Broadhurst le sera, et miss Broadhurst aussi. »

— « Assurément, madame, elles le seront ; mais elles ne le seraient pas, si j’aspirais à l’honneur d’obtenir la main de miss Broadhurst, ou si je me déclarais son amant. »

— « Mon cher, vous vous trompez, miss Broadhurst a trop de sens pour s’occuper d’amour, et d’un amant qui se meurt pour elle, et de sottises semblables ; je suis persuadée, au contraire, je le sais même de bonne part, que la jeune personne… Mais vous savez qu’il faut beaucoup de délicatesse en pareil cas, et lorsqu’il s’agit d’une héritière aussi riche, et dont la famille n’est pas à dédaigner ; ainsi je ne puis parler plus clairement ; mais je sais de bonne part, que vous seriez préféré à tous ceux qui la recherchent ; en un mot, je sais que… »

« Je vous demande pardon, madame, de vous interrompre, » s’écria lord Colambre en rougissant ; « mais vous me permettrez de vous dire que, pour que je crusse ceci, il faudrait que je le tinsse de quelqu’un qui, j’en suis moralement certain, ne me le dira jamais… de miss Broadhurst elle-même. »

— « Mon Dieu ! mon enfant ! si vous vouliez seulement le lui demander, elle vous dirait que cela est très-vrai ; j’en suis sûre. »

— « Mais comme je n’ai pas là-dessus de curiosité, madame… »

— « Dieu me bénisse ! je croyais que tout le monde avait de la curiosité. Mais même, sans curiosité, je suis persuadée que vous auriez du plaisir à l’entendre ; et n’en pouvez-vous faire simplement la question ? »

— « Impossible ! »

— « Impossible ! en vérité il y a là de quoi faire perdre patience, quand la chose est comme faite. Eh bien ! prenez donc votre temps ; tout ce que je vous demande, est de laisser aller les choses comme elles vont, doucement, agréablement ; je ne presserai pas votre père à ce sujet pour le moment ; laissez aller les choses doucement, c’est tout ce que je demande, et je ne vous en parle plus. »

— « Je voudrais de tout mon cœur faire ce qui peut vous obliger, ma chère mère, mais je ne le puis en ceci : puisque vous m’assurez que le monde et les parens de miss Broadhurst sont dans l’erreur sur mes intentions, il devient nécessaire, et je le dois à la jeune personne et à moi-même, d’écarter toute espèce de doute. En conséquence, pour couper court à tout ceci, je m’éloignerai de Londres demain.

Lady Clonbrony, saisie d’étonnement, s’écria. — « Vous éloigner de Londres demain ! tout au commencement de la saison ! c’est impossible ! je n’ai jamais vu un jeune homme si prompt, si inconsidéré ! mais attendez seulement trois ou quatre semaines ; les médecins m’ordonnent les eaux de Buxton pour mon rhumatisme ; vous nous y conduirez de bonne heure. — Vous ne pouvez me refuser cela. En vérité, quand miss Broadhurst serait un dragon, vous ne seriez pas plus pressé de vous enfuir. De quoi avez-vous donc peur ? »

— « De faire ce qui n’est pas bien ; et c’est, je l’espère, la seule chose dont j’aurai jamais peur. »

Lady Clonbrony mit en usage tous ses moyens de persuasion, et fit tous les raisonnemens dont elle était capable, mais vainement. Lord Colambre demeura ferme dans sa résolution ; enfin, elle eut recours aux larmes, et son fils, très-ému, très-agité, lui dit :

« Vous me faites une peine extrême, ma chère mère. Tout ce que vous me demanderiez, tout ce que je pourrais faire avec honneur, je le ferais à l’instant, mais ceci m’est impossible. »

— « Pourquoi impossible ? J’en prendrai sur moi tout le blâme ; et vous êtes sûr que miss Broadhurst ne se méprend point à vos sentimens ; et vous l’estimez, vous l’admirez, et tout ce que je demande, c’est de continuer comme vous faites, de la voir quelque temps ; et que savez-vous si vous ne tomberez pas amoureux d’elle, demain, comme vous l’entendez ? »

— « Je le sais, madame ; et puisque vous me pressez si fort, il faut vous le dire ; je le sais, parce que déjà mon cœur est engagé à une autre personne. N’ayez pas cet air épouvanté, ma chère mère, je vous en prie ; je vous ai dit avec vérité, que je me croyais encore trop jeune, beaucoup trop jeune pour me marier. Dans les circonstances où je sais que se trouve ma famille, il est probable que, de quelques années, je ne pourrai faire un mariage conforme à mes souhaits. Vous pouvez être sûre que je ne prendrai aucun parti, que je ne déclarerai même pas mon attachement à la personne que j’aime, sans vous en donner connaissance ; et loin que je veuille me livrer inconsidérément à mes passions, quelque fortes qu’elles soient, — comptez que l’honneur de ma famille, votre bonheur, celui de mon père, sont ce que je considère avant tout ; et que je ne songerai jamais à mon propre bonheur, avant que le vôtre soit assuré. »

Des derniers mots de ce discours, lady Clonbrony n’entendit que le son. Du moment que son fils lui avait dit que son cœur était engagé, elle avait passé en revue, dans sa tête, toutes les personnes, probables ou improbables, qu’elle avait pu imaginer ; enfin, tressaillant tout-à-coup, elle ouvrit la porte de la chambre prochaine et appela :

« Grâce ! Grâce Nugent ! quittez à l’instant votre pinceau, Grâce, et venez ici ! »

Miss Nugent obéit, avec son empressement ordinaire, et, dès qu’elle parut, lady Clonbrony, fixant ses yeux sur elle, lui dit :

« Voilà votre cousin Colambre qui me dit que son cœur est engagé. »

— « Oui, à miss Broadhurst, sans doute, » dit miss Nugent, en souriant, et avec un air de simplicité et de franchise, qui rassura entièrement lady Clonbrony quant à elle. Un soupçon qui s’était glissé dans son esprit, fut tout-à-coup dissipé.

— « Sans doute ; entendez-vous ce sans doute, Colambre ? Grâce, vous le voyez, n’a point de doutes ; personne n’en a que vous, Colambre.

« Et votre cœur est engagé ; et ce n’est pas à miss Broadhurst ? » dit miss Nugent, en s’approchant de lord Colambre.

— « Vous voyez maintenant combien vous surprenez, et désappointez tout le monde, Colambre. »

« Je suis fâchée que miss Nugent soit désappointée » dit lord Colambre.

— « Parce que je suis désappointée, je vous en prie, ne m’appelez pas miss Nugent, ou ne me tournez pas le dos comme si vous étiez fâché.

« Il faut que ce soit quelque dame de Cambridge, dit lady Clonbrony. — Je suis très-fâchée qu’on l’ait envoyé à Cambridge. — J’avais conseillé Oxford. C’est apparemment une de ces demoiselles Berryl, qui n’ont rien. Je ne veux plus entendre parler de ces Berryl. — Et voilà donc le motif de cette grande intimité avec le fils. Grâce, vous pouvez renoncer à vos idées sur sir Arthur Berryl. »

« Je n’ai aucune idée à laquelle il me faille renoncer, madame. » dit miss Nugent en souriant. « Miss Broadhurst » poursuivit-elle avec feu, en revenant à ce qu’elle disait à lord Colambre, « miss Broadhurst est mon amie, une amie qui m’est chère, que j’admire ; mais vous conviendrez que j’ai fidèlement gardé la promesse que j’ai faite, de ne jamais la louer devant vous, jusqu’à ce que vous m’en eussiez parlé vous-même avec éloge. À présent, souvenez-vous que hier au soir, vous m’en avez dit tant de bien que j’ai cru, je vous l’avoue, que vous l’aimiez. Ainsi il est naturel que j’aie été un peu surprise. À présent vous savez tout ce que je pense là-dessus ; je n’ai pas l’intention d’usurper votre confiance ; défaites-vous donc de cet air d’embarras. Je vous donne ma parole de ne plus vous entretenir sur ce sujet, » dit-elle en lui présentant la main, « pourvu que vous ne m’appeliez plus miss Nugent ; ne suis-je pas votre cousine Grâce ? Ne soyez pas fâchée contre moi. » — « Vous êtes toujours ma cousine Grâce, et je suis loin de la pensée de me fâcher contre vous ; surtout en ce moment où je pars, pour être probablement long-temps absent.

— « Vous partez ! quand ? Où allez-vous ?

— « Demain matin, pour l’Irlande. »

— « Pour l’Irlande ! » s’écria lady Clonbrony. « Qui peut vous mettre en tête d’aller en Irlande ? Vous faites fort bien de fuir l’occasion d’entretenir un amour ridicule, puisque c’est là votre raison pour vous éloigner. Mais d’où vient que vous avez l’Irlande en tête, mon enfant ? »

— « Je ne prendrai pas la liberté de demander à ma mère ce qui lui a ôté l’Irlande de la tête, » dit lord Colambre, « mais elle se rappellera que l’Irlande est ma terre natale. »

— « C’est bien la faute de votre père et non pas la mienne, » dit lady Clonbrony, « car je voulais faire mes couches en Angleterre ; mais il a voulu absolument que son fils et son héritier vînt au monde dans le château de Clonbrony. Il y eut à ce sujet une longue contestation entre lui et mon oncle, et ce fut quelque chose qu’on dit du prince de Galles et du château de Carnavon ; qui décida la question, bien contre mon gré ; car je voulais que mon fils fût, comme moi, anglais de naissance. Mais à présent, je ne vois pas que pour avoir eu le malheur de naître dans un pays, on soit, en aucune manière, lié à ce pays ; et je me flattais que votre éducation anglaise vous avait donné des idées trop libérales, pour que vous pussiez penser ainsi. Je ne vois donc pas pourquoi vous iriez en Irlande, uniquement parce que vous y êtes né. »

— « Ce n’est pas uniquement parce que j’y suis né ; mais je désire y aller, je désire connaître ce pays, parce que mon père y a ses propriétés, parce que c’est de là que nous tirons notre subsistance.

— « Subsistance ! Dieu me bénisse, cruelle expression ! elle convient cent fois mieux à un pauvre qu’à un grand seigneur. — Subsistance ! eh bien donc, si vous allez visiter les propriétés de votre père, j’espère que vous obligerez ses agens à s’acquitter de leur devoir, et à nous faire des remises. Mais dites-moi, je vous prie, combien de temps vous comptez y rester ? »

— « Jusques à ma majorité, madame, si vous me le permettez. Je vais employer quelques mois à voyager en Irlande, et je reviendrai ici, à peu près au moment où je serai majeur ; à moins que vous et mon père, d’ici là, ne retourniez en Irlande. »

— « C’est ce qui ne sera sûrement pas, si je puis l’empêcher, comptez-y bien, » dit lady Clonbrony.

Lord Colambre et miss Nugent soupirèrent.

« Et certainement, Colambre, je trouverais fort mauvais, de votre part, que vous finissiez par vous faire le partisan de l’Irlande, comme Grâce Nugent. »

« Partisan ! non ; j’espère que je ne suis pas le partisan, mais l’amie de l’Irlande, » dit miss Nugent.

— « Sottise, mon enfant ! Je ne puis souffrir d’entendre dire, surtout à des femmes, à de jeunes demoiselles, qu’elles sont amies de tel ou tel pays ? — elles feraient mieux d’être amies d’elles-mêmes, et de leurs amis. »

« J’ai eu tort, » dit miss Nugent, « de me nommer l’amie de l’Irlande ; j’ai voulu dire que l’Irlande a été pour moi amicale ; que j’y ai trouvé des amis, quand je n’en avais point ailleurs ; que là, chez vous, comme si j’eusse été chez moi, j’ai reçu de vous les plus tendres soins ; que j’y ai passé mes premières et mes plus heureuses années, et que je ne puis jamais l’oublier. Ma chère tante, j’espère que vous ne désirez pas que je l’oublie. »

« Dieu m’en préserve ! ma chère Grâce, » dit lady Clonbrony, touchée de son air et du son de sa voix, « Dieu m’en préserve ! je ne puis souhaiter que vous soyez autre que vous n’êtes ; car je suis convaincue qu’il n’est rien que je puisse vous demander que vous ne soyez disposée à faire pour moi : et, croyez-moi, il est peu de choses, mon enfant, que je ne fisse pour vous. »

À l’instant, les yeux de sa nièce exprimèrent un souhait.

Lady Clonbrony, quoiqu’elle ne fût pas ordinairement très-prompte à deviner ce que les autres souhaitaient, comprit, et répondit avant que sa nièce eût hasardé sa requête.

« Demandez-moi tout, hors cela, Grâce. Retourner à Clonbrony, tant que je pourrai demeurer à Londres, c’est ce que je ne puis ni ne veux faire pour vous, ou pour qui que ce soit. » Et regardant son fils avec toute la fierté de l’entêtement, elle ajouta : « Ainsi, qu’il n’en soit plus question — Allez où il vous plaira, Colambre, et je demeurerai là où je veux être : je suppose que votre mère a le droit de vous dire cela. »

Son fils, avec beaucoup de respect, l’assura qu’il était loin de vouloir la gêner dans l’usage du droit incontestable qu’elle avait de juger elle-même en ce qui la concernait ; qu’il ne s’était jamais permis autre chose que de l’informer de quelques circonstances relatives à ses affaires, qu’elle paraissait ignorer totalement, et qu’il était peut-être dangereux qu’elle ignorât plus long-temps.

« Ne me parlez pas d’affaires, » s’écria-t-elle en dégageant ses mains de celles de son fils, « Parlez-en à milord, ou à ses agens, puisque vous allez en Irlande. Je n’entends rien aux affaires ; mais ce que je sais bien, c’est que je vivrai à Londres tant que je pourrai ; et que, quand je n’y pourrai plus vivre, je ne vivrai nulle part. Voilà comme j’envisage la vie, et telle est ma résolution, une fois pour toutes ; car si personne de la famille Clonbrony n’a de l’âme, grâce au ciel, j’en ai. » En achevant ces mots, elle s’éloigna majestueusement, et sortit. Lord Colambre la suivit ; car, après la résolution qu’il avait prise, et la promesse qu’il venait de faire, il n’osa pas s’exposer, en ce moment, à un tête-à-tête avec miss Nugent.

Il devait y avoir, dans la soirée, un concert chez lady Clonbrony ; et, comme de raison, mistriss et miss Broadhurst devaient s’y trouver. Pour qu’elles n’apprissent pas trop brusquement la nouvelle du prochain départ de son fils pour l’Irlande, lady Clonbrony écrivit à mistriss Broadhurst, et l’engagea à venir une demi-heure plutôt que l’heure fixée, parce qu’elle voulait l’entretenir de quelque chose de particulier, qui venait d’avoir lieu.

Comme ce qui se passa dans ce conseil privé ne paraît point avoir influé sur les affaires, nous nous dispenserons de le rapporter. Il suffira d’observer qu’on y parla beaucoup, et qu’on ne fit rien. Toutefois, miss Broadhurst n’était pas une jeune personne qu’on pût facilement tromper, même lorsque ses passions y étaient intéressées. Dès que sa mère lui eut appris le projet de départ de lord Colambre, elle devina tout. Elle avait une âme forte, et elle était capable d’envisager avec fermeté la vérité. Environnée, comme elle l’avait été, de tous les moyens de se satisfaire, que peuvent procurer la richesse et la flatterie, elle avait découvert de bonne heure ce que bien des gens, dans la même situation, ne reconnaissent qu’à un âge avancé ; elle savait que les plaisirs purement personnels peuvent bien nous rendre incapables de contribuer au bonheur des autres, mais qu’ils ne nous rendent pas heureux. Méprisant les flatteurs, elle avait résolu de se faire des amis, et de prendre pour cela le seul moyen qui fût sûr, celui de les mériter. Son père avait acquis et réalisé une immense fortune, par une grande puissance de calcul, et par sa continuelle application ; les facultés qu’elle avait reçues ou apprises de son père, elle en fit usage dans un champ plus vaste. Il s’était borné à des spéculations pour acquérir de l’argent ; elle étendit les siennes à la recherche du bonheur. Il calculait, supputait ; elle appréciait. Il était avare ; elle était généreuse.

Miss Nugent s’habillait pour le concert ; ou plutôt, à moitié habillée, et assise devant sa glace, elle réfléchissait, quand miss Broadhurst entra chez elle. Miss Nugent congédia sa femme de chambre.

« Grâce, » lui dit miss Broadhurst, avec un air ouvert, résolu, calme, « vous et moi, nous pensons à la même chose, à la même personne. »

« Oui, à lord Colambre, » dit miss Nugent, ingénuement, et d’un air triste.

— « En ce cas, je puis mettre tout d’un coup votre esprit en repos, ma chère amie, en vous assurant que je ne penserai plus à lui. Que j’aie pensé à lui, je ne le nierai pas. J’ai cru que si, nonobstant la différence de nos âges, et d’autres différences encore, il me préférait à toute autre, je le préférerais aussi à tous ceux qui m’ont recherchée jusqu’à présent. Dès notre première entrevue, j’ai bien reconnu qu’il n’était pas homme à me faire la cour à raison de ma fortune ; et j’ai pu encore juger assez froidement pour m’apercevoir que, probablement, ma personne ne lui inspirerait pas de l’amour. Mais j’étais trop orgueilleuse dans mon humilité, trop confiante en moi-même, trop brave, trop ignorante ; en un mot, je ne connaissais rien à tout cela. Nous sommes tous, plus ou moins, sujets aux illusions de la vanité, de l’espérance et de l’amour. Moi-même, moi ! qui me croyais si clairvoyante, je ne savais pas que Cupidon, agitant ses ailes, pouvait mettre toute l’atmosphère en mouvement ; changer la taille, les proportions, la couleur, la valeur de chaque objet ; nous conduire dans un mirage, et nous abandonner ensuite dans un affreux désert. »

« Ma chère amie ! » dit miss Nugent d’un air compatissant.

— « Mais il n’y a qu’un lâche ou qu’un sot qui puisse s’abandonner aux pleurs dans ce désert, au lieu de chercher à retrouver son chemin, avant que la tempête se soit élevée, et en ait fait disparaître toutes les traces. Mais, laissant le style figuré, je vous dirai tout simplement que vous pouvez être sûre que je ne penserai plus à lord Colambre. »

— « Je crois que vous prenez le bon parti ; mais je suis fâchée, très-fâchée que vous soyez obligée de le prendre. »

— « De grâce ! épargnez-moi votre chagrin ! »

« Mon chagrin est pour lord Colambre, » dit miss Nugent. « Où trouvera-t-il une femme semblable ? non pas en miss Berryl, assurément. Toute jolie qu’elle soit, ce n’est pourtant qu’une jolie femme, une élégante ! est-il possible que lord Colambre ! lord Colambre ! préfère une fille comme celle-là… lord Colambre ! »

Miss Broadhurst regarda attentivement son amie en l’écoutant ; elle vit la franchise dans ses yeux ; elle vit que miss Nugent ne se doutait pas qu’elle était elle-même la personne aimée.

« Dites-moi, Grâce, êtes-vous fâchée que lord Colambre parte ? »

— « Non ! j’en suis bien aise. J’en ai été affligée dans le premier moment ; mais à présent, j’en suis contente : cela peut le préserver d’un mariage indigne de lui, le rendre à lui-même, et le réserver pour… pour la seule femme que j’aie jamais vue qui lui convienne, qui vaille autant que lui, qui l’apprécierait et l’aimerait comme il mérite d’être apprécié et aimé. »

— « Arrêtez, ma chère ; si vous parlez de moi, je ne suis pas, je ne puis jamais être cette femme. Ainsi, puisque vous êtes mon amie, puisque vous désirez mon bonheur, car je suis sûre que vous le désirez sincèrement, je vous conjure de ne plus présenter cette idée à mon esprit — Elle en est sortie, je l’espère, pour toujours : il est important pour moi que vous le sachiez, que vous le croyiez. Dorénavant, qu’il ne soit plus question de ce sujet entre nous, ni de près, ni de loin ; nous avons assez d’autres sujets de conversation, et nous n’avons pas besoin de recourir à un pernicieux commérage sentimental. Il y a une grande différence entre avoir besoin d’une confidente, et accorder sa confiance à une amie. Ma confiance, vous la possédez entièrement ; tout ce qui est dans mon âme, tout ce qui doit en être connu, vous le connaissez. Et maintenant, je vais vous laisser achever tranquillement votre toilette pour le concert. »

— « Oh ! ne vous en allez pas ! vous ne me gênez point, je serai habillée dans un moment. Demeurez avec moi, et soyez sûre que ni à présent, ni jamais, je ne vous entretiendrai sur un sujet que vous voulez que j’évite ; je pense absolument comme vous sur les confidentes et le commérage sentimental, et je vous approuve fort de ne pas les aimer. »

Un grand coup de marteau à la porte annonça qu’il arrivait déjà du monde.

« Ne pensez plus à l’amour, mais occupez-vous d’être belle et de vous faire admirer, tant qu’il vous plaira, » dit miss Broadhurst. « Habillez-vous bien vite ; c’est la toilette qui est à l’ordre du jour. »

« Elle est à l’ordre du jour et de la nuit ; et tout cela pour des gens dont je ne me soucie pas le moins du monde, » dit Grâce ; » et c’est ainsi que se passe la vie ! »

« Bon Dieu ! miss Nugent, » s’écria Petito, la femme de chambre de lady Clonbrony, en entrant d’un air consterné ; « vous n’êtes pas encore habillée ! Milady est descendue avec mistriss Broadhurst ; et lady Pococke, et l’honorable mistriss Trembleham sont arrivées ; et Signor, le chanteur italien, était, depuis une demi-heure, à se promener seul, et désolé, dans les appartemens, et je m’étonnais de ce que personne ne sonnait pour moi ; mais milady s’est habillée, Dieu sait comment, sans personne… pour l’amour de Dieu ! miss Nugent, si vous pouviez rester tranquille, seulement une demi-seconde. Si bien que j’ai songé à entrer chez miss Nugent ; car ces demoiselles jasent si fort, me suis-je dit à la porte, qu’elles ne s’apercevront pas que le temps s’écoule, si je ne les en avertis. Mais, à présent, milady est descendue, et rien ne nous oblige à agacer nos nerfs ; nous pouvons prendre les choses tranquillement et sans en perdre la tête. — Mais n’est-ce pas, mesdames, un mouvement bien soudain que celui de notre jeune lord, d’aller en Irlande ! Prenez donc garde ; miss Nugent, vos mouvemens sont aussi trop prompts, et votre habillement par derrière est tout je ne sais comment. » — « Oh ! n’y prenez pas garde, » dit la jeune personne en échappant de ses mains, « il ira à merveille comme cela ; je vous remercie, Petito. »

« Il ira à merveille comme cela, n’y prenez pas garde, » marmotta entre ses dents Petito, en suivant de l’œil les deux amies qui descendaient ensemble l’escalier, « je ne puis tenir à habiller une jeune demoiselle qui dit toujours, n’y prenez pas garde, c’est à merveille cela ; et ne jamais faire une confidence, ne jamais dire un mot de ses secrets, c’est ce que je ne puis pardonner à miss Nugent ; et miss Broadhurst, qui me présente les épingles, comme pour me dire, faites votre besogne, Petito, et ne parlez pas. — C’est aussi trop impertinent ; comme si on n’était pas de chair et d’os tout de même qu’elles, et comme si on n’avait pas le droit de parler et de tout entendre aussi bien qu’elles ; et mistriss Broadhurst aussi, qui est en conseil privé avec milady, et qui pince sa bouche et prend ses airs de la Cité, et interrompt la conversation quand j’entre, pour parler de tabac, comme si j’étais une niaise qui va croire qu’elles se retirent dans ce cabinet pour parler de tabac. Il me semble, à moi, que la femme de chambre d’une femme de qualité a droit à la garde des secrets de sa maîtresse, comme à celle de ses bijoux ; et si milady Clonbrony était réellement une femme de qualité, elle considérerait que l’un fait aussi bien partie que l’autre de mes attributions. Ainsi, je dirai ce soir à milady, comme je lui dis toujours quand elle me fait enrager, que c’est la première fois que je suis en condition dans une famille irlandaise, et que je n’en connais pas les usages. — Elle me dira alors bien vite qu’elle est née dans le Hoxfordshire, et je lui répondrai, avec mon petit air insolent, « vous y êtes née, milady ! Ah ! c’est vrai ; mais j’oublie toujours que vous êtes Anglaise. » Peut-être alors elle me dira : « Vous oubliez ! c’est-à-dire que vous vous oubliez étrangement, Petito ; » et je répondrai, en prenant mon air digne, « si milady le croit ainsi, je ferai mieux de prendre mon congé. » Et je voudrais bien qu’elle me prît au mot, car lady Dashfort est une bien meilleure condition, m’a-t-on dit ; et je sais qu’elle se meurt d’envie de m’avoir.

Après avoir pris cette résolution, Petito mit fin à son soliloque, qui semblait devoir être éternel ; et alla joindre dans l’antichambre les gens de milord, pour écouter le concert et prononcer son jugement sur tout, en regardant entre les têtes dans le salon d’Apollon ; car ce soir l’Alhambra avait été changé en salon d’Apollon. Elle remarqua que tandis que tout le monde se pressait en cercle autour d’un virtuose qui chantait, miss Broadhurst et lord Colambre, debout, hors du cercle, paraissaient s’entretenir de choses sérieuses. Petito aurait donné volontiers les trois premières robes qu’elle attendait de lady Clonbrony, ou en cas qu’elle sortît de chez elle, une des meilleures robes de lady Dashfort, à l’exception de celle de velours ponceau, uniquement pour entendre ce que miss Broadhurst et lord Colambre se disaient. Hélas ! elle ne put que voir le mouvement de leurs lèvres, et il lui fut impossible de deviner s’ils parlaient de musique ou d’amour ; si le mariage serait fait ou rompu. Mais le style diplomatique étant devenu familier aux femmes de chambre, mistriss Petito s’entretint de la chose avec ses amis, dans l’antichambre, avec l’air mystérieux et important d’un chargé d’affaires, ou de la femme d’un chargé d’affaires. Elle parla de son opinion particulière, de l’impression qui était restée dans son esprit, de ses raisons confidentielles pour penser ainsi ; elle dit qu’elle le tenait de bonne source, mais qu’elle devait éviter de compromettre ses autorités.

Nonobstant toutes ces autorités, lord Colambre quitta Londres le lendemain, et prit le chemin de l’Irlande, déterminé à voir et à juger par lui-même, et à reconnaître si l’horreur que sa mère avait conçue de ce pays avait des causes raisonnables, ou n’était qu’un caprice.

Cependant, le bruit se répandit dans Londres, que lord Colambre était allé en Irlande, pour prendre quelques arrangemens relatifs à son prochain mariage avec la riche héritière miss Broadhurst. Il serait difficile de dire qui contribua le plus à accréditer ce bruit, de mistriss Petito ou de sir Térence O’Fay ; ce qui est certain, c’est qu’il fut très-utile à lord Clonbrony, en apaisant ses créanciers.



FIN DU PREMIER VOLUME.





L’ABSENT.


II.






IMPRIMERIE D’ADRIEN ÉGRON,
rue des Noyers, n°. 37.






SCÈNES


DE LA VIE DU GRAND MONDE ;

PAR MISS EDGEWORTH.




L’ABSENT,

OU
LA FAMILLE IRLANDAISE

À LONDRES.




Traduit de l’anglais par le traducteur d’Ida,
du Missionnaire et de Glorvina.


TOME SECOND.




PARIS,


Chez H. NICOLLE, à la Librairie stéréotype, rue
   de Seine, hôtel de la Rochefoucault, n°. 12.
GALIGNANI, à la Librairie étrangère, rue
   Vivienne, n°. 17.
RENARD, Libraire, rue Caumartin, n°. 12.
1814.




L’ABSENT,


OU


LA FAMILLE IRLANDAISE


À LONDRES.





CHAPITRE VI.


La marée ne permit point au paquebot d’atteindre Pigeon-House, et lord Colambre, impatient, se mit dans un canot, et traversa à la rame la rade de Dublin. C’était dans une belle matinée d’été ; le soleil éclairait les montagnes Wiecklow. Lord Colambre admira la beauté du site, et fut charmé de l’aspect de ces lieux ; tous les souvenirs de son enfance, toutes les espérances patriotiques de son âge plus avancé, émurent son cœur, en approchant du rivage de sa terre natale. Mais à peine eut-il mis le pied sur cette terre, que ses idées prirent un autre cours ; et si son cœur se gonfla, ce ne fut plus de joie et de plaisir, car il se vit tout à coup environné, assailli par un essaim de mendians et de harpies, dont la figure et le ton lui parurent tout-à-fait étranges. Les uns lui demandaient la charité, les autres s’emparaient de son bagage, en lui criant : « Ne vous inquiétez pas ! ne craignez rien. » On se battit alors dans le canot et sur le rivage, à qui aurait les sacs et les paquets. C’était un combat amphibie, une bataille sur mer et sur terre à la fois, car les combattans avaient un pied dans l’eau et l’autre sur la rive, et on s’arracha long-temps les malles et les porte-manteaux. Enfin, les vaincus s’éloignèrent, menaçant encore de leurs poings fermés les vainqueurs, qui, souriant tranquillement, gardaient leur butin. « Où faut-il porter cela pour votre Honneur ? » fut alors la question que chacun lui adressa. Sans attendre la réponse, la plupart de ces effets furent portés à la douane, à la discrétion de ceux qui s’en étaient chargés ; et là, milord, à son grand étonnement, après cette scène de confusion, vit qu’il n’avait absolument perdu que sa patience ; il ne manquait rien à ses effets, et quelques pièces de petite monnaie satisfirent ses officieux porteurs ; on combla son Honneur de bénédictions, et on le laissa en paix à l’excellent hôtel de…, rue de…, à Dublin. Il se reposa, se rafraîchit, reprit sa bonne humeur, et entra dans la salle du café, où il trouva plusieurs officiers anglais, irlandais et écossais. Un officier anglais, de fort bonne mine, de moyen âge, et ayant l’air d’un homme de sens, était assis, et lisait un pamphlet, quand lord Colambre entra. De temps en temps, ses yeux se détachaient de sa lecture, et bientôt il se leva et prit part à la conversation. Sir James Brooke, c’était le nom de cet officier, montra à un de ses camarades la brochure qu’il venait de lire, et lui dit qu’elle contenait la peinture de Dublin la plus exacte qu’il eût jamais vue ; qu’elle était faite de main de maître, quoique d’un ton léger et dans un style enjoué, ironique. Le titre était : Une Lettre de la Chine interceptée. De Dublin, la conversation passa à différentes parties de l’Irlande, que sir James Brooke fit voir qu’il connaissait bien. Observant que lord Colambre prenait beaucoup d’intérêt à cet entretien, et qu’il avait de la lecture et de l’instruction, sir James parla des différentes manières, exactes ou inexactes, dont l’Irlande avait été décrite. Interrogé là-dessus par lord Colambre, il énuméra les ouvrages dont il avait été le plus content, et, d’une manière rapide, pleine de discernement et point du tout superficielle, il parla des auteurs anciens et modernes, qui avaient traité ce sujet depuis Spenser et Davies, jusqu’à Young et Beaufort. Lord Colambre désira vivement de cultiver la connaissance d’un homme qui paraissait si capable de lui donner de bons renseignemens, et même si disposé à le faire. Sir James Brooke, de son côté, fut flatté d’être écouté avec autant d’attention ; les manières et la conversation de notre héros lui plurent beaucoup ; en sorte qu’à leur mutuelle satisfaction, ils passèrent une grande partie de leur temps ensemble à cet hôtel. En outre, ils se rencontrèrent dans les sociétés de Dublin, et firent tous les jours davantage connaissance ensemble. Il en résulta une intimité qui fut fort utile à lord Colambre, dans son projet de s’instruire exactement de l’état de l’Irlande, ainsi que des usages et des manières en ce pays. Sir James avait été, à différentes époques, en quartier dans plusieurs parties de l’île ; il avait demeuré assez longtemps dans chacune pour comparer les divers comtés, leurs habitudes et leurs traits caractéristiques. Il lui était donc facile de diriger l’attention de notre jeune observateur sur les points les plus dignes de son examen, et de le garantir de la commune erreur des voyageurs, qui concluent au général de quelques cas particuliers, ou qui prennent les exceptions pour la règle. La famille de lord Colambre avait trop de rapports de parenté ou d’alliance en Irlande, pour qu’il ne fût pas immédiatement admis dans les meilleures sociétés, ou pour mieux dire, dans toute la bonne compagnie de Dublin. À Dublin, on ne distingue que la bonne ou la mauvaise compagnie, et il n’y a pas, comme à Londres, différens degrés de comparaison. — On n’y voit pas ce nombre prodigieux d’astres lumineux qui se meuvent dans les différens cercles du beau monde ; toutes les planètes, de quelqu’éclat et d’un nom connu, font leur révolution dans la même sphère. Lord Colambre trouva que la réalité ne ressemblait à aucune des deux peintures de la société que lui avaient faites son père et sa mère. Lady Clonbrony, avec l’expression de la haine, lui avait peint Dublin, tel qu’elle l’avait vu peu après l’union ; lord Clonbrony, avec son enthousiasme national et ses goûts d’homme de table, le lui avait décrit tel qu’il lui avait paru long-temps avant l’union, quand, pour la première fois, il buvait du claret dans les clubs à la mode. Ce portrait, tel qu’il était resté dans sa mémoire, et auquel son imagination ne pouvait rien changer, était et devait demeurer pour lui éternellement le même. Cette hospitalité que le père vantait si fort, le fils la trouva dans toute sa chaleur, mais améliorée, perfectionnée, moins festoyante, plus sociale. Faire boire et manger un étranger, mettre devant lui de vieux vin et de vieille vaisselle d’argent, n’était plus, comme autrefois, le comble de la politesse et du savoir-vivre. Un convive, aujourd’hui, libre de la pompe des grands repas, pouvait jouir à l’aise de la bonne chère et de la conversation. Lord Colambre trouva partout un besoin de s’instruire, une tendance aux progrès utiles, un goût pour la science et la littérature, qui le frappa, particulièrement dans toutes les personnes tenant à la magistrature et au barreau ; et il ne vit point à Dublin cette confusion de rangs, ce ton vulgaire, qui, suivant sa mère, était le ton dominant. Lady Clonbrony l’avait assuré que la dernière fois qu’elle avait été à la cour au château, une dame, qu’elle avait su ensuite être la femme d’un épicier, s’était retournée fort en colère, au moment où elle mettait le pied sur sa queue, et lui avait dit, avec l’accent le plus populaire, je vous serai fort obligée, madame, de me laisser le reste de ma queue.

Sir James Brooke, à qui lord Colambre, sans lui dire de qui il le tenait, rapporta ce fait, dit qu’il ne doutait pas que la chose ne fût arrivée précisément comme on la lui avait racontée ; mais que c’était un de ces exemples extraordinaires qu’il ne fallait pas prendre pour la règle générale, et une preuve de cette influence de causes temporaires, dont il ne fallait rien conclure relativement aux manières nationales.

« J’étais en garnison à Dublin, dit sir James Brooke, » peu après l’union, et je me rappelle le grand changement qui y eut lieu, mais qui ne fut que très-momentané. En conséquence de la suppression des deux chambres du parlement, la plupart des nobles et les principales familles du tiers-état avaient passé à Londres, pleins des plus grandes espérances, ou s’étaient retirés dans leurs terres, désespérés. Aussitôt après, le commerce occupa les demeures délaissées par les gens d’un certain rang, et la richesse s’éleva à la place de la naissance. De nouveaux visages, de nouveaux équipages parurent ; des gens dont on n’avait jamais entendu parler, se firent remarquer, se poussèrent dans le monde, ne se gênant pas même pour frayer à coups de coudes, un chemin jusque dans le château, et ils furent présentés à milord lieutenant et à milady ; car leurs excellences auraient tenu leur cour au milieu de siéges vides, s’ils n’avaient pas admis à cette époque cette espèce de gens. Les gens de l’ancien temps qui avaient des prétentions héréditaires, une éducation relevée, et des manières nobles, furent scandalisés de tout cela, et se plaignirent avec raison, d’un changement total dans le ton de la société. Ils dirent que la décence, l’élégance, la politesse qui faisaient le charme de la société avaient disparu ; et moi, tout comme les autres, « dit sir James, » je sentis et je déplorai cette révolution. Mais aujourd’hui, tout cela est passé, et nous sommes forcés d’avouer que peut-être les choses qui nous déplaisaient le plus alors, ont produit des avantages.

« Autrefois un petit nombre de familles donnaient le ton, et étaient les arbitres de la mode. De temps immémorial, tout à Dublin était soumis à leur autorité héréditaire ; et la conversation, quoiqu’elle eût été rendue plus polie par leur exemple, avait été en même temps limitée dans des bornes très-resserrées. Des gens élevés d’une manière moins circonscrite, ont crû, avec le temps, et nulle autorité, nulle loi de mode ne s’y opposant, ils se sont élevés jusqu’à la place qu’ils devaient occuper, et leur influence s’est fait sentir dans la société. Le défaut de manières et d’instruction chez les nouveaux riches, a dégoûté d’eux tout le monde : ils ont été contraints, les uns par le ridicule, les autres par la banqueroute, à retomber aussi bas qu’ils étaient auparavant, sans qu’ils pussent se relever. En même temps plusieurs des nobles ou des gens comme il faut d’Irlande, qui avaient vécu à Londres trop dispendieusement pour leur fortune, ont été fort aises de retourner chez eux, pour rétablir leurs affaires par l’économie. Ils ont rapporté avec eux de nouvelles idées, quelques-uns sont revenus avec ce goût pour la science et la littérature qui est devenu depuis quelques années de mode, et en quelque façon indispensable à Londres. Cette portion de l’aristocratie irlandaise qui, lors de la première invasion des gens de bas lieu, s’était retirée au désespoir, dans de vieux châteaux, apprenant les heureux changemens qui avaient eu lieu dans la société, et l’expulsion des barbares, se hasarda à sortir de la retraite ; et chacun peu à peu, est revenu prendre son poste en ville. En sorte qu’aujourd’hui, « ajouta sir James, » vous trouvez une société composée du plus agréable et du plus utile mélange de naissance et d’éducation, de bon ton et de connaissances ; vous y trouvez la forme et le fond. Vous découvrez partout plus de vie et d’énergie, de nouveaux talens, une ambition nouvelle, un désir de perfectionner tout, et de se perfectionner soi-même. Vous sentez qu’on peut se faire distinguer davantage dans la plupart des sociétés particulières par le génie et le mérite que par les airs et la toilette. Voilà pour la classe la plus relevée. Quant aux négocians et aux marchands, vous pouvez, milord, vous amuser à remarquer vous-même la différence qu’il y a entre eux et les gens de même état à Londres. »

Lord Colambre avait à s’acquitter de plusieurs commissions pour ses amis de Londres, et dans toutes les boutiques, il observait avec soin les habitudes et les manières. Il reconnut qu’il y avait à Dublin deux classes de trafiquans ; les uns se livraient au commerce, dans le dessein d’en faire l’occupation de leur vie entière, le regardant comme un moyen lent mais sûr de pourvoir à leurs besoins et à ceux de leur famille, et d’établir leurs enfans ; les autres n’embrassaient cet état que pour quelques années, qu’ils consentaient à sacrifier, dans l’idée de faire fortune, et de redevenir, ou de se faire gens du beau monde. Les premiers sont, comme partout ailleurs, ponctuels, soigneux, attentifs à leurs affaires, et vivent avec frugalité ; en outre, ils sont, en général, plus intelligens, plus ingénieux, plus entreprenans que ne le sont communément en Angleterre les gens de même classe. Mais les marchands de Dublin qui n’ont pris cet état que pour un temps, sont une espèce de gens toute particulière : ils commencent sans capital, achètent un fonds à crédit, dans l’espoir de faire de gros bénéfices, et vendent par la même raison à crédit. Si le crédit qu’ils obtiennent est plus long que celui qu’ils sont obligés de faire, ils se soutiennent et prospèrent ; sinon, ils manquent, ou font banqueroute, et souvent ils gagnent à la banqueroute. Ces gens-là se jettent donc à corps perdu dans toutes les spéculations qui peuvent les conduire promptement à la fortune ; et tout ce qui exige du temps pour tourner avantageusement, ils le dédaignent. Avec de semblables vues, la ponctualité n’est pas appréciée par eux ce qu’elle vaut. Dans la tête d’un homme qui veut être aujourd’hui marchand, et demain un homme faisant figure dans le monde, les idées de l’honnêteté et des devoirs d’un commerçant, de l’honneur et des qualités qui doivent orner un homme comme il faut, sont bizarrement amalgamées ensemble ; et dans ce composé, les traits caractéristiques de ces deux états ne sont plus reconnaissables.

Il vous obligera, mais il ne vous obéira pas ; il vous accordera une faveur, mais il ne vous rendra pas justice ; il fera tout au monde pour vous servir ; mais ce que vous avez commandé, il le négligera ; il vous demande pardon, car pour tout ce qu’il y a dans son magasin, ne voudrait pas vous désobliger, non pour conserver l’avantage de votre pratique, mais parce qu’il a une considération particulière pour votre famille. L’économie, aux yeux d’un marchand de cette espèce, si elle n’est pas un vice méprisable, est tout au moins la vertu d’un gredin ; il est trop poli pour en soupçonner ses acheteurs, et il fait gloire de vous prouver qu’il ne s’abaisse pas à la pratiquer lui-même. Beaucoup de marchands de Londres, après avoir gagné leurs milliers de livres sterling, et après être arrivés à compter par dix milliers, mettent leur orgueil à continuer de vivre dans la simplicité de leur état ; mais du moment qu’un marchand de Dublin, de l’espèce que nous décrivons, a gagné quelques centaines de livres sterling, il se donne un gig, et sa tête n’est plus dans son comptoir, elle est dans sa voiture ; et s’il arrive à posséder quelque milliers de livres sterling, il achète ou bâtit une maison de campagne ; et dès lors sa tête, son cœur, son âme, sont dans sa maison de campagne ; il ne reste dans sa boutique, et pour ses pratiques, que son corps.

Tandis qu’il gagne de l’argent, sa femme, ou plutôt sa dame, dépense hors de la ville le double de ce qu’il gagne en ville. Que, par cette expression, maison de campagne, on ne se figure pas une de ces petites maisons modestes, dans lesquelles un marchand de Londres bien étoffé, après avoir travaillé durant vingt-cinq ou trente ans, se permet d’aller se reposer le septième jour de la semaine, et se donne le plaisir de voir passer devant sa porte, sur le grand chemin, les voitures qui vont à Londres, ou qui en viennent. Non, ces maisons de campagnes hibernoises sont beaucoup plus considérables et magnifiques ; quelques-unes appartenaient autrefois à des membres du parlement d’Irlande, dont les terres étaient éloignées de Dublin. Après l’union, elles furent achetées par des habitans de la ville et des marchands, qui ont gâté, en y mêlant des choses d’après leurs idées, ce qui avait été conçu et exécuté originairement par des gens de goût.

Peu après son arrivée à Dublin, lord Colambre eut occasion de voir une de ces maisons de campagne, qui appartenait à mistriss Raffarty, femme d’un épicier, et sœur d’un des agens de lord Clonbrony, M. Nicholas Garraghty. Lord Colambre apprit avec surprise que l’agent de son père résidait à Dublin : il avait été accoutumé à voir les agens, ou, comme on les nomme en Angleterre, les intendans, demeurer à la campagne, et ordinairement sur le bien qu’ils administraient. Mais M. Nicholas Garraghty avait une belle maison dans un des beaux quartiers de Dublin. Lord Colambre s’était présenté plusieurs fois chez lui, mais il était en tournée pour faire recette, car il administrait les biens de plusieurs particuliers.

Quoique notre héros n’eût pas eu l’honneur de voir M. Garraghty, il avait eu le plaisir de rencontrer une fois mistriss Raffarty chez son frère. Au moment où milord arrivait à la porte, elle montait dans sa calèche, pour se rendre à sa maison de campagne, qu’on appelait Tusculum, et qui était située dans le voisinage de Bray ; elle parla beaucoup de la beauté des environs de Dublin, et elle apprit de milord qu’il allait, avec sir James Brooke et quelques autres personnes, visiter le comté de Wicklow ; en conséquence, elle engagea milord et sa société à lui faire l’honneur d’accepter une petite collation à Tusculum, qui se trouvait sur son chemin.

Notre héros fut fort aise de saisir l’occasion d’observer une espèce de belle dame, qu’il ne connaissait pas encore.

L’invitation fut faite verbalement et acceptée de même ; mais ensuite la belle dame jugea nécessaire d’envoyer une invitation par écrit, et dans les formes, adressée au très-honorable lord viscount Colambre. Mais en lisant ce billet, lord Colambre reconnut qu’il ne pouvait avoir été écrit pour lui. En voici la teneur :


« Ma chère Juliana O’Leary,

« J’ai obtenu de Colambre la promesse qu’il serait avec nous à Tusculum vendredi, 20 de ce mois, en revenant du comté de Wicklow, pour la collation dont je vous ai parlé ; et j’attends beaucoup d’officiers : ainsi venez de bonne heure, je vous en prie, avec votre maison, ou du moins avec tous ceux que votre calèche pourra contenir. Et je vous en prie, ma chère, soyez élégante. Vous n’avez que faire de laisser transpirer cela, jusqu’à mistriss O’G… Mais faites mes excuses à miss O’G, si elle dit quelque chose, et dites-lui que je suis désolée de ne pouvoir l’inviter pour ce jour-là, tant j’ai déjà de monde, et de plus tous gens vraiment de qualité.

« Pour toujours, et à jamais votre

« affectionnée,
« Anastasia Raffarty.

« P. S. J’espère que j’obtiendrai de ces messieurs, qu’ils passent la nuit chez moi : ainsi je n’aurai pas un lit de reste. Excusez-moi, je suis pressée, et recevez mes complimens, etc. »

Tusculum, dimanche 15.


Après une tournée fort agréable dans le comté de Wicklow, où les beautés naturelles du pays et le goût avec lequel on en avait tiré parti, surpassèrent l’attente de lord Colambre, milord et ses compagnons de voyage arrivèrent à Tusculum, où ils trouvèrent mistriss Raffarty et miss Juliana O’Leary, très-élégante, et grand nombre de dames et de messieurs de Bray, assemblés dans un salon orné de mauvais tableaux et surchargé de dorures ; toutes les fenêtres étaient fermées, et toute cette société était occupée à jouer aux cartes : c’était la mode du voisinage. Par égard pour lord Colambre, et pour les officiers qui l’accompagnaient, les dames quittèrent les tables de jeu ; et mistriss Raffarty remarquant que milord semblait être partial pour la promenade, l’emmena avec elle, « pour lui faire, » dit-elle, « les honneurs de la nature et de l’art. »

Ce fut pour notre héros un spectacle fort amusant que celui de ce mélange de goût et d’incongruité, d’esprit naturel et d’absurdité, qu’on remarquait dans la maîtresse de la maison ; le contraste de sa parure et de ses manières vulgaires, de son affectation et de son ignorance, lui parut fort plaisant. Nous nous arrêterions trop long-temps à Tusculum, si nous voulions décrire toutes les singularités de cette visite ; mais nous rapporterons une ou deux circonstances qui donneront une idée de l’ensemble.

Avant de quitter le salon, miss Juliana O’Leary fit remarquer à milord un tableau qui était au-dessus de la cheminée. N’est-ce pas un beau morceau, milord ? dit-elle, en l’informant du prix auquel mistriss Raffarty l’avait acheté, en dernier lieu, à un encan. — « Il doit être beau, car il a coûté bien cher. » Cependant ce beau morceau était une mauvaise croûte, et notre héros n’évita de flatter, sans pudeur, ou d’offenser ces dames, qu’en disant qu’il ne se connaissait point en tableaux.

« Je ne prétends pas non plus être connaisseur, mais on m’assure que le style de ce tableau est incontestablement moderne, » dit mistriss Raffarty, « et n’ai-je pas été fort heureuse, Juliana, d’éviter que cette Medona me fût adjugée ? J’allais enchérir, voyant comme on poussait vivement ce morceau ; mais heureusement l’encanteur dit que c’était l’ouvrage d’un très-ancien maître, un ouvrage qui avait plus de cent ans. Votre très-humble servante, dis-je en moi-même, en ce cas je ne mettrai pas là mon argent : et au lieu de ce tableau enfumé, j’achetai celui-ci, que j’eus à très-bon marché. »

En architecture, mistriss Raffarty avait autant de goût et d’habileté qu’en peinture.

« Avant de vous en montrer davantage, » dit-elle, « je dois vous faire observer, milord, que j’ai été fort gênée dans mes améliorations, par le défaut d’espace ; je n’ai pu suivre grandement mes idées dans l’exécution… j’ai été forcée de réduire plusieurs choses sur une petite échelle, et quelquefois aussi de consulter ma bourse. » Mais elle se flattait d’avoir fait entrer dans son plan tout ce qu’il était susceptible de contenir ; cela avait été son ambition, son étude, attendu qu’elle était résolue à goûter un peu de tout à Tusculum. Dans toutes les constructions anciennes ou modernes de mistriss Raffarty, il y avait à dessein quelque chose de crochu.

« Oui, » dit-elle, « je hais tout ce qui est droit ; il n’y a rien de plus symétrique, de plus roide et de moins pittoresque que l’uniformité et la conformité ; mais aujourd’hui, grâce aux lumières du siècle, l’irrégularité et la difformité prévalent, et ont pour elles la majorité. »

En se promenant dans le parc, où, quoiqu’elle y eût fait de son mieux, elle n’avait pu réussir à gâter tout-à-fait la nature, mistriss Raffarty fit remarquer à milord un point de vue qui se terminait de la manière du monde la plus heureuse, par un pont chinois sur lequel était un pêcheur, appuyé sur le garde-fous. Tout à coup on vit le pêcheur faire la culbute dans l’eau. Tous les officiers coururent au secours de ce pauvre homme, quoiqu’ils entendissent mistriss Raffarty crier à milord de ne pas prendre garde à cet accident, et de se tenir tranquille. En arrivant près du pont, ils virent que cet homme semblait y être accroché et se débattre dans l’eau ; mais quand ils essayèrent de l’en retirer, ils reconnurent que c’était un manequin, qui avait été renversé et jeté dans le courant par un gros poisson qui avait mordu à l’hameçon.

Mistriss Raffarty fut si mortifiée de la chute du pêcheur, et des éclats de rire qu’elle occasionna, qu’elle ne put reprendre sa bonne humeur, au point d’être ridicule tout à son aise et avec contentement d’elle-même, jusqu’au moment où on annonça que le dîner était servi ; alors elle fit ses excuses d’avoir changé la collation en un dîner, disant qu’elle espérait qu’on ne lui en saurait pas mauvais gré, et que cela déterminerait milord et ses compagnons de voyage à passer la nuit chez elle, attendu qu’il n’y avait pas de clair de lune.

Le dîner avait deux grands défauts, la profusion et l’ostentation : il y avait sur la table dix fois plus à manger qu’il ne fallait, et la chère était beaucoup plus recherchée qu’il ne convenait à l’état et à la fortune de la personne qui donnait ce repas. Par exemple, le plat de poisson, au bout de la table, venait de Sligo, à l’extrémité de l’île, et avait coûté cinq guinées, comme ne manqua pas de le dire la maîtresse de la maison. Tout ne répondait pas à ce faste ; il y avait une grande disproportion entre le repas et le nombre des domestiques, et rien ne cadrait. On voyait de pénibles efforts pour arriver à faire l’impossible, et des soins inutiles pour cacher ou réparer la défectuosité et les maladresses. Si la maîtresse de la maison avait voulu se tenir tranquille, et comme aurait dit mistriss Broadhurst, laisser aller les choses d’elles-mêmes, tout se serait fort bien passé, avec des gens bien élevés et de bon ton… Mais c’était de sa part une apologie continuelle, et on la voyait s’agiter, se tourmenter, s’impatienter… Elle appelait ses domestiques et leur donnait des ordres ; elle voulait faire faire à un sommelier, qui était sourd, et à un petit domestique sans cervelle, la besogne de cinq laquais de bonne mine et bien stylés ! Elle demandait : « des assiettes, des assiettes blanches ! des assiettes ! » Mais elle avait beau crier, il ne venait point d’assiettes.

Mistriss Raffarty criait : « Lanty ! Lanty ! ici, ici, prenez l’assiette de milord ! James ! du pain, au capitaine Bowles : James ! du vin de Porto au major. James ! James Kenny ! James ! »

Et James, tout essoufflé, se démenait en vain pour exécuter tant d’ordres donnés à la fois.

Cependant on arriva à la fin du premier service sans trop fâcheuse aventure, et, après une cruelle demi-heure d’attente, le second service parut ; mais James Kenny était si attentif à une chose, tandis que Lanty était tout à une autre, qu’ils se choquèrent, et la sauce du lièvre fut renversée ; et ce qui fut pire que cela, c’est qu’il sembla impossible que ce second service fût jamais rangé, tout entier, et symétriquement sur la table. Mistriss Raffarty toussait, faisait des signes, montrait du doigt, soupirait, mettait Lanty après Kenny, et Kenny après Lanty ; car ce que l’un faisait, l’autre le défaisait : enfin, sa colère éclata et elle dit :

« Assortissez donc votre macaroni avec ce pudding… James, ne pouvez-vous donc mettre cette pyramide au milieu de la table ? »

La pyramide, en changeant de place, fut renversée. C’est alors que la maîtresse de la maison, se jetant en arrière dans son fauteuil, et levant les yeux et les mains au ciel, dans son désespoir, s’écria : « Ah ! James ! James ! »

La pyramide fut relevée l’aide des ingénieurs militaires, et demeura tremblante sur sa base. Mais mistriss Raffarty ne reprit pas aussi facilement son assiette naturelle ; elle se soulagea de sa mauvaise humeur, en la faisant tomber sur son pauvre mari, qui n’avait pas entendu l’ordre qu’elle lui donnait de servir du lièvre à milord. « Vous n’êtes bon à rien, au bout de ma table, » lui cria-t-elle à haute voix, et se servant dans sa colère d’expressions du plus mauvais ton.

Les spectateurs s’amusèrent beaucoup de la comédie que mistriss Raffarty leur donna durant toute cette journée ; — mais lord Colambre, après avoir souri, soupirait quelquefois. Les mêmes faiblesses, les mêmes ridicules chez des personnes de rang supérieur, de fortune et de manières différentes, paraissent à un observateur superficiel si peu semblables, qu’il ne fait aucun scrupule de rire, dans un cas, de ce qui, dans l’autre, devrait le toucher de près. C’était ce même désir de paraître ce qu’elles n’étaient pas, et cette ambition de rivaliser de rang, de fortune et de mode, avec des personnes au-dessus d’elles, qui inspirait lady Clonbrony et mistriss Raffarty ; et, tandis que cette épicière égayait ses convives à ses dépens, lord Colambre soupirait en réfléchissant que ce qu’elle était à leur égard, sa mère l’était parmi des gens de rang plus élevé. Il s’affligeait en considérant que, dans tous les états, et quelle que soit la fortune qu’on posséde, l’extravagance de dépenser plus que son revenu, amène les embarras, les bassesses, la ruine et la honte. Le lendemain matin, en s’éloignent à cheval de Tusculum, les officiers s’entretinrent de leur visite de la veille, raillèrent lord Colambre sur son air sérieux, et soutinrent qu’il s’était pris de belle passion pour mistriss Raffarty, ou pour l’élégante miss Juliana. Notre héros, qui évitait avec soin les airs de pruderie, ou le sérieux hors de saison, prit fort bien la plaisanterie. Mais sir James Brooke, qui commençait à lire dans son âme, et qui connaissait un peu l’histoire de sa famille, démêla ses secrets sentimens, prit part à sa peine, et chercha à détourner la conversation sur quelqu’autre sujet.

« Regardez de ce côté, Bowles » dit-il, au moment où ils entraient dans Bray, « examinez ce barouche qui est devant cette grande porte verte, à l’autre bout de la rue. N’est-ce pas le barouche de lady Dashfort ? »

Il a bien l’air de celui qu’elle menait dans Dublin l’année dernière : mais vous ne pensez pas qu’elle voulût nous faire voir le même deux années de suite. D’ailleurs je ne crois pas qu’elle soit en Irlande, et je n’ai pas ouï dire qu’elle eût le projet d’y revenir. »

« Je vous demande pardon, » dit un autre officier, « elle s’est fort bien trouvée du premier voyage, et elle y viendra pour marier son autre fille. Je sais qu’elle a dit, ou plutôt juré, qu’elle marierait la jeune veuve, lady Isabelle, à un grand seigneur irlandais. »

— « Tout ce qu’elle dit, elle le jure ; et tout ce qu’elle jure de faire, elle le fait, répliqua Bowles.

« Prenez donc garde à vous, lord Colambre. Si elle prend à cœur de vous avoir pour lady Isabelle, elle vous tient. Rien ne peut vous sauver. » — « Elle n’a point de cœur, » dit l’autre officier, « ainsi, de ce côté, vous êtes en sûreté ; mais si lady Isabelle jette les yeux sur vous, c’est fait de vous ; l’œil d’un basilic n’est pas plus sûr. »

— « Mais si lady Dashfort était arrivée, nous en aurions entendu parler. Car elle fait assez de bruit partout où elle va ; surtout à Dublin, où tout ce qu’elle dit et fait, est répété et amplifié, si bien qu’on n’entend plus parler d’autre chose. Je ne crois donc pas qu’elle soit arrivée. »

— « Je souhaite de tout mon cœur qu’elles ne remettent jamais le pied en Irlande ! s’écria sir James Brooke. Une méchante femme, surtout si elle est Anglaise et de haut rang, suffit pour faire beaucoup de mal dans un pays comme celui-ci, qui a les yeux sur l’Angleterre pour en recevoir la mode. Quant à moi, en ma qualité d’ami de l’Irlande, j’aimerais mieux voir revenir dans cette île tous les crapauds, les serpens et les reptiles venimeux, que St.-Patrick en emporta dans son sac, que ces deux merveilleuses. La moitié des femmes et des filles du royaume en seraient mordues, et deviendraient enragées, avant que les maris et les pères eussent le temps d’y regarder ; et une fois mordues, elles seraient incurables.

— « Point de chevaux à ce barouche ! » s’écria le capitaine Bowles. » Dites-moi je vous prie, monsieur, à qui appartient cette voiture ? » Demanda-t-il ensuite à un domestique qui était debout près du barouche.

« Il appartient, Monsieur, à milady Dashfort, » répondit le domestique, du ton arrogant d’un domestique anglais ; et se tournant vers un jeune garçon qui se tenait à ne rien faire devant la porte : « Pat, dites-leur d’amener les chevaux, car ces dames sont pressées de se rendre chez elles. »

Le capitaine Bowles s’arrêta pour faire ajuster les sangles de son cheval par son domestique, et pour satisfaire en même temps sa curiosité ; et toute la cavalcade fit halte. Le capitaine fit signe au maître de l’auberge, qui était debout devant sa porte, de s’approcher.

« Lady Dashfort est donc de retour ici ? n’est-ce pas là son barouche ? »

— « Oui, Monsieur, elle est arrivée ; c’est son barouche. »

— « Est-ce qu’elle a vendu ses beaux chevaux ? »

— « Oh ! non, Monsieur, ce n’est pas sa propre voiture, et elle n’est point ici ; c’est-à-dire, elle est ici en Irlande, mais elle a été faire une visite dans le comté de Wicklow, et ce n’est pas sa voiture ; c’est-à-dire, ce n’est pas celle qu’elle mène elle-même ; ce n’est que le barouche réformé, et qui sert pour les femmes de chambre. »

— « Pour, les femmes de chambre ! voilà qui est excellent ! c’est du nouveau, ma foi ! sir James, entendez-vous cela ? »

— « C’est comme je vous le dis, et je ne vous mens pas d’un mot, » dit l’honnête aubergiste, « nous avons en ce moment un directoire tout entier de femelles dans la maison ; ce sont cinq femmes de chambre, tout aussi belles dames que leurs maîtresses ; et qui font autant de poussière sur la route. — Figurez-vous que des dames comme elles doivent avoir quatre chevaux, et qu’elles ne feront pas un pas avec un de moins ; et, comme Monsieur que voilà me le disait tout à l’heure, et s’en vantait, quand ce barouche a été attelé pour elles, chez cette lady à qui lady Dashfort a été rendre visite, elles ont dit qu’elles n’y monteraient pas, si on ne leur donnait quatre chevaux ; et elles ont été soutenues par leurs maîtresses, et elles ont eu les quatre chevaux, — et elles sont venues ici faire une promenade, et admirer les points de vue comme leurs maîtresses, parce que c’est la mode ; et elles braquent leurs lorgnettes, elles tirent leurs montres, et elles se demandent s’il n’est pas temps de faire une petite collation, et elles viennent de collationner là dedans de ce qu’elles ont apporté, car nous n’avions, dans la maison, rien qui fût digne qu’elles y louchassent. Elles ont porté avec elles une collation de pic-nic, avec du Madère et du Champagne pour l’arroser. Mais, Messieurs, qu’en penserez-vous, quand je vous dirai qu’elles se sont vantées à moi, de ce que plusieurs d’elles avaient quitté une table où elles mangeaient à Cheltenham, parce qu’on ne leur donnait pas de tourtes aux pêches au goûter ? Mais les voilà qui viennent, avec leurs schalls et leurs voiles, etc., bien pavoisées, et toutes flammes dehors. — Mais chut ! mon rôle est de me taire. Capitaine, ces sangles sont-elles maintenant à votre fantaisie, » dit l’hôte à haute voix : puis, en se baissant pour ajuster un ardillon, il ajouta d’un ton plus bas : « S’il y a une bonne langue, mâle ou femelle, dans les trois royaumes, c’est celle de cette femme qui est en avant, mistriss Petito.

« Mistriss Petito ! » répéta lord Colambre lorsqu’il entendit prononcer ce nom ; et, s’approchant du barouche dans lequel les cinq femmes de chambre venaient de s’établir, il vit cette même mistriss Petito qui était au service de sa mère, lorsqu’il avait quitté Londres.

Elle reconnut milord, et d’un air d’intimité très-gracieux, sans lui donner le temps de faire des questions, elle répondit d’avance à toutes celles qu’elle supposait qu’il allait faire, avec une volubilité qui justifia l’éloge que l’hôte venait de faire de sa langue.

« Oui, milord, j’ai quitté milady Clonbrony, il y a quelque temps, et dès le lendemain de votre départ. Milady et miss Nugent se portaient à merveille, et m’auraient chargée de mille tendresses pour vous, milord, j’en suis sûre, si elles avaient pu imaginer que je vous rencontrerais sitôt ; et j’ai été bien fâchée de les quitter ; mais le fait est, milord, » dit mistriss Petito, en saisissant le bout du fouet de milord qu’il avait, sans y songer, étendu vers elle, « le fait est que milady et moi avons eu ensemble un petit différend, comme il arrive quelquefois, vous le savez, entre les meilleurs amis : en sorte que milady Clonbrony a eu la bonté de me céder à milady Dashfort ; et je ne savais pas plus que l’enfant qui vient de naître, que milady avait le projet de passer la mer. Mais pour obliger milady, et comme le colonel Heathcock venait en même temps avec son régiment de milice pour la défense de l’île, et passait dans le paquebot avec nous, et comme encore nous devions avoir le yacht du gouvernement, — j’ai vaincu la répugnance que j’avais à aller en Irlande. J’avoue que j’étais d’abord fort effrayée de tout ce que j’avais ouï dire à lady Clonbrony, vous le savez, milord, de l’impossibilité de vivre en Irlande. Je m’attendais à ne voir que des marais, et pas même un arbre sur les routes ; mais j’ai été fort agréablement surprise, car tout ce que j’ai déjà vu du voisinage de Dublin, les auberges, les lits, tout en un mot est actuellement très-supportable. »

« Milord, » dit sir James Brooke, « il se fait tard. »

Lord Colambre, dégageant son fouet que tenait miss Petito, fit volte-face. Elle, se penchant en dehors du barouche, lui cria, comme il s’éloignait :

« Milord, quand nous sommes à Dublin, nous demeurons à Stephen’s-Green. » Mais il semblait ne pas l’écouter, et elle cria encore plus fort :

« Et où peut-on vous trouver, milord ? car j’ai pour vous un paquet de miss Nugent. »

Lord Colambre se retourna à l’instant, et donna son adresse.

« C’est s’y prendre fort adroitement, par ma foi, » dit le major.

— « Je ne lui ai pas ouï dire quand lady Dashfort serait en ville, » dit le capitaine Bowles.

— « Comment, Bowles ! auriez-vous encore l’envie de perdre vos guinées avec lady Dashfort, et d’en être pour un autre cheval avec lady Isabelle ? »

— « Que le ciel me confonde, si j’en suis tenté ! j’en ai assez, et je me garderai de ces dames, » dit le capitaine Bowles ; « c’est à présent le tour de lord Colambre : vous venez d’entendre dire que lady Dashfort serait charmée de le voir. Milord est celui à qui elle en veut maintenant, et, avec un auxiliaire comme mistriss Petito, elle tient son cœur et sa main pour lady Isabelle. »

« Je souhaite beaucoup de succès à ces dames, mais mon cœur est engagé, » dit lord Colambre, « et ma main le suivra, ou restera libre. »

« Engagé ! et sans doute à une femme charmante et très-aimable, » dit sir James Brooke, « car j’ai très-bonne opinion de votre goût ; et si vous pensez de même de mon jugement, suivez mon conseil. Ne vous fiez pas à ce que votre cœur est déjà pris, et surtout ne faites pas valoir ce motif ; car lady Dashfort se ferait un jeu, et lady Isabelle un plaisir, de vous porter à rompre vos engagemens, et à faire mourir votre maîtresse de chagrin : plus elle serait belle, aimable et aimée, plus ces dames trouveraient de gloire à en triompher, et de satisfaction à la désoler. Dans tout cela il ne serait nullement question d’amour ; la mère, non plus que la fille, ne s’embarrasseraient guère de ce qui vous en arriverait, et vous seriez pendu, ou, comme dirait lady Dashfort, vous iriez à tous les diables, qu’elles ne feraient qu’en rire. »

« Il me semble qu’avec des femmes comme celles-là, le cœur d’un homme n’est pas en grand danger, » dit lord Colambre.

— « C’est en quoi vous pourriez vous tromper, milord ; il y a, pour arriver au cœur de tout homme, un chemin dont aucun ne se doute, quand il s’agit de lui ; mais que les femmes connaissent à merveille, et surtout ces dames. — Sa vanité.

« Cela est vrai, » dit le capitaine Bowles.

« Je ne suis pas assez vain pour me croire exempt de vanité, » dit lord Colambre ; « mais je m’imagine que l’amour est une passion plus forte que la vanité. »

» Vous vous imaginez ! attendez que vous en ayez fait l’épreuve, milord. Je vous demande pardon, » dit le capitaine Bowles en riant.

Lord Colambre trouva du bon sens dans ce propos ; et il résolut de n’avoir rien de commun avec des femmes si dangereuses. Et en effet, quoiqu’il eût parlé d’elles, c’était sans y songer ; car son imagination était tout occupée de ce paquet de miss Nugent, que mistriss Petito disait avoir pour lui. Durant plusieurs jours, il n’en eut point de nouvelles. Tous les jours, il envoyait son domestique à Stephen’s-Green, s’informer si lady Dashfort était de retour en ville. Enfin, milady arriva ; mais mistriss Petito ne pouvait remettre le paquet qu’à lord Colambre lui-même, et une indisposition de sa maîtresse l’empêchait de sortir. Lord Colambre, cédant à son impatience, alla lui-même frapper à la porte de lady Dashfort, demanda mistriss Petito, et fut introduit chez elle. Il reçut de ses mains le paquet ; mais il fut désagréablement surpris, en voyant que ce paquet était pour miss Nugent, au lieu d’être d’elle. Il ne contenait qu’un volume dépareillé d’un ouvrage appartenant à miss Nugent. Miss Petito avait, dit-elle, emballé, par mégarde, ce volume avec ses effets, et s’empressait de saisir la première bonne occasion pour le renvoyer.

Tandis que lord Colambre, pour se consoler de ce mécompte, contemplait le nom de miss Nugent, écrit de sa propre main sur le premier feuillet du livre, la porte s’ouvrit, et une femme en deuil, d’une figure charmante, parut, et se retira à l’instant même.

« C’est lord Colambre, milady, qui est venu relativement à un paquet que je lui ai porté d’Angleterre. « Milady Isabelle, milord, » dit mistriss Petito.

Lady Isabelle avait fait son entrée et sa retraite pendant que la femme de chambre s’exprimait ainsi, et elle les avait faites avec tant de dignité, de grâce et de modestie ; des yeux si pleins de l’innocence et de la douceur d’une colombe, s’étaient fixés sur lord Colambre, et baissés au même moment ; lady Isabelle s’était inclinée si gracieusement en se retirant, son sourire était si enchanteur et sa voix si douce, quand elle avait répété « lord Colambre ! » que milord, bien qu’il fût prévenu que tout cela était un rôle étudié, ne put s’empêcher de dire en lui-même, en sortant de cette maison :

« C’est bien dommage que tout cela soit feint, il y a certainement quelque chose de très engageant dans cette femme. Quel dommage qu’elle soit actrice ! et si jeune ! beaucoup plus jeune que je ne le croyais. Veuve, à l’âge où la plupart des femmes ne sont point encore mariées. Non, si jeune elle ne saurait encore être un démon tel que celui qu’on m’a peint. »

Quelques jours après, lord Colambre était au spectacle avec deux ou trois de ses connaissances. Lady Isabelle et sa mère entrèrent dans la loge où il se trouvait, et où on leur avait gardé des places ; et elles produisirent cette sensation, que produit ordinairement au spectacle, l’entrée des personnes qui font grand bruit dans le beau monde. Lord Colambre n’était pas homme à s’en laisser imposer par la mode, et à prendre la célébrité pour une preuve de mérite, ou pour l’admiration qu’inspirent la beauté et les talens. L’air hommasse de lady Dashfort, le ton élevé de sa voix, ses manières hardies ; — le défaut de délicatesse dans son esprit, lui parurent insupportables. Il aperçut sir James Brooke dans la loge vis-à-vis de lui, et deux fois il se résolut à aller le joindre. Déjà milord avait passé par-dessus les banquettes, et il allait ouvrir la porte, mais il se sentit attiré par la fille autant qu’il était repoussé par la mère, et il ne put s’éloigner. Le contraste de l’air hardi de la mère donnait encore plus de charme à l’expression douce et pleine de sensibilité de la physionomie de la fille. Lady Isabelle paraissait souffrir des manières peu délicates de lady Dashfort et surtout des efforts pour la mettre en évidence, et attirer sur elle l’attention des hommes. Le colonel Heathcock, qui, comme l’avait dit à lord Colambre mistriss Petito, était venu en Irlande avec son régiment, fut appelé dans la loge par un signe de lady Dashfort ; on lui fit place en se serrant, et elle le fit asseoir à côté de sa fille ; mais lady Isabelle parut avoir un souverain mépris, contenu cependant par la politesse, pour ce qu’elle nomma elle-même en parlant à l’oreille d’une de ses amies, assise à côté d’elle de l’autre côté, « la suffisance et la nullité de ce fat ennuyeux. » D’autres fats d’un tour d’esprit plus vif, qui s’étaient placés près de sa mère, ou à qui celle-ci s’adressait d’une loge à l’autre, semblèrent n’attirer l’attention de lady Isabelle, qu’autant qu’elle y était contrainte par les avertissemens répétés de lady Dashfort, qui lui disait :

« Isabelle ! Isabelle ! le colonel G… Isabelle ! lord D… Bell ! Bell ! sir Harry B… Isabelle ! vous avez toujours les yeux sur le théâtre ! n’avez-vous donc jamais vu cette pièce ? Que vous êtes neuve ! le major P. attend depuis un quart-d’heure le moment de rencontrer un de vos regards. Bon ! la voilà à présent qui lit la pièce. Sir Harry, ôtez-la lui des mains.

« Ces beaux yeux n’ont-ils donc été faits que pour lire ? »

Lady Isabelle paraissait si tourmentée de cette persécution, son air était si naturel, que lord Colambre dit en lui-même :

« Si elle joue la comédie, elle la joue à merveille ; si c’est là de l’art, on le prendrait pour la nature. »

Et avec ce sentiment, il eut l’honneur de donner la main à lady Isabelle pour la conduire à sa voiture ; et, toujours avec ce sentiment, il se réveilla le lendemain matin ; et avant d’avoir achevé sa toilette et déjeûné, il avait décidé qu’il était impossible que ce qu’il avait vu, fût un rôle étudié. « Une femme, une femme si jeune, ne pouvait avoir tant d’art. Sir James Brooke était beaucoup trop sévère sans sujet ; et il allait passer chez lui et le lui dire. »

Mais sir James Brooke venait de recevoir de Londres l’ordre de se rendre, avec son régiment, dans une autre partie de l’Irlande. Sa tête était pleine d’armes, de munitions, de havre-sacs, de feuilles de route, etc. Et il n’y avait pas moyen que notre héros, même dans la disposition chevaleresque où il était, entreprît en ce moment la défense de lady Isabelle. Le fait est que le chagrin du départ prochain et inattendu de son ami fit oublier à lord Colambre la belle veuve. Mais au moment où sir James Brooke mettait le pied à l’étrier, il s’arrêta.

« À propos, mon cher lord, je vous ai vu hier au soir au spectacle, et vous paraissiez occupé d’une manière fort intéressante. N’allez pas me trouver impertinent, si je vous rappelle notre conversation en revenant de Tusculum, et si je vous conseille, » ajouta-t-il, en montant à cheval, « de vous méfier des caractères empruntés ; car on en trouve sur son chemin. » Retenant son cheval impatient, sir James se retourna encore et dit : « des actions et non pas des paroles, voilà ma devise ; souvenez-vous que nous pouvons juger des gens beaucoup mieux par leur conduite envers les autres, que par leurs manières envers nous. »








CHAPITRE VII.


Notre héros trouva la dernière remarque de son ami très-juste, et il demeura convaincu qu’il était plus sûr de juger les gens d’après leur conduite envers autrui, que d’après leurs manières envers nous. Mais jusqu’à présent il s’intéressait fort peu à l’examen du caractère de lady Dashfort ou de celui de lady Isabelle ; cependant, il prit des informations, et recueillit tous les témoignages qu’il put se procurer sur la mère et sur la fille.

Il apprit qu’elles avaient fait beaucoup de mal dans plusieurs familles, poussé quelques hommes à de grandes extravagances, et fait commettre des imprudences, pour ne pas dire pis, à plusieurs femmes. C’étaient des mariages rompus, des réputations détruites, des maris détachés de leurs femmes, des femmes rendues jalouses de leurs maris. Mais dans quelques-unes de ces histoires, il découvrait des exagérations si évidentes, qu’il douta de tout le reste. Dans d’autres, il était impossible de déterminer quelle était la personne la plus blâmable, la mère ou la fille.

Lord Colambre avait pour règle de ne croire que la moitié de ce que le monde disait, et dans cette occasion il pensa qu’il pouvait se permettre de croire celle des deux moitiés qui lui plaisait le plus. Il observa que, quoique tout le monde dît du mal de ces dames, en leur absence, elles étaient universellement considérées et admirées partout où elles se présentaient. Quoique tout le monde criât : « c’est honteux ! c’est, révoltant, » tout le monde allait chez elles. Point de cercle aussi nombreux que celui de lady Dashfort ; point de partie agréable ou de bon ton, si lady Dashfort et sa fille n’en étaient pas. On répétait partout les bons mots de la mère ; on imitait la toilette, on singeait l’air et les manières de la fille. Cependant lord Colambre ne put s’empêcher d’être étonné de la vogue qu’elles avaient à Dublin, où, indépendamment des reproches qu’on pouvait faire à leur morale, il y avait plusieurs causes qui devaient, suivant lui, s’opposer à ce que lady Dashfort fut aimée des Irlandais, ni même de qui que ce fût. Elle affectait de ne s’embarrasser en aucune manière des sentimens et des opinions d’autrui et elle offensait, à tort à travers, le tiers et le quart, par ses sarcasmes et son ton tranchant. Il y a des gens qui pensent que leur rang, leur fortune, et tous leurs avantages les mettent au-dessus de la censure du vulgaire. Lady Dashfort se voyait dans cette situation et pensait,

« Que le tonnerre grondant sous ses pieds ne pouvait l’atteindre. »

Elle était d’un rang si élevé que personne, se disait-elle, n’oserait lui trouver des manières de bas lieu. Ce qui aurait semblé grossier de la part de personnes de moindre marque, était une liberté, une originalité, une façon d’agir de lady Dashfort. Lady Dashfort se complaisait à montrer le pouvoir qu’elle avait de pervertir le goût du public ; et elle s’en faisait gloire. Elle disait souvent aux Anglais de sa société intime : « Voyez un peu les folies que je fais faire à ces sots ; écoutez les sottises que je leur fais répéter comme des choses spirituelles. » Une fois, un de ses amis hasarda de lui témoigner la crainte que ce qu’elle avait dit, ne fût trop fort. « Était-ce trop fort ? tant mieux, j’aime à montrer ma force ; malheur aux faibles. » Une autre fois, on lui dit que quelques personnes qui étaient en visite chez elle, avaient remarqué qu’elle bâillait, « Ai-je bâillé ? J’en suis fort aise ; c’est ce qui les a fait s’en aller. Si cela n’eût pas suffi, j’aurais dormi. J’ai été impolie, dites-vous ? ils se garderont de s’en plaindre : ce serait avouer que je ne les ai pas crus dignes d’être mieux traités. Les barbares ! ne sommes-nous pas les Anglais civilisés, venus ici pour leur enseigner le bon ton et les belles manières ? Quiconque ne s’y conforme pas et ne prête pas serment d’allégeance, nous devons lui interdire l’enceinte réservée aux véritables Anglais. »

Lady Dashfort se faisait chemin, l’emportait de haute lutte, donnait le ton, réglait la mode : la mode qui change ce qu’il y a de plus laid, en ce qu’il y a de plus charmant, qui gouverne les manières et même les mœurs, et qui, lorsqu’elle est secondée par le rang et le talent, peut gâter ou ennoblir le goût du public.

Avec lord Colambre, elle s’y prit plus adroitement ; elle le provoqua à défendre sa chère patrie, et lui fournit par-là des occasions de se montrer à son avantage, surtout quand lady Isabelle était présente. Il ne put s’empêcher de le sentir ; et lady Dashfort avait assez d’expérience de la nature humaine pour savoir que le meilleur moyen de plaire à un homme est de commencer par le rendre content de lui-même.

Insensiblement l’antipathie de lord Colambre pour lady Dashfort s’affaiblit ; il se persuada que ses défauts étaient affectés ; il lui pardonna de s’affranchir des règles de la civilité, quand il eut observé que, lorsqu’elle le voulait, elle savait être d’une politesse charmante. Ce n’était donc pas qu’elle ignorât ce qui était bien ; c’était parce qu’elle ne jugeait pas toujours convenable à ses intérêts de le pratiquer.

Les détracteurs de lady Dashfort assuraient que tout son esprit consistait dans la surprise que ses propos produisaient. Lord Colambre reconnut que ses propos avaient un autre mérite que celui de causer la surprise ; qu’ils étaient réellement spirituels : mais c’était une sorte d’esprit qui ne convenait nullement à une femme, et il était fâché que lady Isabelle fut obligée d’en entendre continuellement les saillies. En un mot, la conversation de lady Dashfort, malgré tout ce qu’on y pouvait trouver à blâmer, avait fini par l’amuser ; et quoiqu’il ne pût estimer cette femme, ni s’intéresser à elle, il convint qu’elle savait se rendre agréable.

« Oui, j’étais sûre que cela finirait ainsi, » répondit-elle quand un de ses amis le lui dit ; » il a commencé par me détester, et ne vous ai-je pas dit que si je voulais prendre la peine de le forcer à m’aimer, il m’aimerait tôt ou tard ? Je suis charmée de voir les gens débuter avec moi comme avec les olives, faisant la grimace à la première qu’ils goûtent, jurant que de leur vie ils n’en mangeront une seconde, et finissant par les aimer à la fureur. Isabelle, mon enfant, vous êtes confite en douceur ; mais la douceur rassasie. Avez-vous jamais entendu parler de quelqu’un qui ne vécût que de marmelade et de confitures ? »

Lady Isabelle répondit par un doux sourire.

« Il faut vous rendre justice ; vous jouez le rôle de Lydia Languish[4] à merveille — Mais Lydia, toute seule, fatiguerait bientôt ; il faut que quelqu’un réveille les esprits, et fasse marcher l’intrigue de la pièce ; c’est moi qui suis chargée de cela, comme vous le verrez. Mais, n’est-ce pas la voix de notre héros que j’entends sur l’escalier ? »

C’était en effet lord Colambre ; il était devenu très-assidu chez lady Dashfort, non qu’il eût oublié les dernières paroles de son ami sir James Brooke en le quittant, ou qu’il eût projet de n’en pas faire son profit. Il s’était, au contraire, bien promis que s’il s’apercevait qu’on eût des desseins tels que ceux que cet avis supposait, il se tiendrait sur ses gardes, et ferait habilement retraite. Mais imaginer des attaques lorsqu’on n’en faisait aucune, soupçonner des embuscades dans un pays tout ouvert, il y aurait à cela du ridicule et de la poltronnerie.

« Non, » se dit notre héros ; « le ciel me préserve d’être assez fat pour imaginer que toute femme qui m’adresse la parole a des desseins sur mon cœur ou sur ma fortune. » C’était en se rendant de son hôtel chez lady Dashfort qu’il raisonnait ainsi ; et, se trompant ingénieusement, il en venait à cette conclusion précisément en montant l’escalier, et précisément aussi à l’instant où lady Dashfort venait d’arrêter son plan d’opérations.

Après avoir parlé des riens du jour, après deux ou trois traits contre la société de Dublin, et autant de mots flatteurs pour des personnes qu’elle savait être des amis de milord, elle se tourna tout à coup vers lui, et lui dit :

« Il me semble que vous m’avez dit, ou bien ma sagacité me l’a fait découvrir, que vous aviez le projet de voir un peu l’Irlande, et que vous ne comptiez pas imiter la plupart des voyageurs, qui font une tournée, ne voient rien, et s’en retournent chez eux satisfaits. »

Lord Colambre assura milady qu’elle l’avait bien jugé, et qu’il ne serait satisfait que lorsqu’il aurait vu, dans son pays natal, tout ce qu’on pouvait y voir. C’était spécialement pour cela qu’il était venu en Irlande.

« Ah ! c’est à merveille ! le projet est excellent ; mais il s’agit de l’exécuter. Vous connaissez le proverbe portugais qui dit : « On va en enfer pour les bonnes choses qu’on projette de faire, et en paradis pour celles qu’on fait. » Voyons donc ce que vous ferez. Pour Dublin, je pense que vous en avez assez à présent ; aller et venir, toujours tourner, cela étourdit d’abord, et finit par rendre malade. Laissez-moi vous faire voir le pays ; non pas son aspect, mais ce qui le compose ; non pas ce château ou cette ville, mais leurs habitans. Je les connais ; j’ai la clé de leur caractère. Un Irlandais sur ses gardes, et un Irlandais qui n’y est pas, sont deux animaux aussi différens qu’une jeune miss à l’école ou hors de l’école. Je vous ferai voir un pays excellent pour la chasse ; et si vous êtes bon tireur, vous aurez occasion de montrer votre adresse tant qu’il vous plaira : vous tirerez la sottise et la folie au vol. »

Lord Colambre sourit.

« Quant à Isabelle, » poursuivit milady, « j’en chargerai Heathcock, qui nous accompagne ; elle ne m’en remerciera pas, mais vous m’en remercierez. Allons, monsieur, dispensez-vous de mentir ; vous savez, je sais, comme le savent tous ceux qui ont un peu vu le monde, que quoiqu’une jolie femme soit assurément une chose très-agréable, elle est fort embarrassante quand on a envie voir, d’écouter, ou de comprendre quelqu’autre chose. »

Toutes les objections étant prévenues et écartées, et la perspective lui étant offerte de s’instruire autant qu’il pouvait le désirer, et plus agréablement qu’il ne s’en était flatté, lord Colambre était fort tenté d’accepter cette invitation ; mais il hésitait, parce que, dit-il, milady avait peut-être le projet de s’arrêter chez des personnes qu’il ne connaissait pas.

— « Bon Dieu ! que cela n’effraie pas votre conscience timorée. Je vais à Killpatrick-Town, où vous serez reçu à bras ouverts. Vous les connaissez, ils vous connaissent, ou du moins vous aurez une lettre d’invitation, dans les formes, de milord et de milady Killpatrick, et tout ce qui s’ensuit. Au surplus, vous savez qu’un jeune homme, et un jeune homme de qualité, est bien reçu partout. Je ne dirai pas un jeune homme de qualité comme vous, ce serait vous mettre dans le cas de rougir et de faire des révérences ; mais la noblesse en soi, la noblesse est une vertu suffisante dans tous les cercles, dans toutes les familles où il y a des filles, et par conséquent des bals, comme il y en a toujours à Killpatrick-Town. Ne vous alarmez pas ; vous ne serez pas forcé de danser, et on ne vous demandera point en mariage. Je vous en suis caution ; vous aurez liberté entière, et c’est une maison où vous ferez tout ce qu’il vous plaira. Ces Killpatrick sont les meilleures créatures du monde ; ils n’ont rien d’assez bon, d’assez magnifique pour moi. Si je les laissais faire, ils couvriraient leurs tourbières de tapis d’or, sous mes pieds. Ah ! les bons cœurs ! » ajouta lady Dashfort, en remarquant un nuage sur la physionomie de lord Colambre. « Je ris d’eux, parce que je les aime. Il me serait impossible d’aimer quelque chose dont je ne pourrais pas rire ; je n’en excepte que vous, milord. Ainsi vous viendrez ; voilà qui est arrangé. »

Et cela fut arrangé. Notre héros alla à Killpatrick-Town.

« Vous voyez qu’ici tout est somptueux, mais que rien n’est achevé, » dit lady Dashfort à lord Colambre, le lendemain de leur arrivée ; « tout a été commencé, comme si les auteurs du projet avaient à leurs ordres les mines du Pérou, et fini comme si les possesseurs n’avaient pas le sou. Des arrangemens provisoires, des expédiens du moment ; en bon anglais, faire ressource. Le luxe d’un prince du sang, et pas même les commodités d’un bon paysan anglais. Et vous pouvez être sûr qu’on a fait beaucoup de réparations et de changemens à cette maison, pour notre réception, et pour l’accommoder à nos yeux anglais. Pauvres gens ! sous ce rapport, une visite d’Anglais est une chose ruineuse pour un Irlandais. N’avez-vous jamais ouï dire que, dans le dernier siècle, ou dans le précédent, afin que mon histoire ne s’applique à personne qui soit encore de ce monde, lorsqu’un certain grand-seigneur anglais, lord A…, prévint son ami irlandais, lord B…, qu’il allait arriver chez lui avec toute sa suite, — le lord irlandais B…, qui connaissait le déplorable état de son château, se mit à son bureau, et calcula ce qui lui coûterait davantage de réparer cet édifice, et de le mettre en état de recevoir cette visite anglaise, ou de le brûler. Le résultat du calcul fut qu’il valait mieux y mettre le feu, ce qu’il fit le lendemain fort sagement.[5] Peut-être Killpatrick aurait-il bien fait de suivre cet exemple. Dites-moi ce qui vaut mieux de voir brûler sa maison ou de la voir dévorée. Dans cette maison, en bas et en haut, y compris la première et la seconde table, l’appartement de la femme de charge, celui des femmes de chambre, celui du sommelier, etc., — il y a, m’a dit Petito, 104 personnes à nourrir tous les jours, sans compter les garçons et les filles de journée, qui ne se mettent point à table, mais qui n’en consomment pas moins pour cela ; et sans compter encore beaucoup d’autres gens et des parens, jusqu’à la 50e et 60e génération. » Et là-dessus elle se mit à contrefaire le jargon de ces parens.

Lady Dashfort imitait l’accent irlandais dans la perfection, et elle se vantait d’avoir quatorze accens différens, pour toutes sortes d’occasions. Par le mélange de cette singerie et de ses sarcasmes, de ses exagérations et de la vérité, elle réussissait à faire rire lord Colambre de tout ce qu’elle voulait qu’il trouvât risible, mais non pas de tous ceux qu’elle voulait tourner en ridicule. Dès qu’elle s’attaquait aux personnes, il s’efforçait de reprendre son sérieux, et s’il ne pouvait quelquefois s’empêcher de rire, il se le reprochait.

— « Il est vraiment honteux, lady Dashfort, de se moquer de ces gens-là chez eux ; ils sont hospitaliers, ils nous reçoivent bien, et ils font ce qu’ils peuvent pour nous amuser. »

— « Pour nous amuser ! et s’ils nous amusent, comment nous défendre de rire ? »

Toutes ses représentations étaient ainsi éludées par une plaisanterie, et elle s’applaudissait de faire rire lord Colambre en dépit de ses principes et de ses bons sentimens. Il le voyait, et il croyait qu’elle n’avait pas d’autre but ; mais en cela il se trompait. Quoiqu’elle sût se donner l’air de ne rien dire que d’abondance, personne n’usait davantage de l’impromptu fait à loisir ; et en affectant d’être imprévoyante, elle avait toujours un but éloigné, vers lequel elle marchait avec persévérance.

Son projet bien arrêté était de rendre l’Irlande et les Irlandais méprisables aux yeux de lord Colambre ; de le dégoûter de son pays natal, et de le déterminer à renoncer au projet de vivre dans ses terres. En faire décidément un absent, était un préalable nécessaire au dessein de lui faire épouser sa fille. Sa fille était sans fortune ; elle serait donc charmée, disait-elle, de lui faire épouser un pair d’Irlande ; mais elle serait très-fâchée de la voir exilée en Irlande. Et la jeune veuve avait déclaré qu’elle ne voulait pas être enterrée toute vive dans le château de Clonbrony.

Indépendamment de ces considérations, milady Dashfort avait appris, par mistriss Petito, des choses qui la déterminaient encore davantage à suivre ce plan.

« Oui, milady, j’ai beaucoup entendu parler de tout cela pendant que j’étais chez lady Clonbrony, » dit Petito, un jour qu’à la toilette de sa maîtresse elle se sentit encouragée à jaser ; « et j’avoue que j’étais d’abord dans l’erreur comme tout le monde. Je croyais que lord Colambre allait épouser la riche héritière miss Broadhurst ; mais j’ai été convertie, désabusée là-dessus, et je pense aujourd’hui tout différemment. »

Petito se tut ; elle espérait que sa maîtresse allait lui demander quelle était sa nouvelle façon de penser. Mais lady Dashfort, bien sûre que Petito la dirait sans qu’il fût besoin de l’interroger, n’en prit pas la peine ; elle s’en abstint, d’autant plus qu’elle ne voulait pas avoir l’air de prendre un vif intérêt à la chose.

« Ma manière actuelle de penser, » reprit Petito, « provient de ce que j’ai vu de mes yeux, et entendu de mes oreilles, la conduite et les propos de milord, le jour où il est parti de Londres pour l’Irlande. Il était encore matin, et il pensait que personne n’était levé dans la maison ; il se croyait sûr de n’être point observé, et je l’ai vu, milady, s’arrêter dans l’antichambre, et apostropher un gant de miss Nugent qu’il avait ramassé. « Limerick ! » s’écria-t-il tout haut, car c’était un gant de Limerick, milady ; « Limerick ! chère Irlande ! elle vous aime autant que moi ! » ou quelque chose de semblable. Puis il poussa un soupir ; et, descendant l’escalier, il partit. Ainsi, me suis-je dit ; voilà le secret découvert, et je ne donnerais pas grand’chose de la chance qu’a miss Broadhurst d’épouser ce jeune lord, malgré tout ce qu’elle a d’argent à la Banque. Maintenant, je vois de quoi il s’agit, et j’en suis fâchée, car elle n’a pas de fortune ; et elle est si fière, que jamais elle ne m’a dit un mot à ce sujet. Mais lord Colambre est un homme charmant et très-affable ; et… »

— « Petito ! ne jasez pas tant ; il ne faut pas vous mêler de ce que vous ne comprenez pas : les deux demoiselles Killpatrick sont assurément très-aimables, surtout la plus jeune. »

La toilette de milady était finie, et elle congédia Petito, qui alla bien vite dire aux femmes de chambre de lady Killpatrick, comme un grand secret, qu’il y avait un projet sur le tapis en faveur de la plus jeune des miss Killpatrick.

« Ainsi donc l’Irlande lui tient au cœur, » dit en elle-même lady Dashfort ; « dans peu je le guérirai de cela. »

De ce moment il ne se passa point un jour, et pour ainsi dire une heure, où milady ne fît ou ne dît quelque chose de propre à dégoûter notre héros de l’Irlande et de ses habitans. Elle s’entendait parfaitement à présenter les objets du plus mauvais côté, et elle possédait ces artifices qui avaient excité l’indignation de l’honnête sir James Brooke. Elle savait non seulement saisir le ridicule des personnes les plus respectables, mais encore choisir les exemples les plus frappans, les produire, en tirer des conclusions, et établir des règles générales, pour condamner des classes entières et toute une nation.

Il y avait, dit lady Dashfort à lord Colambre, dans le voisinage de Killpatrick-Town, bon nombre de squireens, diminutif de ce qu’on appelle squires, espèce de gens qui a succédé aux buckeens, décrits par Young et par Crumpe. Ce sont des gens qui, par de bonnes fermes, avec de très-longs baux, se font un revenu de trois, quatre, ou même de huit cent livres sterling, et entretiennent une meute. Ils deviennent juges de paix, bien souvent avant de savoir lire, disait milady, et toujours sans savoir un mot de loi ou de justice ; sans cesse occupés de minuties dont ils font beaucoup de bruit, ils intriguent, ils agiotent aux assises, se liguent ensemble, se poussent en toute occasion publique ou privée, et tâchent de contrecarrer leurs supérieurs et de se rendre la terreur de leurs inférieurs. »

On ne rencontre ces gens-là que rarement parmi la noblesse et les gens comme il faut, excepté chez les grands seigneurs, qui aiment à avoir à leur table des parasites, ou qui se servent de ces petits magistrats subalternes pour protéger leurs favoris, et servir leurs menées aux grands jurys. Mais dans le temps des élections, ils deviennent des personnages importans pour tous ceux qui ont des vues sur le comté.

Lady Dashfort fit entendre à lord Killpatrick que ses lettres d’Angleterre parlaient d’une prochaine dissolution du parlement : elle savait que, d’après cet avis, il inviterait à la ronde beaucoup de ces squireens ; et elle était moralement certaine qu’ils seraient très-désagréables à lord Colambre, et lui donneraient la plus mauvaise idée du pays. Tous les jours quelques-uns de ces personnages paraissaient ; et lady Dashfort avait soin de les mettre sur des sujets de conversation propres à faire ressortir leur ignorance, leur suffisance et leurs idées peu libérales. Elle réussit au-delà même de son attente.

« Lord Colambre ! que je vous plains d’être obligé de faire ces longues séances à table ! » lui dit lady Isabelle, un soir qu’il avait quitté la salle à manger fort tard, pour rejoindre les dames dans le salon.

« Lord Killpatrick m’a supplié de rester pour l’aider à finir cette éternelle bouteille d’élection, qui ne finit jamais… Parce qu’elle recommence toujours, » dit lord Colambre.

— « Oh ! si c’était tout ; si ces messieurs se contentaient de boire ; mais leur conversation ! »

— « Je ne m’étonne plus que ma mère redoute de retourner à Clonbrony, si mon père doit y avoir une société comme celle-ci. Mais, assurément, cela ne saurait être nécessaire. »

« Indispensable ! tout-à-fait indispensable ! » dit lady Dashfort ; « il n’y a pas moyen de vivre en Irlande sans cela. Vous savez que, dans tous les pays du monde, il faut vivre comme les gens du pays, ou être mis en pièces ; quant à moi, j’aimerais mieux être mise en pièces. »

Lady Dashfort et lady Isabelle savaient tirer avantage du contraste de leur conversation avec celle des gens qui, avec raison, déplaisaient si fort à lord Colambre : elles le délassaient de ses fatigues et de son ennui par de l’esprit, de la satire, de la poésie et du sentiment, ensorte que tous les jours il était de plus en plus charmé de leur société ; car lady Killpatrick et ses filles étaient des personnes très-ordinaires. Dans la matinée, il faisait une promenade, tantôt à pied, tantôt à cheval, avec lady Dashfort et lady Isabelle : la première, comme pour s’acquitter de l’engagement qu’elle avait pris de lui faire connaître le peuple des campagnes, le menait souvent dans des cabanes, et s’entretenait avec les gens qui les habitaient. Lord et lady Killpatrick, qui avaient toujours vécu pour le beau monde, s’étaient peu occupés d’améliorer le sort de leurs paysans : dans le petit nombre d’essais qu’ils avaient faits, en ce genre, ils s’y étaient pris d’une manière peu judicieuse. Ils avaient fait construire des chaumières ornées, pittoresques, en vue de leur domaine. Des serviteurs favoris de la famille, des gens ayant, depuis un demi-siècle, l’habitude de l’indolence et de la malpropreté, avaient été promus à la jouissance de ces jolies demeures. Les conséquences avaient été de celles que lady Dashfort prenait plaisir à faire remarquer. Tout tombait en ruines faute de soin, ou avait été mis en pièces pour de misérables profits du moment. Les gens les plus aidés étaient ceux qui paraissaient les plus malheureux et les plus mécontens. Personne ne savait avec plus d’aisance, et avec une connaissance plus parfaite de son terrein, faire le honneurs, ou, pour mieux dire, le déshonneur d’un pays. Dans chaque cabane où elle entrait, au premier coup d’œil, elle discernait les individus convenables à son charitable dessein, c’est-à-dire, ceux de la vieille race qu’on ne peut aider, parce qu’ils ne veulent jamais s’aider eux-mêmes. — Une coiffure mal ajustée, un air de visage, une pipe cassée à la bouche, signe certain, en Irlande, de peu d’ardeur au travail ; le seul son de la voix, ou l’accent traînant en disant : « votre honneur, » ou « milady, » suffisaient pour lui faire connaître son monde. Alors elle s’adressait à ces gens, et leur faisait conter, sur leur ton dolent, l’histoire de leurs infortunes et de leurs griefs ; elle leur faisait des questions propres à mettre en évidence leur habitude de se contredire, leur flatterie et leur servilité dans un moment, leur disposition litigieuse et leur ardeur à empiéter dans un autre ; et elle donnait ainsi, à lord Colambre, la plus mauvaise idée des inclinations et du caractère du bas peuple en Irlande.

Lady Isabelle, durant ces entretiens, avec un air de pitié très-touchant, et une expression de physionomie pleine de sensibilité, adoucissait ce que sa mère disait, trouvait des excuses à ces pauvres gens, et versait du baume sur les blessures que lady Dashfort avait faites.

Lorsque lady Dashfort crut en avoir assez fait pour affaiblir l’enthousiasme de lord Colambre pour son pays natal ; et quand lady Isabelle, se montrant douée de mille vertus, jointes à une préférence délicate, pour ne pas dire un penchant décidé pour notre héros, eut prévenu celui-ci en sa faveur, et lui eut inspiré de l’intérêt, l’artificieuse mère hasarda une attaque plus décisive, et s’arrangea de manière que si elle échouait, elle aurait l’air d’avoir agi sans dessein d’offenser, et par ignorance.

Un jour, lady Dashfort, qui, dans le fond, n’était pas fière de sa famille quoiqu’elle affectât de l’être, céda, après beaucoup de difficultés, aux instances de lady Killpatrick, qui la pressait de faire précisément ce à quoi elle voulait venir, c’est à dire, de montrer sa généalogie, qu’elle avait fait élégamment blasoner, pour la produire, comme preuve nécessaire, dans un procès qu’elle était venue suivre en Irlande. Lord Colambre avait les yeux fixés sur le tableau, et écoutait, avec toute l’attention dont sa politesse accoutumée lui faisait une loi, l’explication que milady donnait sur les grandes alliances de sa famille, en montrant chaque médaillon où était inscrit un beau nom, souvent un nom de maison royale, quand tout à coup elle s’arrêta, et, couvrant de son doigt un de ces médaillons, elle dit :

« Passons celui-là, ma chère lady Killpatrick ; il ne faut pas que vous le voyez, lord Colambre. — C’est une petite tache dans notre écusson, — Vous savez, Isabelle, que nous ne parlons jamais de ce prudent mariage de notre grand oncle John : que pouvait-il espérer en se mariant dans cette famille, où vous savez que tous les hommes ne sont pas sans peur, et où il n’y a pas une seule femme sans reproche ? »

« Oh ! maman ! » s’écria lady Isabelle, « ne faites-vous pas une exception ? »

— « Pas une, Isabelle : il y avait lady — et l’autre sœur qui épousa cet homme avec un long nez ; et ensuite la fille dont ils imaginèrent de faire une honnête femme, en la mariant à un homme décoré du cordon bleu, et qui imagina elle-même de plaider en divorce l’année d’après. »

« Fort bien, chère maman ; en voilà assez, et beaucoup trop : je vous prie d’en demeurer là, » s’écria lady Isabelle, qui avait paru souffrir beaucoup durant tout ce propos de sa mère. « Vous ne prenez pas garde à ce que vous dites ; en vérité, madame, vous n’y songez pas. »

— « Cela est très-probable, mon enfant ; mais je puis vous rendre ce compliment sur-le-champ, et avec intérêt ; car vous me semblez, en ce moment, ne savoir ni ce que vous dites, ni ce que vous faites. — Allons, voyons, expliquez-vous. »

— « Pour cela, non, madame, je vous en prie, n’en parlons plus ; je m’expliquerai dans un autre temps. »

— « Eh bien ! vous avez tort, Isabelle ; en fait de savoir vivre, il n’y a rien de pire que les demi-mots, les mystères. Puisque j’ai eu le malheur de pincer cette corde, il vaut mieux achever ; et, avec la hardiesse de l’innocence, je vous fais cette question, milord Colambre, êtes-vous ou n’êtes-vous pas parent ou allié de quelqu’un des Saint-Omar ? »

« Non pas que je sache, » dit lord Colambre ; « mais je suis un si pauvre généalogiste, que je ne saurais vous répondre positivement. »

— « Il faut donc que je présente ma question sous une nouvelle forme. Avez-vous ou n’avez-vous pas une cousine qui porte le nom de Nugent ? »

« Miss Nugent ! Grâce Nugent ! oui ! » dit lord Colambre en s’efforçant de prendre un ton assuré et de ne pas changer de visage ; mais la question lui avait été faite si fort à l’improviste, qu’il lui fut impossible de conserver un air calme et indifférent.

« Et sa mère était… » dit lady Dashfort.

— « Ma tante, par mariage ; et Reynolds était son nom, ce me semble. Mais elle mourut que je n’étais encore qu’un enfant. Je suis très-peu instruit de ce qui la concerne ; je ne l’ai jamais vue ; mais c’était une Reynolds. »

— « Ô mon cher lord ! » poursuivit lady Dashfort, « je sais fort bien qu’elle prit et qu’elle porta le nom de Reynolds ; mais ce n’était pas son nom de fille. Son nom de fille était… ; mais, peut-être, c’est un secret de famille que, pour de bonnes raisons, on vous a laissé ignorer, ainsi qu’à la pauvre jeune personne elle-même : le nom de fille était Saint-Omar, soyez-en sûr. En vérité, milord, je ne vous aurais pas dit cela, si j’avais prévu que vous en seriez si vivement affecté, » poursuivit lady Dashfort sur le ton de la raillerie. « Mais vous voyez que nous ne sommes pas, à cet égard, mieux traités que vous ; nous avons aussi une alliance avec les Saint-Omar. Je ne m’attendais pas que vous seriez aussi peiné d’une découverte qui prouve que notre famille et la vôtre ont un petit rapport ensemble. »

Lord Colambre s’efforça de répondre, et dit machinalement quelque chose, comme, « Je suis très-flatté de cet honneur. » Lady Dashfort, charmée de voir que le coup avait porté si juste, se tourna d’un autre côté, en feignant de ne pas s’apercevoir que lord Colambre était profondément affecté ; et lady Isabelle soupira, et regarda lord Colambre d’un air de compassion, puis lança à sa mère un coup d’œil de reproche. Mais lord Colambre ne prit garde ni à ses regards ni à ses soupirs ; il ne voyait, n’entendait plus rien, quoiqu’il eût les yeux fixés sur la généalogie que lady Dashfort continuait d’expliquer à lady Killpatrick. Il saisit la première occasion qui se présenta de sortir, et il alla chercher une promenade solitaire.

« Le voila parti, mais non pas en paix, » dit tout bas lady Dashfort à sa fille. « Il va réfléchir sur ce qu’il vient d’apprendre ; — j’espère que cela lui fera du bien. »

« Aucune femme sans reproche ! aucune ! sans exception, » dit lord Colambre en lui-même, « et la mère de Grâce Nugent était une Saint-Omar ! est-il possible ? Lady Dashfort paraît en être sûre ; elle n’avait aucun motif pour affirmer une fausseté. Elle ignore que miss Nugent est la personne à qui je suis attaché ; elle a parlé de cela par hasard. Et c’est d’une étrangère que je l’apprends, et non pas de ma mère. Pourquoi m’en a-t-on fait un secret ? maintenant je conçois par quel motif ma mère se montrait si opposée à ce que je songeasse à miss Nugent, et déclamait toujours contre les mariages entre cousins. Pourquoi ne m’avoir pas dit la vérité ? Si elle eût bien connu ma façon de penser, elle aurait su que rien n’était plus propre à agir fortement sur moi. »

En effet, lord Colambre, redoutait singulièrement d’épouser une femme dont la mère aurait eu une mauvaise conduite. Sa raison, ses préjugés, sa fierté, sa délicatesse, et même son expérience encore très-bornée, lui inspiraient ce sentiment. Toutes ses espérances, tous ses plans de bonheur à venir, étaient détruits jusque dans leur fondement ; il sembla qu’il eût reçu un coup dont il était étourdi, au point de ne pouvoir recouvrer les facultés de son esprit. Toute cette journée fut pour lui comme un mauvais rêve ; et dans la nuit qui suivit, la même idée le poursuivit sans cesse. S’il s’assoupissait un moment, son oreille était frappée de la voix de lady Dashfort répétant, « que pouvait-il espérer en épousant une Saint-Omar ? Aucune femme dans cette famille n’a été sans reproche. »

Le lendemain, il se leva de très-bonne heure ; et la première chose qu’il fit, fut d’écrire à sa mère pour la prier, (si aucune raison importante ne la déterminait à lui refuser de répondre à cette question,) de le tirer de la cruelle anxiété où il était. — Quatre fois il changea le mot anxiété, et finit par le laisser subsister. Il raconta ce qui s’était passé, et supplia sa mère de lui dire la vérité, sans aucune réserve.







CHAPITRE VIII.


Un matin, lady Dashfort avait imaginé une manière adroite de laisser lady Isabelle et lord Colambre tête à tête ; mais la soudaine arrivée de Heathcock déconcerta son projet. Il venait prier lady Dashfort d’user de son crédit auprès du comte O’Halloran pour lui obtenir la permission de chasser sur ses terres, durant la saison prochaine. « Ce n’est pas pour moi, d’honneur ; c’est pour deux officiers qui sont en quartier dans la ville voisine, et qui se pendront ou se noieront indubitablement, s’ils ne peuvent chasser.

« Qui est ce comte O’Halloran ? » demanda lord Colambre.

Miss White, la demoiselle de compagnie de lady Killpatrick, dit « que c’était un homme très-bizarre. » Lady Dashfort dit : « qu’il avait de la singularité ; » et l’ecclésiastique de la paroisse qui était du déjeuner, déclara, « que c’était un homme d’un rare mérite, prodigieusement, instruit, et extrêmement poli. »

« Tout ce que je sais de lui, » dit Heathcock, c’est que c’est un grand chasseur, qui porte une longue queue, un chapeau bordé en or, et une veste galonnée, à grandes basques. »

Lord Colambre avoua qu’il serait fort aise de voir ce personnage extraordinaire et lady Dashfort, pour cacher son premier dessein, et peut-être aussi parce qu’elle crut que l’absence ferait autant d’effet que le rapprochement, offrit d’aller à l’instant même chez le comte O’Halloran avec Heathcock et lord Colambre, et de prendre en passant les deux officiers.

Lady Isabelle se retira très-mortifiée, mais de fort bonne grâce et on alla prendre le major Benson, et le capitaine Williamson, pour se rendre ensuite chez le comte. Le major Benson, qui était un fameux cocher, prit place sur le siège du barouche, et les trois autres jouirent durant trois ou quatre milles du plaisir de la conversation de milady. — Nous disons de la conversation de milady, car la pensée de lord Colambre était occupée loin de-là ; le capitaine Williamson n’avait rien à dire ; et Heathcock pas autre chose que « eh ! réellement ! d’honneur ! »

Ils arrivèrent au château de Halloran, bel édifice antique dont une partie était en ruine, et l’autre réparée avec beaucoup de discernement et de goût. Quand la voiture s’arrêta, un vieux, domestique de bonne mine, parut sur les degrés, devant la porte du vestibule, qui était ouverte.

Le comte O’Halloran était à la pêche ; mais le domestique dit qu’il serait de retour dans un moment, si lady Dashfort et les personnes qui l’accompagnaient voulaient entrer.

D’un côté de la première salle, qui était élevée et spacieuse, on voyait le squelette d’un élan, et de l’autre le squelette complet d’un moose-déer, que le domestique leur dit avoir été construit avec grand soin par son maître des différens os de grand nombre de cerfs de cette espèce curieuse, trouvés dans les lacs du voisinage. Les trois officiers témoignèrent leur étonnement par diverses exclamations fort étranges. « Eh ! d’honneur, réellement ! » dit Heathcock ; puis, trop homme du bel air, pour admirer quoi que ce fût dans la nature, il tira avec effort sa montre, en disant : « peut-on espérer qu’on songe ici à nous donner quelque chose à manger ? » Et, tournant le dos au cerf, il sortit, et s’avança sur le perron, appela son palefrenier et lui fit quelques questions sur son cheval de main. Lord Colambre examina ces squelettes prodigieux avec la curiosité d’un homme raisonnable, et avec ce sentiment d’admiration qu’éprouve toujours un esprit supérieur en contemplant les grandes œuvres de la providence.

« Venez, mon cher lord, « dit lady Dashfort, » car, avec nos sublimes sensations, nous retenons ici mon vieux ami, M. Ulick Brady ; ce vénérable personnage nous attend pour nous introduire dans le salon. »

Le domestique s’inclina respectueusement, plus respectueusement que les domestiques qui ne datent pas de si loin.

« Milady, le salon a été peint depuis peu ; l’odeur de la peinture pourrait vous incommoder ; si vous me le permettez, je prendrai la liberté de vous introduire dans le cabinet de mon maître. »

Il ouvrit la porte, entra le premier, s’arrêta, en faisant un signe du doigt, comme s’il imposait le silence à quelqu’un dans cet appartement. Milady entra, et se vit au milieu d’une bizarre assemblée : un aigle, une chèvre, un chien, une loutre, différens poissons dorés et argentés, dans un grand globe de verre, et une souris blanche, en cage. L’aigle, avec son regard perçant, mais paisible en ses manières, était perché sur son bâton ; la loutre était couchée sous la table, sans songer à mal ; la chèvre d’Angora, belle créature et très-petite dans son espèce, couverte d’un poil long, soyeux et bouclé, se promenait de l’air d’une favorite ; le chien, grand lévrier irlandais, de cette belle race qui est aujourd’hui presque éteinte, avait été donné au comte O’Halloran par un grand seigneur d’Irlande, parent de lady Dashfort. Ce chien qui avait autrefois vu milady, la regarda en dressant les oreilles, la reconnut, et alla au-devant d’elle dès qu’elle entra. Le domestique répondit de la bonne conduite de tous ces animaux, et se retira. Lady Dashfort donna à manger à l’aigle d’un plat d’argent qui était sur son guéridon ; lord Colambre examina ce qui était écrit sur son collier. Les autres regardaient avec étonnement. Heathcock, qui entra le dernier, fut cette fois si surpris, qu’il oublia son : « Eh ! réellement ! d’honneur ! » Et s’écria : « qu’est-ce donc que tous ces meubles vivans ? » La chèvre, qui passait en ce moment devant lui, le fit trébûcher, l’éperon du colonel s’embarrassa dans la barbe de la chèvre ; le colonel, pour le dégager, secoua son pied, et ne fit que l’engager davantage ; la chèvre se débattit et le heurta de sa tête ; le colonel glissa en avant sur le parquet bien ciré, en étendant ses bras.

L’aigle indigné, fit entendre son cri, et vînt se percher sur l’épaule de Heathcock. Trop bien élevé pour faire usage de son bec, il ne se fit pas scrupule d’agiter ses ailes, et d’en frapper les oreilles du colonel. Lady Dashfort tomba en arrière, dans son fauteuil, en riant aux éclats, tout en demandant pardon au colonel de ce fou rire. « Prenez garde au chien, mon cher colonel ! » lui criait-elle, « car cette espèce de chien saisit son ennemi par derrière, et le secoue jusqu’à le tuer. » Les officiers riaient aussi à s’en tenir les côtés, et ne s’en excusaient pas : lord Colambre, qui seul avait conservé assez de sang-froid pour être en état d’agir, essaya de dégager l’éperon du colonel, et de débarrasser celui-ci de la chèvre et la chèvre de lui ; il en vint enfin à bout, aux dépens d’une bonne partie de la barbe de la chèvre. L’aigle, cependant, ne désemparait pas ; et pour venger l’outrage fait à son amie, la chèvre, il ouvrait ses ailes et régalait le colonel d’une seconde bouffée, quand le comte O’Halloran entra. L’oiseau, quittant sa proie, vola à terre pour saluer son maître.

Le comte était un vieux militaire de bonne mine. Il revenait de la pêche, et, dans son accoutrement de pêcheur, il s’avança vers lady Dashfort et ses autres hôtes, avec un mélange, dans ses manières, d’aisance militaire et de la dignité d’un homme du grand monde. Sans rien dire de l’embarras ridicule où il avait trouvé le pauvre Heathcock, il fit ses excuses, en général, pour ses favoris incommodes ; « quant à celui-ci, » dit-il, en frappant doucement la tête du chien qui était couché tranquillement aux pieds de lady Dashfort, « il est à sa place. Pauvre animal ! il n’a jamais perdu le goût de la bonne compagnie à laquelle il a été de bonne heure accoutumé. Quant aux autres, » ajouta-t-il, en se tournant vers lady Dashfort, « une souris, un oiseau et un poisson, sont, vous le savez, un tribut de la terre, de l’air et de l’eau présenté à un conquérant ! »

« Mais qui n’est point offert par un Scythe barbare, » dit, en souriant, lord Colambre. Le comte regarda lord Colambre comme une personne digne de son attention ; mais son premier soin fut de rétablir la paix entre ses sujets affectionnés et les étrangers qui étaient venus le visiter. Il était un peu difficile de déloger les préoccupans, pour faire place aux nouveaux venus ; mais il ajusta tout cela admirablement bien ; d’un geste et d’un coup d’œil de maître, il obligea chacun de ses favoris à se retirer dans son coin. Il eut peine à contenir son vieux aigle, qui regardait encore d’un œil de courroux le colonel, et que celui-ci regardait de l’air d’un homme qui aurait voulu lui voir le col tordu. La petite chèvre s’était rapprochée de son libérateur, lord Colambre, et, couchée à ses pieds, elle avait fermé les yeux pour s’endormir, se résignant philosophiquement à la perte d’une moitié de sa barbe. La conversation s’établit, et le comte O’Halloran la soutint avec un sens, un enjouement, une vivacité, et avec une sûreté et une délicatesse de goût, qui surprirent et charmèrent notre héros. Milady obtint d’abord toute l’attention du comte : penché vers elle ; il l’écouta avec un air de déférence et de respect. — Elle fit la demande d’une permission de chasse, à la grosse bête et au tir, pour le major Benson et le capitaine Williamson, sur ses terres, durant la saison prochaine : cette permission fut accordée à l’instant.

Le comte dit que les demandes de milady étaient pour lui des ordres, et que son garde-chasse recevrait des instructions pour donner à ses amis liberté entière, et toutes les facilités possibles.

Se tournant alors vers les officiers, il dit qu’il venait d’apprendre que plusieurs régimens de milice anglaise avaient débarqué, depuis peu, en Irlande, et qu’un de ces régimens était arrivé à Killpatrick Town. Il se félicita des avantages que l’Irlande et l’Angleterre, se permettait-il d’ajouter, recueilleraient probablement de cet échange de leurs milices ; il en résulterait une amélioration dans les habitudes et dans les manières, et une plus grande étendue d’idées. « Les deux contrées, poursuivit-il, » ont les mêmes intérêts ; et leurs habitans, en découvrant mutuellement leurs bonnes qualités, et en se rendant ces bons offices, ces petits services d’usage dans le commerce de la vie, concevront les uns pour les autres une estime et une affection qui s’établiront sur la solide base de l’utilité réciproque. »

À tout cela, le major Benson se contenta de répondre qu’ils n’étaient point des officiers de milice.

« Le major ressemble en ce moment à un homme en mannequin, bourré de paille, » dit tout bas lady Dashfort à lord Colambre, « et le capitaine, avec sa jambe en avant, a l’air du valet de trèfle. »

Alors le comte O’Halloran mit la conversation sur la chasse, et le capitaine, ainsi que le major, entrèrent en matière.

« Je suppose, » dit le major, « que vous chassez en ce pays le renard ; mais vous y prenez-vous de la même manière que nous ? » alors, secondé ou redressé, dans l’occasion, par le capitaine, il traita ce sujet avec complaisance, dans le plus grand détail, n’oubliant aucun des termes techniques ; et lorsqu’il fut rendu à la mort du renard, lady Dashfort plaça un de ses sarcasmes, et mit fin à sa dissertation.

Lord Colambre, avec la permission du Comte, prit un livre entr’ouvert à l’endroit où celui-ci avait laissé son crayon : c’était Pasley, De la police militaire de la Grande-Bretagne. » Il y avait beaucoup de passages notés, avec des témoignages d’admiration.

« C’est un livre qui laisse dans l’âme de fortes impressions, » dit le comte.

Lord Colambre lut un des passages marqués, qui commençait ainsi : « Tout ce qui distingue à l’extérieur un soldat d’un citoyen, est si peu de chose ; » mais tout-à-coup il fut distrait de cette lecture, en apercevant, dans un autre livre ouvert sur la table, ce titre de chapitre :

Sépulture des Nugent.

« Si ce n’est pas vous interrompre, Monsieur, » dit le capitaine Williamson, « permettez-moi de vous demander, puisque vous êtes si grand chasseur de renard, si vous n’êtes pas aussi habile à la pêche ; et dites-moi si en Irlande, monsieur… »

Comme il prononçait ce mot monsieur, il se sentit pincer fortement le coude par le major qui était derrière lui ; et, comme les gens gauches, il se retourna pour demander du regard ce que cela signifiait ?

Le major prit avantage de son embarras, et passa devant lui, déterminé à s’emparer du sujet.

« Comte O’Halloran, je m’imagine que vous vous entendez aussi bien en fait de pêche qu’en fait de chasse ? »

Le comte s’inclina et dit : « Je n’ai pas cette prétention, monsieur. »

— « Dites-moi, je vous prie, comte, dans ce pays-ci, armez-vous votre hameçon de cette manière ? » permettez-moi, » prenant le fouet de Williamson qui le lâchait avec peine ; et, figurant avec le bout du fouet ce qu’il voulait décrire, il entama une dissertation scientifique, où il déploya toute son érudition en ce genre, nonobstant quelques interruptions et contradictions du capitaine.

Le comte, pour concilier les opinions de ces deux officiers, partagées sur un point essentiel, tira d’un cabinet de curiosités qu’il avait ouvert pour le montrer à lady Dashfort, un petit panier contenant un grand nombre de différentes espèces de mouches artificielles, à l’usage des pêcheurs, d’une construction singulière, qu’il répandit sur la table, et qui charmèrent les yeux de Williamson et de Benson. Tour-à-tour, ils se récrièrent sur la beauté de chacune des mouches qu’ils saisissaient, les distinguant par leurs noms, et désignant celle dont on se sert en mars, et celle qui est en vogue en avril, et celle que le poisson aime en juin ; puis la mouche de la mi-juillet.

Lord Colambre, qui avait la tête dans la sépulture des Nugent, aurait voulu voir toutes ces mouches au fond de la mer ; mais Williamson criait : « Voilà des mouches de grande distinction, sur ma parole. »

« Ce sont des trésors par Dieu ! » disait Benson.

« Eh ! d’honneur ! réellement ! » furent alors les premiers mots prononcés par Heathcock, depuis son combat avec la chèvre.

« Mon cher Heathcock, êtes-vous encore de ce monde ? » dit lady Dashfort, « j’avais réellement oublié votre existence. »

Le comte O’Halloran l’avait en effet oubliée ; mais il ne le dit pas.

« C’est un avantage que milady a sur moi, » dit Heathcock, en s’étendant, « je voudrais oublier mon existence ; car, suivant moi, vivre est une chose assommante. »

« Je croyais que vous étiez chasseur,» dit Williamson.

« Eh bien, monsieur ? »

« Et pêcheur ? »

« Eh bien, monsieur ? »

« Voyez ceci, monsieur, » en montrant les mouches, « et dites encore que vivre est une chose assommante. »

« On ne peut pas toujours pêcher et chasser, je m’imagine, monsieur, » dit Heathcock.

« Pas toujours, mais quelquefois, » dit Williamson en riant, « car je me doute que vous avez un peu oublié vos passe-temps dans Bond-Street. »

« Eh ! d’honneur ! réellement ! » dit le capitaine en se retranchant dans son affectation, dont il ne pouvait jamais se hasarder de sortir sans se mettre en grand danger.

« D’honneur, » dit lady Dashfort, « je puis assurer que j’ai mangé d’excellens lièvres et de très-bons canards sauvages de la chasse d’Heathcock ; mais il les avait achetés au marché, » ajouta-t-elle en faisant semblant de parler bas.

Lord Colambre, s’adressant au comte, fit usage à ce sujet d’un proverbe latin, sans crainte d’être compris par ceux auxquels il s’appliquait.

Le comte sourit une seconde fois ; mais, détournant poliment l’attention générale qui s’était portée sur le pauvre colonel, et s’adressant aux deux chasseurs qui riaient : « Messieurs, vous paraissez faire cas de ceci, » leur dit-il, en remettant dans le panier les mouches artificielles, » voudriez-vous me faire l’honneur de l’accepter ? C’est moi-même qui les ai faites, elles sont donc de manufacture irlandaise. Alors, tirant le cordon de la sonnette, il demanda à lady Dashfort la permission de faire mettre le panier dans sa voiture.

Benson et Williamson suivirent le domestique, pour veiller à ce que les mouches fussent placées de manière à ne point être endommagées. Heathcock, debout, au milieu de l’appartement, prit une prise de tabac.

Le comte le laissa là pour s’approcher de lord Colambre, qui était enseveli dans la sépulture des Nugent. Lady Dashfort, se plaçant entre eux deux, aperçut le titre du chapitre et s’écria :

«  Qu’avez-vous là ? Des antiquités ! c’est tout ce que j’aime ! mais je ne regarde jamais les gravures, quand je puis voir les choses en réalité. »

Lord Colambre fut donc obligé de la suivre dans la salle où elle passa à l’instant, et où le comte détacha, pour les lui montrer, des ornemens d’or, des lances dont la pointe était de cuivre, et autres choses curieuses, trouvées sur ses terres. Il lui fit voir aussi de petites urnes, contenant des cendres ; et il en mit une dans les mains de lord Colambre, en lui disant qu’elle avait été trouvée, tout récemment, dans les ruines d’une ancienne abbaye du voisinage où était la sépulture d’une partie de la famille des Nugent.

« Je lisais ce matin, » dit le comte ce qui en est dit dans le livre que vous avez vu ouvert sur ma table ; et comme vous semblez prendre intérêt à cette famille, peut-être, milord, ne jugerez-vous pas cette urne indigne de vous être offerte. »

Lord Colambre répondit qu’il attacherait à ce présent beaucoup de prix, parce que les Nugent étaient ses proches parens.

Lady Dashfort ne s’attendait pas à ce coup ; cependant, sans en être étourdie, elle ramena lord Colambre au squelette du cerf, et de-là aux tours rondes et à d’autres antiquités d’architecture, et à l’histoire réelle ou fabuleuse d’Irlande. Sur tous ces sujets le comte parla avec beaucoup de savoir et d’enthousiasme. Mais enfin, à la grande satisfaction du colonel Heathcock, une belle collation parut dans la salle à manger, dont Ulick ouvrit la porte, à deux battans.

« Comte, vous avez fait de votre château une excellente maison, » dit lady Dashfort.

« Oui, quand elle sera achevée, » dit le comte ; « mais je crains, » ajouta-t-il, « d’être comme beaucoup d’autres particuliers d’Irlande, qui vivent dans l’espoir d’avoir une bonne maison, mais qui ne l’ont jamais. J’ai commencé sur un plan trop vaste, et je ne vivrai jamais assez pour en achever l’exécution. »

« D’honneur ! voilà une très-bonne chose, et j’espère que nous aurons le temps de l’achever avant de mourir, » dit Heathcock en se mettant à table ; et il mangea de grand cœur d’un pâté de gibier, et des ortolans d’Irlande, qui, comme l’observa lady Dashfort, le dédommagèrent du passé et le rassurèrent pour l’avenir.

« Eh ! d’honneur, vos ortolans d’Irlande sont un fameux manger ! » dit Heathcock.

«  Ils valent la peine d’être en quartier en Irlande pour s’en régaler, » dit Benson.

« Je vous engage, » dit le comte à lady Dashfort, « à goûter de cette jolie confiture, la prune d’Irlande. »

« Par ma foi, monsieur le comte, » dit Williamson, « c’est la meilleure chose de cette espèce que j’aie mangée de ma vie : où la trouvez-vous ? »

« À Dublin, chez ma chère mistriss Godeys, le seul endroit, dans les domaines de Sa Majesté, où on puisse s’en procurer, » dit le comte.

Les prunes disparurent en un moment.

« D’honneur ! je crois que c’est ce dont la reine est si friande, » dit Heathcock.

Il but ensuite, avec délices, d’excellent vin de Hongrie ; et, réunis par ce lien de sympathie commun à tous ceux qui n’ont d’autre goût que celui de boire et de manger, le colonel, le major et le capitaine devinrent les meilleurs camarades du monde.

Pendant qu’ils prolongeaient ce bon repas, lady Dashfort et lord Colambre s’approchèrent de la fenêtre pour jouir de la vue de la campagne : lady Dashfort demanda au comte le nom d’une montagne qu’on voyait dans l’éloignement.

« Ah ! » dit le comte, « cette montagne était autrefois couverte de beaux bois ; mais ils ont été coupés il y a deux ans. »

« Qui a pu avoir cette barbarie ? » demanda milady.

— « J’ai oublié le nom du propriétaire actuel ; je sais seulement qu’il est de ces gens qui ne mettent jamais le pied sur leurs terres, mais qui en tirent tout ce qu’ils peuvent pour le manger ailleurs — C’est un de ces ennemis de l’Irlande, de ces cruels absens ! »

Lady Dashfort examina la montagne avec sa lorgnette. Lord Colambre soupira ; puis, s’efforçant de sourire, il dit franchement au comte :

« Vous ne savez pas, j’en suis sûr, que vous parlez au fils d’un de ces absens ; mais ne vous en alarmez pas, mon cher monsieur. Je ne vous le dis que parce que je pense qu’il est honnête de vous en prévenir ; et je vous assure que tout ce que vous pourriez dire sur ce sujet ne saurait m’offenser personnellement ; car je sens que je ne puis jamais être un ennemi de l’Irlande. Jusqu’à présent, je n’ai point été volontairement un absent ; et pour l’avenir, je déclare… »

« Je déclare que vous ne connaissez rien à l’avenir, » dit lady Dashfort en se pressant de l’interrompre ; et sur un ton moitié tranchant, moitié enjoué : « Vous n’en savez rien ; ne faites point de vœux téméraires, et vous ne courrez pas le risque de les violer. »

L’intrépidité de lady Dashfort, en fait d’intrigue, lui donnait, en ce moment, un air de franche imprudence, qui prévint les soupçons que lord Colambre aurait pu concevoir d’un dessein caché sous ce propos. Le comte et lui se séparèrent pleins d’estime l’un pour l’autre ; et lady Dashfort s’applaudit d’avoir tiré notre héros du château d’Halloran.








CHAPITRE IX.


Lord Colambre attendait avec impatience la réponse à la lettre qu’il avait écrite pour se procurer des informations relativement à la mère de miss Nugent. Une lettre de lady Clonbrony lui parvint ; il l’ouvrit avec empressement, et passa rapidement sur « le rhumatisme — belle saison — bains chauds — bals de Buxton — miss Broadhurst — votre ami, sir Arthur Berryl, très-assidu ! » le nom de Grâce Nugent s’offrit enfin, et il lut avec attention…

« Le nom de fille de sa mère était Saint-Omar ; et elle avait certainement fait un faux pas. Elle avait été élevée, m’a-t-on dit (car ce n’était pas de mon temps), dans un couvent chez l’étranger ; il y eut une affaire avec un jeune officier, un capitaine Reynolds, que ses parens furent obligés d’assoupir. Elle revint en Angleterre avec un enfant, et prit le nom de Reynolds ; mais personne de cette famille ne voulut la reconnaître ; et elle vécut dans la plus grande obscurité jusqu’au moment où votre oncle Nugent la vit, en fut épris, et, bien informé de toute son histoire, l’épousa. Il adopta l’enfant, lui donna son nom ; et, quelques années après, toute cette histoire fut oubliée. Rien ne saurait être plus fâcheux pour Grâce que de la renouveler ; voilà notre motif pour la tenir secrète. »

Lord Colambre déchira cette lettre en mille morceaux.

Lady Dashfort, qui avait remarqué l’impatience avec laquelle lord Colambre attendait cette lettre, et qui observa sa physionomie tandis qu’il la lisait, devina de quoi il y était question.

« La chose a produit son effet, » dit-elle en elle-même, « pour le coup, Philippe, je te tiens. »

Lord Colambre parut ce jour-là plus sensible aux charmes d’Isabelle qu’il ne l’avait jamais été.

« De même que les bulles à la paume, plus d’un cœur se prend au bond, » dit lady Dashfort. « Isabelle ! votre temps est venu ! »

Et cela était vrai, ou du moins le serait devenu, sans une petite circonstance que lady Dashfort, avec son grand génie pour l’intrigue, n’avait pas prise en considération. Le comte O’Halloran vint lui rendre la visite qu’il en avait reçue, et dans le cours de la conversation, il parla des officiers qu’elle lui avait présentés, et dit à lady Dashfort qu’il avait ouï dire de l’un d’eux une chose fort choquante ; qu’il espérait encore que cela ne se trouverait pas vrai, mais qu’on lui avait assuré qu’il s’était permis d’introduire sa maîtresse, une fille entretenue, comme si elle était sa femme, chez lady Oranmore, qui demeurait près de chez lui. Cet officier, disait-on, s’était oublié au point de laisser lady Oranmore envoyer sa voiture à cette femme pour la conduire à Oranmore, où elle avait dîné avec milady et ses filles. « Mais je ne puis me persuader, » ajouta le comte, « qu’un homme comme il faut, un officier, ait fait chose semblable ! »

« Est-ce là tout ? » dit lady Dashfort ; « est-ce là la terrible affaire qui vous allonge la mine à ce point, mon cher comte ? »

Le comte regarda lady Dashfort avec étonnement.

« De ma vie, » continua-t-elle, « je n’ai vu un air si prononcé de vertueuse indignation, même sur le théâtre ; mais, croyez-moi, la comédie réussit mieux dans le monde que la tragédie, et, à tout prendre, elle y fait moins de mal. Quant à ce dont il s’agit, je n’en sais pas un mot ; j’oserais affirmer que cela n’est pas vrai ; mais, en supposant que cela soit, ce n’est, au bout du compte, qu’une mauvaise pièce jouée par un jeune officier, sans usage du monde, à une vieille douairière bien prude. Quant à moi, je vous répète que je n’en sais rien ; mais, après tout, je vous demande le grand mal que vous y voyez. Contentez-vous d’en rire, comme d’une plaisanterie, mauvaise si vous voulez, mais cependant plaisanterie, et tout sera fini ; mais prenez-le au sérieux, et on ne peut savoir ce qui en résultera : peut-être une demi-douzaine de duels. »

« À cet égard, madame, » dit le comte, « la prudence et la présence d’esprit de lady Oranmore ont prévenu tout danger. Milady n’a pas voulu comprendre cette insulte ; elle a parlé et agi comme quelqu’un qui ne veut rien voir, rien écouter, rien savoir. Lady Oranmore est une des femmes les plus respectables… »

« Comte, je vous demande pardon, » dit lady Dashfort l’interrompant ; « mais il faut que je vous dise que votre lady Oranmore s’est fort mal conduite à mon égard. Elle a affecté de ne point inviter Isabelle à son bal ; elle m’a offensée, insultée. Ses louanges ne sont donc pas le sujet de conversation le plus agréable que vous puissiez choisir pour mon amusement ; et vous, qui avez tant de politesse, de fécondité et de variété, vous serez assez bon pour me passer ce caprice et vous conformer à ma fantaisie. »

« Je vous obéirai, milady, et je me tairai, quelqu’envie que je puisse avoir de parler sur ce sujet, » dit le comte ; « et je pense que lady Dashfort me récompensera de cette obéissance, en m’assurant que, quoiqu’elle ait tourné la chose en plaisanterie, elle la désapprouve, et en est, au fond, tout aussi choquée que moi. »

— « Oh ! choquée ! choquée au dernier point ! si cela peut vous satisfaire, mon cher comte. »

Le comte ne parut nullement satisfait : il montrait dans la vie civile autant de courage que dans la carrière militaire ; et le vif sentiment qu’il avait du bien et du mal, était à l’épreuve de la raillerie d’une belle dame.

La conversation finit là : lady Dashfort n’en appréhenda d’abord aucune suite fâcheuse, et ne regretta pas la perte d’un homme comme le comte O’Halloran, qui vivait retiré dans son château, et ne pouvait avoir aucune influence sur l’opinion du beau monde. Cependant, quand elle se tourna vers lord Colambre, qu’elle croyait trop occupé d’Isabelle pour s’être intéressé à cette conversation, elle s’aperçut qu’elle s’était méprise. Néanmoins, elle s’imagina qu’elle avait assez de pouvoir sur l’esprit de lord Colambre, pour effacer l’impression défavorable que ce qui venait de se passer aurait pu lui laisser. Il n’avait aucun intérêt personnel à cette affaire ; et elle avait toujours observé qu’on pardonne assez facilement les torts ou les insultes, envers le public ou envers les particuliers, quand on n’en est point atteint. Mais tout le charme de sa conversation fut vain, pour le tirer de la rêverie dans laquelle il était plongé.

Les avis de son ami sir James Brooke revinrent à l’esprit de notre héros : ses yeux commencèrent à s’ouvrir sur le caractère de lady Dashfort, et, de ce moment, il fut affranchi du pouvoir de cette femme. Néanmoins, lady Isabelle n’avait pris aucune part à tout ceci ; elle était exempte de blâme ; et, indépendamment de sa mère, en paraissant avoir des sentimens opposés, elle aurait pu conserver l’influence qu’elle avait acquise sur lord Colambre, sans une petite circonstance qui la dévoila aux yeux de celui-ci.

Il arriva que le soir de ce même jour, lady Isabelle vint, dans la bibliothèque, avec une des jeunes ladys de la maison ; elle parlait avec feu, sans apercevoir lord Colambre qui lisait, assis dans une encoignure.

« Ma chère enfant, » disait-elle, « vous êtes entièrement dans l’erreur. Jamais il ne m’a plu ; au contraire, je l’ai toujours détesté : j’ai eu pour lui de la coquetterie, afin de faire enrager sa femme. Cette femme ! ma chère Elisabeth, je la hais ! » dit-elle en joignant ses mains, et en exprimant ce sentiment de toute son âme et de toutes ses forces, « Je déteste cette lady Cressy à tel point, que, pour lui faire éprouver, durant une heure, le tourment de la jalousie, voyez-vous, je me laisserais couper ce doigt. »

Il se fit en ce moment, aux yeux de lord Colambre, une métamorphose complète dans toute la personne de lady Isabelle. Au lieu de cette femme douce, aimable, compatissante, créée pour aimer et être aimée, il vit une créature possédée d’un malin esprit ; et sa beauté, si on pouvait l’appeler beauté, était celle d’un démon. Une exclamation, qu’il prononça involontairement, fit tressaillir lady Isabelle. Elle le vit ; elle fut frappée de l’expression de sa physionomie ; elle reconnut que tout était fini.

Lord Colambre, au grand étonnement de lady Dashfort, et à la mortification plus grande encore d’Isabelle, dans la soirée, annonça qu’il était obligé de poursuivre, sans délai, sa tournée en Irlande. Nous ne dirons rien des châteaux en Espagne qu’avaient bâtis les jeunes personnes de la maison, et qui furent renversés. Nous passons sous silence les complimens et les civilités de lord et de lady Killpatrick ; les vives remontrances de lady Dashfort et les vains soupirs de lady Isabelle. Jusqu’au dernier moment, lady Dashfort dit :

« Il ne partira pas. »

Mais il partit ; et, après son départ, lady Dashfort s’écria : « Cet homme m’a échappé. » Elle se tut un moment ; puis, se tournant vers sa fille, elle l’accusa, d’un air railleur et méprisant, d’en être la cause, et conclut en lui déclarant que c’était à elle-même, dorénavant, à soigner ses affaires, et à se résoudre à épouser Heathcock, puisque nul autre que lui n’était assez mal avisé pour songer à elle.

Lady Isabelle, comme on peut le croire, ne demeura pas sans réplique. Mais nous laisserons cette aimable mère et cette aimable fille récriminer ensemble dans les termes convenables ; et nous suivrons notre héros, en nous réjouissant de le voir hors de leurs piéges. Ceux qui ne se sont pas trouvés en pareil danger, s’étonneront de ce qu’il n’y ait pas échappé plutôt ; ceux qui se sont trouvés dans le même péril, s’étonneront encore plus de ce qu’il ait su en sortir. Ceux qui connaissent bien le cœur et l’imagination de l’homme, seront très-disposés à convenir que le charme de l’esprit, combiné avec celui de la beauté et de la flatterie, sont très-capables de suspendre, pour un temps, l’effet de la raison dans l’âme des plus grands philosophes, et de combattre la résolution des plus fameux héros.

Lord Colambre se rendit d’abord au château de Halloran, pour prendre congé du comte avant de quitter ce canton, et le remercier de l’accueil qu’il lui avait fait. Lord Colambre, admirant sa conduite honorable et son caractère généreux, avait conçu pour lui la plus haute estime, malgré son habillement un peu antique et quelques singularités dans ses manières. Le fait est que la politesse à la vieille mode, de ce qu’on appelait autrefois un homme bien élevé, lui plaisait davantage que l’indolent…, ou l’insolent égoïsme des gens du bon ton, aujourd’hui. Peut-être, malgré la ferme résolution de notre héros d’écarter de son esprit tout ce qui avait rapport à miss Nugent, une secrète curiosité, relativement à la sépulture des Nugent, contribua-t-elle à le conduire chez le comte. Mais il fut déçu dans cette espérance ; car un meûnier fantasque, qui occupait le terrein de l’abbaye où était cette sépulture, s’était mis en tête d’en refuser l’entrée à tout le monde.

Le comte O’Halloran fut charmé de la visite de lord Colambre. Il était au moment de monter en voiture pour aller chez lady Oranmore ; lord Colambre ne voulut point le retenir, et le comte lui proposa de l’accompagner.

« Permettez-moi, » lui dit-il, « de vous présenter dans une famille dont vous serez content, où vous serez apprécié, et où vous verrez la meilleure manière de vivre de la noblesse irlandaise. »

Lord Colambre accepta cette invitation, et fut présenté à Oranmore. L’air digne et respectable de lady Oranmore, les manières aisées et gracieuses de ses filles, l’air de contentement et de bonheur domestique répandu dans toute sa famille ; la magnificence sans ostentation qui se faisait remarquer dans tout son état de maison ; le respect, l’attachement que lui témoignaient tous ceux qui l’approchaient, touchèrent et enchantèrent lord Colambre. Peut-être fut-il d’autant plus charmé, qu’il avait entendu dire, fort injustement, beaucoup de mal de cette famille, et parce que lady Oranmore et ses filles contrastaient tout à coup avec lady Dashfort et lady Isabelle.

Une petite circonstance, qui eut lieu durant sa visite, augmenta encore l’intérêt que lui inspirait cette visite. Quand les petits garçons de lady de Cressy vinrent dans le salon après le dîner, l’un d’eux jouait avec un cachet qui venait d’être arraché d’une lettre. L’enfant le montra à lord Colambre, et le pria de lui lire la devise. Cette devise était : « des actions et non pas des paroles ; » c’était la devise et les armes de son ami sir James Brooke. Lord Colambre demanda, avec empressement, si sir James était connu de la famille ; et il apprit bientôt que non-seulement il en était connu, mais qu’elle prenait beaucoup d’intérêt à lui.

Lady Harriot, la seconde fille de lady Oranmore, parut particulièrement très-flattée de la manière dont lord Colambre s’exprimait sur le compte de sir James ; et l’enfant, qui s’était établi sur les genoux de milord, lui dit à l’oreille : « C’est ma tante Harriot qui m’a donné ce cachet ; et sir James va se marier avec ma tante Harriot, et il sera mon oncle. »

Plusieurs des particuliers les plus considérables du canton dînèrent un jour chez lady Oranmore, pendant que lord Colambre y était. Il fut surpris de rencontrer autant de gens instruits, bien élevés, et d’une conversation agréable. Il n’en avait pas vu un seul de cette espèce à Killpatrick-Town. Il reconnut alors à quel point il avait été trompé par lady Dashfort.

Le comte et lady Oranmore, qui étaient l’un et l’autre très-attachés à leur pays, l’exhortèrent à réparer le temps perdu, à voir par ses propres yeux, et à juger lui-même le pays et ses habitans, durant le temps qu’il se proposait de passer en Irlande, « Les hautes classes, » lui dirent-ils, « se ressemblent presque partout ; mais dans les classes inférieures, vous trouverez des différences caractéristiques. »

En arrivant en Irlande, lord Colambre était très-impatient de visiter les domaines de son père, d’examiner la conduite de ses agens et la condition de ses paysans ; mais cette ardeur s’était éteinte, et il avait presque entièrement oublié ce projet sous l’influence de lady Dashfort. Une erreur, commise par son banquier de Dublin, relativement à une remise, l’ayant retenu encore pour quelques jours à Oranmore, milord et milady lui firent voir les chaumières propres et bien construites du voisinage, et les écoles où grand nombre d’enfans étaient assidus. Ils lui montrèrent, non seulement ce que pouvaient faire, mais ce qu’avaient fait de grands propriétaires vivant dans leurs terres, et donnant, avec bonté et discernement, des encouragemens aux gens du pays.

Il vit, il reconnut cette vérité ; mais il ne la sentit pas aussi vivement qu’il l’aurait sentie quelque temps auparavant. Ses vues, ses plans étaient changés : il avait précédemment la perspective de se marier et de s’établir en Irlande, et tout, dans ce pays, devenait intéressant pour lui ; mais depuis qu’il s’était interdit de songer à une union avec miss Nugent, il était sans but, et son âme avait perdu son ressort. Il n’était pas assez calme pour s’occuper du bien public ; ses pensées étaient absorbées par ce qui le concernait particulièrement. Il savait, il se le répétait, qu’il était de son devoir de visiter ses terres et celles de son père, de s’assurer de la condition de ses tenanciers ; il désirait remplir ce devoir, mais il ne lui semblait plus facile et agréable, car l’espérance et l’amour n’embellissaient plus son avenir.

Afin de pouvoir mieux observer que s’il se montrait en sa qualité, il renvoya son domestique à Dublin, avec l’ordre de l’y attendre. Il voyagea incognito, s’enveloppa dans une mauvaise redingote, et prit le nom d’Evans. Il arriva dans un village, ou, comme on l’appelait, une ville qui portait le nom de Colambre. Il fut agréablement surpris du bon état et de l’air de propreté des maisons, devant lesquelles régnait un pavé pour les piétons, bien balayé. Il coucha dans une auberge, petite, mais très-bonne…, bonne, peut-être, précisément parce qu’elle était petite et proportionnée à la situation et à l’importance du lieu. Un bon souper, un bon lit, tout en bon état ; un service bien fait, par des gens accoutumés à leur besogne, et non pas employés pour le moment, et peut-être pour la première et la dernière fois de l’année. L’hôte vint, pendant le souper, s’informer si rien ne manquait. Lord Colambre saisit cette occasion de s’entretenir avec lui, et lui demanda à qui la ville appartenait, et quels étaient les propriétaires des terres du voisinage.

« La ville appartient à un lord absent ; à un certain lord Clonbrony, qui demeure toujours par-delà les mers, à Londres, et qui n’a jamais vu cette ville depuis qu’on peut l’appeler une ville. »

— « Et les terres voisines appartiennent-elles aussi à ce lord Clonbrony ? »

— « Oui, monsieur : c’est un grand propriétaire, mais il ne connaît ni sa propriété, ni nous-mêmes ; il n’a jamais mis le pied ici, de ma souvenance, depuis le temps où je n’étais pas plus haut que cette table. Il pourrait aussi bien être planteur aux Indes occidentales et nous des nègres, pour ce qu’il en sait ; il ne s’embarrasse pas plus de nous que s’il était à la Jamaïque, ou dans l’autre monde. Il devrait en avoir honte ! mais il y en a tant d’autres qui lui donnent l’exemple ! »

Lord Colambre demanda alors quel vin il pouvait lui donner, et s’enquit de l’agent qui administrait ce domaine, pour le lord absent.

— « C’est M. Burke, monsieur. Et je ne sais pourquoi Dieu a fait à un absent, comme lord Clonbrony, la faveur de lui donner un agent aussi bon que celui-là, à moins que ce ne soit pour l’amour de nous, qui en sentons tout l’avantage, et qui en sommes reconnaissans. »

« Voilà de très-bonnes côtelettes, » dit lord Colambre.

— « Je suis fort aise, monsieur, que vous les trouviez bonnes. Elles doivent l’être en effet ; car mistriss Burke nous a envoyé son cuisinier, pour enseigner à ma femme la manière de bien apprêter des côtelettes. »

— « Ainsi, cet agent est un bon agent ; dites-vous ? »

— « Oui, monsieur, grâces au ciel ! et c’est une chose fort rare, surtout quand le propriétaire vit par-delà les mers. Nous avons le bonheur d’être gouvernés par un bon agent, dans la personne de M. Burke, qui est un brave homme ; il possède en propre un joli petit bien qu’il a acquis honnêtement, et il est aimé et respecté de tout le monde. »

— « Demeure-t-il près d’ici ? »

— « Tout près ; à l’extrémité de la ville, dans cette maison située sur la hauteur près de laquelle vous avez passé. Vous devez l’avoir remarquée sur la gauche, ainsi que les beaux arbres dont elle est entourée, qu’il a plantés lui-même, et qui sont si bien venus ; car Dieu bénit tout ce qu’il fait, et il a beaucoup fait. »

— « Voilà de la salade, monsieur, si vous l’aimez ; ce sont de belles laitues, dont mistriss Burke nous a donné le plant. »

— « Elle est excellente ! M. Burke a donc fait beaucoup de choses, dites-vous ? en quel genre ? »

— « Dans tous les genres, monsieur ; c’est lui qui a augmenté, amélioré, et pour ainsi dire créé la ville de Colambre, — et assurément ce n’est ni au propriétaire, ni au jeune homme dont elle porte le nom, que nous en avons l’obligation. »

— « Avez-vous du porter, monsieur ? »

« Nous en avons, monsieur, d’aussi bon que celui que vous buvez à Londres ; car c’est le même, je pense, qu’on y porte de Cork. Et j’en ai que je fais moi-même, et que personne ne distingue de celui de Cork. Voulez-vous en faire l’essai ? Larry, donner le tire-bouchon. »

Le porter fut trouvé très-bon ; et l’hôte observa que c’était M. Burke qui l’avait encouragé dans l’entreprise de brasser chez lui, et qui lui avait prêté, durant quelque temps, son brasseur pour le guider.

— « Votre M. Burke revient, ce me semble, à tout propos. À propos de côtelettes, de salade et de porter : il me paraît que c’est un agent d’une espèce fort rare. Je m’imagine que vous êtes un de ses favoris, et que vous faites de lui tout ce que vous voulez. »

— « Oh ! non, monsieur ; je ne puis me flatter de cela : M. Burke n’a point de favoris ; mais, suivant mon mérite, je pense qu’il n’a pas mauvaise opinion de moi, et qu’il me veut du bien ; car, à coup sûr, c’est un très-bon agent. »

Lord Colambre lui demanda là-dessus des particularités ; il dit qu’étant Anglais, et ne connaissant pas le pays, il ne savait pas exactement ce qu’on entendait en Irlande par un bon agent.

C’est l’homme qui encourage le tenancier laborieux ; qui ne favorise et n’affectionne particulièrement personne, mais qui est juste pour tous, ce qui vaut mieux, et produit à la longue plus de bien. Un homme qui demeure toujours dans le pays, et qui, comme M. Burke, entend les affaires du comté, vit au milieu des tenanciers, et connaît leurs facultés ; qui sait quand il faut les presser pour leur faire payer la rente, ou quand il vaut mieux leur laisser cet argent pour améliorer la terre ; qui place à propos un secours à l’un, une réprimande à l’autre. Après cela, un homme qui n’exige point de services personnels, de corvées, de présens, de paraguantes, ni même de droit du sceau ; qui ne fait point faire de propositions sous main quand les baux sont près d’expirer ; qui accorde une grande préférence, quand elle est méritée, à l’ancien tenancier, et qui, si celui-ci ne le mérite pas, met le marché loyalement au concours, et accepte la meilleure offre et le meilleur sujet ; qui n’extorque pas des prix forcés pour plaire, dans le moment, au propriétaire, et le ruiner par la suite, par l’épuisement de la terre et la banqueroute du locataire. M. Burke n’accorde non plus jamais de marchés avantageux à ses parens ou à ses amis — tout est loyal, du propriétaire au tenancier ; et c’est ainsi que les choses vont bien et d’une manière durable ; et voilà ce que j’appelle un bon agent.

Lord Colambre remplit un verre de vin, et engagea l’hôte à boire à la santé du bon agent. L’hôte le remercia, et but de grand cœur à la santé de M. Burke. Puisse-t-il vivre long-temps au milieu de nous ! » dit-il ; « c’est lui qui m’a préservé de ma ruine. J’étais enclin à boire ; il m’a corrigé, et il a fait de moi un bon père de famille. »

Nous supprimons les particularités que l’hôte raconta à ce sujet. Il prenait plaisir à chanter les louanges de son bienfaiteur, et à en donner bonne opinion au voyageur.

« Puisque vous en avez le temps, monsieur, et que vous me semblez curieux de ces sortes de choses, peut-être ne serez-vous pas fâché d’aller voir l’école que mistriss Burke a établie pour les enfans des pauvres gens, et de visiter la place du marché. Vous verrez comme la ville est propre ; et dans toutes les maisons où vous entrerez, depuis celle du curé jusqu’à celle du prêtre catholique, on vous parlera de monsieur Burke comme je vous en ai parlé. Gens en bottes, gens en sabots, vous diront du bien de lui. Que Dieu le bénisse et nous le conserve ! »

Tout ce que l’aubergiste avait dit fut en effet confirmé par les habitans du lieu. Lord Colambre s’entretint avec les gens tenant boutique, avec des cultivateurs ; et, sans faire aucune question alarmante, il obtint toutes les informations qu’il désirait. Il alla voir l’école. C’était une jolie petite maison, bien propre, avec un petit jardin et un tapis de verdure, pour les jeux des enfans. Il y trouva mistriss Burke, et se présenta à elle comme un voyageur. Elle lui fit voir l’école, qui était précisément ce qu’elle devait être ; on n’avait fait ni trop, ni trop peu : mistriss Burke ne s’en était occupée qu’autant qu’il le fallait mais n’avait rien négligé. Rien pour l’ostentation ; le soin de bien enseigner, mais point de ces vains efforts pour opérer le prodige d’enseigner en peu de temps. Mistriss Burke avait adopté tout ce que l’expérience a démontré utile dans la méthode du docteur Bell et dans celle de M. Lancaster, laissant aux fanatiques le soin de défendre le reste. Lord Colambre eut une preuve convaincante que l’esprit de prosélytisme n’avait eu aucune part à cette institution, et que l’intolérance n’y avait établi aucune distinction ; car il vit les enfans des protestans et ceux des catholiques, assis sur les mêmes bancs, étudiant le même livre, et s’entretenant ensemble avec une familiarité tout-à-fait cordiale. Mistriss Burke était une femme de sens, exempte d’affectation, de préjugés, d’esprit de parti et de vanité, qui désirait faire le bien et en était capable. Lord Colambre fut charmé d’elle, et accepta avec empressement l’invitation qu’elle lui fit de prendre le thé avec elle.

M. Burke ne rentra que tard ; il avait été occupé d’un partage de prairies qui était très-important pour les habitants de la ville. Il ramena, pour prendre le thé avec lui, les deux ecclésiastiques, protestant et catholique, de la paroisse, qu’il avait eu soin d’accommoder de la portion de terre qui leur était respectivement convenable. La bonne intelligence qui régnait entre eux frappa lord Colambre, et fit honneur dans son esprit à M. Burke. Tout le bien que milord avait ouï dire de ces deux hommes, ils le confirmèrent par leurs manières et leurs propos. Lorsqu’ils se furent retirés, lord Colambre témoigna sa surprise, et en même temps sa satisfaction de les voir de si bon accord ; et M. Burke lui dit qu’il en était de même dans beaucoup d’endroits de l’Irlande. Il observa que, « comme le soupçon de mauvaise volonté ne manque jamais de la produire, » il avait aussi remarqué que la supposition qu’il n’en existait point, était le meilleur moyen de concilier les esprits. Il dit que pour plaire aux partis opposés, il n’avait recours à aucun artifice ; mais qu’il s’efforçait de faire bien vivre les gens entr’eux, en les mettant en mesure de connaître mutuellement leurs bonnes qualités, par des réunions sociales, et par un échange de petits services et de bons offices. « Heureusement, » ajouta-t-il, « j’ai tant d’occupations, qu’il ne me reste point de temps à donner à la controverse. Je vais rondement mon chemin ; je me suis fait une règle de ne point me mêler de ce qui n’est que spéculatif. J’évite toutes les discussions qui peuvent aigrir ; il ne m’appartient pas de gouverner le pays ; mon devoir est d’y vivre et d’y faire vivre les autres, le plus doucement possible. »

N’ayant rien à déguiser dans son caractère, ses opinions ou ses circonstances, M. Burke fut franc, ouvert, et sans réserve, dans ses manières et sa conversation ; il répondit nettement aux questions que lui fit lord Colambre, et montra à celui-ci tout ce qu’il désira de voir. Lord Colambre dit qu’il songeait à s’établir en Irlande, et déclara, avec vérité, qu’il n’avait vu aucune autre partie du pays qui eût autant d’attrait pour lui que celle où il se trouvait. Il parcourut, avec M. Burke, la plus grande partie du domaine, et il eut beaucoup d’occasions de se convaincre de l’exactitude du rapport de l’aubergiste, et de reconnaître que M. Burke était un fort galant homme, et un très-bon agent. »

Il lui fit des complimens mérités sur l’état florissant de la ville dé Colambre et des campagnes environnantes.

« Que le propriétaire sera satisfait quand il verra ce que vous avez fait ! » dit lord Colambre.

« Ah ! monsieur, ne m’en parlez pas, cela me navre le cœur : jamais il n’a paru prendre le moindre intérêt à ce que je faisais ; il est très-mécontent de moi, parce que je n’ai pas forcé les tenanciers à payer plus que la terre ne vaut ; parce que je ne leur ai pas extorqué de l’argent au détriment du revenu à venir, et… Mais tout cela doit être inintelligible pour vous, qui êtes Anglais. Il arrivera de tout cela, je le crains, que malgré mon attachement pour lui, et celui qu’ont pour moi, je l’espère du moins, tous les tenanciers, je serai forcé de renoncer à cet emploi. »

« Renoncer à cet emploi ! comment donc, cela ne se peut pas, » s’écria lord Colambre, qui oublia un moment son incognito ; mais M. Burke ne vit en cela qu’une expression de sa bienveillance pour lui.

« Il le faudra, j’en ai peur, continua-t-il ; celui pour qui je gère, lord Clonbrony, est mécontent de moi. Je reçois, sans cesse, d’Angleterre des demandes d’argent, et des plaintes de la lenteur de mes remises. »

— « Peut-être les affaires de lord Clonbrony sont-elles embarrassées, » dit lord Colambre.

— « Je ne parle jamais des affaires de celui qui m’emploie, » répliqua M. Burke, en prenant pour la première fois un air de réserve.

— « Je vous demande pardon, monsieur ; il paraît que vous trouvez ma question indiscrète. »

— « Pour que ma réserve ne vous donne pas de fausses impressions, j’ajouterai monsieur, » reprit M. Burke, « que je ne connais réellement pas l’état des affaires de milord, en général. Je ne sais que ce qui a rapport au bien que j’administre. La portion la plus considérable de la fortune de milord, la terre de Clonbrony, est régie par un autre agent, M. Garraghty.

« Garraghty ! « répéta lord Colambre, » quelle espèce d’homme est-ce ? Mais je tiens pour sûr d’avance que le même absent ne peut avoir le double avantage de deux agens comme M. Burke. »

M. Burke s’inclina et parut flatté d’un compliment qu’il sentait qu’il méritait ; mais il ne dit pas un mot de M. Garraghty, et lord Colambre, craignant de se trahir par quelque question indiscrète, changea de conversation.

Le soir même, la poste apporta une lettre de lord Clonbrony, pour M. Burke qui, après l’avoir lue, la présenta à sa femme, en lui disant :

« Voyez quelle est la récompense de mes services. »

Mistriss Burke jeta un coup d’œil sur la lettre, et, comme elle était très-attachée à son mari et pénétrée de l’idée qu’il méritait un tout autre traitement, elle s’écria avec indignation,

« La récompense de tous vos services en effet ! quel homme ingrat et déraisonnable ! voilà donc le remercîment de tout ce que vous ayez fait pour lord Clonbrony ! »

« Il ne sait pas tout ce que j’ai fait, ma chère !

— « Il n’en est que plus blâmable ! »

— « Il y a grande apparence qu’il ne lit jamais ses comptes, ou qu’il ne les comprend pas. »

— « C’est une chose honteuse ! »

— « Il écoute de faux rapports, il est loin, il ne peut démêler la vérité. »

— « Au lieu de l’excuser, c’est un tort de plus ! une honte, vous dis-je ! »

— « Calmez-vous, ma chère amie ; nous avons la consolation que nous donne une bonne conscience. Ce lord peut m’ôter l’administration de son bien ; mais la conviction que j’ai fait mon devoir, il n’y a ni lord, ni aucun homme sur terre, qui puisse me la donner ou me l’ôter. »

— « Une lettre comme celle-là ! dit mistriss Burke en la reprenant, « il n’a pas même la politesse d’écrire de sa propre main ! sa signature est au bas d’un griffonage qui semble être celui d’un homme ivre, » ajouta-t-elle, en montrant la lettre à lord Colambre qui reconnut à l’instant l’écriture de sir Térence O’Fay.

— « Il est vrai que cela ne ressemble pas à l’écriture d’un homme comme il faut, » dit lord Colambre.

« Quoiqu’il en soit, » la signature de lord Clonbrony est au bas, « dit monsieur Burke, en regardant de plus près ; » oui, je suis sûr que c’est bien la signature de lord Clonbrony. »

Le fils de lord Clonbrony en était sûr aussi ; mais il se garda de donner son opinion sur ce point.

« Je vous en prie, monsieur, lisez cette lettre ; lisez-la, » dit mistriss Burke. « Un homme comme il faut peut avoir une mauvaise écriture, mais aucun n’a pu écrire une lettre semblable à M. Burke. Lisez-la, je vous en prie, monsieur, vous qui avez un peu vu ce qu’a fait monsieur Burke, pour la ville de Colambre, pour les tenanciers, et pour les terres de lord Clonbrony. »

Lord Colambre lut, et il fut convaincu que son père n’avait jamais écrit, ni lu cette lettre, mais qu’il l’avait signée, persuadé que sir Térence avait exprimé ses sentimens de la manière convenable.

« Monsieur,

« Comme je n’ai plus besoin de vos services, je vous fais savoir par cette lettre que mon intention est que d’ici au 1er. novembre, vous ayez fait passer vos comptes et les reliquats qui sont dus, et qui sont plus considérables qu’ils ne devraient l’être à cette époque de l’année, à Nicholas-O’Garraghty-Esq, Collége-Green, à Dublin, qui, à l’avenir, sera mon agent, et qui recevra par le même courrier ma procuration, pour prendre en main et administrer le bien de Colambre, comme celui de Clonbrony, pour

« Monsieur,
« Votre très-humble et
« très-obéissant serviteur, »
Clonbrony,

Grosvenor-Square.

Quoique de faux rapports, le caprice, ou toute autre cause, eussent pu déterminer lord Clonbrony à changer d’agent, lord Colambre était néanmoins certain que son père ne se serait jamais servi de ce style pour exprimer sa volonté ; et, en rendant la lettre à mistriss Burke, il répéta qu’il était convaincu qu’un homme de qualité ne pouvait pas avoir écrit une lettre comme celle-là ; qu’elle avait été rédigée par un subalterne, et que milord l’avait signée sans la lire.

« Ma chère, » je suis fâché que vous ayez montré cette lettre à M. Evans, » dit M. Burke ; « il me fait peine d’exposer lord Clonbrony au blâme. C’est un seigneur bien pensant, qui est induit en erreur par des ignorans, ou des intrigans ; en tout cas, ce n’est pas à nous à le diffamer. »

— « Tant pis pour lui s’il s’expose à cette diffamation ; il faut que le monde sache cela. »

— « Il a eu beaucoup de bontés pour moi dans ma jeunesse, » dit M. Burke. « Il ne faut pas oublier cela maintenant, parce que nous sommes en colère, ma chère amie. »

« Sans doute, vous avez raison, mon ami, nous ne devons pas l’oublier ; mais quel autre que vous aurait pu s’en souvenir dans le premier moment de la colère ? Et vous voyez, monsieur, » dit-elle en se tournant vers lord Colambre, « vous voyez quel homme c’est : croyez-vous qu’il ne soit pas difficile de supporter patiemment qu’on le traite ainsi ? »

« Non seulement difficile, mais impossible, ce me semble, madame, » dit lord Colambre. « Je sais bien que moi, qui suis un étranger, je ne puis m’empêcher d’en être affecté, comme vous voyez que je le suis. »

« Mais les trois quarts des gens qui ne le connaissent pas, » reprit mistriss Burke, « quand ils apprendront que lord Clonbrony lui a ôté l’administration de ce bien, lui supposeront des torts. »

« Non, madame, » dit lord Colambre, « c’est une chose que vous ne devez pas appréhender ; M. Burke peut se confier, à cet égard, à sa réputation. D’après tout ce que j’ai vu et entendu depuis deux jours, je suis convaincu que l’estime et le respect qu’il a acquis et mérités, sont tels, que personne ne le blâmera. »

« Monsieur, je vous remercie, » dit mistriss Burke les larmes aux yeux ; « vous êtes en état de juger, et vous lui rendrez justice. Mais il y a tant de gens qui ne le connaissent pas, et qui jugeront sans connaître les faits ! »

« C’est ce qui arrive en toute occasion, et à tout le monde, ma chère, » dit M. Burke ; « mais nous prendrons patience : le temps redresse, tôt ou tard, tous les jugemens. »

« Mais le plus tôt sera le mieux, » dit mistriss Burke. « M. Evans, j’espère que vous aurez la bonté, si vous entendez discuter cette affaire… »

— « M. Evans demeure dans le pays de Galles, ma chère. »

— « Mais il voyage en Irlande, mon ami, et il nous a dit qu’il retournait à Dublin ; et vous savez que là, il entendra parler de ceci ; et j’espère qu’il me rendra le service de dire ce qu’il a vu, et ce qu’il sait être vrai. »

« Soyez assurée que je rendrai à M. Burke toute la justice qui dépendra de moi, » dit lord Colambre, en se contraignant pour ne pas sortir de son caractère emprunté. Il prit congé de cette famille, le soir même, et partit le lendemain de grand matin.

« Ah ! » dit-il en lui-même, en s’éloignant de cette terre florissante, « Que j’aurais été heureux, établi ici avec une femme comme… comme celle à qui je ne dois plus songer ! »

Il prit le chemin de Clonbrony, l’autre terre de son père et qui était fort éloignée de Colambre. Il avait résolu de savoir quelle espèce d’agent était ce M. Nicholas Garraghty, qui devait remplacer M. Burke, et avoir la procuration de son père pour l’administration des deux domaines.







CHAPITRE X.


Vers le soir du second jour de route, le postillon qui conduisait la chaise de louage de lord Colambre, s’arrêta, et, sautant à bas de la traverse de bois, sur laquelle il était assis, il s’écria :

« Nous voici arrivés au mauvais pas ; le mauvais chemin commence pour nous, ne déplaise à votre Honneur. »

— « Le mauvais chemin ! cela est rare dans ce pays-ci : je n’ai jamais vu d’aussi belles routes que celles que vous avez en Irlande. »

— « Cela est vrai ; et Dieu bénisse votre Honneur qui a la bonté de le remarquer, car c’est ce que ne font pas tous les étrangers de qualité que je conduis. Dieu bénisse votre Honneur ! on m’a dit que vous étiez Gallois ; mais que vous soyez du pays de Galles ou d’ailleurs, je suis sûr que vous êtes un homme comme il faut. »

Malgré la méchante redingote de notre héros, le malin postillon avait jugé, à sa façon de parler, qu’il était homme comme il faut. À force de tirer les chevaux par la tête, et de pousser à la roue, le postillon fit franchir à la voiture l’endroit qu’il dit être le plus difficile du mauvais pas ; mais comme le chemin n’était pas encore, suivant lui, ce qu’on peut appeler bon, il continua à marcher près de la voiture.

— « Il n’est mauvais qu’ici, et cela accidentellement, parce que le propriétaire n’y réside pas ; mais, en sa place, un sous-agent, un mauvais petit coquin, qui fait son profit des routes, et de tout. Moi, Larry Brady, qui le dis à votre Honneur, je suis bien payé pour le savoir, car j’ai eu, avec mon père et mon frère, Pat Brady, le charron, une ferme sous lui ; mais il nous a ruinés, dépouillés ; et mon frère a été forcé de quitter le pays, et il travaille à présent chez un sellier de Londres. Il est banni ! et moi je suis réduit au métier que je fais. Forcé de conduire une voiture de louage, je suis encore victime de cet agent, — il est un fléau pour moi avec ces mauvais chemins qui brisent mes roues et tuent mes chevaux ; mais ce qui me fâche encore plus, c’est que cela fait honte au pays — Que Dieu confonde ce misérable ! »

— « Je connais votre frère ; il travaille chez M. Mordicai, dans Long-acre, à Londres. »

— « Vous le connaissez, monsieur ! ah ! que Dieu vous bénisse ! »

Ils découvrirent en ce moment une troupe d’environ vingt-cinq hommes ou jeunes garçons, qui étaient assis sur des petits tas de pierres, des deux côtés du chemin ; ils étaient armés de masses, dont ils commencèrent à faire usage avec beaucoup d’activité et de fracas, dès qu’ils aperçurent la voiture. La chaise passa au milieu de ces batteries, d’où les pierres volaient de tous côtés.

« Comment cela va-t-il, Jem ? Comment vous portez-vous, Phil ? » dit Larry. « Mais cessez de jouer de la masse, tandis que je m’arrête pour tirer une pierre du pied de ce cheval. Vous travaillez donc à compléter la rente pour Saint-Denis ? »

« Qui avez-vous là-dedans ? » demanda un de ces travailleurs, en s’approchant du postillon, et en montrant du doigt, à la dérobée, la chaise.

— « Oh ! ne craignez point de parler ; c’est un fort honnête homme, un M. Evans, du pays de Galles, qui parcourt le pays, pour y découvrir des mines de cuivre. »

— « Comment le savez-vous, Larry ? »

— « Je le tiens de quelqu’un à qui on l’a dit ; et, de plus, je l’ai vu reconnaître, au premier coup d’œil, une demi-couronne pour être de cuivre, quoiqu’on l’eût plutôt prise pour être de plomb. Mais prêtez-moi un couteau pour que je coupe, dans cette haie, une esse ; car celle de cette roue n’ira pas loin. »

Tandis que Larry travaillait l’esse, tous les scrupules étant écartés, on répondit à sa question sur Saint-Denis et sur la rente.

« Oui, certainement, c’est la rente que nous pilons à présent pour lui ; car il nous a fait dire, il y a huit jours, que le vieux Nick serait ici lundi pour faire une raffle ; et du lundi au samedi il ne reste que six jours francs jusqu’aux assises. Il faut donc que nous en finissions, de manière ou d’autre, pour répondre à la dénonciation, le jour du serment ; car c’est lui et Paddy Hart qui sont eux-mêmes les inspecteurs, et c’est Paddy qui doit prêter le serment. »

— « C’est Saint-Denis, dites-vous ? en ce cas vous devez être tranquilles, il ne sera pas difficile sur le serment ; car, depuis que sa tête est sur ses épaules, Saint-Denis ne s’est pas fait plus de scrupule d’un serment que son frère, le vieux Nick. »

« Sa tête sur ses épaules ! » répéta lord Colambre ; « dites-moi, je vous prie, avez-vous ouï dire que Saint-Denis eût sa tête sur ses épaules ? »

— « Je demande pardon à votre Honneur, mais je ne dis pas cela. »

« N’avez-vous pas entendu parler d’un de vos saints, de Saint-Denis, qui porta sa tête dans ses mains, » dit lord Colambre.

« Oui, le véritable saint, » dit le postillon en changeant de ton, et de l’air, d’un homme offensé ; « je prie votre Honneur de ne pas parler des saints de cette manière. »

— « Et de quel Saint-Denis parliez-vous donc tout à l’heure ? et qui est-ce que vous appelez le vieux Nick ? »

« Le vieux Nick, » dit le postillon en s’approchant de la voiture, et à voix basse, « est le sobriquet que nous donnons à un certain Nicholas Garraghty de Dublin ; et Saint-Denis est son frère Denis, qui est bien le frère du vieux Nick en tout et pour tout, et qui serait volontiers un saint s’il n’était un si grand pécheur. Il demeure ici tout près, et il est sous-agent chez lord Clonbrony, dont le vieux Nick est l’agent principal. Tout ceci n’est qu’une plaisanterie sur leur compte, parmi nous qui ne les aimons point. Quant à lord Clonbrony, c’est un très-bon seigneur, à cela près qu’il est absent, qu’il demeure à Londres, et nous abandonne à des gens de cette espèce. »

Lord Colambre, se contenant, prêta l’oreille avec attention ; mais le postillon, ayant achevé et placé son esse de bois, monta sur sa barre, et partit en disant à milord :

« Ces pauvres gens n’ont pu sauver leurs bestiaux de la saisie, ni eux-mêmes de la prison, qu’en faisant ce chemin. »

— « Travailler aux chemins est donc une chose très-lucrative ? paye-t-on, dans ce pays, les journées plus cher, pour cette sorte d’ouvrage, que pour les autres ? »

— « Oui et non ; ils sont mieux payés, et ils ne le sont pas, ne déplaise à votre Honneur. »

— « Je ne vous comprends pas. »

— « Non, parce que vous êtes Anglais, c’est à dire Gallois — Je demande pardon à votre Honneur ; mais je vous expliquerai cela en allant doucement sur ces pierres, car il n’y a pas moyen d’aller vite. Là où il n’y a aucun brave homme au-dessus de ces sous-agens, comme ici, ils font tout ce qu’ils veulent ; et quand ils ont loué, à prix excessif, à de pauvres gens, la terre qu’ils ont obtenue, à prix raisonnable, du propriétaire ; quand ils les ont grevés au point que ces malheureux ne peuvent payer la rente, ils disent… »

— « Qui ? »

— « Ces sous-agens, qui n’ont pas de conscience. Pas tous, mais quelques-uns, comme Saint-Denis, qui dit : Je vais vous procurer un chemin pour parfaire la rente. — C’est à dire, ne déplaise à votre honneur, que l’agent se fait adjuger, par le grand jury, le marché de tant de perches de chemin à un prix double de ce qu’il en doit coûter réellement pour le faire, — et les tenanciers, par ce moyen, en se chargeant de la route, à l’entreprise et au prix alloué par le comté, sont en état de payer à l’agent les arrérages de la rente, par le profit qu’ils font sur le marché, déduction faite des pommes de terre et du sel. Comprenez-vous ? »

« Je comprends ce que je n’aurais jamais imaginé, » dit lord Colambre ; « mais n’est-ce pas un vol fait au comté ? »

« Cela se peut ; mais, en tout cas, n’est-ce pas pour mon bien et pour le vôtre, ne déplaise à votre Honneur ? » dit Larry d’un air malin.

« Pour mon bien ! » dit lord Colambre en faisant un mouvement de surprise ; « et quel rapport cela peut-il avoir à moi ? »

— « N’avez-vous pas affaire à des chemins, comme moi, quand vous voyagez ? et assurément ils ne seraient jamais faits, si on ne s’y prenait de cette manière ; et c’est le meilleur moyen, car nous avons les plus belles routes du monde. Quand les véritables propriétaires résident dans le pays, il n’y a pas de manigance ; ce sont eux qui gouvernent le grand jury : tous ces subalternes sont mis à l’ordre, et tout va bien. »

Lord Colambre fut très-surpris de voir Larry si bien instruit de la manière dont les affaires du comté se faisaient. Il admira son bon sens et sa perspicacité ; il ignorait, qu’en Irlande, pareille chose n’est pas rare parmi les gens du peuple.

Pendant ces propos de Larry, il jetait les yeux de tous côtés, sur le triste aspect du pays.

— « C’est donc ici le domaine de lord Clonbrony ? »

— « Oui, tout ce que vous voyez, et plus loin que votre vue ne peut s’étendre. Milord Clonbrony a donné ordre, il y a long-temps, de faire ici des plantations de bois, et on a dépensé beaucoup d’argent pour cela. Mais qu’est-il arrivé, et qu’a fait ce sous-agent ? Il a laissé aller les bestiaux dans les plantations ; ils ont mangé le bourgeon et la jeune écorce, et tout a péri ; et il a fallu y renoncer. Il a pris tous les moyens possibles pour détériorer la terre ; elle est demeurée en friche, et on l’a criée au rabais. Puis Saint-Denis a écrit au vieux Nick, à Dublin, et celui-ci au propriétaire, à Londres, que personne n’en voulait, qu’il n’y avait point d’offre ; et elle lui a été adjugée au prix qu’il a voulu. — Oh ! leurs tours ! qu’est-ce qui les connaît, si je ne les connais pas ? »

En cet instant l’attention de lord Colambre se porta sur un homme qui courait à toutes jambes, à travers une tourbière près du chemin, et qui, rendu au bord du fossé, le franchit, et se trouva tout à coup sur le chemin. Il parut d’abord un peu déconcerté en voyant la voiture ; mais il regarda le postillon, qui lui fit un signe, et sourit en disant :

« Il n’y a pas de risque. »

« Puis-je vous demander, mon ami, » lui dit lord Colambre, « ce que vous portez sur votre épaule ? »

— « Ne déplaise à votre Honneur, ce n’est qu’un alambic de contrebande, que j’ai trouvé dans la tourbière, et que je porte bien vite au jaugeur, pour profiter de la découverte et avoir ma part de la récompense. »

« Montez derrière la voiture, » dit le postillon, « je vais vous faire faire un bout de chemin. »

— « Je vous remercie de tout mon cœur ; mais je m’en tiens à mes jambes, » et, se jetant dans an sentier, il reprit sa course.

Lord Colambre, étonné, demanda au postillon ce que cela signifiait.

« La loi, » lui dit Larry, « est que si on trouve un alambic qui travaille en fraude, c’est-à-dire sans une licence pour le whiskey, la moitié de l’amende mise sur la paroisse, appartient à celui qui a fait la découverte ; voilà ce qui fait courir cet homme ; c’est le dénonciateur. »

« D’après ce que j’ai vu de vous, » dit lord Colambre en souriant, « je n’aurais pas cru, Larry, que vous eussiez offert votre assistance à un dénonciateur. »

« Oh ! n’en déplaise à votre Honneur ! » dit Larry en souriant malignement, « ne dois-je pas donner assistance à la loi, quand je le puis ? »

« À peine avait-il prononcé ces mots, à peine le dénonciateur était-il hors de vue, quand, de la même tourbière, arriva sur le chemin un autre homme, une espèce de gentleman, ayant un mouchoir rouge autour du cou, et un fouet, à poignée d’argent, à la main.

« Mon ami, » dit-il au postillon, « avez-vous vu un homme passer par ici ? »

« Qui voulez-vous que j’aie vu ? et si je l’ai vu, pourquoi vous le dirais-je, » répondit Larry d’un ton brusque.

« Allons, ne vous fâchez pas, » dit l’autre en lui glissant dans la main une demi-couronne, « et dites-moi de quel côté il est passé ? »

« Je n’ai que faire de votre argent ! je ne veux pas qu’il me touche ! » dit Larry, « mais si vous voulez suivre mon conseil, vous rebrousserez chemin, et vous irez, à travers champs, du côté de Killogenesawee. »

Cet homme, qui était un employé dans la perception des droits, prit, en conséquence de cet avis, une direction tout opposée à celle du porteur de l’alambic. Lord Colambre reconnut alors que le prétendu dénonciateur n’était occupé que de sauver son propre alambic.

« Le jaugeur, » dit Larry en regardant lord Colambre, « est à la chasse d’un alambic. »

« Et vous l’avez mis sur la mauvaise piste, » dit lord Colambre.

— « Je ne lui ai point menti ; je lui ai dit seulement, si vous voulez suivre mon conseil : — pourquoi a-t-il été assez sot pour prendre mon conseil, quand je ne voulais pas prendre son argent ? »

— « Et c’est ainsi, Larry, que vous donnez assistance à la loi ? »

— « Si les lois voulaient me donner aide, probablement j’en ferais autant pour elles. Mais je ne parle que de ces lois sur les droits ; car je ne sache pas en avoir jamais violé aucune autre. — Mais un pauvre honnête homme, et connu de ses voisins pour tel, ne se fait pas scrupule d’un verre de potsheen. »

« D’un verre de quoi ? comment appelez-vous cela ? » demanda lord Colambre.

— « Potsheen, ne déplaise à votre Honneur ; parce que c’est le petit whiskey qu’on fait dans un alambic caché, autrement un pot ; et sheen, parce que c’est le mot dont nous nous servons en parlant d’une chose que nous aimons, dont nous avons peu, et dont nous voudrions avoir beaucoup : après en avoir bu un verre, il n’y a pas d’homme capable d’aller dénoncer et ruiner les pauvres gens qui le font, car ils se réfugient dans ce domaine, sous la protection de ceux qui les mettent à contribution pour une partie du profit. Quant à moi, je ne les dénoncerai jamais : et, après tout, si la vérité était connue, ce serait lord Clonbrony qui devrait être poursuivi ; car tout cela ne provient que de sa négligence. »

« Je vois que c’est toujours sur ce pauvre lord Clonbrony que tombe le blâme, » dit lord Colambre.

« Parce qu’il est absent, » dit Larry ; « cela n’arriverait pas, s’il était chez lui. Mais votre Honneur me parlait des lois. — Votre Honneur est étranger dans ce pays, et n’est pas au fait de ces choses-là. Pourquoi m’embarrasserai-je des lois sur le whiskey, plus que les gens de qualité, ou que le juge lui-même ? »

— « Que voulez-vous dire ? »

— « Ce que je veux dire ! n’étais-je pas présent moi-même au tribunal, au moment où le juge siégeait et jugeait une affaire d’alambic ? et n’ai-je pas vu un de ses gens traverser la salle avec une petite cruche de potsheen, que le juge préférait au meilleur vin ? et après avoir vu cela, le juge avait beau dire et parler pendant deux heures contre le potsheen et en faveur du fisc, il ne pouvait me persuader. Et ils auront beau faire, avec leurs jaugeurs, leurs inspecteurs, leurs contrôleurs et toute la bande de leurs employés, les uns après les autres, nous saurons toujours bien nous moquer d’eux. N’ai-je pas vu, l’année dernière, tout à côté de chez nous, dix de ces gaillards-là aux trousses d’un distillateur ? et il a été plus fin qu’eux ; et ce sera toujours de même, tant que nous croirons qu’il n’y a pas de mal à cela. »

Dieu sait combien de temps aurait encore duré la dissertation de Larry sur les lois relatives aux distillateurs, si quelqu’autre chose ne lui eût passé par la tête ; mais il vit qu’il approchait de la ville, il prit les rênes, et joua du fouet, pour faire une entrée brillante.

Cette ville n’était autre chose qu’une rangée de misérables cabanes, bâties au-dessous du niveau du chemin, nullement allignées, et dans le plus mauvais état. Point de cheminées ; la fumée sortant par un trou fait au toit, ou par la porte ; un tas de fumier et un bourbier devant chaque porte ; des enfans couverts de sales haillons qui regardaient passer la voiture.

« C’est la ville de Nugent, « dit le postillon, » c’était autrefois un joli endroit, quand lady Clonbrony demeurait chez elle, et en prenait soin. »

Des hommes, des femmes montraient leur tête hors de leur cabane, à travers la fumée, en regardant passer la voiture ; et lord Colambre ne vit que des figures pâles et des physionomies où l’abattement et le désespoir étaient empreints.

« Que ce peuple est misérable ! » s’écria lord Colambre.

— « Ce n’est pourtant pas leur faute, » dit Larry, « car l’un d’eux, mon oncle, était aussi bon travailleur, aussi économe, aussi occupé de ses petites affaires, qu’aucun autre homme qu’il y ait en Irlande ; il était ainsi du moins avant qu’on ne l’eut écrasé et fait mourir de chagrin. J’étais à son enterrement, il y a un an, et si l’agent a un cœur, puisse-t-il pour cela être brûlé.

Lord Colambre interrompit cette malédiction, en frappant sur l’épaule de Larry pour lui faire une question. Larry n’entendant pas bien, tira les rênes et fit cesser le bruit de la voiture.

« Je demande pardon à votre Honneur, mais je n’ai pas bien entendu. »

— « Qui sont ces gens ? » montrant un homme et une femme, dont la figure avait quelque chose d’extraordinaire, et qui sortaient d’une cabane. La femme, sortant la dernière, avait fermé soigneusement la porte et caché la clef sous le chaume ; puis tournant le dos à l’homme, tous deux s’étaient éloignés par différens chemins : la femme était courbée sous le poids d’un gros paquet qu’elle portait sur son dos et qui était couvert d’un jupon jaune, relevé sur ses épaules ; au sommet de ce paquet, la tête d’un enfant paraissait ; un petit garçon, presque nu, la suivait avec un chaudron, et deux petites filles dont une marchait encore à peine, se tenaient accrochées à ses haillons ; c’était un véritable groupe de gueux, La femme s’arrêta, et regarda l’homme.

Cet homme avait une physionomie espagnole et des cheveux gris ; une besace pendait sur son épaule au bout d’un bâton ; de l’autre main il tenait une faucille ; il marchait d’un pas ferme, sans jeter un seul regard en arrière.

« Bonne moisson, John Dolan, » cria Larry, « et bon succès à vous, Winny, voilà pour vous porter bonheur, » ajouta-t-il, en jetant un sol à l’enfant. « Ce sont de pauvres gens, » dit-il alors à lord Colambre « qui vont demander l’aumône dans le pays, tandis que le mari va en Angleterre travailler à la moisson. Et cela n’arriverait pas si le seigneur était ici pour leur donner de l’ouvrage. Cet homme était un bon travailleur dans son temps : je me souviens d’avoir travaillé avec lui dans les jardins, au château de Clonbrony, quand j’étais petit garçon ; mais je ne veux pas retenir votre Honneur, le chemin est bon à présent. »

Le postillon mena la voiture grand train, jusqu’au moment où des pierres brisées, nouvellement jetées sur le chemin, le forcèrent à aller plus doucement. Ils rencontrèrent des charrettes sur lesquelles étaient empilés des lits, des tables, des chaises, des coffres, des balots.

« Comment va, Finnucan ? vous avez là bien du bagage ; venez-vous de Dublin ?

« Je viens de Bray. »

« Et quelles nouvelles ? »

« Grandes nouvelles, et mauvaises pour le vieux Nick, ou pour quelqu’un des siens. Dieu en soit loué ! car je le déteste. »

« Que lui est-il arrivé ?

« Le mari de sa sœur a fait banqueroute. C’est ce gros épicier, cet homme dont la femme avait cette belle maison près de Bray, et ce bel équipage où je l’ai vue si pimpante ; et bien, tout cela est fini, ils sont coulés.

— « N’est-ce que cela ? Ils reviendront sur l’eau, et vous les verrez, je gage, plus grands que jamais. N’ont-ils pas derrière eux, pour procureur, le vieux Nick ? C’est un bon garant.

— « Oh ! comptez sur lui pour cela ! il ne payera pas un denier pour sa sœur, ni ne s’en rendra caution ; et il ne le ferait pas si c’était son père. Je l’ai entendu le lui déclarer à elle-même, dans un moment où je n’aurais pas eu ce courage ; car elle pleurait tant, que j’avais pitié d’elle. »

« Le vilain ! et il a dit cela devant vous ? »

— « Oui, devant moi ; mistriss Raffarty, lui a-t-il dit, c’est votre faute. Vous êtes une extravagante, une folle ; vous l’avez toujours été, et je m’en lave les mains, ce sont ses propres mots. « Et ne puis-je, lui a-t-elle demandé, » envoyer les lits et leurs garnitures, et tout ce que je pourrai sauver, au château de Clonbrony, pour le mettre à couvert des créanciers ? Et ne me permettrez-vous pas d’aller y cacher ma honte jusqu’à ce que le premier bruit soit passé ? — Vous le pouvez si vous le voulez, lui a-t-il répondu, peu m’importe ; mais souvenez-vous que je suis privilégié sur ces meubles. » Voilà tout ce qu’elle a obtenu de lui. Ils vont donc arriver tous, lundi prochain ; et voilà ses meubles. En vérité, elle faisait compassion, elle sanglottait ; et son propre frère la traitait avec cette dureté ; et c’est pourtant une dame. »

« Assurément elle n’est pas dame de naissance, pas plus que lui n’est un monsieur ; mais ce n’est pas une excuse pour lui. Son cœur est aussi dur qu’une pierre, « dit Larry ; » mes parens le savent depuis long-temps, et les siens le savent à présent, et pourquoi nous plaindrions-nous, puisqu’il est aussi cruel pour son propre sang que pour nous ? »

Se consolant ainsi, et souhaitant bon voyage au charretier, Larry partait, quand le charretier le rappela, et lui montra une maison portant pour enseigne un fer à cheval, et une bouteille suspendue en dehors de la fenêtre, pour avertir qu’on trouvait là du whiskey.

« À la bonne heure, « dit Larry. » Je ne me le refuserai pas, car je n’ai aujourd’hui que cette consolation en ce monde. Je demande pardon à votre Honneur, monsieur, pour une minute, « ajouta-t-il, en jetant les rênes dans la voiture, à lord Colambre, et en sautant à terre. Toutes les représentations pour le rappeler furent vaines ; milord y perdit ses poumons. Larry s’élança, avec le charretier, dans la maison où on trouvait du whiskey, reparut avant que lord Colambre eût eu le temps de descendre de voiture, remonta sur son siége, prit les rênes, et dit : « grand merci à votre Honneur, je vais vous mettre dans Clonbrony avant qu’il soit tout-à-fait nuit, quoique le jour tombe déjà, et qu’il y ait encore d’ici là quatre grands milles ; mais un éperon dans la tête, en vaut deux aux talons. »

Larry, pour démontrer la vérité de son axiome favori, mena la voiture d’un tel train, à travers de grosses pierres qui avaient été laissées sur le chemin, que lord Colambre se vit en grand danger ; et trouvant, danger à part, que ce cahotage était insupportable, il s’en prit aux épaules de Larry, le tirant, le poussant et le priant d’aller plus doucement, le tout en vain ; tant que la roue ayant frappé sur un tas de pierres, à un tournant, l’esse de bois sauta, et la chaise versa ; lord Colambre en fut quitte pour quelques contusions, et se tint fort heureux de n’avoir pas une jambe ou un bras cassés.

« Je demande pardon à votre honneur, » dit Larry, devenu sage tout-à-coup. « Je suis content de voir qu’il ne vous est pas arrivé plus de mal ; plus content que si on me donnait la plus belle paire de bottes que j’aie jamais vue. C’est l’esse qui a manqué, qui en est cause, et ce tas de pierres qu’on devrait mettre à l’amende, s’il y avait une justice dans le pays. »

« Le timon est cassé, comment allons-nous sortir d’ici ? » dit lord Colambre.

— « Malédiction ! malédiction ! et il n’y a pas de maréchal plus près qu’à Clonbrony ; et je n’ai pas même une corde. Ce serait folie d’y songer ; nous ne pouvons aller à Clonbrony, ni faire un pas en avant ou en arrière, ce soir.

« Pensez-vous donc me laisser toute la nuit sur le grand chemin ? » s’écria lord Colambre, tout-à-fait courroucé.

« Est-ce moi ! n’en déplaise à votre Honneur. Je ne voudrais pas traiter de la sorte un homme comme il faut, à moins que je ne pusse absolument faire autrement, » répliqua le postillon d’un grand sang-froid ; puis, sautant dans le fossé, il grimpa de l’autre côté, et dit : « si votre Honneur veut me donner la main, je m’en vais vous tirer de ce côté-ci ; les chevaux resteront tranquilles pendant que je vous conduirai à une maison où vous serez bien logé cette nuit, chez la veuve du frère du mari de ma sœur, et où vous dormirez aussi bien que vous ayiez jamais dormi de votre vie, car le vieux Nick ou St.-Denis, ne les a pas encore travaillés ; et votre Honneur sera là, sans comparaison, beaucoup mieux qu’à l’auberge de Clonbrony, qui n’a seulement pas de toit. Mais où diable trouverai-je la main de votre Honneur, car il fait déjà si nuit que je n’y vois goutte. Ah ! je la tiens ; bon, maintenant vous voilà en sûreté ; voyez-vous cette lumière là-bas, c’est la maison. »

— « Allez leur demander s’ils peuvent nous loger cette nuit. »

— « Qu’ai-je besoin de demander quand je vois la lumière ? Ils seront tous fiers, j’en suis sûr, de vous donner tous les lits de la maison, sauf un seul. Prenez garde seulement aux sillons de pommes de terre, et suivez-moi exactement. Je vais aller au devant du chien qui me connaît, et qui pourrait être farouche pour votre Honneur. »

« Soyez le bien venu, » furent les premiers mots que lord Colambre entendit en approchant de la chaumière ; et le son de la voix, aussi bien que la physionomie de la vieille, qui sortit avec sa chandelle pour éclairer le sentier, ne laissaient pas de doute sur la sincérité de cette expression. En entrant, lord Colambre vit un bon petit feu, et une jeune femme, fort proprement vêtue, qui le soufflait ; elle fit la révérence, mit dans un coin son rouet, et plaça un escabeau auprès du feu pour l’étranger ; puis, répétant à voix basse : « soyez le bien venu, » elle se retira.

« Prenez quelques œufs, ma chère ; il y en a beaucoup dans le panier, » dit la vieille en la rappelant. » Je vais arranger le lard. N’est-il pas fort heureux que nous ayions encore été levées ? Notre garçon est déjà couché ; mais éveillez-le, » dit-elle en s’adressant au postillon, « et il vous aidera à prendre soin de vos chevaux. »

Mais Larry préféra aller avec ses chevaux à Clonbrony, afin de faire réparer plus promptement la chaise pour son Honneur. On mit la table ; on y plaça des assiettes de bois très-propres. On servit des pommes de terre bien chaudes, du lait, des œufs, du lard ; et le tout fut offert de bon cœur.

— « Donnez donc le sel, ma chère ; — Et le beurre, mon enfant ; — Où avez-vous donc la tête ce soir, Grâce ? »

« Grâce ! » répéta lord Colambre en levant la tête ; et pour s’excuser de cette exclamation involontaire, il ajouta « Grâce est-il donc un nom commun en Irlande ? »

« Je ne saurais le dire à votre Honneur ; tout ce que je sais, c’est qu’il lui a été donné par lady Clonbrony, du nom de sa propre nièce, que Dieu bénisse ! Et milady a toujours été bien bonne pour nous, et pour tous, quand elle demeurait ici ; mais ce temps est passé, » dit la vieille en poussant un soupir. La jeune femme soupira aussi ; et, s’asseyant auprès du feu, elle se mit à compter les coches faites à un petit morceau de bois qu’elle tenait en sa main ; et, après les avoir comptées, elle soupira encore.

« Mais ne soupirez donc plus, Grâce, » dit la vieille ; « des soupirs font une mauvaise sauce au souper de ce voyageur, et nous ne l’en importunerons plus, » ajouta-t-elle en se tournant vers lord Colambre avec un sourire.

— « Votre œuf est-il cuit à votre goût ? »

— « Parfaitement ; je vous remercie. »

— « Je voudrais pour vous que ce fût un poulet, et c’en eût été un bien rôti, si nous en avions eu le temps. Je voudrais vous voir manger un autre œuf. »

— « Pas davantage ; je vous remercie, ma bonne dame : de ma vie je n’ai fait un meilleur souper, ni reçu un meilleur accueil. »

— « Oh ! le bon accueil est tout ce que nous avons à offrir. »

« Puis-je vous demander ce que c’est que cela ? » dit lord Colambre en montrant le petit bâton chargé d’entailles que la jeune femme tenait en sa main, et sur lequel elle avait encore les yeux fixés. »

— « C’est une taille, monsieur — Mais vous êtes étranger ; c’est avec cela que les ouvriers tiennent le compte de leurs journées avec l’inspecteur. Chacun, de son côté, fait une coche pour chaque journée, et quand nous réglons ce sont les coches qui font foi. Et il y a eu une erreur commise ; il y a un mécompte, une dispute entre notre garçon et l’inspecteur — Et elle comptait les coches pour le garçon qui est au lit, bien fatigué ; car en vérité il se tue à travailler. »

— « Avez-vous encore besoin de moi, chère mère ? » dit la jeune fille en se levant, et en détournant son visage.

— « Non, mon enfant, allez-vous-en ; car je vois que vous avez le cœur gros. »

Elle sortit à l’instant.

« Ce garçon est-il son frère ? » demanda lord Colambre.

« Non, c’est son amoureux, » dit la vieille en baissant la voix ; « car elle n’est pas ma fille, quoiqu’elle m’appelle sa mère. Le garçon est mon fils ; mais j’ai peur qu’ils soient obligés de renoncer à se marier ensemble ; car ils sont trop pauvres et le temps est dur, et les agens sont plus durs que le temps. Ils sont deux, l’agent et le sous-agent ; et entre eux, ils dévorent la substance des pauvres gens, et les réduisent à rien ; mais nous ne vous parlerons pas de cela à présent, il faut vous laisser dormir : la chambre est prête, et voici la chandelle. »

Elle le fit entrer dans une chambre fort petite, mais très-propre.

« Que ce lit me paraît bon ! » dit lord Colambre.

« Ah ! ces rideaux à carreaux rouges durent depuis long-temps, » dit la vieille en les abaissant. « Ils m’ont été donnés par une bonne dame qui me voulait du bien, mais qui est bien loin à présent, par-delà les mers, milady Clonbrony ; et ils ont été faits par les plus jolies mains que vous puissiez jamais avoir vues, celles de sa nièce, miss Nugent, qui n’était encore alors qu’un enfant. C’est un ange ! mais elle est bien loin aussi ! »

La vieille essuya une larme qui lui coulait sur la joue, et lord Colambre fit tout ce qu’il put pour cacher son émotion. La vieille posa la chandelle sur la table, et milord se mit au lit ; mais il ne put de long-temps s’endormir : de douces et de tristes pensées l’occupaient alternativement.







CHAPITRE XI.


La bouilloire était au feu, tout l’appareil du thé était préparé ; car la bonne femme, qui avait pensé que son hôte voudrait avoir du thé à son déjeûner, avait envoyé chercher à Clonbrony une once de thé, un quarteron de sucre et du pain blanc ; et il y avait sur la petite table, de bonne crème, du lait, du beurre et des œufs ; tout promettait un excellent déjeuner. La matinée était fraîche, et sur l’âtre, bien balayé, il y avait un bon feu. La vieille était assise au coin de la cheminée, derrière un petit mur, blanchi, et construit dans la chambre, pour garantir les gens assis près de la cheminée du vent de la porte. Il y avait dans ce mur, à hauteur de tête d’une personne assise, une de ces petites ouvertures qu’on nomme vagistas. Les rayons du soleil levant pénétraient à travers cette ouverture, et portaient sur le visage de la vieille qui tricotait ; lord Colambre admira sa physionomie. Jamais il n’en avait vu de plus belle ; des yeux spirituels, un sourire de bienveillance, une expression naturelle de gaîté, comprimée par l’âge et le malheur.

— « Bonjour mon bon monsieur ! j’espère que vous avez bien passé la nuit ? nous avons une belle matinée pour ce jour de fête ; ma petite Grâce a été aux prières du matin, il faudra donc que votre Honneur se contente d’une vieille femme pour lui faire le thé ; et si vous prenez du stirabout, je m’engage à le faire à votre goût ; car, par bonheur, j’ai tout ce qu’il faut pour cela : le meûnier, la dernière fois que Grâce a été au moulin, lui a fait cadeau d’un peu de belle farine. »

Lord Colambre fit la remarque que ce meûnier avait bon goût, et en prit occasion de louer la beauté de Grâce. La vieille sourit, mais elle changea de conversation.

« Voyez, » dit-elle, en regardant par la fenêtre, « n’est-ce pas là un joli jardin que mon garçon a fait, pour elle et pour moi, à ses heures de déjeûner et de dîner ? Ah ! c’est un brave garçon et un bon travailleur ; et le bon fils mérite une bonne femme, et c’est lui qui fera un bon mari ; et, de tout mon cœur, c’est lui, et pas d’autre, qui aura Grâce, et Grâce sera aussi à lui de tout son cœur. Et je leur dis de prendre courage, et d’espérer que tout ira bien ; car à quoi bon craindre le mal avant qu’il arrive ? »

Lord Colambre désira savoir quel était le mal qu’ils appréhendaient.

« S’il n’y a pas d’indiscrétion, de la part d’un étranger, à vous le demander, et si de me le dire ne vous chagrine pas ? »

— « Oh ! ce n’est pas une indiscrétion de votre part ; c’est une bonté, et on n’est jamais étranger pour les gens dont on plaint la peine ; et, quant à moi, je sais parler de mes embarras sans m’en chagriner. Je vais donc vous dire tout, et le pis du pire, s’il faut qu’il arrive ; et c’est qu’il faut que nous quittions ce bon petit endroit, et la maison, et la ferme et tout, et que nous l’abandonnions à l’agent. Ce qui serait pourtant bien dur pour nous, et pour moi qui suis veuve, après que mon mari a fait tant de bien à la terre. Et si votre Honneur s’y entendait, vous pourriez voir, en sortant un moment, tout ce qu’il a fait : il a bâti cette maison, il a tout créé ; mais il a plu au ciel de l’appeler. Soit ; il était trop bon pour ce monde, et je m’y résigne. Je ne me plains pas ; j’ai bonne confiance que nous nous retrouverons dans le ciel, et que nous y serons heureux. En attendant, j’ai mon garçon qui me rendra aussi heureuse qu’une veuve puisse l’être sur terre, si l’agent ne l’en empêche pas. Et je ne puis croire que l’agent, quoique tous ceux qui le connaissent l’appellent le vieux Nick, soit assez méchant pour nous prendre ce qu’il ne nous a jamais donné. C’est notre bon seigneur lui-même qui nous a accordé le bail ; le temps est expiré, et voilà la fin de l’année ; mais nous avions une promesse de renouvellement, par écrit, de la main de milord. Que Dieu le bénisse ! s’il n’était pas absent, il serait aussi bon que sa parole, et nous serions en sûreté et heureux. »

« Mais si vous avez une promesse de renouvellement, par écrit, vous êtes en sûreté, que votre seigneur soit absent ou présent, » dit lord Colambre.

— « Ah ! non ; cela fait une grande différence, quand il n’y a personne qui ait l’œil ou la main sur l’agent. Je ne voudrais dire de mal, ni même en penser, de lui ni de personne ; mais quand il serait un ange, il ne saurait savoir les choses, et rendre justice aux tenanciers, demeurant, comme il fait, à Dublin, et ne venant dans le pays qu’aux jours de recette, pour faire raffle, ramasser bien vite la rente, et retourner en ville : il reste tout juste le temps de compter notre argent et de nous donner un reçu, — Bien heureux même quand nous pouvons l’avoir ! mais il n’a pas le temps de nous voir et de nous entendre, d’examiner les améliorations, ou d’écouter nos plaintes. Oh ! c’est sûrement une bonne excuse pour lui, si cela pouvait nous consoler, » dit la vieille en souriant.

« Mais s’il ne demeure pas au milieu de vous, n’a-t-il pas un sous-agent dans le pays ? » dit lord Colambre.

— « Il y en a un. »

— « Celui-là doit connaître vos affaires ; s’en occupe-t-il ? »

— « Il doit les connaître ; mais quant à s’en occuper, votre Honneur sait bien que chacun en ce monde doit s’occuper des siennes, et ce monde n’en vaudrait même que mieux si cela était toujours ainsi. Il y a en tout bien des choses qu’on ne voit pas d’abord. M. Denis voulait que Grâce fût la femme de son inspecteur ; mais Grâce ne l’a pas voulu. Et M. Denis, lui-même, lui faisait les yeux doux ; mais Grâce est fière, peut-être un peu trop, et il a une dent contre nous depuis lors. Mais cependant, » ajouta-t-elle, après un moment de silence, « je crois, comme vous dites, que nous sommes en sûreté ; car nous avons cette note au crayon, au dos du bail, et écrite de la main de mon bon seigneur, au moment où il montait en voiture pour partir tout-à-fait ; et je n’oublierai jamais le sourire de celle qui nous valut cette bonne fortune, miss Grâce. — Précisément quand elle partait pour l’Angleterre, pour Londres, si jeune, songer à s’arrêter et à s’occuper de moi ! ah ! si vous pouviez la voir et la connaître comme je la connaissais ! C’était l’ange consolateur sur la terre, son air, sa voix, son cœur, tout ! plût à Dieu qu’elle fût ici en ce moment ! Mais ne vous êtes-vous pas échaudé ? » dit la veuve à lord Colambre ; « sûrement vous vous êtes brûlé : vous avez versé de l’eau de la bouilloire sur votre main, et elle est bien chaude ! Ah ! c’est pitié de songer qu’un si jeune homme a la main aussi tremblante qu’une vieille femme comme moi ! »

Heureusement, pour l’empêcher de continuer ses observations sur le visage de lord Colambre aussi bien que sur sa main, et d’y découvrir plus de choses que lord Colambre n’en voulait laisser voir, Grâce entra en cet instant.

« Soyez tranquille, chère mère, voilà le bail ! » dit Grâce en jetant un paquet sur les genoux de la veuve. La bonne femme leva les mains au ciel, en tenant le bail. « Dieu soit loué ! » dit-elle. Grâce se jeta sur le premier siége qu’elle rencontra ; elle était rouge et essoufflée, et elle détacha les cordons de son bonnet et de sa mante. « Ah ! que je suis lasse ! » dit-elle ; mais revenant à elle, et se levant, elle salua l’étranger.

« Qu’est-ce qui vous a si fort fatiguée, ma chère ? »

— « Comment donc ! après la prière, nous avons eu à courir, je vous assure ; car l’agent n’y était pas. Nous avons été chez lui, il n’y était pas non plus ; il nous a fallu monter jusqu’au château, et là, par bonheur, nous avons trouvé M. Nick Garraghty, qui est arrivé de Dublin, et qui avait le bail à la main. Il l’a cacheté, comme vous le voyez, et me l’a remis fort poliment. Je ne l’ai jamais vu si bon, quoiqu’il m’ait offert un verre de liqueur ; ce qui n’était pas trop décent, vis-à-vis d’une jeune femme, le matin, comme Bryan me l’a fait remarquer depuis. Bryan n’a pas voulu en boire non plus, car il n’en boit jamais. Nous avons rencontré M. Denis et l’inspecteur, en revenant à la maison, et il dit qu’il faut payer la rente demain, sans quoi, au lieu de renouveler le bail, il saisira tout et le fera vendre. Ma chère mère, je serais tombée en chemin, à force de marcher, si je n’avais eu, le bras de Bryan. »

— « Je m’étonne de vous voir si faible, vous qui étiez si forte, mon enfant : d’où vient cela ? »

— « Mais si nous pouvions vendre la vache, même à bas prix, à M. Denis, qui en a grande envie, ne ferions-nous pas bien, ma chère mère ? Avec cela et ma laine filée, que mistriss Garraghty m’a dit qu’elle prendrait, nous compléterons la rente, et Bryan n’aura plus que faire de nous parler d’Amérique. Mais il faut payer en guinées d’or ; l’agent ne recevra la rente d’aucune autre façon, et vous n’aurez pas une guinée à moins de cinq schellings. Mais c’est égal ; je puis vendre ma robe neuve à quelqu’un qui en a envie, et cela paiera le change pour de l’or. Et même, si cela ne suffit pas, j’ajouterai cette mante ; elle est belle : j’ai une amie qui sera bien aise de l’acheter, et je m’en passerai bien. Je me passerais de tout plutôt que de le voir forcé à nous parler encore d’émigrer, ou, ce qui serait encore pis, de s’enrôler pour nous sauver de la geôle, et d’aller lui-même à l’hôpital, ou peut-être au tombeau, ma mère ! »

— « Mon enfant ! voilà ce qui vous rend faible. Ne vous tourmentez pas de cette façon. Voilà le bail, et cela doit nous donner du courage ; les soldats partiront de Clonbrony demain matin, et de ce côté vous n’aurez plus peur. Quant à partir pour l’Amérique, cela est bon pour parler. Je ne le lui permettrai pas, et il est obéissant. Je vendrais mon buffet et mon lit, plutôt que de vous laisser vendre rien de ce qui vous appartient, ma chère. Promettez-moi que vous ne vendrez rien. Mais pourquoi Bryan n’est-il pas venu jusqu’ici avec vous, Grâce ? »

« Il m’aurait accompagnée jusqu’à la maison, » dit Grâce, « s’il n’avait été à la montagne chercher des pierres pour ce monsieur ; car il y a songé ce matin, quoique j’aie honte de dire que je n’y ai pas songé, même en entrant ici ; car je ne vous aurais pas dit ce que je vous ai dit, si j’avais pensé que ce monsieur était là. Tenez, voilà Bryan, ma mère. »

Bryan entra, ayant fort chaud et haletant, avec son chapeau plein de pierres. « Bonjour à votre Honneur ; j’étais couché hier au soir, et je suis fâché qu’on ne m’ait pas éveillé pour vous servir. Larry nous a dit ce matin que vous étiez du pays de Galles, et que vous cherchiez des mines en Irlande. Et j’ai ouï dire qu’il y en avait une dans notre montagne : peut-être vous serez curieux de la voir ; et je vous porte les meilleurs échantillons que j’aie pu trouver, car je ne m’y connais pas. »

« Ni moi, » dit en lui-même lord Colambre ; mais il remercia le jeune homme, et résolut de tirer parti de la méprise de Larry. Il examina les pierres fort gravement, en disant qu’elles promettaient, et en prononçant, au hasard, tous les mots dont il put se souvenir, de pierre calaminaire, de shiste, etc.

« C’est le bail ! n’est-ce pas, » s’écria le jeune homme, les yeux brillans de joie, quand sa mère lui présenta le paquet. « Nous voilà bien ! et lui est un honnête homme ; j’ai honte de l’avoir soupçonné de nous vouloir du mal. Prêtez-moi ce papier. »

Il rompit le cachet et défit l’enveloppe. « C’est bien le bail, et j’avais grand tort ! — Mais attendez un peu ; où est la note ? — « Elle y est sûrement, » dit la mère, « écrite avec le crayon de milord — Je ne sais pas lire — Grâce, ma chère, regardez-y. »

Le jeune homme remit le bail à Grâce, et demeura muet.

« Elle n’y est pas ! elle est effacée ! il n’y en a pas trace ! »

« Bonté divine ! cela ne se peut pas, » dit la vieille en mettant ses lunettes — « Montrez-moi ; je me rappelle bien l’endroit. »

« Elle est effacée — tout-à-fait ! oh ! que j’ai été sotte ! mais qui aurait pu croire qu’il fût aussi coquin ? »

Le jeune homme paraissait ne plus rien voir, ne plus rien entendre ; il était absorbé dans ses pensées.

Grâce, les yeux fixés sur lui, devint pâle comme la mort. « Il partira ! il est parti ! »

« Elle s’évanouit ! » s’écria lord Colambre ; et la mère la reçut dans ses bras, au moment où elle tombait.

« La chaise est prête, si votre Honneur veut partir, » dit Larry en entrant. « Dieu ait pitié de moi ! qu’est-ce que je vois ? »

« De l’air ! elle revient, » dit le jeune homme ; « buvez une goutte d’eau, ma chère Grâce. »

« Jeune homme, je vous promets » dit lord Colambre, (en prenant un ton de maître, et en frappant sur l’épaule du jeune homme qui était à genoux aux pieds de Grâce ;) mais se contenant, il poursuivit d’un ton plus calme : « je vous promets que je n’oublierai jamais l’hospitalité que j’ai reçue dans cette maison ; je suis fâché d’être obligé de vous quitter, quand vous êtes dans la détresse. »

Après avoir articulé ces mots avec peine, il sortit précipitamment et monta en voiture. « Rentrez chez eux, » dit-il au postillon, « et demandez-leur, en cas que je sois forcé de rester encore un jour ou deux dans le pays, s’ils veulent me permettre de revenir ce soir coucher chez eux. — Restez, attendez un moment — Tenez, donnez cet argent à la bonne femme. »

Le postillon alla et revint.

« Elle ne veut pas absolument ; j’étais sûr qu’elle ne voudrait pas. »

— « Eh bien donc, je lui suis obligé de m’avoir logé une nuit ; je n’ai pas droit d’en espérer davantage. »

— « Qu’est-ce que c’est ! assurément elle m’a dit de vous dire que vous seriez le bien venu, que vous étiez un bon monsieur, et que vous aviez un excellent cœur. Mais voici l’argent ; c’est cela que je vous ai dit qu’elle ne voulait pas. »

— « Je vous remercie. À présent, mon ami Larry, menez-moi à Clonbrony, et n’ouvrez plus la bouche ; car je ne suis pas, en ce moment, d’humeur à faire la conversation. »

Larry fit un signe de tête, monta sur son siège et partit pour Clonbrony. Ce lieu avait, en ce moment, un aspect fort triste. Les maisons qui avaient été mieux bâties que de coutume dans le pays, étaient maintenant dans un état de ruine ; les fenêtres n’avaient plus de vitres, et les toitures étaient fort endommagées. Lord Colambre attribua, en grande partie, le silence qu’il remarquait, à ce que c’était un jour de fête, et que par conséquent les boutiques étaient fermées et tout le monde à l’église. Il descendit à l’auberge qui répondait parfaitement à la description que Larry lui en avait faite. Il n’y vit qu’un valet ivre, qui lui fit entendre de son mieux que sa maîtresse était retenue au lit depuis huit jours, que le valet d’écurie était allé chez la blanchisseuse, et que le cuisinier était à l’église.

Lord Colambre alla à l’église ; il en trouva la porte fermée et à moitié bridée. — Il vit un veau, deux petits cochons et un âne dans le cimetière ; et des petits garçons, tout déguenillés, jouaient à… sur la pierre d’une tombe qu’il reconnut en l’examinant, pour un monument de sa propre famille. — Un des petits garçons dit à lord Colambre qu’il était inutile d’aller à l’églige, qu’il n’y avait pas d’office là ; qu’on ne l’y disait pas depuis un an, parce qu’il n’y avait pas de vicaire ; que quant au ministre, il était toujours absent, depuis que le seigneur n’habitait plus l’endroit, ni lui ni personne de sa famille.

Lord Colambre retourna à l’auberge, où, après avoir attendu long-temps un dîner, il y renonça ; et, dans l’après-midi, il se promena encore par la ville. Il trouva des cabarets à bierre, ouverts, et pleins de gens qui paraissaient fort affairés, et qui étaient très-bruyans. Il remarqua que cette agitation provenait d’une affiche annonçant que différentes fermes du domaine de Clonbrony allaient être adjugées par M. Nicholas Garraghty. Il ne put s’empêcher de sourire, en se trouvant incognito témoin et confident de différentes manœuvres, pour déjouer les agens et frauder le propriétaire. Mais tout à coup la scène changea ; un petit garçon accourut en criant : « Saint-Denis, à cheval, descend la côte et va entrer en ville, et si vous n’avez pas de licence, prenez garde à vous, Brannagan. »

Brannagan arracha à l’instant à un de ses hôtes, un verre de whiskey qu’il n’avait pas encore porté à ses lèvres. Celui-ci, fort mécontent ; se récria ; mais Brannagan, sans l’écouter, remit à sa femme le verre et la bouteille qu’il avait en main ; la femme avala la liqueur et courut cacher la bouteille et le verre, tandis que les assistant riaient, en disant : « c’est bien pensé, Peggy ! »

« Sortez tous par la porte de derrière, pour l’amour de Dieu, et si vous ne voulez pas me ruiner, » dit le maître de la maison, en dressant une échelle dans un coin de la boutique, « Philippe, hisse-moi vite le barril au grenier, » ajouta-t-il en grimpant à l’échelle, « et qu’un de vous monte au haut de la rue, et avertisse Rose Mr Givney, car elle en vend aussi.

Le barril fut hissé, l’échelle enlevée, tout le monde congédié ; on ferma les volets, on mit les barres à la porte, on nettoya le comptoir.

« Prenez vos pierres, monsieur, s’il vous plaît, » dit la femme en frottant le comptoir, « et ne dites rien de ce que vous avez vu. Si on vous questionne, répondez que vous êtes un étranger, que vous cherchez un logement, ou que vous attendez M. Denis. Il n’y a plus d’odeur de whiskey ici, monsieur, n’est-ce pas ? »

Lord Colambre ne put pas lui assurer positivement qu’il n’y en eût plus, mais il dit qu’il espérait qu’elle n’était pas assez forte pour qu’on s’en aperçut.

« Et quand il s’en apercevrait, » dit la femme, « qu’est-ce que cela signifierait ? L’odeur du whiskey peut se trouver partout naturellement, et elle ne peut faire preuve contre personne.

« Maintenant Saint-Denis peut venir tant qu’il voudra, ou le vieux Nick lui-même. » Elle attacha un mouchoir bleu sur sa tête, et feignit un grand mal aux dents.

Lord Colambre se retourna, pour parler au maître de la maison.

« Il est au lit tranquillement, » dit sa femme. »

— « Au lit ! et depuis quand ?

— « Pendant que vous regardiez de ce côté-ci, et que je mettais ce mouchoir sur mon visage dans cette chambre : voyez, il est bien couché. »

Et il était en effet dans son lit, et bien enveloppé de ses couvertures.

On frappa fortement à la porte.

« C’est Saint-Denis lui-même ! — Attendez que j’ôte les barres de la porte, » dit la femme ; et, faisant beaucoup de difficultés, elle le laissa entrer, en se lamentant et en disant :

« Nous étions tous retirés pour la nuit, monsieur et je souffre beaucoup d’un mal de dents ; cet étranger que nous logeons, allait manger un œuf avant de se mettre au lit ; mon mari y est, et dort depuis long-temps. »

Avec un air magistral, mais cependant comme un homme fort attrapé, M. Denis Garraghty entra, regarda dans la chambre, vit le bon homme de la maison dormant, l’entendit ronfler ; puis il revint, et demanda à lord Colambre qui il était, et ce qu’il faisait là.

Notre héros dit qu’il était Anglais et voyageur ; et devenu plus hardi depuis qu’il se trouvait géologiste, il parla de ses échantillons et de l’espoir qu’il avait conçu de trouver une mine dans les montagnes voisines. Prenant alors autant qu’il lui fut possible, le ton servile et les manières soumises qu’il fallait avoir avec M. Denis, il dit qu’il espérait obtenir protection et encouragement de l’administrateur de ce domaine.

— « Pour l’exploiter, n’est-ce pas ? Fort bien. Mais ne me tourmentez pas là-dessus à présent. Je ne puis, mon ami, vous écouter, j’ai d’autres affaires. »

Et il sortit en se carrant, « Collez-vous à lui et suivez-le par la ville, si vous voulez avoir une réponse, » dit la femme à voix basse. Lord Colambre le suivit, car il voulait voir la fin de cette scène.

« Eh bien, monsieur, pourquoi me suivez-vous comme mon ombre ? » dit Saint-Denis en se tournant brusquement vers lord Colambre.

Milord s’inclina profondément. » J’attends, monsieur, une réponse de vous, quand vous aurez le loisir de me la faire. Ou si vous me le permettez, je me présenterai chez vous demain. »

— « Vous me paraissez un fort honnête garçon ; mais pour exploiter cette mine, je ne sais trop… Nous verrons, si vous l’entreprenez à vos frais. Je crois bien qu’il y a du minérai ici. Vous pouvez venir au château demain matin, et quand mon frère aura fini avec les tenanciers, je lui dirai un mot en votre faveur ; nous en conférerons ensemble, nous verrons ce qu’on peut faire pour vous. Il est trop tard ce soir ; en Irlande personne ne parle d’affaires à un homme comme il faut, après le dîner. Votre serviteur, monsieur, tout le monde vous enseignera le chemin du château demain dans la matinée ; » et, traversant la rue, il joignit de l’autre côté un homme qui paraissait l’y attendre ; il entra avec lui sous une porte et lui remit un sac de guinées. Il demanda alors son cheval qui lui fut amené par un homme à qui lord Colambre avait entendu dire qu’il se mettrait sur les rangs pour les fermages affichés ; un autre, qui avait la même intention, tint respectueusement l’étrier pour Saint-Denis, qui monta à cheval sans faire la moindre attention à eux, piqua des deux, et partit au galop. Il n’avait, en effet, que faire de remercier ces gens-là ; car dès qu’il fut éloigné, ils le maudirent à la façon de leur pays.

« Je voudrais, » dirent-ils chacun de son côté, « que le diable t’emportât et te rompît le cou avant que tu fusses arrivé chez toi, n’était le bail que tu dois me passer demain, et que j’ai bien payé ! »

Lord Colambre suivit la foule dans une maison publique, et là il vit une nouvelle scène.

L’homme à qui Saint-Denis avait remis un sac de guinées, vendait cet or aux tenanciers qui devaient payer la rente le lendemain.

L’agent ne recevait que de l’or. Les mêmes guinées furent achetées et vendues plusieurs fois, et toujours au profit de l’agent ; car à mesure que les uns payaient la rente, les guinées reçues d’eux étaient de nouveau vendues à d’autres qui avaient encore à payer : et les remises se faisaient par des banquiers au propriétaire qui, comme le dit à lord Colambre l’homme qui lui expliquait tout cet agiotage, ne gagnait rien à cela que les malédictions des tenanciers.

Pendant tout ce marchandage de guinées, et les difficultés qui s’élevaient sur la bonté des billets, parmi les pauvres tenanciers qui ne savaient ni lire ni écrire, et qui étaient à la merci de l’homme au sac, lord Colambre eut tout le temps de respirer l’odeur du tabac et celle du whiskey, et d’entendre sur tous les tons, crier, brailler, se chamailler, menacer, cajoler, en un mot, de voir des malheureux de toutes les espèces.

« Et c’est là, Clonbrony, la ville de mon père ? » dit lord Colambre en lui-même. « Est-ce là l’Irlande ? non, ce n’est pas l’Irlande. Je ne veux point, comme tant d’autres qui abandonnent leur patrie, la calomnier ; je ne commettrai pas l’injustice de juger l’ensemble par une partie défectueuse. Ce que je viens de voir est la peinture de ce que peuvent devenir un domaine et des tenanciers en Irlande, en l’absence du propriétaire, dont le devoir et l’intérêt seraient de demeurer chez lui, et de maintenir la justice par son exemple et son autorité, et qui, au lieu de cela, confie ses pouvoirs à de méchantes gens, qui oppriment ses tenanciers et les ruinent. »

Il faisait beau clair de lune, et lord Colambre rencontra un petit garçon qui lui indiqua un chemin, à travers champs, pour se rendre chez la veuve O’Neil.







CHAPITRE XII.


Tout dormait dans la chaumière quand lord Colambre y arriva, excepté la vieille qui veillait en attendant son hôte, et qui avait fait entrer le chien dans la maison, pour qu’il ne courût pas sur lui à son arrivée. Elle avait fait rôtir un poulet pour lui, et c’était, mais elle ne le lui dit pas, c’était le seul qui lui restât. Tous les autres avaient été envoyés en présent, avec la volaille de redevance, à la femme du sous-agent. Pendant que lord Colambre soupait de bon apétit, car il n’avait pas dîné, la bonne femme prit sur une tablette un porte-feuille qu’elle lui présenta, en disant : « N’est-ce pas votre porte-feuille ? mon garçon Bryan l’a trouvé dans le sillon de pommes de terre, par où vous avez passé, et où, sans doute, vous l’avez laissé tomber. »

« Je vous remercie, » dit lord Colambre, « il y a dedans des billets de banque qui auraient été une grande perte pour moi. »

« Y en a-t-il ? » dit la vieille. « Mon garçon ne l’a pas ouvert, ni moi non plus. »

— « Lord Colambre demanda des nouvelles de Grâce et du jeune homme. »

— « Je vous remercie, Monsieur, de votre bonté ; ils ont le cœur content à présent, et ils dormiront bien cette nuit ; et moi-même j’ai bon espoir pour eux et pour moi, car tout est en bon train maintenant. Après votre départ, Bryan a vu M. Denis lui-même, relativement au bail et à la note écrite au dos. — M. Denis ne l’a pas niée, il a dit seulement qu’il n’en avait jamais eu connaissance. « Mais, quoi qu’il en soit, » a-t-il ajouté, « vous êtes des tenanciers qui faites bien valoir, et je suis sûr que mon frère aura des égards pour vous ; ainsi ce que vous avez à faire est de me mettre en possession demain matin. — Je viendrai pour cela au point du jour, mais pour la forme seulement ; ensuite vous irez au château avec le nouveau bail en main, et, si la rente est payée ainsi que toutes les redevances, on vous signera le nouveau bail ; je vous le promets, foi d’homme d’honneur. » Comme vous savez, Monsieur, il n’y a rien de mieux qu’une pareille promesse. Mon garçon est donc revenu à la maison léger comme une plume, et aussi gai qu’une alouette, pour nous porter ces bonnes nouvelles ; tout ce qu’il craignait, c’est que nous ne pussions pas compléter la rente et ce qu’il fallait pour le change des guinées ; et comme il n’a pas pu être payé de l’ouvrage qu’il a fait, à cause de l’erreur de l’inspecteur sur la taille, j’ai vendu notre vache à un voisin, bien bon marché, je vous assure ; mais la nécessité contraint, comme on dit, et quand on a derrière soi le vieux Nick, » ajouta la vieille en souriant. « Mais je n’ai eu que du papier pour la vache, et il fallait en faire de l’or, autrement l’agent n’en voudrait pas. — Ainsi, j’allais vendre mon buffet, après en avoir tiré les assiettes et autres ustensiles, et mon garçon l’enlevait avec Andy le charpentier, qui était l’acheteur, quand Grâce est entrée tout essoufflée ; je ne conçois pas comment je n’avais pas remarqué qu’elle était absente : « Ma mère, » m’a-t-elle dit, « voilà votre or, n’ôtez pas votre buffet de sa place, » — « et votre robe, et votre mante, où sont-elles, Grâce ? Mais je vous demande pardon, Monsieur, — peut-être cela vous ennuie ? »

Lord Colambre la pria de continuer.

« Qu’avez-vous fait de votre robe et de votre mante, Grâce ? »

— « La mante était trop chaude et trop pesante, et je suis sûre que c’est ce qui est en partie cause que je me suis évanouie ce matin. Quant à la robe, j’en ai une fort jolie ici assurément, et que vous avez filée vous-même, et j’en fais plus de cas que d’aucune robe qui soit jamais sortie de chez le tisserand ; et Bryan dit qu’elle me va mieux que toutes celles qu’il m’a vu porter : que puis-je souhaiter de plus ? »

— « J’avais envie de la gronder d’avoir vendu sa robe à mon insu, mais je n’ai pas pu, et je l’ai embrassée ; et Bryan l’a embrassée aussi, et c’est ce que jamais homme n’avait fait. Elle voulait se fâcher contre lui, mais elle n’a pas pu ; et vous ne le devez pas, lui ai-je dit, car il est déjà votre mari, Grâce, ou autant vaut ; et personne ne peut plus vous séparer, ai-je dit, en joignant leurs mains. Jamais je ne l’ai vue si jolie, et jamais il n’y a eu sur terre un garçon plus heureux que le mien ne l’était en ce moment, ni une mère plus heureuse que moi ; et ils sont tombés à genoux pour me demander ma bénédiction, si peu qu’elle vaille, et je la leur ai donnée de tout mon cœur. C’est au prêtre, leur ai-je dit, qu’il faut aller demander cela demain matin. Bryan m’a montré l’anneau, pour me faire voir que, de son côté, tout était prêt, mais il n’a pu parler. Il ne me parlera donc plus de l’Amérique, m’a dit Grâce tout bas, et son cœur était sur ses lèvres. Mais ses couleurs allaient et venaient, et j’ai eu peur qu’elle ne s’évanouît encore, mais non pas de chagrin ; et je l’ai emmenée. En vérité, si elle n’était pas ma fille, je dirais… Mais elle n’est pas ma propre fille, ainsi je puis le dire, c’est le meilleur cœur et le plus généreux ; elle ne croit jamais pouvoir trop faire ou trop donner pour ceux qu’elle aime ; et pour elle, la moindre chose suffit ; elle a toujours été depuis son enfance douce et de bonne humeur, tenant tout le monde en paix et en joie dans la maison. »

« Précisément comme celle qui porte son nom, » s’écria lord Colambre.

— « Que dit votre Honneur ? »

« N’est-il pas tard ? » dit lord Colambre en s’étendant et bâillant, « j’ai beaucoup marché aujourd’hui. »

La vieille lui alluma sa chandelle, le conduisit à sa petite chambre, et lui souhaita une bonne nuit ; non sans être un peu fâchée contre lui de ce qu’il avait bâillé quand elle chantait les louanges de sa chère Grâce. Elle n’était cependant pas encore sortie de la chambre, que son ressentiment était apaisé, car lord Colambre lui demanda la permission d’assister au mariage des jeunes gens.

Bryan alla de très-bon matin chez le prêtre, pour lui demander quand il voudrait le marier. Et pendant son absence, M. Denis Garraghty vint à la chaumière pour recevoir la rente et prendre possession. La rente était prête, et lui fut comptée en or.

— « Il est inutile que je vous donne un reçu ; car un nouveau bail est un reçu pour solde de tout compte. »

« Fort bien, monsieur, « dit la veuve. « Je n’entends rien à la loi ; vous la connaissez : je ferai tout ce que vous me direz de faire, car vous agissez pour nous comme un ami. Mon fils a fait écrire, hier, par le procureur, les deux copies du nouveau bail ; les voilà, il n’y manque plus que la signature. »

M. Denis dit qu’il fallait les porter au château, et s’adresser à son frère pour cela. « Commencez, » ajouta-t-il, « par me mettre en possession. »

Alors, conformément aux instructions de M. Denis, elle lui remit la clé de la maison, et un petit morceau de la couverture de chaume ; lui, éteignit le feu, et dit que toute créature vivante devait sortir de la maison. « C’est pour la forme seulement, » ajouta-t-il.

« Et faut-il que la personne qui loge chez moi se lève et sorte ? » demanda la vieille.

— « Sans doute — aucune créature vivante ne doit rester dans la maison, ou autrement la prise de possession ne serait pas légale. Mais qui loge chez vous ? »

Quand lord Colambre parut, M. Denis témoigna de la surprise, et dit « Je croyais que vous logiez chez Brannagan ; n’êtes-vous pas l’homme que j’ai vu chez lui ? n’est-ce pas vous qui m’avez parlé de mines d’or ? »

« Non, monsieur, » dit la veuve ; « il n’a jamais logé chez Brannagan. »

— « Oui, monsieur, c’est moi qui vous ai parlé de mines chez Brannagan ; mais je n’ai pas voulu loger chez lui. »

— « Fort bien, peu m’importe de savoir où vous avez voulu loger ; mais il faut, mon ami, sortir à l’instant dé ce logement. »

M. Denis, poussant milord par les épaules, le mit dehors ; la vieille parut surprise et alarmée. Mais M. Denis répéta : « Ce n’est que pour la forme. » Alors il ferma la porte, prit la clé, et la mit dans sa poche. La veuve tendit la main pour la recevoir. « La forme est remplie, monsieur, n’est-il pas vrai ? ayez la bonté de nous laisser rentrer. »

— « Quand le nouveau bail sera signé je vous remettrai en possession ; mais pas avant, car ainsi le veut la loi. Allez-vous-en donc au château, et n’oubliez pas, » ajouta-t-il, avec un petit air malin, « de porter avec vous l’argent pour le droit du sceau, et quelque chose pour acheter des gants ? »

« Ah ! où trouverai-je cela ? » dit la veuve.

« Je l’ai, chère mère, ne vous chagrinez pas, » dit Grâce. « Je l’ai ; j’ai vendu quelque chose dont je pouvais me passer. Ainsi, allons-nous-en vite au château. Bryan nous rejoindra en chemin. »

Ils partirent pour le château de Clonbrony ; lord Colambre les accompagna, Bryan les rejoignit sur le chemin. « Le père Tom est prêt, ma chère mère ; amenez-la, et il nous mariera. Je ne serai pas tranquille tant qu’elle ne sera pas à moi. Dieu sait ce qui peut arriver. »

« Qui le sait ? cela est vrai, » dit la veuve.

« Il vaut mieux aller d’abord au château, » dit Grâce.

« Et faire attendre le prêtre ! vous ne pouvez en user ainsi avec sa Révérence, » dit Bryan.

Grâce se laissa donc conduire chez le prêtre, et elle ne fit point ces façons, ces ridicules grimaces, que bien d’autres font dans cette occasion. Avec une modeste rougeur, mais plus de présence d’esprit qu’on n’en aurait attendu de la part d’une personne si timide, elle donna la main à l’homme qu’elle aimait, et fut pleine de dévotion durant la sainte cérémonie.

« Ah ! » dit en lui-même lord Colambre tandis qu’il félicitait la mariée, «  serai-je jamais aussi heureux que le sont en ce moment ces pauvres gens ? » Il se mourait d’envie de leur faire un petit présent ; mais tout ce qu’il osa hasarder, en ce moment, fut de payer ce qui était dû au prêtre.

Le prêtre ne voulut absolument rien recevoir.

« C’est le meilleur couple de ma paroisse, » dit-il, « et je ne recevrai rien de vous, monsieur, qui êtes un étranger, et mon hôte en ce moment. »

« Maintenant, arrive ce qui voudra ; je ne le crains pas, je n’ai plus peur de rien, » dit Bryan.

« Point de bravades, » dit la vieille.

« Quelques peines que Dieu m’envoie, il m’a aussi donné quelqu’un qui m’aidera à les supporter, et je dois l’en remercier, » dit Grâce.

« Des cœurs comme ceux-là doivent être heureux ; et ils seront heureux, » dit lord Colambre.

« Oh ! vous êtes bien bon ! » dit la veuve en souriant, « et je suis sûre que vous leur feriez du bien si vous le pouviez. J’espère donc que l’agent vous donnera de l’encouragement pour ces mines, et que nous vous garderons ici. »

« Je suis résolu à m’établir ici, et à demeurer parmi vous, braves gens, » dit lord Colambre ; « et j’y demeurerai, que l’agent me donne de l’encouragement ou non, » ajouta-t-il.

Il y avait loin jusqu’au château de Clonbrony ; la vieille dit elle-même qu’elle n’aurait pu y arriver sans le secours d’un charretier qu’ils rencontrèrent en chemin, et qui la mit sur sa voiture. Ce charretier était Finnucan, qui dissipa la crainte qu’avait lord Colambre de trouver au château mistriss Raffarty, et d’être reconnu par elle ; car, en réponse à la question : « Qu’est-ce qui est au château ? » Finnucan répondit : « Mistriss Raffarty y sera avant la nuit, mais elle est encore en route. Il n’y a encore personne que le vieux Nick, et il est plus diable et plus noir que jamais. Imaginez-vous qu’il n’a pas voulu me payer le port du bagage de sa sœur. Si vous avez quelqu’affaire avec lui, Dieu vous sauve de sa griffe. »

« Amen ! » dit la veuve. « Amen ! » répétèrent son fils et sa fille.

Lord Colambre était, en ce moment, tout occupé de considérer le château et le parc de Clonbrony, qu’il n’avait pas vus depuis l’âge de six ans. Quelques souvenirs d’enfance lui firent croire qu’il reconnaissait les lieux. C’était un beau château ; le parc était spacieux : mais tout, depuis les piliers brisés à la grande entrée, jusqu’aux marches dégradées du perron, devant le vestibule, avait un air d’abandon, un aspect de désolation. Des allées couvertes de mauvaises herbes, des arbrisseaux tout-à-fait négligés, les beaux arbres abattus et amoncelés en lots, pour être vendus. Une colline couverte d’un beau bois de chênes, où notre héros avait coutume de jouer dans son enfance, et qu’il appelait la Forêt Noire, était à présent nue ; on n’y voyait que les troncs blancs des arbres, car on les avait coupés récemment pour faire les dernières remises. « Et quelle manigance il y a eu à la vente ! » dit Finnucan ; « mais qu’importe, tout va de même. C’est par la porte de derrière que je dois entrer dans la cour, je m’imagine. »

« Et quelle cour ! mais qu’importe ; tout va de même, » répéta lord Colambre.

Dans la cuisine, on préparait un grand dîner pour les amis de M. Garraghty, qui devaient faire bombance avec lui quand les affaires de cette journée seraient finies. « Où est la clé de la cave, que j’en tire le claret pour l’après-dînée, et le vin pour le cuisinier, » disait l’un. — « Pour le coup, voilà de la venaison, » dit l’autre. — « De la venaison ! voilà comme on consomme la grosse bête de milord, » dit un troisième en riant. — « Et c’est fort bien fait, puisqu’il n’est pas ici pour la manger lui-même. » — « Ne mettez pas votre nez dans la cuisine, jeune homme, s’il vous plaît, » dit le cuisinier de l’agent à lord Colambre, en lui fermant la porte au nez. « Voilà le chemin du bureau ; si vous venez pour payer, montez par le petit escalier. »

« Non ; qu’ils passent par le grand escalier, » dit un domestique ; « c’est M. Garraghty qui l’a ordonné. Le bureau est trop humide pour lui ; ce n’est pas là qu’il recevra aujourd’hui : c’est dans le cabinet de toilette de milady. »

Ils montèrent donc par le grand escalier, et traversèrent de magnifiques appartemens ornés de portraits de grande valeur, mais qui étaient gâtés par l’humidité.

« N’est-ce pas une pitié de voir cela ! » dit la veuve ; « voilà milady et tous les autres qui se perdent. »

Lord Colambre s’arrêta devant un portrait de miss Nugent.

« Abominablement gâté ! » s’écria-t-il.

« Passez, ou laissez-moi passer, » dit un des tenanciers, « et ne barrez pas ainsi le chemin. »

« J’ai plus d’affaires que vous avec l’agent, » dit l’inspecteur ; « où est-il ? » « Dans la chambre de présence, » répondit un autre. — « Où doit être le vice-roi, si ce n’est dans la chambre de présence ?

Il y avait foule au lever, et une forte odeur de redingotes. « Avez-vous donc le cœur de mettre vos chapeaux sur ces coussins de soie ? » dit la veuve à quelques-uns de ces gens qui jetaient leurs chapeaux, bien gras, sur un sofa de damas.

« Pourquoi pas ? où voulez-vous que je le mette ? » dit l’un d’eux.

— « Si milady était ici, le feriez-vous ? »

« Non, assurément. — Belle raison ! ne saurais-je pas faire la différence du vieux Nick et de milady ? » répondit-il en irlandais. « Croyez vous que je sois sans sentimens, et que j’aie des manières aussi grossières ? » ajouta-t-il en secouant l’encre de sa plume sur un tapis de Wilton, après avoir signé un papier sur son genou.

« On attend long-temps avant de parler à ce gros monsieur, » dit un autre, en se faisant chemin à travers la foule.

Ils continuèrent à se pousser en avant, jusqu’à ce qu’ils parvinssent en vue de M. Nicholas Garraghty, qui siégeait en grande pompe. Jamais lord Colambre n’avait vu une plus mauvaise figure, ni une mine plus insolente, à un petit tyran exerçant son office.

Nous passons sur les détails de ce lever. « Toujours de même, » se répétait lord Colambre à chaque trait de coquinerie et de vexation dont il était témoin. Après en avoir vu tout autant qu’il en fallait pour n’avoir plus de doutes, il s’assit dans un coin, et attendit que ce fût le tour de la vieille ; car il ne s’intéressait plus qu’à voir comment elle serait traitée. Peu à peu la chambre se vida : M. Denis Garraghty arriva, et s’assit auprès de la table, pour aider son frère à compter les tas d’or.

« Oh ! M. Denis, je suis contente de voir que vous me tenez la promesse que vous m’avez faite de me rejoindre ici ! » dit la veuve O’Neil, en s’avançant vers lui. « Je suis sûre que vous parlerez en ma faveur. Voici les deux copies du bail ; à qui dois-je offrir ceci ? » ajouta-t-elle en montrant l’argent pour le droit du sceau et pour les gants, « car je suis embarrassée, et toute honteuse. »

« Oh ! n’ayez pas de honte ; il n’y a rien d’étrange à donner de l’argent ou à en recevoir, » dit M. Nicholas, en tendant la main — « y a-t-il là ce qui convient ? »

— « Je l’espère, monsieur ; mais votre Honneur sait ces choses-là mieux que moi. »

— « Fort bien ! » dit-il en mettant cet argent dans une bourse à part. « À présent, de quoi s’agit-il ? »

— « De signer ce bail. La rente, ainsi que tout le reste, est payée. »

— « Un bail ! comment donc, bonne femme, avez-vous fait abandon de possession ? »

— « Oui, monsieur, et M. Denis a la clé de notre petite maison dans sa poche. »

— « Et j’espère qu’il la gardera. Votre petite maison n’est plus à vous ; je l’ai promise à l’inspecteur. Vous ne me supposez pas assez sot pour vous en renouveler le bail à ce prix. »

M. Denis dit quel était ce prix. — « Mais, » dit la vieille, « le prix qui vous plaira, pourvu qu’il n’excède pas nos moyens. »

— « Il ne saurait être question de cela ; il faut vous l’ôter de la tête. Vous auriez beau offrir un prix quelconque, vous ne l’auriez pas ; je l’ai promise à l’inspecteur. »

— « M. Denis sait, monsieur, que milord nous avait fait une promesse de renouvellement, par écrit, au dos du bail. »

— « Produisez-la. »

— « Voici le bail, mais la promesse est effacée. »

— « Quelle extravagance ! vous venez à moi avec une promesse qui est effacée. Qui voulez-vous qui écoute cela dans une cour de justice ? »

— « Je ne sais, monsieur, mais je suis sûre que la promesse a été faite. Milord s’en souviendra bien, et miss Nugent aussi, quoiqu’elle ne fut alors qu’un enfant : elle était présente quand milord écrivit cela avec son crayon. »

— « Miss Nugent ! que peut-elle entendre aux affaires ? Dites-moi, je vous prie, quel rapport elle a avec l’administration du domaine de Clonbrony ? »

— « Administration ! non, monsieur. »

— « Avez-vous envie de faire mettre miss Nugent à la porte ? »

« Dieu m’en préserve ! comment cela se pourrait-il ? »

— « Très-aisément ; si vous faites qu’elle se mêle de choses dont milord n’entend pas qu’elle s’ingère. »

— « En ce cas, je me garderai bien de faire davantage mention du nom de miss Nugent dans tout cela. Mais, monsieur, ayez la bonté d’en écrire à milord, et je suis sûre qu’il s’en souviendra. »

— « Écrire à milord pour une bagatelle semblable ! le tracasser pour une pareille extravagance ! »

— » Je serais bien fâchée de le tracasser ; mais croyez-m’en sur ma parole, monsieur : car pour tout ce domaine, et pour le monde entier, je ne voudrais dire un mensonge, ni faire aucun tort à riche ou à pauvre, si je le pouvais ; car il y a là-haut un œil qui voit tout. »

— « Jargon ! bavardage ! que tout cela. Prenez ces baux que vous avez mis sur la table, jamais je ne les signerai. Allez-vous-en, vieille sorcière. Vous m’en imposez ; je ne les signerai pas. »

— « Vous les signerez, monsieur, » s’écria Bryan, rouge de colère, « car la loi vous y contraindra ; et vous auriez, en tout cas, mieux fait d’être civil avec ma mère, car je serai là pour la défendre tant que je vivrai ; et je sais qu’elle a bon droit et que la loi sera pour elle. J’ai vu la note avant que le bail fût dans vos mains, quoique depuis elle n’y soit plus, et j’en ferai serment. »

« Faites serment, mon ami ; nous verrons ce que vaudra votre serment dans une cour de justice, quand il s’agit de votre propre affaire, » dit le vieux Nick.

« Et contre quelqu’un comme mon frère dont la fortune est connue et dont la réputation est si bien établie, « dit Saint-Denis ; » quel caractère a votre mère, pour lutter avec un homme comme mon frère ? »

« Caractère ! prenez garde à ce que vous en direz, en tout cas, monsieur, » dit Bryan.

Grâce lui mit la main sur la bouche pour le faire taire.

« Grâce ! ma chère, il faut que je parle, quand j’en devrais mourir, car il s’agit de ma mère, « dit le jeune homme en se débattant pour avancer, tandis que sa mère le retenait. » Il faut que je parle. »

« Oh ! il est perdu, je le vois, « dit Grâce, en se couvrant les yeux de sa main, » et il ne veut pas m’écouter. »

« Poursuivez ; laissez-le poursuivre, je vous prie, jeune femme, » dit M. Garraghty, pâle de colère et de peur, « je serai bien-aise de prendre acte de qu’il dira. »

— « Écrivez donc, et que tout le monde puisse le lire. Je ne demande pas mieux, » dit Bryan.

Sa mère et sa femme lui fermèrent la bouche.

« Écrivez, Denis, » dit M. Garraghty, en donnant la plume à son frère, car sa main tremblait si fort, qu’il ne pouvait former une lettre. « Écrivez mot pour mot, et tout en haut, ici, après avertissement, méchamment et de propos délibéré

— « Écrivez donc ; ma mère, Grâce, laissez-moi, » dit Bryan, d’une voix étouffée, parce qu’elles lui fermaient la bouche. » Écrivez que si vous aviez tous les deux aussi bon renom que ma mère, vous pourriez braver le monde entier ; et votre parole vaudrait serment. »

« Serment ! tenez note de cela, Denis, » dit M. Garraghty.

« Oh ! monsieur ! monsieur ! ne le ferez-vous pas taire ? » dit Grâce en se tournant tout-à-coup vers lord Colambre.

« Ah ! mon cher monsieur, si vous n’avez pas tout-à-fait cessé de prendre pitié de nous, » s’écria la veuve.

« Laissez le parler, » dit lord Colambre d’un ton d’autorité, « et que la vérité se fasse entendre. »

« La vérité ! » s’écria Saint-Denis, en laissant tomber sa plume.

« Et qui diable êtes-vous, monsieur ? » dit le vieux Nick.

« C’est lord Colambre, assurément ! » articula une voix de femme ; et mistriss Raffarty parut à la porte.

« Lord Colambre ! » répétèrent, sur divers tons, tous les assistans.

« Milord, je vous demande pardon, » dit mistriss Raffarty, en s’avançant d’un pas chancelant ; » si j’avais su que vous fussiez ici, je n’aurais pas osé… Mais je ferai mieux de me retirer, car je vois que vous êtes en affaire. »

« Vous ferez beaucoup mieux ; car vous êtes folle, ma sœur, » dit Saint-Denis en la poussant par les épaules ; « et nous sommes occupés : allez-vous-en dans votre chambre, et tenez-vous tranquille, si vous pouvez. »

« Auparavant, madame, » dit lord Colambre, en se mettant entre elle et la porte, « permettez-moi de vous prier de vous considérer comme étant ici chez vous, tant que les circonstances vous engageront à y rester. Vous n’imaginez pas, je pense, que je puisse avoir oublié l’accueil que j’ai reçu chez vous.

« Ah ! milord, vous êtes trop bon. — Il en est bien peu qui vous ressemblent. — Vous avez plus de bontés pour moi que mes proches ; » et, fondant en larmes, elle sortit.

Lord Colambre se rapprocha des gens rassemblés autour de la table, et qui tous étaient dans différentes attitudes d’étonnement, mêlé de crainte, d’horreur, d’espérance, de joie ou de doute.

« Le malheur, » poursuivit lord Colambre, « quelle qu’en puisse être la cause, le vice excepté, trouvera toujours un refuge dans cette maison. Je parle au nom de mon père, car je sais que ce sont ses sentimens que j’exprime ; mais jamais à l’avenir, le vice, » ajouta-t-il en lançant aux deux frères un regard qui les fit trembler, « jamais le vice et la fraude n’y rentreront. »

Il se tut, et il y eut un moment de silence.

« Voilà ce qui s’appelle parler ! et voilà le véritable seigneur ; mon cœur est content, » dit Bryan, en croisant ses bras, et en se redressant.

« Et le mien l’est aussi, » dit Grâce, en poussant un soupir et reprenant haleine.

La veuve s’avançant, mit ses lunettes, considéra le visage de lord Colambre, et dit : « je m’étonne de ne l’avoir pas reconnu à son air de famille. »

Lord Colambre se ressouvint alors qu’il portait encore sa méchante redingote ; il s’en débarrassa.

« Ah ! que Dieu le bénisse ! » s’écria la veuve, « à présent je le reconnaîtrais partout ; et je mourrai contente, car nous allons tous être heureux. »

« Milord, puisqu’il est ainsi, — milord, puis-je vous demander, « dit M. Garraghty, qui avait recouvré la parole, mais qui n’avait pas encore mis beaucoup d’ordre dans ses idées, » puis-je vous demander si ce que vous avez insinué tout-à l’heure… »

— « Je n’ai rien insinué, monsieur, j’ai parlé clairement. »

— « Je vous demande pardon, milord, » dit le vieux Nick ; « mais je demande si ce que vous avez dit du vice, s’adressait à moi, parce que milord, » ajouta-t-il, en tâchant de se redresser, » si cela était, je vous dirais…

— « Si cela ne vous a point atteint, monsieur, peu vous importe de savoir à qui je l’adressais.

« Et permettez-moi de vous demander, milord, « dit Saint-Denis, » si en vous servant du mot fraude, vous y attachiez un sens particulier ? »

— « Très-particulier, monsieur ; mettez la main dans votre poche, prenez-y la clef de cette veuve et remettez-la-lui. »

— Ah ! si c’est là tout ce que vous vouliez dire, très-volontiers. Jamais je n’ai entendu garder cette clef, que jusqu’au moment où les baux seraient signés. »

— « Et je suis prêt à les signer, » dit son frère.

— Signez-les à l’instant, monsieur ; je les ai lus, et je me porte fort pour mon père. »

— « Oh ! quant à cela, milord, j’ai tout pouvoir de signer pour votre père. »

Il signa ces baux en bonne forme, et lord Colambre intervint comme témoin.

« Je délivre ceci comme mon acte, dit M. Garraghty. « Milord, » poursuivit-il, « vous voyez que je le fais au premier mot de votre part ; si j’avais connu plutôt l’intérêt que vous prenez à cette famille, il n’y aurait pas eu la moindre difficulté ; car il entre dans mes principes de vous obliger, milord. »

« De m’obliger ! » dit lord Colambre avec dédain.

Mais quand des grands seigneurs voyagent incognito et logent dans des chaumières, » ajouta Saint-Denis, en regardant Grâce avec un sourire de malice infernale, « ils ont de bonnes raisons sans doute. »

« Ne jugez pas mon cœur d’après le vôtre, » dit lord Colambre, avec calme ; « rien au monde, je crois, ne se ressemble moins. J’ai parfaitement atteint le but que je me proposais en voyageant incognito : je voulais savoir comment les biens de mon père étaient administrés ; j’ai vu, comparé et jugé. J’ai vu la différence entre le domaine de Clonbrony et celui de Colambre, et je dirai à mon père ce que j’ai vu. »

« Quant à cela, milord, si vous en venez là… Mais j’espère que vous me permettrez de vous expliquer les choses. — Allez-vous-en à vos affaires, mes amis, vous avez tout ce qu’il vous faut. Et, milord, après le dîner, quand vous serez plus calme, j’espère que je vous ferai sentir que les choses vous ont été présentées sous un faux jour ; et je me flatte de vous convaincre, non seulement que j’ai toujours agi en véritable ami de la famille, mais que j’ai particulièrement à cœur de me concilier votre bienveillance, milord, « ajouta-t-il en réunissant les rouleaux d’or dans un sac ; » tout ce qui pourra vous accommoder de ma part, en tout temps…

— « Je n’ai que faire que vous m’accommodiez, monsieur, et je mourrais de faim que je n’accepterais rien de vous. Quant à ma bienveillance, vous ne sauriez vous la concilier, car jamais vous ne la mériterez. »

« S’il est ainsi, milord, je dois me conduire en conséquence ; mais il est à propos de vous avertir, avant que vous fassiez un rapport à milord Clonbrony, que, s’il a intention de changer d’agent, il y a des comptes à régler entre nous, qui méritent considération. »

« Non, monsieur, aucune considération ; jamais mon père ne sera l’esclave d’une misérable considération de cette espèce. »

— « Fort bien, milord, vous savez mieux que moi ce que vous avez à faire ; si vous voulez vous charger de la dette, je trouverai la sûreté très-bonne. Je sais que vous serez majeur tout-à-l’heure, je ne ferai point d’objections ; mais, » ajouta-t-il d’un air de malice, « je crains que vous ne sachiez pas très-bien ce que vous entreprenez ; tout ce que je puis vous dire, c’est que la balance de compte entre nous n’est pas ce qu’on peut appeler proprement une misérable considération. »

— « Il est possible, monsieur, que vous et moi soyions sur ce point d’opinion différente. »

— « Fort bien, milord, vous agirez d’après vos principes, si cela vous convient. »

— « Que cela me convienne ou non, monsieur, je serai fidèle à mes principes. »

— « Denis ! les lettres à la poste. Quand partez-vous pour l’Angleterre, milord ? »

« À l’instant, monsieur ! » dit lord Colambre : il avait vu sur la table de nouveaux baux de son père, passés à M. Garraghty, qui n’étaient pas encore signés.

« À l’instant ! » répétèrent messieurs Nicholas et Denis, d’un air alarmé.

Nicholas se leva ; il regarda par la fenêtre et parla à l’oreille de son frère, qui sortit sur-le-champ.

Lord Colambre vit à la porte la chaise qui avait amené mistriss Raffarty, et Larry qui était debout auprès. Il ouvrit la fenêtre et montrant une pièce de six schellings, il cria, « Larry, mon ami, faites-moi avoir les chevaux. »

« Vous les aurez » dit Larry, « votre Honneur peut y compter. »

Denis parut en bas, parlant d’un ton de maître. « Larry, mon frère a besoin des chevaux. »

« Je ne puis les lui donner, ils sont retenus, » dit Larry.

« Une demi-couronne ! une couronne ! une demi-guinée, » dit M. Denis Garraghty, en haussant la voix, à mesure qu’il augmentait son offre ; mais à chaque offre, Larry répondait. « Votre Honneur ne saurait les avoir, ils sont retenus, » et levant la tête pour s’adresser à lord Colambre. « Dès qu’ils auront mangé l’avoine, vous les aurez. »

Il n’y avait pas d’autres chevaux, l’agent était consterné. Lord Colambre fit donner à dîner à Larry, et pendant que les chevaux mangeaient l’avoine, il écrivit à son père la lettre suivante, qu’il résolut de mettre lui-même à la poste de Clonbrony, en traversant cette ville, pour prévenir tout accident.

« Mon cher père,

« Dans peu de jours, j’espère, je serai près de vous ; mais en cas que je sois retenu en route, je vous écris ces quatre lignes pour vous supplier de ne rien signer, et de ne conclure aucune affaire avec messieurs Nicholas ou Denis Garraghty, avant d’avoir vu,

« Votre affectionné fils,
« Colambre. »

On attela les chevaux ; Larry fit dire qu’il était prêt, et Lord Colambre après avoir mangé une tranche de sa propre venaison, se rendit à la voiture, suivi des remercîmens et des bénédictions de la veuve, de son fils et de sa fille, qui eurent peine à pénétrer jusqu’à lui à la portière de la chaise, tant était grande la foule assemblée par le bruit déjà répandu de l’arrivée de milord.

« Que Dieu vous accorde longue vie, milord ! » retentissait de tous côtés ; « à peine arrivé, et déjà vous partez ? »

— « Adieu ! jusqu’au revoir, mes bonnes gens ! »

— « Au revoir, est le seul mot que nous puissions entendre de vous avec plaisir. »

— « Pour le bien de votre seigneur et pour le vôtre, il faut que je vous quitte, mes bons amis ; mais j’espère vous revenir voir un jour. »

« Dieu vous bénisse, et vous accorde un bon voyage, et vous ramène promptement parmi nous ! » crièrent une multitude de voix.

Lord Colambre s’arrêta à la portière de la chaise ; il fit signe à la veuve O’Neil de s’approcher, et tout le monde lui fit place.

« Le voilà, précisément comme était son père, au moment de monter en voiture, et miss Nugent déjà assise dedans. »

Lord Colambre oublia ce qu’il allait dire ; avec peine il se le rappela.

« Ce porte-feuille, » dit-il, « que votre fils m’a rendu, est pour votre fille. Ne le gardez, pas, comme votre fils l’a gardé pour moi, sans l’ouvrir. Que ce qu’il contient ; » ajouta-t-il en montant en voiture, « remplace la mante et la robe, et serve à acheter tout ce qu’il faut à une mariée. Car la mariée qui est obligée de tout emprunter a beaucoup à faire… Fermez la portière, et partons. »

« Que Dieu vous bénisse ! » dit la veuve, « et qu’il vous donne Grâce ! »[6]


FIN DU SECOND VOLUME.





L’ABSENT.


III.







IMPRIMERIE D’ADRIEN ÉGRON,
rue des Noyers, n°. 37.






SCÈNES


DE LA VIE DU GRAND MONDE ;

PAR MISS EDGEWORTH.




L’ABSENT,

OU
LA FAMILLE IRLANDAISE

À LONDRES.




Traduit de l’anglais par le traducteur d’Ida,
du Missionnaire et de Glorvina.


TOME TROISIÈME.




PARIS,


Chez H. NICOLLE, à la Librairie stéréotype, rue
   de Seine, hôtel de la Rochefoucault, n°. 12.
GALIGNANI, à la Librairie étrangère, rue
   Vivienne, n°. 17.
RENARD, Libraire, rue Caumartin, n°. 12.
1814.




L’ABSENT,


OU


LA FAMILLE IRLANDAISE


À LONDRES.





CHAPITRE XIII.


Larry partit au galop, et continua de ce train jusqu’à ce qu’il eût passé la grille du parc, et fût hors de vue de la foule ; alors il retint un peu ses chevaux, et se tourna vers lord Colambre.

« Ne déplaise à votre Honneur, je ne savais pas, je ne me doutais même pas que vous étiez mon seigneur, quand je vous ai fait avoir les chevaux ; je ne savais de quelle famille vous étiez depuis Adam : j’en ferais serment. »

« Vous pouvez vous en dispenser, » dit lord Colambre ; « mais j’espère que vous ne vous repentez pas de m’avoir fait avoir les chevaux, à présent que vous savez qui je suis. »

— « Oh ! non sûrement ; et je ne voudrais pas, pour le meilleur cheval que j’aie jamais eu entre les jambes, que vous ne fussiez pas mon seigneur. Mais je n’ai dit cela à votre Honneur, que pour que vous ne me prissiez pas pour un flatteur. »

En deux mots, lord Colambre expliqua pourquoi il était si pressé, et fut tout aussitôt compris. Larry fit un fracas épouvantable en traversant la ville de Clonbrony, se penchant sur les chevaux, et jouant du fouet à tour de bras. Lord Colambre eut peine à obtenir qu’il s’arrêtât à l’extrémité de la ville, devant la boîte aux lettres. La poste était partie depuis un quart-d’heure.

« Peut-être nous rattraperons le courrier en route, » dit Larry. Et, glissant à bas de son siége, il courut au cabaret, et reparut, l’instant d’après, avec un cruchon de bierre, et une corne servant d’entonnoir : lui et un autre homme ouvrirent la bouche des chevaux, et leur firent avaler la bierre au moyen de l’entonnoir.

« Maintenant, ils auront de la vigueur. »

Et, dans l’espoir de rattraper le courrier, Larry les fit aller, « pour la vie ou pour la mort, » comme il disait ; mais ce fut en vain ! Au relais, c’était celui auquel il appartenait) Larry cria à tue-tête d’amener les chevaux, et leur mit lui-même les harnais, en tenant dans ses dents la pièce de six schellings, car il ne prit pas le temps de la mettre dans sa poche.

« Dépêchez donc ! Je voudrais vous mener, » dit-il, « durant tout le voyage. » L’autre postillon n’était pas prêt. Larry mit sa tête dans la voiture, « Vous voyez bien que de tout ce que je vous ai dit concernant les Garraghty, le vieux Nick et Saint-Denis, la meilleure partie, c’est à dire la pire, s’est trouvée vraie ; et j’en suis bien aise, c’est à dire, j’en suis fâché… mais je suis bien aise que votre Honneur l’ait su à temps. Que le ciel vous conduise et que tous les saints, sauf Saint-Denis, vous protègent, vous et tout ce qui vous appartient, jusqu’à ce que nous vous revoyions ici ! — Et quand cela serait-il ? »

— « Je ne puis vous dire quand je reviendrai moi-même, mais je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous envoyer bientôt votre seigneur.

« En attendant, mon garçon, gardez-vous de l’enseigne du Fer à Cheval. Un homme de bon sens, comme vous, ne doit pas boire et s’abrutir ainsi. »

— « Vous avez raison ! et je ne m’y suis adonné que quand j’avais perdu tout espoir. — Mais à présent ! qu’un de vous m’apporte le livre qui est dans la chambre de notre hôtesse. Par la vertu de ce livre, et de tous les livres du monde, je ne boirai pas une goutte de liqueur, bonne ou mauvaise, jusqu’à ce que je revoye votre Honneur, ou quelqu’un de sa famille, d’ici à un an. Jusque-là je vivrai d’espérance ; mais si vous m’attrapez, je ne jure pas, mais je déclare que je retourne au whiskey, pour me consoler, durant le reste de mes jours. — Mais ne restez pas ici, perdant votre temps à me sermoner. — Allons donc, Bartley ! prenez les rênes, » dit-il en les donnant au nouveau postillon. « Et allez ventre à terre, comme s’il s’agissait d’une course pour mille guinées… Partez, partez, Bartley, comme un éclair. »

Bartley fit de son mieux ; et la route était si belle, que, malgré la rapidité avec laquelle il voyageait, notre héros arriva à Dublin sans accident, et à temps pour mettre sa lettre à la poste, et s’embarquer lui-même sur le paquebot avant la nuit. Le vent était favorable quand lord Colambre se rendit à bord ; mais à peine était-on hors de la baie, qu’il changea. On ne fit pas bonne route de toute la nuit ; dans la journée du lendemain, notre héros eut le chagrin de voir un autre paquebot, parti après lui de Dublin, le devancer ; et, en arrivant à Holyhead, il apprit que les passagers de ce paquebot étaient débarqués depuis une heure, et avaient pris toutes les places dans la voiture publique, et tous les chevaux de l’endroit. Lord Colambre craignit fort que M. Garraghty ne fût un de ces passagers ; quelqu’un qui, d’après le signalement qu’on lui donna, ressemblait fort au vieux Nick, avait pris quatre chevaux, et était parti depuis une demi-heure, en grande hâte, pour Londres. Heureusement, parmi ceux qui avaient arrêté leur place dans la voiture du courrier, lord Colambre reconnut un jeune avocat qu’il avait fréquenté à Dublin, et qui profitait des longues vacances pour aller faire une tournée en Angleterre. Quand lord Colambre lui fit connaître ses motifs pour désirer de se rendre promptement à Londres, il fut assez obligent pour lui céder sa place. Notre héros ne s’arrêta pas un seul instant ayant d’arriver chez son père à Londres.

— « Mon père est-il chez lui ? »

— « Oui, milord, il est dans sa chambre, et son agent en Irlande est avec lui, traitant d’affaires particulières. Il a donné ordre de ne laisser entrer personne. — Mais je vais lui dire, milord, que vous êtes arrivé. »

Lord Colambre précéda le domestique, entra sans être annoncé, et trouva son père avec sir Térence O’Fay et M. Garraghty. Les baux étaient tout ouverts sur la table : une bougie était allumée, sir Térence appliquait le cachet ; Garraghty vidait un sac de guinées sur la table, et lord Clonbrony avait la plume à la main pour signer.

Au moment où la porte s’ouvrit, Garraghty fit un mouvement de surprise, et répandit sur le plancher la moitié de son sac de guinées.

« Arrêtez ! arrêtez ! je vous en conjure ! » s’écria lord Colambre, en se précipitant aux genoux de son père, et en lui arrachant la plume de la main.

« Colambre ! que Dieu vous bénisse, mon cher enfant ! à tout événement. Mais comment êtes-vous ici, et qu’est-ce que cela signifie ? » dit son père.

« Peste ! » dit sir Térence en pinçant la cire ; » je me suis brûlé dans la surprise de la joie. »

Garraghty, sans dire un mot, ramassait ses guinées éparses sur le plancher.

« Quel bonheur ! » dit lord Colambre, « que je sois arrivé à temps, mon cher père, pour vous dire, avant que vous eussiez signé ces actes et conclu ce marché, tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu de cet homme… »

« Nick Garraghty, l’honnête vieux Nick ; le connaissez-vous, milord ? » dit sir Térence.

— « Trop bien, monsieur. »

« M. Garraghty, qu’avez vous fait pour offenser mon fils ? Je n’aurais pas attendu cela de votre part, » dit lord Clonbrony.

« Sur ma conscience milord, » dit M. Garraghty, toujours ramassant ses guinées, « je n’ai rien fait qu’être fort civil à son égard, et j’ai été jusqu’à lui offrir de lui avancer de l’argent sans aucune sûreté. Et où trouverez-vous un agent, en Irlande, ni nulle part ailleurs, qui fasse cela ? Je ne sache pas avoir rien fait ou rien dit qui pût offenser lord Colambre ; et en vérité, je ne l’aurais pas pu, car je ne l’ai vu en ma vie que dix minutes ; et il était alors, j’en demande pardon à milord, dans une si furieuse colère, excitée par les faux rapports que lui avaient faits contre moi, je pense, des polissons et des drôles, parmi lesquels il s’est trouvé incognito, il était, dis-je, dans une si épouvantable colère, qu’il n’a voulu laisser dire ni à mon frère Denis, ni à moi, un seul mot pour le désabuser. Au contraire, il m’a diffamé en présence de tous les tenanciers, et il s’est jeté dans une chaise de louage pour courir ici, et vous empêcher de signer ces baux, à ce qu’il me semble. Mais j’espère, » poursuivit-il, en posant sur la table, avec fracas, et devant lord Clonbrony, le sac dans lequel il avait remis toutes les guinées, « j’espère que lord Clonbrony me rendra justice, et c’est tout ce que j’ai à dire. »

« Je comprends parfaitement la force de votre dernier argument, monsieur, » dit lord Colambre ; « puis-je vous demander combien il y a de guinées dans ce sac ? Je ne demande pas si elles sont à mon père ou non. »

« Elles seront à milord, votre père, » répliqua Garraghty, « s’il lui plaît. Je ne saurais vous dire au juste combien il y en a ; mais supposez qu’il y en ait cinq cents. »

— « Et elles seraient à mon père, s’il voulait signer ces baux ; je comprends cela parfaitement, et je comprends aussi que mon père perdrait à ce marché trois fois cette somme. — » Mon père, vous tressaillez, mais cela est vrai. N’est-ce pas là la rente pour laquelle vous alliez louer à M. Garraghty cette portion de terre ? » Il posa un papier devant lord Clonbrony.

— « C’est cela même. »

— « Et voici, écrite de ma main, la copie des propositions que j’ai vues, et qui étaient faites par des tenanciers respectables et solvables, et qui ont été rejetées. — Cela est-il, cela n’est-il pas, M. Garraghty ? Niez-le, si vous pouvez. »

M. Garraghty pâlit. Ses lèvres tremblaient ; il bégaya, et, après une horrible grimace, tout ce qu’il put articuler fut :

« Qu’il y avait une grande différence entre tenancier et tenancier ; que milord devait le savoir… surtout pour une rente aussi considérable. »

« Une différence aussi grande qu’entre un agent et un agent, je le sais, surtout pour un domaine aussi considérable… » dit lord Colambre, avec l’air du plus froid mépris. « Vous voyez, monsieur, que je suis bien informé relativement à cette transaction ; vous verrez que je le suis tout aussi bien sur tous les autres points de votre conduite envers mon père et ses tenanciers. Si, en racontant tout ce que j’ai vu et entendu, je commets quelqu’erreur, vous êtes ici, et je suis fort aise que vous soyez présent pour me redresser et vous défendre. »

— « Quant à cela, milord, je ne prétends contredire rien de ce que vous avancerez d’après votre propre autorité : à quoi bon ? Vous direz tout ce que vous voudrez ; mais comme il n’est pas fort agréable d’entendre dire du mal de soi, je vous serai fort obligé, sir Térence, de me donner mon chapeau qui est auprès de vous. — Et si vous avez la bonté, milord Clonbrony, d’examiner, pour la dernière fois, ces comptes dans la matinée, je reviendrai à l’heure qui vous sera convenable, pour ajuster la balance comme vous le jugerez à propos. Quant aux baux, je ne m’en soucie nullement. » En achevant ces mots, il reprit son sac.

« Fort bien, vous reviendrez dans la matinée, M. Garraghty, » dit sir Térence, « n’est il pas vrai ? et d’ici là j’espère que nous comprendrons un peu mieux ce mal entendu ? »

Sir Térence tira lord Clonbrony par sa manche. « Ne lui laissez pas emporter cet argent ; il est absolument nécessaire ! »

« Laissez-le aller, » dit lord Colambre ; « on peut se procurer de l’argent par des moyens honnêtes. »

« Peste ! il parle comme s’il avait la banque d’Angleterre à sa disposition ; et voilà comme sont tous les jeunes gens, » dit sir Térence.

Lord Colambre ne daigna pas répondre à cela. Lord Clonbrony marchait irrésolu, entre son agent et son fils, regardait sir Térence et ne disait rien.

M. Garraghty sortit. Lord Clonbrony lui cria du haut de l’escalier : « Je serai chez moi, et libre, dans la matinée. »

Sir Térence le suivit au bas de l’escalier : lord Colambre attendit qu’il fût rentré, ainsi que son père.

Quinze cents guinées d’un trait de plume ! c’était un bon coup que l’honnête Nick n’a manqué que d’une minute ! » dit lord Clonbrony. « C’est trop fort ! beaucoup trop fort, ma foi ! je vous suis très-obligé, Colambre, de cet avis : d’ici à demain matin nous le ferons chanter sur un autre ton. »

« Il doublera le sac, ou il lâchera prise, » dit sir Térence.

— « Il le triplera, s’il vous plaît, Terry. Assurément trois fois cinq font quinze. Il comptera quinze cents guinées, ou il n’aura pas ces baux pour son frère, ni l’administration du domaine de Colambre. — Colambre, qu’avez-vous encore à nous dire de lui ? car, puisqu’il fait ses comptes à mon débet, il n’y a pas de mal d’avoir aussi quelques articles à y opposer, pour réduire un peu la balance. »

« Très-juste ! on ne peut pas plus juste ! » dit sir Térence à milord, «  rapportez-vous en à moi pour retenir toutes les charges contre lui. Je n’oublierai pas un item : en cas qu’il ne puisse pas se disculper, dites que je suis un sot, et que je ne connais pas la valeur d’une bonne ou mauvaise réputation, si je ne lui en fais pas payer cher une bonne ! »

« Si vous connaissez la valeur d’une bonne réputation, sir Térence, » dit lord Colambre, « vous devez savoir qu’elle ne se vend ni ne s’achète. » Alors, se tournant vers son père, il lui rendit exactement compte de tout ce qu’il avait vu dans ses terres en Irlande ; et fit un fidèle portrait du bon et du mauvais agent. Lord Clonbrony, qui était sensible et qui aimait beaucoup ses tenanciers, fut touché ; et quand son fils eut cessé de parler, il répéta plusieurs fois :

« Le coquin ! le maraud ! comment a-t-il osé traiter ainsi mes tenanciers, et surtout les O’Neil ! le coquin ! le mauvais cœur ! je ne veux plus avoir affaire à ce drôle. » Mais, revenant à lui tout-à-coup, il se tourna vers sir Térence, et ajouta : « C’est plus aisé à dire qu’à faire ; je vais vous parler franchement, Colambre, votre ami M. Burke peut être le plus honnête homme du monde ; mais c’est le pire de tous, quand on s’adresse à lui pour une remise ou un emprunt, dans un moment de presse ; il me dit toujours qu’il ne peut tourmenter mes tenanciers. »

« Et jamais, en prenant l’administration, » dit sir Térence, « il n’a avancé au seigneur une bonne somme ronde par forme de garantie de sa bonne conduite : et l’honnête Nick a fait cela pour nous, et de fort bonne grâce, en entrant. »

« Et en sortant ne faudra-t-il pas le rembourser ? » dit lord Colambre.

« Voilà le diable ! » dit lord Clonbrony, « et voilà pourquoi je ne puis convenablement le congédier. »

« Je vous le rendrai convenable, Monsieur, si vous me le permettez, » dit lord Colambre. « Dans peu de jours je serai majeur, et je me joindrai à vous pour vous procurer l’argent nécessaire, et vous tirer des griffes de cet homme. Souffrez que j’examine ses comptes ; et tout ce qui lui sera justement dû, payez-le lui. »

« Mon cher enfant, » dit lord Clonbrony, « vous êtes un brave et généreux garçon, un beau et bon cœur irlandais ! je suis charmé que vous soyez mon fils. Mais il y en a plus, beaucoup plus que vous n’en savez, » ajouta-t-il en regardant sir Térence qui toussa ; et lord Clonbrony qui était au moment de s’ouvrir à son fils, s’arrêta tout court.

« Colambre, » dit-il, « nous ne parlerons plus de cela à présent ; car on ne peut rien faire d’utile avant votre majorité : alors nous examinerons les choses à fond. »

Lord Colambre saisit parfaitement l’intention de son père, et ce que signifiait le petit embarras dans la gorge de sir Térence. Lord Clonbrony désirait que son fils, en devenant majeur, l’aidât à payer ses dettes ; et sir Térence craignait que si lord Colambre apprenait brusquement la totalité des dettes, il ne fût impossible de lui persuader de concourir à vendre ou à hypothéquer une portion aussi considérable de son patrimoine, que le paiement de ses dettes l’exigeait. Sir Térence pensait que ce jeune homme, qui probablement n’entendait rien aux affaires, et ne soupçonnait pas le dérangement total de celles de son père, pourrait être amené, peu à peu et par adresse, à faire tout ce qu’on voudrait. Lord Clonbrony flottait entre la tentation de s’abandonner à la générosité de son fils, et la commodité immédiate d’emprunter de son agent une somme suffisante, pour le soulager de l’embarras du moment.

« Oh ! il est impossible de rien terminer avant que Colambre soit majeur, » répéta-t-il : « ainsi, en parler à présent, ce serait perdre le temps. »

« Pourquoi donc, monsieur ? « dit lord Colambre, » quoiqu’aucun acte légal de ma part ne puisse être valide avant que je sois majeur, ma promesse, comme homme d’honneur, me lie dès-à-présent, et je me flatte que mon père y aurait autant de confiance que dans tous les contrats imaginables. »

« Sans doute, mon cher enfant ; — mais… »

« Mais quoi ! » dit lord Colambre en suivant les yeux de son père qui se tournèrent vers sir Térence 0’Fay, comme pour lui demander la permission de s’expliquer.

« En qualité d’ami de mon père, permettez-moi de vous le dire, monsieur, vous devriez, en ce moment, faire usage de votre influence, pour l’engager à mettre de côté toute réserve envers un fils dont le plus ardent désir est de le servir et de le voir dégagé de ses embarras, content et heureux. »

— Noble et généreux enfant ! Térence je n’y puis résister ; mais comment prendre sur moi de lui dire le montant des dettes ? »

« Un jour ou l’autre, il faut que je le sache, » dit lord Colambre, et je ne saurais, en aucun autre temps, être mieux préparé qu’à présent, ni plus disposé à contribuer de tout mon pouvoir à votre soulagement. « Les yeux fermés, on ne saurait me conduire où l’on voudrait, monsieur, » ajouta-t-il, en regardant sir Térence. « Le tenter, serait bas et inutile. Je ne veux point être aveuglé ; mais les yeux ouverts, j’irai droit, et de tout mon cœur, à tout ce que l’intérêt de mon père exigera, sans m’inquiéter du mien, sans y songer un moment. »

« Par St.-Patrick ! c’est l’esprit d’un prince et d’un prince irlandais qui vient de parler par votre bouche, » s’écria sir Térence, « et si j’avais cinquante cœurs, ils seraient dans votre main et à votre service en ce moment. Vous aveugler ! après ceci, l’homme qui le tenterait, mériterait qu’on lui brûlât la cervelle, et je la lui brûlerais moi-même, fût-il mon meilleur ami ; mais ce n’est pas Clonbrony, ou votre père, milord, qui sera capable d’agir ainsi, pas plus que sir Térence O’Fay. Voici l’état des dettes, « ajouta-t-il, en tirant de sa poche un papier, » et je ferai serment qu’il est exact ; et il n’y a au monde que moi qui puisse en jurer.

Lord Colambre déploya le papier. Son père se tourna d’un autre côté, en se couvrant le visage de ses mains.

« N’ayez pas peur, » dit sir Térence, « je le connais à présent mieux que vous ; vous verrez qu’il sera ferme contre le choc de ce régiment de chiffres ; son courage est à l’épreuve. »

« Je vous remercie, mon cher père, « dit lord Colambre, » de m’avoir ainsi fait connaître tout d’un coup la vérité. Les choses au premier coup d’œil, sont je l’avoue, plus mal encore que je ne le pensais ; mais je suis persuadé que quand vous m’aurez permis d’examiner les comptes de M. Garraghty et les demandes de M. Mordicai, nous trouverons moyen de réduire de beaucoup ce total effrayant. Mon père, vous croyez que nous n’apprenons à Cambridge que du grec et du latin, mais vous vous trompez. »

« Le diable m’emporte si vous en rabattez un denier « dit sir Térence, » car vous avez à faire à un juif, et au vieux Nick ; et si je ne suis pas de force avec eux, je ne sais qui le sera, et je n’ai pas la moindre espérance d’en rabattre. J’ai examiné ces comptes tant et tant, que j’en suis malade. »

— « Vous remarquerez néanmoins que déjà quinze cents guinées ont été sauvées pour mon père, par son seul refus de signer ces baux. »

« Sauvées pour vous, milord, s’il vous plaît, et non pour votre père, « dit sir Térence ; » car à présent que nous voilà en face, il faut que je marche droit et que j’en use avec vous comme avec le fils et l’ami de mon ami ; auparavant je ne vous considérais que comme le fils et l’héritier, ce qui est fort différent, vous le savez ; en conséquence, agissant pour votre père, je faisais en sa faveur, le meilleur marché contre vous : à présent je vous le dis franchement. Je connaissais très-bien la valeur des terres : j’étais aussi fin que Garraghty, et il le savait ; je devais tirer de lui pour votre père la différence, partie en argent, partie en balance de compte ; vous comprenez ; vous seul y auriez perdu et ne l’auriez su peut-être, que quand nous eussions tous été morts et enterrés ; et alors vous auriez pu faire résilier le bail de Garraghty, sans faire tort à personne qu’à un coquin qui l’aurait mérité ; et en attendant je soulageais mon ami, milord, votre père. Mais le destin a voulu que vous dérangeassiez tout cela par votre tournée, incognito, dans ces terres. À la bonne heure, les choses n’en sont pas plus mal, et j’aime beaucoup mieux que nous soyons placés comme nous le sommes maintenant, et attendre tout de la générosité d’un bon fils. Maintenant tirez de peine votre pauvre père, et dites-nous, mon cher, ce que vous voulez faire.

« En un mot, » dit lord Colambre, « et à deux conditions, je me joindrai à mon père pour le mettre en état de vendre ou d’hypothéquer une portion de ses biens, suffisante au paiement des dettes ; ou j’adopterai telle autre méthode plus avantageuse ou plus agréable pour lui, qu’il m’indiquera, pour donner des sûretés à ses créanciers. »

« Voilà qui est noble et grand, » s’écria sir Térence. Il n’y a qu’un Irlandais qui soit capable d’agir ainsi. »

Lord Clonbrony, ému jusqu’aux larmes, ne put articuler une parole, il ouvrit ses bras pour y recevoir son fils.

« Mais vous n’avez pas encore entendu mes conditions, » dit lord Colambre.

« Au diable soient les conditions ! s’écria sir Térence.

— « Quelles conditions peut-il exiger que je puisse lui refuser en ce moment ? »

— «Et moi de même, quand ce serait ma dernière goutte de sang, et s’il me fallait être pendu, » dit sir Térence. « Mais quelles sont ces conditions ? »

« Que M. Garraghty ne conservera pas l’administration. »

« Bien volontiers ; je serai fort aise d’être débarrassé de lui, le coquin, le tyran, » dit lord Clonbrony ; et pour prévenir votre seconde demande, je mettrai à sa place M. Burke.

« Je vais écrire la lettre pour vous, tout-à-l’heure, avec le plus grand plaisir, et vous la signerez, » dit sir Térence ; « mais non, il est de toute justice que ce soit lord Colambre qui l’écrive. »

« Mais, quelle est votre seconde condition ? » dit lord Clonbrony, « j’espère qu’elle n’est pas plus dure que la première. »

— « Que vous et ma mère cessiez d’être des absens. »

« Ah ! malédiction ! » dit sir Térence. « Ce ne sera peut-être pas si facile ; car à ce marché, il faut deux consentemens. »

Lord Clonbrony déclara, que quant à lui, il était prêt à partir pour l’Irlande le lendemain matin, et à promettre de passer le reste de ses jours dans ses terres ; qu’il n’y avait rien au monde qui lui convînt mieux et qu’il désirât davantage, pourvu que lady Clonbrony voulût y consentir ; mais qu’il ne pouvait promettre pour elle ; qu’elle était là-dessus plus entêtée qu’une mule ; qu’il avait souvent essayé de la déterminer à prendre ce parti, mais que rien n’avait pu l’émouvoir ; et qu’en un mot il ne s’engageait pas pour elle. »

Lord Colambre dit qu’il insistait sur cette condition, et que, si elle n’était pas remplie, il ne s’engageait lui-même à rien.

« Et bien, nous verrons quand elle sera en ville, » dit lord Clonbrony ; « elle doit arriver de Buxton le jour où vous serez majeur, pour signer quelques actes. Mais, » ajouta-t-il, de l’air et du ton d’un homme tout-à-fait abattu, « si tout dépend du consentement de lady Clonbrony à retourner en Irlande, je suis aussi éloigné que jamais de me voir hors d’embarras. »

« Je vous le déclare en conscience, nous voilà tous encore à la mer, » dit sir Térence.

Lord Colambre se taisait ; mais dans son silence, il y avait un air de fermeté et de résolution qui convainquit lord Clonbrony et sir Térence, que toutes sollicitations seraient vaines. Lord Clonbrony laissa échapper un profond soupir.

« Mais quand il s’agit de ruine ou de salut ! quand il y va du sort de son mari et de tout ce qui lui appartient, cette femme ne peut persister à être une mule, » dit sir Térence.

« De qui parlez-vous, monsieur ! » dit lord Colambre.

— « De qui ! ah ! je vous demande pardon, je croyais parler à milord Clonbrony ; mais, en d’autres mots, puisque vous êtes son fils, je suis persuadé que milady, votre mère, se montrera femme raisonnable, quand elle verra qu’elle ne peut faire autrement. Ainsi milord Clonbrony, ne vous désolez pas, on peut opérer bien des choses par la peur de Mordicai et la menace d’une exécution, surtout à présent qu’il n’y a plus de créancier qui prime. Et puisque la réserve cesse entre vous et moi, milord Colambre, « poursuivit sir Térence, » il faut que je vous dise tout, et comment nous nous sommes soutenus durant ces derniers mois, que vous avez passés en Irlande. D’abord, Mordicai nous a attaqués pour prouver que j’étais d’accord avec votre père, pour me porter premier créancier, et le frustrer de ce qui lui était dû. Heureusement la loi prend du temps pour rendre justice ; mais à la fin, après je ne sais combien de sermens et de formalités, il est venu à bout de prouver son dire et de m’évincer. Ainsi il n’y a plus de créancier qui prime, et nous n’avons plus de bouclier d’aucune espèce. Son exécution allait tomber sur nous, quand je m’avisai de l’éloigner, par une prime à Mordicai sous forme de gageure. En conséquence, j’allai chez lui dès le lendemain du jugement. M. Mordicai, lui dis-je, vous devez être satisfait de voir un homme que vous avez si bien battu ; et malgré que je sente encore les coups que j’ai reçus pour mon compte et celui de mon ami, vous voyez que je suis capable d’en rire, quoiqu’une exécution ne soit point du tout plaisante ; et je sais fort bien que vous en avez une dans la manche toute prête pour mon ami lord Clonbrony. Mais je vais vous parier cent guinées, en papier, que le mariage de son fils avec une héritière aura lieu avant le jour de Notre-Dame prochain, et arrangera tout, ensorte que vous serez payé, avec une douceur par-dessus le marché.

— « Est-il possible ! sir Térence ? assurément vous n’avez pas dit cela. »

— « Oui, je l’ai dit ; mais, après tout, ce n’était qu’une gageure, et une gageure n’est qu’un rêve ; et quand elle sera perdue, ce qui arrivera, je le sais tout aussi bien que vous, ce ne sera qu’une gratification noblement accordée à Mordicai, pour avoir différé l’exécution jusqu’à votre majorité. C’est plus qu’il ne mérite, j’en conviendrai avec vous ; mais je vous assure que pour lady Clonbrony elle-même, quoiqu’elle me déteste, plutôt que de la voir tourmentée par une exécution, je paierais à l’instant les cent guinées de ma poche, si je les avais. » En ce moment, on entendit frapper violemment à la porte.

— « N’y prenez pas garde ; laissez-les frapper tant qu’ils voudront, ils n’entreront pas : car milord a recommandé à ses gens, sur leur tête, de ne laisser entrer personne. Nous sommes obligés maintenant de bien veiller à la porte sur la rue : je vous conseille d’y avoir double barre, et surtout que les domestiques ne se pressent pas de courir à un double coup, car ce pourrait être un piège. »

« Milady et miss Nugent, milord, » dit un domestique en ouvrant la porte.

« Ma mère ! miss Nugent ! » s’écria lord Colambre en courant à elles.

« Colambre ! ici ! » dit sa mère ; « mais il est trop tard maintenant, et peu importe où vous soyez. »

Lady Clonbrony reçut très-froidement l’embrassade de son fils ; et lui, sans prendre garde à cette froideur, entendant à peine, ne comprenant pas du tout ce qu’elle lui disait, fixa ses yeux sur sa cousine, qui, rayonnante de joie et de l’air le plus affectueux, lui présenta la main.

— « Cher cousin ! cher Colambre ! quel bonheur inattendu ! »

Il prit sa main ; mais au moment de la baiser, le souvenir de Saint-Omar lui revint… et il se contint. Il parla de joie et de plaisir, mais sa physionomie ne peignait ni l’une ni l’autre ; et miss Nugent, très-surprise de ces manières glacées, retira sa main, et sortit de l’appartement.

« Grâce ! mon enfant ! » dit lord Clonbrony, « où allez-vous si vite, avant de m’avoir dit un mot, et sans m’embrasser ? »

Elle revint à l’instant, et se jeta dans les bras de son oncle, qui l’y serra tendrement.

— « Pourquoi vous laisserais-je aller ? et d’où vient que vous êtes si pâle, ma chère enfant ?

— « Je suis un peu fatiguée — mais je vous rejoindrai bientôt. »

Son oncle la laissa aller.

« Vos fameux bains de Buxton ne me paraissent pas lui avoir réussi, » dit lord Clonbrony.

« Milord ; il ne faut pas vous en prendre aux bains de Buxton ; je sais fort bien à quoi et à qui on doit s’en prendre, » dit lady Clonbrony d’un air mécontent et les yeux fixés sur son fils. « Oui, vous avez tout lieu de paraître confondu, Colambre ; mais il est trop tard maintenant. Vous auriez dû savoir plus tôt ce que vous aviez dans l’âme. — Je vois fort bien que vous êtes déjà informé ; mais je ne conçois pas comment, car cela n’a été décidé que le jour de mon déport de Buxton. La nouvelle ne peut en être venue plus vite que moi. — Je vous en prie, dites-moi comment vous l’avez sue ? »

« Comment je l’ai sue ? quoi donc, madame ? » dit lord Colambre.

— « Que miss Broadhurst se marie. »

« Oh ! n’est-ce que cela, madame ? » dit notre héros fort soulagé.

— « Que cela ! ah ! pour le coup, lord Colambre, vous me ferez perdre patience. — Mais je me flatte que vous serez un peu plus ému, et que vous aurez quelque ressentiment, quand je vous dirai que c’est votre ami, sir Arthur Berryl, qui, comme je l’ai toujours prédit, vous l’a enlevée. »

— « Si je ne craignais de déplaire a ma mère, je dirais que je suis charmé de ce mariage, et que j’ai toujours souhaité qu’il se fît. Mon ami, sir Arthur m’a confié, dès son origine, le secret de son attachement ; il savait que je faisais des vœux pour qu’il réussît à plaire à la jeune personne dont j’avais la plus haute opinion, quoiqu’il sût très-bien aussi que je n’avais jamais songé à l’épouser. »

« Et pourquoi n’y avez-vous pas songé ? c’est précisément ce dont je me plains, » dit lady Clonbrony. « Mais tout est fini à cet égard, et vous pouvez être tranquille, car ils doivent se marier mardi. Et la pauvre mistriss Broadhurst s’en meurt de chagrin, car elle avait très-à cœur de marier sa fille à un duc, ou tout au moins à un comte. Et vous, ingrat que vous êtes, vous ne savez pas combien elle souhaitait de vous avoir pour gendre ! Mais concevez-vous, après ce qui s’est passé, miss Broadhurst qui s’imaginait que je lui accorderais ma nièce pour fille de noces. J’ai refusé tout net : c’est à dire, que j’ai déclaré à Grâce que cela ne se pouvait pas — et après cela, pour ne pas offenser mistriss Broadhurst, j’ai dit que Grâce ne m’en avait point parlé ; j’ai demandé ma voiture, et je suis partie sur-le-champ de Buxton. Grâce en a été blessée, car elle a de la chaleur dans ses amitiés ! Je suis fâchée de faire de la peine à Grâce ; mais véritablement je ne pouvais lui permettre d’être fille de noces. Et c’est, si vous voulez le savoir, ce qui l’a chagrinée, au point de lui faire venir les larmes aux yeux. Je le crois, et j’en suis fâchée ; mais il faut savoir un peu conserver sa dignité. Après tout, miss Broadhurst n’était qu’une bourgeoise, et de plus une fille fort bizarre ; jamais elle n’a rien fait comme les autres. Du moins a-t-elle conclu son mariage de la manière du monde la plus étrange. — Grâce, ne pouvez-vous en raconter les particularités. J’avoue que je suis lasse de ce sujet, et très-fatiguée de mon voyage. Milord, je prendrai la liberté de dîner dans ma chambre aujourd’hui, » ajouta milady en sortant.

« J’espère que milady ne m’a point aperçu, » dit sir Térence O’Fay, en sortant de l’embrasure d’une fenêtre où il s’était tenu derrière un rideau.

« Et pourquoi donc, Terry, vous êtes-vous caché ? » dit lord Clonbrony.

— « Caché ! je ne me suis point caché, et je ne me cacherais pour aucun homme au monde, laissant les femmes de côté. Caché ! non ; mais je me suis amusé à regarder par la fenêtre derrière ce rideau, pour ne pas donner le chagrin à lady Clonbrony de voir, en rentrant chez elle, un homme qu’elle ne peut souffrir. Oh ! j’ai des égards ; cela l’aurait mise de la plus mauvaise humeur du monde contre vous deux ; et il n’y avait même pas besoin de cela, comme je le vois. Ainsi, je m’en vais aller dîner à mon auberge ; peut-être vous reviendra-t-elle un peu mieux disposée. Mais gardez-vous de lui parler de l’Irlande aujourd’hui ; ne touchez pas cette corde tant qu’elle n’aura pas digéré le mariage. À propos, voilà ma gageure avec Mordicai… perdue… C’est moi qui devrais vous gronder, milord Colambre ; mais je pense que vous pourrez trouver aussi bien, à l’argent près toutefois. Mais je ne suis pas de ceux qui croient que l’argent est tout… quoique je convienne avec vous que sans argent on ne peut rien avoir en ce monde, l’amour excepté… Et bien des gens ne croient pas à l’amour… mais j’y crois, dans quelques cas particuliers. Là-dessus je vous quitte en vous laissant ma bénédiction, qui, dans ce moment, vaut mieux, je pense, que ma société. Votre tout dévoué. »

Le bon sir Térence ne céda point aux sollicitations de lord Clonbrony, qui voulait le retenir. Il fit un signe à lord Colambre en sortant, et lui dit : « Je songe aussi à mettre votre cœur à l’aise en m’en allant… Quand je jouais moi-même, je n’aimais pas la galerie. »

Sir Térence ne manquait pas de pénétration, mais il ne pouvait s’empêcher de se vanter de ses découvertes.

Lord Colambre lui sut gré d’avoir été assez judicieux pour s’en aller, et il suivit le conseil tout aussi judicieux que sir Térence lui avait donné de ne pas parler de l’Irlande ce jour-là.

Lady Clonbrony était encore tout occupée de Buxton, et son fils fut fort content d’être dispensé de parler. Il s’appliqua à deviner ce qui pouvait se passer dans l’âme de miss Nugent, qui se montra vive et enjouée ; car sa tante lui avait fait entendre qu’elle attribuait son air de tristesse à ce qu’il ne lui avait pas été permis d’être fille de noces de miss Broadhurst. En conséquence, elle résolut de s’évertuer pour dissiper cette idée. Cela ne lui fut pas difficile ; car elle avait, de son côté, trouvé une excuse plausible à lord Colambre, pour cette froide réception qui l’avait d’abord blessée. Elle s’était imaginée qu’il la croyait dans les mêmes sentimens que sa mère, relativement au mariage de miss Broadhurst, et que cette persuasion, et peut-être la crainte d’essuyer des reproches de sa part, avait causé l’embarras qu’elle avait remarqué en lui. Or, elle savait qu’il lui était fort facile de le tirer d’erreur. En conséquence, dès que lady Clonbrony, à force de parler de Buxton, se fut endormie ; pendant qu’elle faisait le petit somme qu’elle avait coutume de faire après le dîner, quand elle n’avait ni compagnie ni partie de jeu pour la tenir éveillée, miss Nugent fit connaître ses véritables sentimens, et raconta à lord Colambre, comme sa tante l’en avait priée, la manière dont le mariage de miss Broadhurst avait été arrêté.

« D’abord, permettez-moi de vous dire que je me réjouis fort de ce mariage. Je pense que votre ami, sir Arthur Berryl, est digne de mon amie miss Broadhurst ; et de ma part, » ajouta-t-elle en souriant, « ce n’est pas un petit éloge. J’ai vu naître et croître leur mutuel attachement, et de part et d’autre, il est fondé sur de si belles qualités, que je n’ai point d’inquiétudes sur sa durée. La conduite honorable de sir Arthur Berryl, en payant les dettes de son père ; sa générosité envers sa mère et ses sœurs, qui n’avaient d’autre fortune que celle qu’il voudrait leur accorder, ont d’abord fait impression sur mon amie ; cela était conforme à ce qu’elle aurait fait elle-même, et à… En un mot, c’était comme elle le disait, ce que peu de jeunes gens d’aujourd’hui auraient fait. Ensuite son extrême économie pour tout ce qui lui était personnel, la privation qu’il s’est imposée de chevaux, d’équipages, afin de pouvoir faire ce qu’il sentait être juste et honnête, en le rendant ridicule aux yeux des jeunes gens à la mode, et le faisant accuser d’avarice par bien des gens, ont produit un tout autre effet sur l’esprit de miss Broadhurst. L’estime, l’admiration ont été le résultat de ces preuves d’une grande force de caractère et d’une invariable rectitude de principes. »

« Si vous continuez, vous allez me rendre jaloux, envieux de mon ami, » dit lord Colambre.

— « Vous, jaloux ! oh ! il serait trop tard à présent ; et, d’ailleurs, vous ne sauriez être jaloux, car vous n’avez jamais aimé. »

— « Je n’ai jamais aimé miss Broadhurst, j’en conviens. »

— « Voilà l’avantage qu’a eu sur vous sir Arthur Berryl ; il aimait, et mon amie s’en est aperçue. »

« Elle a été clairvoyante, » dit lord Colambre.

« Elle a été clairvoyante, » répéta miss Nugent. « Mais si vous entendez par là qu’elle a été vaine et prompte à croire les gens épris d’elle, je puis vous assurer que vous vous trompez. Jamais femme, jeune ou âgée, n’a mieux pénétré les vues de ceux qui lui faisaient la cour. Ni la flatterie, ni l’éclat et le torrent de la mode, n’ont pu troubler son jugement. »

« Ce dont je suis certain, c’est qu’elle a bien su se choisir une amie, » dit lord Colambre.

— « Et un ami pour la vie aussi, vous en conviendrez, j’en suis sûre. Et elle a eu des courtisans si nombreux et de tant d’espèces, qu’elle a pu être embarrassée du choix, et qu’il y avait de quoi faire perdre la tête à bien d’autres. Il s’en est présenté je ne sais combien, cet été, pendant que vous étiez en Irlande. Ils se succédaient, paraissaient et disparaissaient comme les figures d’une lanterne magique. Trois grands seigneurs se sont déclarés, et le rang s’est offert sous trois formes différentes. Est venu d’abord, en boitant, le rang avec la goutte ; ensuite le rang avec le jeu ; après cela le rang très-élevé, mais avec des dettes jusque par-dessus la tête. Tous trois ont été rejetés ; et, à chaque fois, j’ai cru que mistriss Broadhurst en mourrait de chagrin. Ensuite est venu l’homme à la mode, avec sa tête, son cœur et son esprit dans sa cravate. Il a fait sa révérence, ou plutôt son petit air de tête, et il s’en est allé en prenant une prise de tabac. Puis est venu un homme à bonnes fortunes. Ensuite un homme d’esprit, mais c’était l’esprit sans mérite ; et après, est venu le mérite sans esprit. Elle a préféré le mérite et l’esprit réunis, et, fort heureusement, elle les a trouvés dans votre ami, sir Arthur Berryl.

« Grâce, ma fille ! » lui dit son oncle, « Je suis charmé de voir que vous avez retrouvé votre gaîté, quoique vous n’ayez pu être fille de noces ; mais j’espère que vous serez bientôt mariée vous-même. Et vous devriez songer à récompenser ce pauvre M. Salisbury, qui me tourmente à me faire mourir, toutes les fois qu’il peut s’emparer de moi, et me parler de vous. — Il faut que nous lui fassions une réponse définitive : vous le sentez, Grâce. »

Il se fit un silence, que miss Nugent ni lord Colambre ne parurent disposés à rompre.

« Par ma foi, vous êtes très-bonne compagnie tous les trois ! L’une dort, et les deux autres ne disent rien pour me tenir éveillé. Colambre, n’apportez-vous point de nouvelles de Dublin ? Grâce, ne savez-vous rien de la chronique de Buxton ? Qu’est-ce donc que lady Clonbrony vous a chargée de nous raconter au sujet de la manière étrange dont miss Broadhurst a conclu son mariage ? Dites-moi un peu cela, car j’aime tout ce qui est bizarre. »

« Peut-être ne le trouverez-vous pas bizarre, » dit miss Nugent. « Un soir… mais je dois vous dire d’abord que trois prétendans, outre sir Arthur Berryl, avaient suivi miss Broadhurst à Buxton ; qu’ils avaient fait assiduement leur cour durant notre séjour là, et que tous trois étaient fort impatiens de connaître sa décision. »

« Oui, une réponse définitive, » dit lord Clonbrony ; et miss Nugent fut encore déconcertée. Mais elle se remit de son trouble, et poursuivit :

« Un soir précisément avant que le bal commençât, ces messieurs, debout, entouraient miss Broadhurst. — « Je voudrais, » dit l’un d’eux, « que miss Broadhurst prononçât que son danseur, ce soir, quel qu’il soit, sera son partenaire pour la vie entière… Ah ! que son bonheur sera digne d’envie ! » — « Mais, comment me déciderai-je ? » dit miss Broadhurst. — « Je voudrais avoir un ami qui plaidât pour moi, » dit un de ces messieurs, en me regardant. — « Mais n’avez-vous pas un ami ? » lui demanda miss Broadhurst. — « Oh ! j’en ai plusieurs. » — « En ce cas, vous devez être fort heureux, » répliqua miss Broadhurst. « Allons, » ajouta-t-elle en riant, « je danserai avec celui qui me convaincra que, ses proches parens exceptés, il a dans le monde un véritable ami. L’homme qui a su s’attacher un bon ami, doit faire, je m’imagine, un excellent mari. » — « De ce moment, » poursuivit miss Nugent, « je ne doutai plus de son choix. Tous ces messieurs déclarèrent d’abord qu’ils avaient grand nombre d’amis, et les meilleurs amis du monde. Mais quand miss Broadhurst leur fit subir un interrogatoire, sur ce que ces amis avaient fait pour eux, ou sur ce qu’ils feraient dans l’occasion, l’amitié moderne se trouva circonscrite dans un cercle ridiculement petit. Je ne puis vous raconter les particularités de cet interrogatoire, qui fut fait par miss Broadhurst avec beaucoup d’esprit et d’une manière fort plaisante ; mais en voici le résultat : Sir Arthur Berryl, par des faits incontestables, et par une éloquence qui partait du cœur, convainquit toutes les personnes présentes qu’il avait le meilleur ami qui fût au monde. Miss Broadhurst, dès qu’il eut cessé de parler, lui présenta sa main ; et il la conduisit en triomphe. Ainsi vous voyez, lord Colambre, que vous avez été la cause du mariage de mon amie ! » Miss Nugent, en s’exprimant ainsi, se tourna vers lord Colambre avec un sourire si affectueux, et une expression si ingénue de tendresse dans toute sa physionomie, que notre héros eut peine à réprimer le mouvement de la passion ; il fut sur le point de se jeter à ses pieds et de déclarer son amour. « Mais Saint-Omar ! Saint-Omar ! cela ne se peut pas ! »

« Il faut que je sorte, » dit lord Clonbrony en regardant sa montre. « Il est temps que j’aille à mon club : le pauvre Terry ne saurait ce que je suis devenu ; je suis sûr qu’il est déjà inquiet. »

Lord Colambre offrit à son père de l’accompagner ; à la grande surprise de lord Clonbrony, et à celle plus grande encore de miss Nugent.

« Quoi donc ! » se dit-elle, « après une si longue absence, me quitter ainsi ! quitter sa mère, à qui il tenait toujours compagnie, et cela pour m’éviter ! que puis-je avoir fait qui lui ait déplu ? Il est clair que ce n’est pas le mariage de miss Broadhurst qui l’a fâché, car il m’a écoutée avec plaisir pendant que je l’en entretenais ; mais l’instant d’après, quel air de contrainte ! quelle expression indéfinissable dans tous ses traits ! et il me quitte pour aller à un club qu’il déteste ! »

Quand le père et le fils sortirent ensemble, le bruit qu’ils firent en fermant la porte, réveilla lady Clonbrony en sursaut.

« Qu’est-ce que c’est ? sont-ils partis ? lord Colambre est-il sorti ? »

— « Oui, madame, avec mon oncle. »

— « C’est bien singulier ! c’est fort étrange de sa part, de me laisser ainsi ! Il avait coutume de rester avec moi : qu’a-t-il dit de moi ? »

— « Rien, madame. »

— « Fort bien, et je n’ai rien à dire de lui, ni d’autre chose, en vérité ; car je suis excessivement ennuyée, et tout-à-fait hébétée. Être seule, à Londres, est aussi détestable que partout ailleurs. Sonnez, et nous nous coucherons tout de suite, si vous n’avez rien à dire contre ce projet, Grâce. »

Grâce ne fit aucune objection : lady Clonbrony se mit au lit, et s’endormit un quart-d’heure après. Miss Nugent se mit aussi au lit ; mais elle y demeura éveillée, et tâchant de deviner pourquoi son cousin Colambre était si fort changé à son égard, et lui faisait si mauvaise mine. Elle était la franchise même ; et elle résolut de lui demander une explication dès qu’elle pourrait lui parler en particulier. Dans ce dessein, elle se leva de bonne heure, et descendit pour le déjeûner, où elle espérait le trouver, lisant à sa place accoutumée ; car il avait toujours été dans l’usage de se lever de grand matin.







CHAPITRE XIV.


Lord Colambre n’était point, avec un livre, à sa place accoutumée ; il ne parut même qu’assez long-temps après que son père et sa mère furent établis à la table du déjeuner.

« Bonjour, milord Colambre, » lui dit sa mère, sur le ton du reproche, quand il entra. « Je vous suis fort obligée de m’avoir tenu compagnie hier au soir. »

« Bonjour, Colambre, » lui dit son père, en prenant aussi, mais gaîment, le ton du reproche ; « je vous remercie de m’avoir fait bonne compagnie hier au soir. »

« Bonjour, lord Colambre, » dit miss Nugent ; et malgré ses efforts pour éviter le ton du reproche, il y avait dans sa voix un tremblement qui émut notre héros jusqu’au fond du cœur.

« Je vous remercie, madame, » dit-il à sa mère, « d’avoir remarqué mon absence, mais elle n’a duré qu’une demi-heure ; j’ai accompagné mon père jusqu’à la rue de Saint-James, et lorsque je suis rentré, tout le monde était déjà couché. »

« Ah ! c’est autre chose, » dit lady Clonbrony ; « j’avoue que je ne vous avais pas reconnu là, et que j’étais surprise que vous m’eussiez quittée ainsi. »

« Et pour que vous ne soyez pas jalouse de la demi-heure qu’il m’a accordée, » dit lord Clonbrony, « je dois vous informer que quoique j’eusse son corps avec moi, son esprit n’y était pas. Il l’avait laissé avec vous, mesdames, ou de l’autre côté du canal de Bristol, auprès de quelque belle ; car, avec sa prétention de m’accompagner, il ne m’a pas fait la grâce de me dire un mot. »

« Lord Colambre va faire, ce me semble, un déjeûner fort agréable, » dit miss Nugent en souriant, « des reproches de tous les côtés. »

« Je n’en ai entendu aucun de votre part, » dit lord Clonbrony, « et c’est, je pense, pourquoi il s’assied prudemment près de vous. Mais laissons cela ; nous ne vous tourmenterons pas davantage, mon cher enfant : nous lui avons fait venir des couleurs comme s’il était à la chasse depuis trois heures ; n’est-il pas vrai, Grâce ? »

« Quand Colambre aura passé encore une saison ou deux à Londres, il ne sera pas si aisément déconcerté, » dit lady Clonbrony. « Vous ne voyez pas les jeunes gens du bon ton rougir ainsi à propos de rien. »

« Ni à propos de quoique ce soit, ma chère, » dit lord Clonbrony ; « mais ce n’est pas une preuve qu’ils ne fassent rien dont ils aient à rougir. »

« Ce qu’ils font, les femmes n’ont que faire de s’en informer, » dit milady ; « mais ce que je sais, c’est que de rougir fait grand tort à un homme d’un certain rang ; car les gens qui vivent dans un certain monde ne rougissent jamais. Rien n’est plus opposé à un certain air qui, je l’avoue, manque encore à Colambre ; et maintenant qu’il a fini ses voyages en Irlande, où un jeune homme ne saurait se former, j’espère qu’il se laissera conduire par moi, durant sa prochaine campagne en ville. »

Lord Clonbrony avait l’air embarrassé de sa contenance ; après avoir joué des doigts sur la table durant quelques secondes, il dit :

« Colambre, je vous avais bien dit ce qui en serait ; c’est une condition dure et fatale que celle que vous nous avez imposée. »

» J’espère que ce n’est pas une condition dure, mon cher père, » dit lord Colambre.

« Elle est dure, puisqu’on ne peut la remplir, ou puisqu’elle ne sera pas remplie, ce qui revient au même, » répliqua lord Clonbrony en soupirant.

« Je suis persuadé, monsieur, qu’elle sera remplie, » dit lord Colambre. « Je suis convaincu que, lorsque ma mère apprendra la vérité, toute la vérité ; quand elle saura que son bonheur, que celui de toute sa famille dépend du sacrifice de son goût en un point seulement… »

« Oh ! je vois où vous en voulez venir, » s’écria lady Clonbrony. « Toutes ces périphrases et ces préfaces vont finir par me demander de renoncer à Londres, et de retourner avec vous en Irlande ; vous pouvez vous épargner cette peine, tous, tant que vous êtes, car rien au monde ne me persuadera de prendre ce parti. Je ne ferai jamais le sacrifice de mon goût sur ce point. Mon bonheur mérite considération comme celui de votre père, Colambre, et autant que celui de tout autre. En un mot ; je ne le ferai pas, » ajouta t-elle, en se levant de table, fort en colère.

« Vous le voyez ! ne vous l’avais-je pas dit, » s’écria lord Clonbrony.

« Ma mère ne m’a pas encore entendu, » dit lord Colambre, en mettant la main sur le bras de sa mère, et la retenant : « écoutez-moi, madame, pour l’amour de vous-même. Vous ne savez pas ce qui arrivera aujourd’hui, — tout à l’heure peut-être, si vous ne m’écoutez pas. »

« Et qu’arrivera-t-il ? » demanda lady Clonbrony, en s’arrêtant tout court.

« Elle ne sait pas en effet, » dit lord Clonbrony, « ce qui la menace, ce qui est suspendu sur sa tête. »

« Suspendu sur ma tête ! » dit lady Clonbrony, en regardant en l’air. — « Quelle extravagance ! et quoi donc. »

— « Une saisie, une exécution, Madame » dit lord Colambre.

« Bonté du ciel ! une exécution, » dit lady Clonbrony ; « mais je vous ai entendu parler d’une exécution, milord, il y a plusieurs mois, avant que mon fils partît pour l’Irlande, et cela s’est évanoui ; il n’en a plus été question.

« Elle ne s’évanouira pas cette fois, » dit lord Clonbrony ; « vous en entendrez parler tout à l’heure. C’est sir Térence O’Fay, vous devez vous en souvenir, qui arrangea cela dans le temps. »

— « Oui, et ne peut-il l’arranger maintenant ? envoyez-le chercher, puisqu’il s’entend à cela ; et je l’engagerai à dîner moi-même, pour l’amour de vous, et je serai fort gracieuse pour lui, milord. »

— « Toutes vos gracieusetés pour l’amour de moi, ou pour l’amour de vous-même, ne serviront de rien, ma chère, en cette occasion ; tout ce que ce pauvre Térence pourrait faire, il le ferait de tout son cœur, sans cela. Mais il ne peut rien. »

— « Rien ! c’est fort extraordinaire ; mais je suis sûre que personne n’oserait en venir sérieusement à une exécution contre nous ; et vous voulez en venir à vos fins avec moi par la peur, comme vous feriez avec un enfant ; mais cela ne vous réussira pas. »

— « Fort bien, ma chère ; vous verrez, mais il sera trop tard. »

On entendit un coup de marteau à la porte.

« Qui est-ce ? qu’est-ce que c’est ? » s’écria lord Clonbrony en pâlissant.

Lord Colambre changea aussi de couleur, et courut au bas de l’escalier.

« Ne laissez entrer personne, sur votre vie, Colambre, et sous aucun prétexte, » cria lord Clonbrony à son fils du haut de l’escalier ; puis il courut à la fenêtre.

— « Sur ma parole, c’est Mordicai lui-même ! et il a ses gens avec lui. »

« Appuyez-vous sur moi, ma chère tante, » dit miss Nugent ; et lady Clonbrony tremblante, prête à s’évanouir, se pencha sur sa nièce.

« Mais le voilà qui s’en va ; le coquin n’a pu entrer. Tout est en sûreté pour le moment ! » s’écria lord Clonbrony en se frottant les mains.

« Tout est en sûreté pour le moment ! » répéta lord Colambre en rentrant dans l’appartement.

« Il n’a pu entrer, je m’imagine. Oh ! j’avais bien averti les domestiques, » dit lord Clonbrony, « et Terry en avait fait autant. Oui, voilà ce coquin de Mordicai qui s’éloigne ; il est au bout de la rue : je reconnaîtrais sa démarche à un mille de distance. Grâce au ciel, je respire ; et je suis fort content de le voir parti. Mais il reviendra ; il fera sentinelle, et, dans un moment où nous ne serons pas sur nos gardes, il trouvera moyen de se glisser dans la maison. »

« De se glisser dans la maison ! ce serait affreux, » s’écria lady Clonbrony en se redressant, et en essuyant les gouttes d’eau que miss Nugent lui avait jetées au visage.

« Avez-vous été fort alarmées ? » demanda lord Colambre de l’accent le plus tendre, en regardant d’abord sa mère, et ensuite miss Nugent.

« J’ai eu une frayeur épouvantable ! » dit lady Clonbrony, « je n’aurais jamais cru qu’on en vînt réellement là. »

« On ira beaucoup plus loin, ma chère, » dit lord Clonbrony, « vous pouvez en être sûre, si vous ne faites rien pour le prévenir. »

— « Mon Dieu ! que puis-je faire ! je n’entends rien aux affaires. Comment y comprendrais-je quelque chose, lord Clonbrony ? mais je sais que voilà Colambre, et on m’a toujours dit que lorsqu’il serait majeur, tout s’arrangerait ; et puisqu’il est ici, pourquoi ne l’arrangerait-il pas ? »

« Et je le ferai à une condition, » dit lord Colambre ; « quant à ce qu’il m’en coûtera, ma chère mère, je n’en parlerai pas. »

« Et moi je le dirai, » s’écria lord Clonbrony ; « il lui en coûtera à peu près la moitié de la fortune qu’il aurait eue, si nous ne l’avions dissipée. »

— « Quelle perte ! ah ! je serais bien fâchée que mon fils l’éprouvât : cela ne sera pas. »

« Cela ne peut être autrement, » dit lord Clonbrony ; « et même à ce prix, les choses ne peuvent s’arranger, à moins que vous n’acceptiez la condition qu’il y met, et ne consentiez à retourner en Irlande. »

« Je ne puis pas, je ne veux pas, » répliqua lady Clonbrony. « Est-ce là votre condition, lord Colambre ? je le trouve fort mauvais de votre part, très-peu généreux, très-dur : est-ce là le procédé, la soumission d’un fils ? » Elle l’accabla de reproches, puis elle eut recours aux supplications et aux larmes ; mais notre héros, qui s’y était préparé, était bien résolu à se rendre maître de ses sentimens, à ne point avoir la faiblesse de céder à un caprice ; mais à ne consulter que la raison, et ce qu’exigeait le bien-être de tant de tenanciers dépendans de sa famille, aussi bien que celui de son père et de sa mère. »

« Tout cela est donc inutile, » s’écria lord Clonbrony, « et je n’ai plus qu’une ressource ; car Mordicai reviendra et fera tout saisir. — Il faut que je m’abaisse à aller trouver Garraghty, à signer, et à lui tout abandonner. »

— « Fort bien, milord, signez ; signez, et arrangez-vous avec Garraghty. Colambre, j’ai entendu toutes les plaintes que vous avez rapportées d’Irlande contre cet homme. Milord a passé la moitié de la nuit à me les raconter : mais tous ces agens sont aussi mauvais les uns que les autres, je m’imagine ; quoi qu’il en soit, je n’y puis que faire. Signez, signez, milord ; il a de l’argent. Oui, allez, et terminez avec lui, milord. »

Lord Colambre et miss Nugent, au même moment, retinrent lord Clonbrony qui sortait, et se rapprochèrent de milady avec des regards supplians ; mais elle détourna la tête, et, faisant un mouvement de la main, comme pour repousser leurs supplications, elle s’écria :

« Non, Grâce Nugent ! non, Colambre ; non, non, Colambre ! je ne veux pas entendre parler de quitter Londres. Il n’y a pas moyen de vivre hors de Londres. Je ne puis, je ne veux pas demeurer ailleurs qu’à Londres, vous dis-je ? »

Son fils vit que sa londonomanie était plus forte que jamais ; il résolut de faire une tentative désespérée, et d’en appeler à sa sensibilité, qui, bien qu’émoussée, ne pouvait, se disait-il, être tout à fait amortie ; il prit ses mains repoussantes, et les pressant de ses lèvres avec un tendre respect :

« Ô ma chère mère, » lui dit-il, « vous aimiez autrefois votre fils plus que toute autre chose au monde. S’il vous reste encore un peu de cette affection pour lui, écoutez-le maintenant ; et s’il passe les bornes du respect filial, ces bornes que jamais il n’a passées jusqu’à présent, pardonnez-le lui. Ma mère, pour se conformer à vos désirs, mon père a quitté l’Irlande, il a abandonné sa demeure, ses devoirs, ses amis, ses liaisons naturelles, et depuis bien des années il vit en Angleterre, et vous passez une grande partie de l’année à Londres. »

« Oui, dans la meilleure compagnie, dans les sociétés du premier ordre, » dit lady Clonbrony, « malgré cette froideur pour les étrangers, dont on accuse les Anglais d’un certain rang. »

« Oui ! » répliqua lord Colambre, « la meilleure compagnie (si vous entendez par là les gens du bon ton, les gens à la mode) a accepté vos fêtes : nous avons pénétré de force dans leurs cercles glacés ; on nous a permis de respirer dans les hautes régions de la mode ; nous pouvons dire que le duc un tel et milady une telle sont de notre connaissance ; nous pouvons dire plus, et nous vanter même d’avoir rivalisé avec ceux que nous ne pouvions jamais égaler. Et quelle-dépense avons-nous faite pour cela ? Dans une seule saison, l’hiver dernier (je ne remonterai pas plus haut), il nous en a coûté une grande partie de vos plus beaux bois, le produit d’un siècle. Nos collines sont nues pour les cinquante années qui vont suivre. Mais ne parlons pas des arbres ; je songe bien plus à vos tenanciers, qui, livrés à la tyrannie d’un mauvais agent, sont privés de tout secours, de toute consolation, de tout espoir ! des tenanciers qui prospéraient, qui vous souriaient, qui vous bénissaient ! dans une chaumière. J’ai vu… »

Lord Clonbrony ne pouvant contenir son émotion, sortit brusquement.

« Assurément ce n’est pas ma faute, » dit lady Clonbrony, « car j’ai porté à milord une fortune considérable ; et je suis sûre, qu’à tout prendre, je n’ai, en aucun temps, plus dépensé dans la meilleure compagnie, qu’il ne l’a fait parmi des gens de bas-lieu, avec lesquels il s’encanaille, et s’ôte toute considération. »

« Et comment y a-t-il été réduit ? » dit lord Colambre. « Ne vivait-il pas autrefois avec des gens comme il faut, avec ses égaux, dans sa patrie ? Ses contemporains, des hommes de mérite et des plus considérés, que j’ai rencontrés à Dublin, m’ont parlé de lui d’une manière bien satisfaisante pour le cœur de son fils ; il était respectable et respecté, lorsqu’il vivait chez lui ; mais quand il en a été arraché, quand il a été détourné de ses occupations, privé des objets qui l’intéressaient, réduit à vivre à Londres où aux Eaux, où il ne trouvait aucune occupation qui lui convînt ; quand, dans un âge déjà avancé, il a été jeté au milieu d’étrangers, froids et réservés avec lui, d’étrangers qu’il était trop fier lui-même pour rechercher, puisqu’ils le dédaignaient en sa qualité d’Irlandais ; c’est alors qu’il a adopté ce nouveau genre de vie ; et on doit le plaindre bien plus que le blâmer de cet abaissement ; — oui, moi, son fils, je suis forcé de le dire, de cette dégradation qui en a été la suite. Et les sentimens qui l’ont contraint tout-à-l’heure de sortir d’ici, ne prouvent-ils pas qu’il est capable de… Ô ma mère ! « s’écria lord Colambre, en se jetant aux pieds de lady Clonbrony ; » rendez mon père à lui-même ! ne souffrez pas que la sensibilité qu’il vient de montrer, soit en pure perte ; non, faites qu’elle s’exerce encore par des actes de bienfaisance, par des soins utiles. Rendez-le à ses tenanciers, à ses devoirs, à son pays, à la demeure de ses ancêtres et à la sienne. Retournez vous-même à cette demeure, ma chère mère, renoncez à toutes tes extravagances de cette vie du grand monde, et méprisez l’impertinence de ces arbitres de la mode, qui en retour de toutes les peines que nous prenons pour les imiter, pour les courtiser, et du sacrifice de notre santé, de notre fortune, de notre paix intérieure, nous accordent le sarcasme, le mépris, et s’amusent à nous contrefaire et à nous tourner en ridicule.

— « Oh ! Colambre ! Colambre ! ceci est trop fort, je ne le croirai jamais.

— « Croyez-le, croyez-le, ma mère ; car je ne dis que ce dont je suis certain : méprisez-les, fuyez-les ; retournez parmi de bonnes gens, de pauvres gens, mais dont le cœur reconnaissant est plein du souvenir de vos bontés ; qui vous bénissent encore pour des faveurs depuis longtemps accordées ; qui prient Dieu de leur accorder la satisfaction de vous voir avant de mourir. Croyez-moi, car je parle de ce que je sais bien ; votre fils a entendu ces prières, il a reçu ces bénédictions, mon cœur en a joui, et il en jouit encore, dans cette chaumière de la veuve O’Neil, où l’on ne savait pas que j’étais votre fils. »

« Vous avez donc vu la veuve 0’Neil ! se souvient-elle encore de moi ? » dit lady Clonbrony.

— « Si elle se ressouvient de vous ! et de vous aussi, miss Nugent ! j’ai couché dans le lit… Je voudrais vous en dire davantage, mais je ne puis… »

« Les pauvres gens ! je n’aurais jamais cru qu’ils pussent se ressouvenir de moi depuis si longtemps, » dit lady Clonbrony, « je croyais que toute l’Irlande devait m’avoir oubliée ; il y a tant de temps que je suis sortie de chez moi.

« Vous n’êtes oubliée en Irlande par personne, dans aucun rang, je puis vous l’assurer. Retournez chez vous, ma chère mère, que je vous voie encore entourée de vos amis naturels, chérie, respectée, heureuse ! »

« Ah ! retournez ! retournez, retournons dans notre pays ! » dit miss Nugent d’une voix très-émue. « Parlez, ma chère tante, dites, que vous nous accordez notre demande. » Elle était à genoux, à côté de lord Colambre, en s’exprimant ainsi.

« Est-il possible de résister à cette voix, à ce regard ! » dit en lui-même lord Colambre.

« Si on savait, si on pouvait concevoir, « dit lady Clonbrony, » à quel point je déteste la vue, et seulement la pensée de ce vieux meuble de damas jaune qui est dans le château de Clonbrony… »

« Bonté du ciel ! » s’écria lord Colambre en se relevant tout à-coup, et en regardant sa mère avec étonnement : « Est-ce là ce qui occupe votre pensée en ce moment, madame ?

« Le meuble de damas jaune ! dit sa nièce en souriant, « oh ! si ce n’est que cela, il n’offusquera plus votre vue. Ma tante, mes fauteuils de velours peint sont finis ; rapportez-vous-en à moi, pour meubler cet appartement. Je ne saurais mieux employer le legs qui m’a été fait depuis peu. Vous verrez comme ce salon sera meublé élégamment. »

« Oh ! si j’avais de l’argent, je prendrais grand plaisir à le meubler moi-même. Mais il en faudrait beaucoup pour meubler de neuf, et convenablement, le château de Clonbrony. »

« L’ameublement de cette maison… » dit miss Nugent, en jetant les yeux autour d’elle, —

« — Pourrait y être employé, et en ferait une grande partie, assurément ; je n’y avais jamais songé, Grâce ; et ce qui ne conviendrait pas, on pourrait le vendre ici ou le troquer, et ce serait pour moi un grand amusement. Je serais charmée d’introduire, dans ce pays, des modes un peu plus modernes. Et je vous assure, à présent, que j’aurais du plaisir à voir ces pauvres gens et la veuve O’Neil. Croyez-moi, il me semble que j’étais plus heureuse chez moi ; si ce n’est qu’on s’imagine, je ne sais pourquoi, qu’on est tout-à-fait insignifiant hors de Londres. Mais après tout, il y a bien des désagrémens à Londres. Je conviens qu’on y rencontre des gens bien impertinens ; et s’il y a au monde une femme que je haïsse, c’est mistriss Dareville ; et si je quittais Londres, je ne regretterais guère non plus lady Langdale ; et lady St.-James est aussi froide que le marbre. Colambre a bien raison d’appeler cela des cercles glacés. Tous ces gens-là sont réellement bien froids, et je crois qu’ils n’ont pas de cœur. En vérité, je suis persuadée qu’aucune d’elles ne me regretterait. Allons ! faites-moi voir Dublin : l’hiver, Merrion-Square meublé de neuf ; et l’été, le château de Clonbrony. »

Lord Colambre et miss Nugent attendaient en silence que ses idées se fussent éclaircies. Un grand obstacle était écarté, et maintenant que le meuble de damas jaune ne troublait plus son imagination, ils conçurent de l’espérance.

Lord Clonbrony, entrouvrant la porte, avança la tête dans l’appartement.

« Y a-t-il quelque espoir ? S’il n’y en à pas, laissez-moi aller. »

Il vit l’irrésolution peinte sur le visage de lady Clonbrony. — « Rendez-nous tous heureux d’un seul mot, » dit-il en l’embrassant.

« Vous ne m’avez jamais embrassée ainsi depuis que nous avons quitté l’Irlande, » dit lady Clonbrony. « Et bien, puisqu’il le faut absolument, retournons-y, » dit-elle.

« Ah ! quelle joie ! » s’écria lord Clonbrony, en joignant ses mains. « Jamais je n’ai été si heureux de ma vie ! jamais je n’aurais cru pouvoir l’être autant ! il faut que j’aille le dire au pauvre Terry ! » et le voilà parti.

« Et puisque nous devons partir, » dit lady Clonbrony, « je vous en prie, partons tout de suite, et avant que cela transpire ; autrement, mistriss Dareville, et lady Langdale, et lady St-James, et tout le monde viendra, sous prétexte de me faire son compliment de condoléance, mais uniquement pour satisfaire sa curiosité ; et miss Pratt qui entend tout ce que chacun dit, et beaucoup plus qu’on n’en dit, viendra me raconter comme on répète partout que nous sommes ruinés. Oh ! je ne pourrais me résoudre à rester pour entendre tous ces propos. Je m’en vais vous dire ce que je ferai : vous allez être majeur, Colambre ; on a besoin de moi pour signer quelques papiers ; je ne resterai ici que le temps nécessaire pour y mettre mon nom, et je vous laisserai terminer tout le reste avec lord Clonbrony ; je monterai en voiture, avec Grâce, et je retournerai à Buxton, où vous viendrez me prendre quand vous serez prêts à passer en Irlande : ce sera autant de chemin de fait. Colambre, qu’en dites-vous ? »

« Que c’est, si cela vous arrange, madame, » dit-il en jetant un coup d’œil à la dérobée sur miss Nugent, « le meilleur plan que vous puissiez adopter. »

« Sans doute, » dit Grâce en elle-même, « c’est le meilleur arrangement possible, puisqu’il le débarrasse de nous. »

« Si cela m’arrange, » dit lady Clonbrony, « assurément ; sans cela, je ne le proposerais pas. À quoi pense donc Colambre ? En tout cas, Grâce, je sais à quoi nous devons penser ; il faut que nous fassions emballer les meubles, après avoir fait choix de ce qu’il faut emporter, et de ce qu’il convient de troquer. Allons, ma chère, écrivez à l’instant à M. Soho, et dites-lui de venir tout de suite ; et nous ferons après, ensemble, la note de ce qu’il faut emballer. »

Lady Clonbrony se retira, la tête pleine de ses meubles. « Je vais à mes affaires, Colambre, et je vous laisse arranger tranquillement les vôtres. »

Tranquillement ! — Jamais l’esprit de notre héros n’avait été moins tranquille qu’en ce moment. Plus son cœur sentait qu’il était douloureux, et plus sa raison lui disait qu’il était nécessaire qu’il se réparât de miss Nugent. À son union avec elle, il existait un obstacle que sa prudence lui disait être insurmontable ; et cependant il sentait que dans le peu de jours qu’il avait passés avec elle, dans le peu de momens où il s’était trouvé près d’elle, il avait à peine pu se rendre maître de sa passion, ou même en dissimuler l’objet. Si miss Nugent ne l’avait pas deviné, c’est qu’elle était l’innocence et la simplicité mêmes. Mais comment soutiendrait-il ce rôle ? comment se hasarderait-il à demeurer avec cette charmante fille ? comment s’établirait-il chez lui ? quelle ressource avait-il ?

Sa pensée se tourna vers l’armée. — Il imagina que, dans l’éloignement et les occupations d’une vie active, il se débarrasserait de sentimens pénibles, et de souvenirs qui ne pouvaient être pour lui qu’une source de regrets inutiles. Mais sa mère… sa mère, qui, pour le bien de sa famille, avait sacrifié ses goûts, qui avait cédé aux instances de son fils, comptait qu’il retournerait avec elle en Irlande, et s’y fixerait aussi. Quoiqu’il ne l’eût pas promis, quoiqu’il n’en eût pas été question, il savait qu’elle regardait cela comme chose convenue, et qu’elle n’avait donné son consentement que dans cet espoir, sur cette assurance : il savait qu’elle ne supporterait pas la pensée de le voir entrer dans l’armée. Il restait une chance, et notre héros s’efforça en ce moment de la considérer comme la plus heureuse de toutes ; c’était que miss Nugent épousât M. Salisbury, et s’établît en Angleterre. Il s’attacha à cette idée, comme au seul moyen de sortir d’embarras.

Pour tourner toutes ses pensées vers les affaires, il s’occupa d’accomplir la promesse qu’il avait faite à son père. Il y avait deux grandes choses à exécuter : le paiement des dettes de son père, et le règlement des comptes de l’agent. Dans ce travail compliqué, il fut considérablement aidé par sir Térence O’Fay, et par l’homme d’affaires de sir Arthur Berryl, M. Edwards. Dans une occasion précédente, lord Colambre, agissant alors pour sir Arthur, avait inspiré la plus entière confiance à ce M. Edwards, qui était un homme du premier mérite. M. Edwards emporta chez lui les titres, les actes, et les autres papiers de lord Clonbrony, et promit de faire une réponse le lendemain matin. Il revint en effet chez lord Colambre, et l’informa qu’il venait de recevoir une lettre de sir Arthur Berryl, qui, d’accord avec sa femme, lui disait de fournir, pour leur compte, tout l’argent dont lord Clonbrony pouvait avoir besoin, sans attendre la majorité de son fils, attendu que l’argent comptant pourrait beaucoup faciliter ce prompt départ pour l’Irlande, que sir Arthur et lady Berryl savaient être le grand objet de lord Colambre. Sir Térence O’Fay fournit alors à M. Edwards les renseignemens les plus exacts sur les dettes de lord Clonbrony, et sur le caractère et la moralité de chaque créancier. M. Edwards se chargea de terminer avec les honnêtes gens, et sir Térence avec les fripons. Ensorte qu’au moyen de l’argent comptant avancé par les Berryl, et par les redressemens que fit faire sir Térence, le total des dettes fut réduit de près de moitié. Mordicai, qui avait été déjoué dans son abominable plan de devenir seul créancier, réclamait cependant plus de sept mille livres sterlings pour son compte, qu’il avait ainsi grossi, depuis six ou sept ans, par des moyens à lui connus. Il était en tête de la liste, moins à raison de la somme que du danger de la grossir encore par des frais de justice. Sir Térence entreprit de le payer avec cinq mille livres sterlings. Lord Clonbrony jugea cela impossible. M. Edwards ne le jugeait point à propos, parce qu’il assurait qu’en justice on obtiendrait une plus forte réduction ; mais lord Colambre, à raison de l’embarras de sa propre situation, était résolu de terminer le plus promptement possible.

Sir Térence, charmé de cette commission, se rendit chez Mordicai.

« Eh bien ! sir Térence, » dit Mordicai, « j’espère que vous venez me payer mes cent guinées ; car miss Broadhurst est mariée. »

— « Fort bien, monsieur Mordicai ; qu’est-ce que cela fait ? Les ides de mars sont venues, mais elles ne sont pas passées ! Ayez la bonté, M. Mordicai, d’attendre l’échéance, qui est à la Notre-Dame ; et en attendant, j’ai ici une poignée de billets de banque pour vous, de la part de lord Colambre. »

« Malpeste ! » dit Mordicai ; « comment donc ? il ne sera majeur que dans trois jours. »

— « Ne vous inquiétez pas de cela : il m’a envoyé pour examiner votre compte, et il espère que vous ferez quelque petite déduction du total. »

— « Écoutez-moi bien, sir Térence ! vous vous croyez fort habile en ces sortes d’affaires ; mais vous ne connaissez pas votre homme : j’ai un jugement exécutoire pour le tout, et je veux être damné, si toutes vos finesses m’en font rabattre un shelling. »

— « Soyez tranquille, M. Mordicai ! vous ne me pousserez pas à vous rompre les os, ni à lâcher contre votre respectable caractère un mot qui vous donne action contre moi ; car je sais fort bien que votre commis que voilà, avec une longue plume derrière l’oreille, serait tout prêt à témoigner contre moi. Mais je vous demande, en deux mots, si vous voulez recevoir cinq mille livres sterling, et donner quittance à lord Clonbrony. »

« Non, M. Térence, je ne prendrais pas six mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres. Ma créance est de sept mille cent trente livres et quelques shellings : si vous avez cette somme, payez-moi ; sinon je saurai bien en obtenir paiement, et en même temps vengeance des insultes que m’a faites ce blanc-bec, le fils de lord Clonbrony. »

« Paddy Brady ! » s’écria sir Térence, « entendez-vous cela ? Souvenez-vous du mot vengeance ! et sachez que je vous prends à témoin ! »

— « Qu’est-ce que cela signifie, monsieur ? voulez-vous mettre en révolte mes ouvriers ? »

— « Non, M. Mordicai ! il ne s’agit pas de rébellion, et j’espère que vous ne couperez pas les oreilles à ce garçon, pour avoir un peu écouté notre jargon. — Écoutez donc, mon enfant. — Maintenant, M. Mordicai, je vous offre, ici, en présence du petit homme emplumé, cinq mille livres sterling bien comptées. — Prenez-les, au laissez-les ; prenez votre argent, ou vengeance ; ou bien tirez vengeance, et perdez votre argent. »

— « Sir Térence, je ne fais pas plus de cas de vos menaces que de vos ruses. — Je vous souhaite le bonjour. »

— « Bonjour donc, M. Mordicai. — Mais ce n’est pas amicalement. M. Edwards, le solliciteur, est allé au greffe, pour arrêter l’exécution : ainsi donc vous pouvez plaider tant qu’il vous plaira ! et c’est uniquement pour complaire au jeune lord que son père a consenti que je vous portasse ce paquet, » (lui montrant les billets de banque.)

« M. Edwards est chargé de cette affaire ! » s’écria Mordicai. « Comment diable lord Clonbrony l’a-t-il mise en ses mains ? l’exécution est arrêtée. Fort bien, monsieur. Plaidez, je suis tout prêt : Jack Latitat est de force contre votre habile solliciteur. »

— « Je vous souhaite le bonjour de rechef, M. Mordicai ! Nous sommes hors de vos griffes, et nous avons d’ailleurs emploi de notre argent. »

— « Fort bien, sir Térence ! je dois convenir que vous avez une manière très-enjoleuse de traiter les affaires ! Allons, M. Thompson, faites un reçu pour lord Clonbrony : je ne plaide jamais contre une ancienne pratique, quand je puis m’en dispenser. »

Cette affaire arrangée, il fallait terminer celle de M. Soho.

Appelé par lady Clonbrony, il se rendit chez elle, et reçut, avec le plus grand sang-froid, ses instructions pour emballer et faire partir des meubles dont il n’était pas payé.

Lord Colambre le fit passer dans le cabinet de son père ; et, lui montrant son mémoire, il lui fit remarquer quelques articles dont le prix était extravagant.

— « Je conviens, milord, que ces prix sont extravagans ; si j’avais porté ces articles à un prix ordinaire, je ne serais qu’un marchand ordinaire. Je ne suis cependant ni juif ni usurier. De l’article de la surintendance, qui n’est que de cinq cents livres sterling, je ne puis absolument pas rabattre un denier ; quant à tout le reste, si votre intention est de m’offrir de l’argent comptant… la mienne est de rabattre, sans me faire prier, trente pour cent ; et j’espère que la proposition est raisonnable, et que c’est l’offre d’un galant homme. »

— « M. Soho, voilà votre argent. »

— « Milord Colambre ! je donnerais le montant de trois mémoires comme celui-ci, pour être sûr qu’on en agirait toujours avec moi aussi noblement. Tous les meubles de lady Clonbrony seront emballés avec le plus grand soin, sans qu’il lui en coûte un shelling. »

Avec l’aide de M. Edwards, le solliciteur, tous les autres comptes furent bientôt réglés ; et lord Clonbrony, pour la première fois depuis qu’il avait quitté l’Irlande, se trouva sans dettes, et hors de danger.

Le compte du vieux Nick ne pouvait se régler à Londres. Lord Colambre y avait découvert beaucoup d’articles frauduleux, beaucoup d’erreurs volontaires : les terres qu’on avait, à dessein, laissées en friche, et abandonnées à la dévastation, loin de donner du revenu, avaient été une source continuelle de dépenses. Elles étaient fort étendues, et Saint-Denis avait fini par en offrir une rente très-petite.

Après un calcul de ses profits, et le redressement de beaucoup d’articles, il se trouva que Nicholas Garraghty, loin d’être créancier de lord Clonbrony, était son débiteur. Il fut honteusement congédié ; mais la honte lui aurait été probablement indifférente, si elle n’eût été accompagnée d’une perte pécuniaire, et suivie de la crainte de perdre ses autres gestions, et d’être ruiné.

M. Burke fut nommé, à sa place, administrateur du domaine de Clonbrony, comme il l’était déjà du domaine de Colambre. Sa nomination lui fut annoncée par la lettre qui suit.

À mistriss Burke, à Colambre.

Chère Madame,

« Le voyageur à qui vous avez si gracieusement accordé l’hospitalité, il y a quelques mois, était lord Colambre, et il vous écrit à présent sous son véritable nom. Il vous avait promis de rendre justice à M. Burke autant qu’il était en son pouvoir, en exposant ce que ce galant homme avait fait pour lord Clonbrony, dans la ville de Colambre, et dans le gouvernement des tenanciers et des biens confiés à ses soins.

« Heureusement, ma chère madame, mon père est aujourd’hui aussi convaincu que vous puissiez le désirer du mérite de M. Burke ; et il me charge de vous dire combien il est pénétré des obligations qu’il lui a, ainsi qu’à vous. Il vous supplie de pardonner cette lettre, si peu convenable, que lui-même n’a point écrite, qu’il n’a pas même lue, comme je vous l’assurai, en la voyant. Ceci le corrigera, m’a-t-il dit, de signer sans lire.

« Il espère que vous oublierez totalement cette lettre, et que vous ferez usage de votre influence sur M. Burke, pour l’engager à conserver l’estime qu’il a pour notre famille, et à lui continuer ses bons services. Lord Clonbrony joint ici une procuration qui l’autorise à le représenter, s’il veut bien y consentir, dans l’administration du domaine de Clonbrony, comme dans celle du domaine de Colambre.

« Lord Clonbrony se propose d’être en Irlande dans le courant du mois prochain, et d’avoir le plaisir de voir M. Burke à Colambre.

« Je suis,
« Ma chère Madame,
« Votre hôte très-obligé, et
votre serviteur,
« Colambre

« Grosvenor-Square, Londres. »

Lord Colambre fut si continuellement occupé d’affaires durant les jours qui précédèrent celui de sa majorité, passant les matinées chez le solliciteur, et les soirées dans le cabinet de son père, que miss Nugent ne le vit qu’à déjeûner et à dîner ; et quoiqu’elle veillât soigneusement l’occasion de lui parler en particulier, et de lui demander la cause du changement qui s’était fait dans ses manières, elle ne put la rencontrer. Enfin, elle pensa qu’au milieu d’affaires si importantes, et dont il paraissait accablé, elle aurait tort de le tourmenter de petits soucis qui ne concernaient qu’elle. Elle résolut de cacher ses inquiétudes, de renfermer ses sentimens dans son cœur, et de regagner, par la bonté et la douceur, la place qu’elle croyait avoir perdue dans les affections de son cousin. « Tout ira bien, et nous serons tous heureux, » se dit-elle, « quand il retournera avec nous en Irlande, dans cette patrie qui lui est aussi chère qu’à moi. »

Le jour où lord Colambre fut majeur, la première chose qu’il fit fut de signer un acte qui assurait à miss Nugent cinq mille livres sterling, qui étaient toute sa fortune, et qui avaient été prêtées à lord Clonbrony son tuteur.

« Voici, monsieur, dit-il en remettant cet acte à son père, « voici, je crois, le premier objet auquel vous désirez pouvoir. »

— « C’est bien pensé, mon cher enfant ! que Dieu vous bénisse ! c’est ce qui me pesait le plus sur la conscience et sur le cœur, quoique je n’en aie jamais parlé. J’aurais voulu, quand je rencontrais M. Salisbury, être englouti au centre de la terre : non qu’il se soit jamais occupé de la fortune, car il m’a dit souvent, et je suis sûr qu’il le pensait, qu’il préférerait miss Nugent sans un schelling, à la plus riche héritière des trois royaumes. Mais je suis charmé qu’elle n’entre pas chez lui les mains absolument vides, et encore par ma faute. Voilà ma signature certifiez-la, Terry. Mais c’est vous, Colambre, qui devez présenter cela ; allez le porter à Grâce. »

— « Je vous demande pardon, monsieur ; ce n’est point un don de ma part, c’est une dette que vous payez. Je vous conjure, mon cher père, de lui remettre vous-même ce titre. »

— « Mon cher fils, il ne faut pas que vous fassiez toujours les choses à votre guise ; que vous cachiez le bien que vous faites, et m’en laissiez l’honneur ; je ne veux pas être le geai qui emprunte, pour se parer, les plumes du paon. Je n’ai déjà que trop emprunté dans ma vie ; j’en suis las, et je n’emprunterai plus à l’avenir, grâce à vous, mon cher Colambre. Venez donc avec moi, car je veux être pendu, si je remets cet acte à miss Nugent sans votre concours. Laissez lady Clonbrony ici, pour signer ces papiers… avec Terry, qui certifiera et mettra les choses en règle, et venez avec moi. »

« Et je vous en prie, milord, » dit lady Clonbrony, « donnez ordre que la voiture soit à la porte ; car j’espère que vous me laisserez partir pour Buxton, dès que vous aurez ma signature. »

— « Assurément ; les ordres sont donnés pour la voiture, et tout est prêt, ma chère. »

« Je vous en prie, dites aussi à Grâce de s’apprêter, » ajouta lady Clonbrony.

« Cela n’est pas nécessaire, car elle est toujours prête, » dit lord Clonbrony. « Allons, lord Colambre, » ajouta-t-il, prenant son fils sous le bras, et l’amenant chez miss Nugent.

Ils frappèrent, et ils furent admis.

« Prête ! » dit lord Clonbrony. « Oui, toujours prête ; je l’avais bien dit. Voici Colambre, ma chère enfant, qui a assuré votre fortune, au grand contentement de mon cœur ; mais il ne voulait pas venir vous le dire ; il m’a fallu l’y contraindre. Voici l’acte ; mettez-y la main, Colambre : vous avez été assez empressé de l’y mettre quand il vous en coûtait quelque chose. Et à présent, tout ce que je vous demande, c’est de persuader à Grâce de se marier promptement, afin que je la voie heureuse avant que je meure. Maintenant mon cœur est soulagé, et je puis aborder M. Salisbury avec une conscience nette. Embrassez-moi, ma petite Grâce. Si quelqu’un peut vous persuader, je suis sûr que c’est cet homme qui est maintenant appuyé contre la cheminée. C’est Colambre qui vous persuadera, ou votre cœur n’est pas fait comme le mien. — Sur ce je vous quitte. »

Et il sortit, laissant son fils dans la situation la plus embarrassante, la plus pénible qu’on puisse imaginer. Une demi-douzaine d’idées confuses lui passèrent par la tête ; divers sentimens, se succédant avec rapidité, précipitaient et suspendaient les battemens de son cœur. Comment cela aurait-il fini, s’il eût été livré à lui-même ? aurait-il parlé ou continué à garder le silence ?

C’est ce que nous ne pouvons savoir, car tout fut décidé sans le concours de sa volonté. Il fut éveillé de cette espèce de rêve par ces mots bien simples de miss Nugent :

« Je vous suis extrêmement obligée, mon cher cousin ; je vous suis plus obligée d’avoir songé à moi d’abord, au milieu de tant d’affaires, que de ce que vous m’avez assuré ma fortune : l’amitié, et surtout votre amitié est pour moi d’un plus grand prix que la fortune. Puis-je croire qu’elle m’est assurée ? »

— « Le croire ! ah ! Grâce, pouvez-vous en douter ? »

— « Je ne veux pas en douter — cela me rendrait trop malheureuse — je n’en douterai pas. »

— « Et vous aurez raison. »

— « C’est assez ; je suis contente… je ne vous demande pas d’autre explication. Vous êtes la vérité même ; un mot de vous est une assurance suffisante. Nous sommes amis pour la vie, » dit-elle en lui prenant la main ; « n’est-il pas vrai ? »

— « Oui, nous sommes amis ; ainsi donc asseyez-vous, chère cousine Grâce, et permettez-moi d’user des priviléges de l’amitié, et de vous parler de celui qui aspire à être plus que votre ami pour la vie, de monsieur… »

« M. Salisbury ! » dit miss Nugent, je l’ai vu hier. Nous avons eu une longue conversation ; je crois qu’il comprend parfaitement mes sentimens, et qu’il ne songe plus à présent à être plus pour moi qu’un ami pour la vie. »

— « Vous l’avez refusé ! »

— « Oui : j’ai la plus haute opinion de l’esprit et des talens de M. Salisbury ; j’estime beaucoup son caractère ; ses manières, sa conversation me plaisent ; mais tout cela n’est pas l’aimer, et par conséquent je ne puis l’épouser. »

— « Mais, ma chère miss Nugent, une haute opinion, une grande estime, du goût pour ses manières et sa conversation, ne sont-ils pas, pour quelqu’un d’aussi raisonnable que vous, la meilleure base de l’amour ? »

« Cette base est excellente, j’en conviens, » dit-elle ; « mais je n’ai pas été plus loin que la base ; et je n’ai jamais eu la moindre envie de passer outre. »

Lord Colambre osait à peine lui demander pourquoi ; mais après un moment de silence, il dit :

« Je ne veux point provoquer indiscrètement votre confiance. »

— « Vous ne pouvez être indiscret ; je suis prête à vous accorder ma confiance avec une entière franchise : je n’ai hésité, que parce qu’une autre personne s’y trouve intéressée. Vous rappelez-vous une femme qui, à la fête de ma tante, a dansé avec M. Salisbury ? »

— « Pas le moins du monde. »

— « En nous rendant au souper, vous me dites que vous aviez eu avec elle une conversation très-agréable, et qu’elle vous paraissait une femme charmante. »

— « Une femme charmante ! je n’en ai aucun souvenir. »

— « Et vous me dites qu’elle et M. Salisbury avaient fait mon éloge, à l’envi l’un de l’autre. »

— « Ah ! je me souviens d’elle à présent, parfaitement ; mais qu’avez-vous à m’en dire ? »

— « C’est, je l’espère, la personne qui sera mistriss Salisbury. Depuis que je les connais tous deux… j’ai vu qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ; je m’imagine, je suis presque sûre qu’elle est disposée à l’aimer tendrement. Et je sais que je ne pourrais l’aimer. Mais, comme vous pouvez croire, je n’ai parlé à M. Salisbury que de mes propres sentimens. »

« Mais, peut-être, vous n’êtes pas sûre de vos propres sentimens, et je ne vois pas pourquoi vous renonceriez à M. Salisbury par un motif de générosité mal entendue. »

« Générosité ! » dit miss Nugent en l’interrompant ; « vous ne m’avez nullement comprise — il n’y a point de générosité de ma part — je ne fais aucun sacrifice. Ce n’est point par générosité que j’ai refusé M. Salisbury, c’est parce que je ne l’aime pas. Peut-être ce que je viens de vous dire, et que j’avais aperçu de bonne heure, m’a empêchée de songer à lui sous ce rapport ; mais quelle qu’en puisse être la cause, il est sûr que je ne me suis jamais senti d’amour pour lui, ni même de cette pitié qui, dit-on, conduit à l’amour. Peut-être, » ajouta-t-elle en souriant, « était-ce aussi parce que je voyais qu’il se trouverait bien de mon refus, et qu’il serait plus heureux avec une personne qui lui convient si fort, sous les rapports de l’âge, des talens, de la fortune et de l’amour. Quel serait son bonheur avec elle, s’il pouvait le connaître ! »

« S’il pouvait le connaître ! » reprit lord Colambre ; « mais qui saurait mieux juger que lui de ce qui peut faire son bonheur ? »

« Et qui saurait mieux juger que moi de ce qui peut faire le mien ? » dit miss Nugent ; « je ne vais pas plus loin. »

— « Vous, sans doute ; et je n’ai pas le droit d’aller plus loin. Cependant, permettez-moi de vous dire, ma chère Grâce, que ce serait pour moi un vrai plaisir, une satisfaction réelle, veux-je dire, de vous voir heureusement établie. »

— « Je vous remercie, mon cher Colambre. — Mais vous avez dit cela comme le dirait un homme de soixante-et-dix ans, avec toute la gravité et toute la solennité possibles. »

« Mon intention était de m’exprimer sérieusement, mais non pas avec solennité, » dit lord Colambre, en s’efforçant de changer de ton.

« Eh bien donc, » dit-elle d’un air enjoué, « vous avez sérieusement rempli la tâche que mon oncle vous avait donnée ; ainsi je lui rendrai bon compte de vous, et je lui certifierai que vous m’avez exhortée de votre mieux à me marier, que vous avez même été jusqu’à me dire que ce serait pour vous un vrai plaisir, c’est-à-dire une satisfaction réelle, de me voir heureusement établie. »

— « Ô Grâce ! si vous saviez quelle était la vivacité de mes sentimens en vous disant cela, vous m’épargneriez cette raillerie. »

— « Je vais vous parler sérieusement : je suis convaincue de la sincérité de votre affection pour moi ; je sais que, dans tout ce que vous avez dit, vous n’aviez en vue que mon bonheur, et je vous remercie de tout mon cœur de l’intérêt que vous prenez à moi… Mais réellement, sincèrement, je ne désire pas me marier. Ceci n’est pas un propos en l’air, un de ces lieux communs usités ; mais je n’ai encore vu aucun homme que je pusse aimer. Je vous aime mieux, Colambre, que M. Salisbury ; j’aimerais mieux vivre avec vous qu’avec lui : c’est une preuve certaine, vous le voyez bien, qu’il n’y a nulle apparence qu’il puisse m’inspirer de l’amour. Je me trouve heureuse comme je suis, surtout à présent, que nous allons retourner en Irlande, pour y vivre ensemble : vous ne sauriez vous imaginer avec quel plaisir j’envisage cette perspective. »

Lord Colambre était sans vanité ; mais l’amour reconnaît promptement l’amour quand il existe, on prévoit la possibilité, la probabilité de le faire naître. Lord Colambre vit donc que miss Nugent était disposée à l’aimer tendrement, passionnément ; mais que le devoir, l’habitude, la prévention qu’elle ne pouvait épouser son cousin Colambre, prévention qui lui avait été inspirée par sa mère, l’avaient empêchée de songer à lui avec les idées de l’amour. Il vit le risque qu’elle courait, et sentit le danger pour lui-même. Jamais elle ne lui avait paru si séduisante qu’en ce moment, où il concevait l’espérance de toucher son cœur, d’être payé de retour.

« Mais Saint-Omar ! pourquoi ! pourquoi est-elle une Saint-Omar ! illégitime !… pas une Saint-Omar sans reproche… elle ne peut être ma femme — je ne veux point m’emparer de ses affections. »

Avec cette rapidité, que de forts sentimens donnent aux idées qui nous frappent sans le concours des mots, toutes celles-ci passèrent dans la tête de lord Colambre, et il résolut de se conduire honorablement, quoi qu’il pût lui en coûter.

— « Vous parlez de mon retour en Irlande, ma chère Grâce : je ne vous ai pas encore dit quels sont mes plans. »

« Vos plans ! ne venez-vous pas avec nous ? » lui dit-elle d’un accent précipité « ne retournez-vous pas en Irlande, — dans votre patrie — chez vous — avec nous ? »

— « Non : je vais servir, durant une campagne ou deux, hors du royaume ; je pense que tout jeune homme… dans le temps où nous sommes… »

« Bon Dieu ! qu’est-ce que cela signifie ? quelle peut être votre idée ? » s’écria-t-elle en fixant ses yeux sur ceux de lord Colambre, comme si elle voulait lire dans son âme. « Pourquoi ? par quel motif ? ah ! dites-moi la vérité, dites-la-moi tout d’un coup. »

Il changea de visage, et sa main, qui trembla en se retirant, l’expression de ses yeux qui rencontrèrent ceux de miss Nugent, lui révélèrent à l’instant la vérité. Frappée, comme par un éclair, elle tressaillit et recula ; son visage se couvrit de rougeur, et l’instant d’après devint pâle comme la mort.

« Oui — vous voyez, vous sentez la vérité maintenant, » dit lord Colambre ; « vous voyez, vous sentez que je vous aime passionnément. »

« Oh ! ne me le dites pas ! » s’écria-t-elle — je ne dois point, je ne puis l’entendre — Jamais, jusqu’à ce moment, la pensée ne m’en était venue — Je croyais impossible… oh ! faites que je le croie encore. »

— « Je le ferai ; il est impossible que nous soyons jamais unis. »

« Je l’ai toujours pensé, » dit-elle en reprenant haleine par un profond soupir. « Ainsi donc, pourquoi ne pas vivre comme nous avons toujours vécu ? »

— « Je ne le puis ; je ne saurais répondre de moi-même, je ne veux point en courir le hasard ; il faut donc que je vous quitte, sachant, comme je le sais, qu’un obstacle insurmontable s’oppose à notre union. Je ne puis vous dire de quelle nature est cet obstacle, et je vous supplie de ne pas me le demander. »

« Vous n’avez que faire de m’en prier, je ne vous le demanderai pas ; je n’ai point de curiosité, je n’en ai aucune, » dit-elle d’un air souffrant et abattu. « Ce n’est pas ce qui m’occupe ; je sais qu’il y a des obstacles insurmontables ; je désire que cela soit ainsi : mais s’ils sont invincibles, vous qui avez tant de raison, d’honneur et de vertu… »

— « Je me flatte, ma chère cousine, d’avoir de l’honneur et de la vertu. Mais il est des tentations auxquelles, en homme sage, nul homme de bien ne veut s’exposer, — Vous êtes l’innocence même ! et vous ignorez quel est le pouvoir de l’amour ! Je me réjouis de ce que vous avez toujours cru notre union impossible ; continuez à penser de même, et vous vous préserverez de tout ce que je suis condamné à souffrir. Ne songez à moi que comme à votre cousin, à votre ami. Donnez votre cœur à un plus heureux. Oui, comme votre ami, votre véritable ami, je vous conjure de donner votre cœur à un mortel plus fortuné. Mariez-vous, si vous pouvez aimer ; mariez-vous, et soyez heureuse. Honneur ! vertu ! oui, je les ai dans mon âme, et je ne les trahirai pas. Oui, je mériterai votre estime par des actions et par des paroles ; et je vous en donne la plus forte preuve, en vous quittant, en m’arrachant d’auprès de vous, à l’instant même. — Adieu !

« La voiture est à la porte ! miss Nugent, et milady vous appelle, » lui dit sa femme de chambre, « Voilà votre clef, madame, et voilà vos gants, chère madame. »

« La voiture est à la porte ! miss Nugent, » dit la femme de chambre de lady Clonbrony, courant en toute hâte et les mains pleines de paquets, au moment où miss Nugent passait près d’elle en descendant très-vite l’escalier, « Je ne sais où j’ai mis le petit parasol de milady — pourriez-vous me le dire, Anna ? »

— « Non, en vérité ; mais voici la montre de ma maîtresse qu’elle a oubliée. Dieu me bénisse voilà la première fois que je lui vois oublier quelque chose en partant pour un voyage. »

— « En ce cas, elle part pour se marier, ou mon nom n’est pas Lemaître ; et elle va épouser lord Colambre, car il y a une heure qu’il est ici, je le sais. Oh ! vous verrez qu’elle sera lady Colambre. »

« Je le lui souhaite de tout mon cœur, » dit Anna ; « mais il faut que je descende bien vite, car on m’attend. »

« Oh, non ! » dit mistriss Lemaître, en saisissant Anna par le bras et la retenant. « Demeurez ; vous le pouvez en toute sûreté, car ils sont à se dire adieu à n’en plus finir ; et ma maîtresse parle de M. Soho, et donne cent ordres pour des meubles et mille autres choses ; et il y en a toujours pour une heure avant de monter en voiture, après qu’elle est prête ; et je cherche le petit parasol. Restez donc, et dites-moi un peu… Mistriss Petito a écrit qu’il épousait lady Isabelle ; ensuite cela a été contredit, et il s’est trouvé que c’était la plus jeune des Killpatrick ; et à présent le voilà qui reste dans le cabinet de toilette de miss Nugent jusqu’au dernier moment. Ma foi, suivant moi, qui n’aime pas la médisance, cela n’a pas bon air ; et je décide qu’il s’amuse de miss Nugent comme des autres ; et milord ressemble fort, je crois, à ce qu’on appelle une coquette. »

« Pas plus que vous, mistriss Lemaître, » dit Anna en prenant feu ; « et ma jeune maîtresse n’est pas une dame dont on s’amuse… je vous en réponds ; et milord n’est pas non plus homme à se jouer d’une femme. »

— « Bon Dieu ! miss Anna, ce n’est pas là une grande louange pour un jeune seigneur. »

« Mistriss Lemaître ! mistriss Lemaître ! êtes-vous là-haut ? » cria un laquais du bas de l’escalier, » milady vous demande. »

« J’entends j’entends ! » répondit mistriss Lemaître aigrement ; et quand elle me demanderait, ne pourriez-vous prendre la peine de monter, au lieu de brailler ainsi, au bas de l’escalier, et de nous écorcher les oreilles ? Je viens aussi vite que je le puis. »

Mistriss Lemaître barrait la porte, comme pour empêcher Anna de passer.

« Miss Anna ! miss Anna ! mistriss Lemaître ! » cria un autre domestique, « milady est dans la voiture, et miss Nugent aussi. »

« Miss Nugent ! y est-elle ? » s’écria mistriss Lemaître en courant, suivie d’Anna, « Oh ! que je suis fâchée de n’avoir pas vu lord Colambre lui donner la main pour monter en voiture, car j’aurais pu juger et prononcer définitivement ce qui en est. »

« Milord, je vous demande pardon, j’ai peur d’avoir fait attendre, » dit mistriss Lemaître en passant près de lord Colambre, qui était debout, immobile, dans le vestibule. « Je vous demande mille pardons, mais j’étais à chercher de tous côtés le parasol de milady. »

Lord Colambre ne fit aucune attention à ce qu’elle disait, ne l’entendit même pas. Ses yeux étaient fixés, et ils ne se détournèrent point.

La portière de la voiture était encore ouverte ; lord Clonbrony, agenouillé sur le marche-pied, recevait les dernières instructions de lady Clonbrony, relativement à M. Soho ; les deux femmes de chambre étaient ensemble, debout, sur les degrés.

« Voyez notre jeune lord, comme il est là ! » dit tout bas mistriss Lemaître ; « c’est l’image du désespoir ! et elle, on la prendrait pour la mort ! je ne sais qu’en penser ! »

« Ni moi non plus ; mais tâchez donc de ne pas regarder comme çà fixement, » dit Anna ; « montez ; montez, mistriss Lemaître, » ajouta-t-elle quand lord Clonbrony se leva du marche-pied et leur fit place.

« Entrez, entrez, mistriss Lemaître, » dit lord Clonbrony ; « bon voyage, Anna, et prenez, soin de votre jeune maîtresse à Buxton : que je la trouve fraîche comme une rose quand je la rejoindrai. Elle n’a pas bon visage aujourd’hui, et je n’ai jamais vu que Buxton lui ait réussi. »

« Buxton n’a jamais fait de mal à personne, » dit lady Clonbrony, « et quant au teint, si Grâce n’a pas assez de couleurs à présent pour vous plaire, ma foi ! je ne sais pas, mon cher lord, ce que vous voulez, à moins que ce ne soit du rouge. Fermez la portière, John ! Oh ! attendez. — Colambre !… où donc est Colambre ? » cria milady en se penchant à la portière du côté opposé où elle était, « Colambre ! »

Lord Colambre fut forcé de paraître.

« Colambre ! mon cher ! j’ai oublié de vous dire que si vous vous trouviez retenu plus long-temps que d’ici à vendredi en huit, il ne faudrait pas manquer de nous écrire, ou je serais d’une inquiétude mortelle. »

« J’écrirai ; dans tous les cas vous aurez de mes nouvelles, ma chère mère. »

— « À la bonne heure, je serai tranquille alors, et tout-à-fait heureuse, Allez. »

La voiture partit.

« Je crois que Colambre n’est pas bien : je n’ai jamais vu un homme avoir aussi mauvais visage qu’il l’avait au moment où la voiture s’est mise en mouvement ; il devrait consulter… J’ai envie, » dit lady Clonbrony en saisissant la cordon, « j’ai envie de retourner pour lui dire ce que j’ai observé, et lui demander ce qu’il a. »

« Il vaut mieux n’en rien faire, » dit miss Nugent ; « il vous écrira, il vous dira ce qu’il a, s’il est réellement indisposé. Allons plutôt tout de suite à Buxton, » ajouta-t-elle en articulant avec peine. Lady Clonbrony lâcha le cordon.

« Mais, vous-même, qu’avez-vous, ma chère Grâce ? vous paraissez mourante aussi. »

— « Je vous le dirai dès que je le pourrai ; mais ne me le demander pas à présent, ma chère tante. »

« Grâce ! Grâce ! tirez le cordon ! » cria lady Clonbrony, « voilà le phaéton de M. Salisbury ! — M. Salisbury, je suis charmée de vous voir ; nous sommes en route pour Buxton, comme je vous l’avais dit. »

« Et moi aussi, » dit M. Salisbury. « Je pense que j’y serai avant milady. Voulez-vous me charger de vos ordres ? Toujours aurai-je soin de veiller à ce que tout soit prêt pour vous recevoir. »

Milady n’avait point d’ordres à donner, et le phaéton de M. Salisbury passa rapidement de l’avant.

Les idées de Lady Clonbrony se portèrent toutes alors sur M. Salisbury.

« Ne saviez-vous pas que M. Salisbury allait à Buxton, pour s’y trouver avec vous ? » demanda lady Clonbrony.

« Non, en vérité, je ne le savais pas ! » dit miss Nugent ; « et j’en suis très-fâchée. »

« Les jeunes personnes, comme dit très bien mistriss Broadhurst, ne savent jamais, ou, du moins ne disent pas ce qui leur fait peine ou plaisir, » répliqua lady Clonbrony. « En tout cas, ma chère Grâce, cela vous a rendu les plus belles couleurs du monde ; et j’avoue que je suis contente, et que je sais à quoi m’en tenir. »








CHAPITRE XV.


« Elle est partie ! elle est à jamais séparée de moi ! » dit lord Colambre en lui-même, quand la voiture s’éloigna. « Je ne la reverrai plus… je ne la reverrai que lorsqu’elle sera mariée. »

Lord Colambre s’enferma dans sa chambre, et fut un peu soulagé en se voyant seul, et libre de se livrer à ses réflexions sans être interrompu. Il avait une consolation, celle d’avoir agi honorablement, de n’avoir violé aucun de ses devoirs, de n’avoir abandonné aucun de ses principes : il n’avait nui au bonheur d’aucun de ses semblables ; il n’avait pas, pour se satisfaire lui-même, compromis la tranquillité de la femme qu’il aimait ; il ne s’était pas permis de chercher à s’emparer de son cœur. Peut-être il aurait pu lui dérober ce cœur innocent, tendre et ardent ; il le savait, mais il avait respecté sa cousine, et il se flattait de lui avoir laissé la possibilité de donner ce cœur, quelque jour, à un homme digne d’elle. Cet espoir de la voir heureuse le soulageait, et il s’applaudissait d’avoir fait le bonheur de son père et de sa mère. Mais à peine son esprit se porta sur ce dernier motif de consolation, qu’une cruelle réflexion suivit cette pensée ; sa mère allait être déçue dans l’espérance qu’il l’accompagnerait en Irlande ; elle allait être malheureuse en apprenant qu’il partait pour l’armée ; et cependant il le fallait, et il était indispensable qu’il lui écrivît pour l’en informer. « Plutôt je serai débarrassé de cette pénible tâche, » se dit-il, « plutôt j’aurai fait partir cette lettre, et mieux ce sera. Il faut que je l’écrive, et je vais l’écrire à l’instant même. »

Il prit une plume, et commença cette lettre.

« Ma chère mère… miss Nugent… » Il fut interrompu par un coup frappé à sa porte.

« Un monsieur qui est en bas, désire vous voir, » dit un domestique.

« Je ne puis voir personne. Est-ce que vous avez dit que j’étais chez moi ? »

— « Non, milord, j’ai dit que vous n’y étiez pas ; car j’ai pensé que c’était votre intention ; et votre valet de chambre n’étant pas là, je n’ai pu lui demander quels étaient vos ordres, et j’ai toujours dit non : mais ce monsieur n’a pas voulu m’en croire ; il a exigé que je montasse pour m’informer si vous étiez chez vous. Il parlait du ton d’un homme qui n’a pas coutume d’être refusé. J’ai pensé qu’il pouvait être quelqu’un de conséquence, et je l’ai fait entrer dans le premier salon. Il m’a dit, ce me semble, que vous seriez chez vous pour un ami d’Irlande. »

« Un ami d’Irlande ! pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? » dit lord Col ambre en se levant et en sortant promptement pour descendre. « C’est, sans doute, sir James Brooke. »

Non ; ce n’était pas sir James Brooke ; c’était une autre personne qu’il eut presqu’autant de plaisir à voir ; c’était le comte O’Halloran.

« Mon cher comte ! je suis d’autant plus charmé que je m’y attendais moins. »

« Je ne suis à Londres, que depuis hier, » dit le comte, « mais je n’ai pas voulu y passer vingt-quatre heures sans avoir l’honneur de voir lord Colambre. »

— « Vous me faites non seulement beaucoup d’honneur, mais beaucoup de plaisir. Les gens qui s’aiment, se recherchent toujours, et trouvent moyen de se rencontrer même à Londres. »

« Vous êtes trop poli pour me demander ce qui a pu tirer un vieux militaire comme moi de sa retraite, et le rejeter dans le grand monde. Un de mes parens, qui est dans le ministère, savait que j’avais des cartes, des plans, qui pouvaient être utiles dans une expédition qu’on se propose. J’aurais pu, me diriez-vous, envoyer mes cartes sans venir moi-même. Mais mon parent s’est imaginé — de jeunes parens, vous le savez, quand ils valent quelque chose, sont disposés à s’exagérer le mérite des vielles têtes de leur famille — le mien s’est donc figuré que ma tête valait la peine qu’il la tirât du château de Halloran, et lui fît faire le chemin jusques à Londres, pour la consulter en particulier. Vous comprenez donc, que, lorsque cela m’a été signifié par une lettre du secrétaire en charge, portant au haut, en gros caractères, particulière et très-confidentielle, il m’a fallu me faire à moi-même l’honneur d’obéir ; car quoique la voix de l’honneur ne puisse réveiller la poussière des tombeaux, la voix de la flatterie chatouille encore l’oreille endurcie de la vieillesse. Mais en voilà assez, et même beaucoup trop sur ce qui me concerne, » dit le comte ; « parlez-moi de vous, mon cher lord : il me semble que l’air de l’Angleterre ne vous convient pas autant que celui de l’Irlande ; car vous ne me paraissez pas jouir d’une aussi brillante santé qu’il y a quelques semaines.

« Mon âme a été tourmentée depuis quelque temps, » dit lord Colambre.

— « Oui, voilà ce que c’est ! le corps paie pour l’âme ; mais ceux qui ont une âme sensible, peines et plaisirs compensés, ont l’avantage, ou croient du moins l’avoir ; car ils ne troqueraient pas avec les insensibles quand même on leur donnerait en retour le corps le plus robuste que le fat le plus égoïste ou le sot le plus lourd se soit jamais vanté de posséder. Par exemple, voudriez-vous en ce moment, mon cher lord, troquer le tout ensemble, avec le major Benson ou le capitaine Williamson, ou même avec notre ami, eh, réellement, d’honneur ? dites, le voudriez-vous ? Je suis bien aise de vous voir sourire. »

— « Je vous remercie, de me faire sourire, car je vous assure que j’en avais besoin. Je voudrais, si ce n’est pas abuser de votre bonté et de la politesse que vous avez eue de me faire cette visite, vous engager à rester à dîner avec moi. Vous voyez, » poursuivit-il, en ouvrant la porte, et en lui montrant tout ce qui était emballé, « tous nos préparatifs sont faits pour un voyage. Ma mère est partie il y a une heure ; mon père est engagé à dîner en ville. Je suis seul ici, et dans cet état de confusion, il est bien hardi, de ma part, d’engager le comte O’Halloran à dîner avec moi, sans pouvoir lui offrir des ortolans d’Irlande. Mais vous me permettrez de vous dérober deux ou trois heures de votre temps. J’ai fort à cœur d’avoir votre opinion sur un sujet de grande importance pour moi, et sur lequel personne n’est plus capable que vous de prononcer. »

— « Mon cher lord, franchement je n’ai aucun autre emploi de mon temps qui vaille à beaucoup près, celui-là, ou qui me soit aussi agréable ; disposez de moi. Je vous ai déjà dit que j’étais flatté d’être consulté, fût-ce même par un commis dans les bureaux. À plus forte raison quand il s’agit des intérêts particuliers d’un jeune homme éclairé, dirai-je d’un ami. Lord Colambre me le permettra-t-il ? Je l’espère, car quoique nous ne nous connaissions pas depuis assez long-temps pour m’autoriser à faire usage de cette expression, cependant l’estime et l’intimité ne sont pas toujours en proportion du temps depuis lequel on se connaît, mais plutôt en raison de la découverte de certaines qualités attachantes, d’une certaine conformité de caractère. »

Le comte, qui voyait que lord Colambre avait l’esprit tourmenté, fit tout ce qu’il put pour adoucir sa peine en lui témoignant de l’intérêt : loin de faire difficulté de lui accorder quelques heures de son temps, il eut l’air de n’avoir autre chose à faire à Londres, que de lui tenir compagnie. Pour le mettre à l’aise, et lui donner le temps de recueillir ses idées et d’y mettre de l’ordre, il parla de choses et d’autres.

« Il me semble que je vous ai entendu prononcer le nom de sir James Brooke. »

« Oui, je m’attendais à le voir, quand le domestique m’a parlé d’un ami d’Irlande, parce que sir James Brooke m’a dit qu’il se proposait de passer en Angleterre, dès qu’il pourrait obtenir un congé.

— « Il y est venu, et il est maintenant sur ses terres dans le Huntingdonshire : et que pensez-vous qu’il y fasse ? Je vais vous mettre sur la voie, souvenez-vous de ce cachet que le petit de Cressy vous montra le jour que vous dinâtes à Oranmore. Fidèle à sa devise, des actions et non pas des paroles, il est à présent dans les actes, dans les titres, dressant des articles de mariage, et au moment d’apposer son cachet au contrat qui doit le rendre heureux. »

« Heureux en effet ! » dit lord Colambre, « d’épouser une femme comme celle-là ; et la fille d’une mère aussi exemplaire. Je l’en félicite de tout mon cœur.

« Et la fille d’une mère comme celle-là, » répéta le comte. « C’est, il est vrai ; un surcroît de bonheur, et une garantie de sa durée. Il ne pouvait mieux choisir que dans cette famille : tous gens de bien, de génération en génération, illustres par leurs vertus, comme par leur généalogie. Tous les hommes braves, toutes les femmes chastes. »

Lord Colambre eut peine à contenir ses sentimens. Le comte poursuivit : « si je pouvais choisir, j’aimerais mieux m’attacher à une femme de cette famille, que d’en épouser une qui aurait en dot toutes les mines du Pérou.

« Et moi aussi, » s’écria lord Colambre.

« Je suis charmé, milord, de vous entendre parler ainsi, et d’un air si pénétré ; il y a si peu de jeunes gens aujourd’hui qui songent dans un mariage à ce que j’appelle un bon parentage. Un homme, en se mariant, n’épouse pas, j’en conviens, la mère de sa femme ; mais un homme prudent, quand il commence à songer à la fille, prend garde assurément à ce qu’est la mère ; il ne s’en tient même pas là, il remonte à la grand’mère, et jusques aux bisaïeules. »

— « Cela est vrai, très-vrai ; et il fait bien, il doit le faire. »

« Et j’ai idée, milord, » dit le comte en souriant, que dans la pratique, vous vous êtes conformé à votre doctrine.

« Moi ! ma doctrine ! » dit lord Colambre, en tressaillant, et en regardant le comte avec surprise.

« Je vous demande pardon, » reprit le comte, « je n’ai pas eu l’intention de pénétrer votre secret ; mais vous oubliez que j’ai été témoin de la fâcheuse impression faite sur votre esprit par le défaut du sentiment des convenances et de la délicatesse, que vous avez remarqué dans une mère de votre connaissance, lady Dashfort. »

— « Lady Dashfort ! ah ! je n’y songeais plus ; elle est tout-à-fait sortie de ma tête. »

— « Et lady Isabelle ? J’espère qu’elle est tout-à-fait sortie de votre cœur. »

« Elle n’y est jamais entrée, » dit lord Colambre.

« Elle l’a seulement assiégé, » dit le comte, « et je suis fort aise qu’il ne se soit pas rendu. Je puis donc vous dire, sans crainte, ni préface, que lady Isabelle qui parle de sentimens, de délicatesse, de bon sens, s’abaisse tout-à-coup à épouser Heathcock. »

Lord Colambre ne fut point surpris ; mais il éprouva un sentiment pénible : car malgré son indifférence pour la femme dont il était question, il voyait toujours avec chagrin tout ce qui pouvait faire concevoir mauvaise idée du sexe en général.

« Quant à moi, » dit-il, « je ne puis dire que je l’ai échappé belle, car je ne pense pas que j’aie jamais été fort en danger.

« — Il est difficile de mesurer le danger quand on en est dehors. Le danger passé, comme la peine passée, est bientôt oubliée, dit le vieux général. Quoi qu’il en soit, je me réjouis de vous voir en sûreté. »

« Mais veut-elle réellement épouser Heathcock ? » demanda lord Colambre.

— « Positivement. Ils ont tous passé avec moi sur le même paquebot, et ils sont à Londres, occupés des emplettes de bijoux, d’équipages, de chevaux. Heathcock, vous le savez, en vaut bien un autre pour ses sortes de choses ; son père est mort et lui a laissé une grande fortune. Il est fort riche, et cela suffit. »

Lord Colambre sourit. « Mais ce que je ne conçois pas, dit-il, c’est comment elles sont venues à bout de rendre Heathcock amoureux. »

« Je ne le conçois pas plus que vous, » dit le comte, « mais ce ne sont pas nos affaires, ce sont celles de lady Isabelle. »

On annonça le dîner, et il ne fut plus question que de choses tout-à-fait indifférentes, jusqu’au moment où les domestiques se retirèrent ; alors lord Colambre entama le sujet qui lui pesait sur le cœur.

« Mon cher Comte, pour en venir à la sépulture des Nugent qui me rendit un moment si distrait, la première fois que j’eus le plaisir de vous voir, vous savez, ou peut-être vous ne savez pas, » dit-il en souriant, « que j’ai une cousine qui porte le nom de Nugent. »

« Vous m’avez dit, » répliqua le comte, « que vous aviez des parens de ce nom, mais je ne me rappelle pas que vous en ayez désigné aucun en particulier. »

« Je ne vous ai jamais nommé miss Nugent. Non ! mais il ne m’est pas facile de parler d’elle, et il m’est impossible de vous la peindre. Si vous étiez arrivé une demi heure plus tôt, ce matin, vous l’auriez vue, et je sais qu’elle est précisément ce qu’il faut être pour plaire à un homme qui a le goût aussi excellent que vous l’avez. Mais ce n’est pas à la première vue qu’elle plaît davantage : elle gagne à être connue, examinée, jugée ; plus on la voit, plus on s’attache à elle, plus on l’estime. En bonté, en caractère, en air de douceur, en manières agréables, en raison, en toutes les qualités qu’un homme peut désirer dans le choix d’une femme, je n’ai jamais vu son égale. Cependant il est un obstacle insurmontable, que je ne puis vous faire connaître, mais qui s’oppose à ce que je songe à l’épouser. Elle demeure avec mon père et ma mère : ils retournent en Irlande. Je souhaiterais ardemment de les accompagner ; je le souhaiterais par beaucoup de motifs et surtout pour ma mère : mais cela ne se peut. Ce qu’un homme doit faire avant tout, c’est de se conduire honorablement, et pour cela il doit fuir la tentation à laquelle il ne se sent pas la force de résister. Je ne reverrai miss Nugent que lorsqu’elle sera mariée : il faut que je reste en Angleterre ou que je passe sur le continent. J’ai idée de faire une ou deux campagnes, si je puis obtenir un emploi dans un des régimens qui sont en Espagne ; mais on me dit que tant de gens demandent en ce moment à servir dans ce pays, qu’il est difficile d’entrer dans aucun de ces régimens. »

« Cela est difficile, en effet, » dit le comte. « Mais, » ajouta-t-il, après avoir réfléchi un moment, « j’ai votre affaire, et cela peut s’arranger tout de suite. Le major Benson, à raison de cette sottise que vous connaissez relativement à sa maîtresse, est forcé de quitter son corps. Quand le lieutenant colonel a rejoint son corps, quand ses autres camarades sont arrivés, ils n’ont plus voulu manger avec lui. Je sais qu’il cherche à vendre sa commission, et que son régiment va recevoir l’ordre de passer en Espagne ; je me fais fort de vous procurer sa commission si vous voulez me charger de cette négociation.

— « Donnez-moi auparavant votre avis, mon cher comte : vous connaissez parfaitement la profession militaire. Conseilleriez-vous à un jeune homme — je ne parlerai pas de moi, parce qu’on juge mieux par des vues générales, que par un cas particulier — conseilleriez-vous aujourd’hui à un jeune homme d’entrer dans l’armée ? »

Le comte garda un moment le silence, puis il répliqua : « dès que vous me demandez sérieusement mon opinion, je dois mettre de côté toute prévention, et tâcher de m’expliquer avec impartialité. Entrer aujourd’hui dans l’armée, milord, est, suivant moi, la chose la plus absurde et la plus basse, ou la plus sage et la plus noble qu’un jeune homme puisse faire. Entrer dans l’armée avec l’espoir d’échapper à la nécessité d’acquérir des connaissances, de l’instruction, de la moralité ; (je ne cours point de risques, milord, à vous dire ces choses-là ;) y entrer, dans l’espoir d’échapper à ce que je viens d’énoncer, pour porter un habit rouge et une épaulette ; pour être appelé capitaine ; pour figurer dans un bal ; pour passer son temps à chasser, à boire, à s’amuser ; c’est là ce qui n’a jamais été fort honorable, même en temps de paix, et ce qui est aujourd’hui extravagant, bas et humiliant. En se résignant quelquefois à l’ennui et à une sorte de mépris, cette manière de vivre était autrefois praticable pour un officier ; mais à présent elle conduirait inévitablement à la honte. Les officiers sont en général, maintenant, des gens bien élevés et instruits ; ainsi le défaut de connaissances, de bon sens, de manières, ne peut manquer d’être bientôt aperçu dans un militaire, et de le rendre ridicule et méprisable. C’est ce dont nous avons eu, il n’y a pas long-temps, près de chez moi, des exemples déplorables dans ces officiers qui se sont déshonorés en Irlande ; dans ce major Benson et ce capitaine Williamson. Mais je ne parlerai pas de gens si insignifians ; ce sont des exceptions rares, je les laisse de côté, et je raisonne d’après des principes généraux. La vie d’un officier n’est pas aujourd’hui une vie de parade, de fatuité, d’oisiveté et de débauche ; c’est une vie active, remplie de fatigues et de dangers continuels. Toutes ces descriptions que nous lisons, dans l’histoire ancienne, de la vie d’un soldat, et qui, en temps de paix, semblaient être un roman, sont à présent réalisées ; les exploits militaires sont le sujet des conversations journalières, et le texte des papiers publics. Une ardeur martiale est aujourd’hui nécessaire à la liberté, à l’existence de notre pays. Dans l’état actuel des choses, la profession militaire doit être la plus honorable, parce qu’elle est la plus utile. Tous les mouvemens d’une armée, partout où elle se porte, sont suivis par les craintes et les espérances publiques. Chaque officier doit avoir, outre le sentiment de son importance collective, la ferme croyance qu’il ne doit compter que sur son propre mérite ; c’est ce qui peut stimuler son ambition, exciter son enthousiasme ; et quand cette noble ardeur est dans son sein, elle accroît ses forces et le soutient dans les fatigues et les dangers. Mais je m’oublie, « dit le comte, en réprimant son enthousiasme, » j’ai promis de m’exprimer avec modération. Si j’en ai trop dit, milord, votre bon sens me rectifiera, et votre bon naturel vous fera excuser la prolixité d’un vieillard qui a été entraîné par son sujet favori, par la passion de sa jeunesse. »

Lord Colambre ne manqua pas d’assurer le comte qu’il n’était nullement fatigué de l’entendre ; et véritablement l’enthousiasme de ce vieux militaire, en parlant de sa profession, le point de vue dans lequel il la plaçait, accrurent le désir qu’avait notre héros de faire une ou deux campagnes. Le bon sens, la politesse, l’usage du monde préservaient le comte O’Halloran de ce faible qu’on reproche d’ordinaire aux vieux militaires, de cette manie de parler sans cesse de leurs exploits. Quoiqu’il fût retiré du monde, il avait eu soin, par la lecture des bons ouvrages, par sa correspondance avec des gens instruits, de se tenir au courant des affaires du temps, et il parlait rarement de celles où il avait eu part. Il évitait peut-être même avec trop de soin de parler de lui, et cette crainte de montrer de l’égoïsme, diminuait l’intérêt qu’il aurait pu inspirer. Elle désappointait la curiosité, et privait ceux qui s’entretenaient avec lui du plaisir de lui entendre compter des anecdotes instructives et amusantes. Cependant il s’écartait quelquefois de sa règle générale, en faveur des personnes qui lui plaisaient beaucoup, et lord Colambre était de ce nombre.

Ce soir-là, pour la première fois, il entretint lord Colambre du temps qu’il avait passé au service d’Autriche ; il lui conta des anecdotes intéressantes de l’empereur ; il parla de plusieurs personnages distingués qu’il avait connus dans l’étranger, et des officiers qui avaient été ses camarades et ses amis ; entr’autres, il cita, avec beaucoup d’estime, un jeune Anglais, qui avait servi avec lui en Autriche, et qui s’appelait Reynolds.

Ce nom frappa lord Colambre ; c’était celui de l’officier qui avait causé la honte de miss St.-Omar, de la mère de miss Nugent.

— « Mais il y a tant de Reynolds… »

Il s’empressa de demander quel était l’âge, le caractère de cet officier.

« C’était, » dit le comte, « un jeune homme de la plus belle bravoure, mais parfois téméraire ; il périt dans sa vingtième année, après s’être distingué par des actions glorieuses, et il mourut dans mes bras. »

« Marié ou garçon ? » s’écria lord Colambre.

— « Marié. Il avait épousé secrètement, un peu moins d’un an avant sa mort, une demoiselle anglaise, fort jeune, qui avait été élevée dans un couvent à Vienne. Il était destiné à hériter d’une grande fortune, et je crois que la jeune personne n’était pas riche ; il tint donc son mariage secret, dans la crainte d’offenser ses parens, ou par quelqu’autre motif ; je ne me rappelle pas très-exactement les particularités. »

« Déclara-t-il son mariage ? » dit lord Colambre.

— « Jamais avant d’être au lit de mort ; c’est alors seulement qu’il me confia son secret. »

— « Vous rappelez-vous le nom de la jeune personne qu’il avait épousée ? »

— « Oui, une miss St.-Omar. »

« St.-Omar ! » répéta lord Colambre, rayonnant de joie ; » mais êtes-vous sûr, mon cher comte, qu’elle était réellement mariée, légalement mariée à M. Reynolds ? Son mariage a toujours été nié par les parens du jeune homme ; les siens n’ont jamais pu en prouver la validité. Sa fille est… — Mon cher comte, avez-vous été témoin du mariage ? »

« Non, » dit le comte ; « je n’ai pas été témoin de son mariage ; je n’ai même jamais vu sa femme ; et tout ce que je sais de cette affaire, c’est que M. Reynolds, en mourant, m’assura qu’il était secrètement marié à une miss St.-Omar, qui demeurait encore alors dans un couvent de Vienne. Ce malheureux jeune homme me témoigna le plus vif regret de la laisser sans une existence assurée ; mais il espérait, me dit-il, que son père la reconnaîtrait, et qu’elle-même se réconcilierait avec ses propres parens. Il ne pouvait pas faire de testament, n’étant pas encore majeur, mais il me dit, je crois, que son enfant, qui n’était pas encore né, hériterait, même si c’était une fille, d’une fortune considérable. Sur ce point, je ne puis cependant m’en rapporter avec confiance à ma mémoire ; mais il me remit un paquet, qui contenait le certificat de son mariage, et, ce me semble aussi, une lettre pour son père ; il me chargea de faire passer ce paquet en Angleterre, par une voie sûre. Aussitôt après sa mort, j’allai chez l’ambassadeur d’Angleterre, qui était au moment de quitter Vienne ; je lui remis le paquet, et il me promit de le faire parvenir sûrement. Je fus obligé de partir avec ma troupe, le lendemain, pour un endroit éloigné. À mon retour, je m’informai au couvent de ce qu’était devenue miss Saint-Omar — je devrais dire mistriss Reynolds, et j’appris qu’elle avait été transférée du couvent dans un logement en ville, peu de jours avant la naissance de son enfant. L’abbesse me parut fort scandalisée de toute cette affaire, et je me rappelle que je la soulageai beaucoup, en lui assurant qu’il y avait un mariage en bonne forme… Pour l’amour du pauvre Reynolds, je continuai à m’informer de sa veuve dans le dessein de lui rendre les services d’un ami, si elle était dans l’embarras ou le besoin ; mais j’appris, à son logement, que son frère était venu d’Angleterre pour la chercher, et l’avait emmenée avec son enfant. Livré depuis lors, » poursuivit le comte, « à un genre de vie très-actif, j’ai perdu cette affaire de vue. Maintenant que vos questions me l’ont rappelée, elle se présente clairement à ma mémoire, et je suis certain des faits que j’avance, et prêt à les établir par mon témoignage. »

Lord Colambre mit dans ses remercîmens un feu qui montrait combien il s’intéressait à l’issue de cette affaire. Il dit qu’il était clair que le paquet remis à l’ambassadeur, n’avait pas été délivré au père de M. Reynolds, ou que le père avait supprimé le certificat de mariage, puisque ce mariage n’avait jamais été reconnu par lui ni par aucune autre personne de sa famille. Lord Colambre avoua alors franchement au comte pourquoi il prenait tout cela si fort à cœur ; et le comte O’Halloran, avec toute la chaleur de la jeunesse et l’ardente générosité qui caractérise les gens de son pays, entra dans ses sentimens, et déclara qu’il ne prendrait pas de repos qu’il n’eût établi la vérité de tout ce qu’il venait de dire.

« Malheureusement, » dit-il, « l’ambassadeur qui s’était chargé du paquet est mort, et je crains que nous ne rencontrions beaucoup de difficultés. »

« Mais il avait, sans doute, un secrétaire, » dit lord Colambre, « qui était ce secrétaire ? nous pouvons nous adresser à lui. »

— « Son secrétaire est maintenant chargé d’affaires à Vienne, nous ne pouvons l’y aller joindre. »

— « En quelles mains sont tombés les papiers de cet ambassadeur ? qui a été son exécuteur testamentaire ? » dit lord Colambre.

« Son exécuteur testamentaire ! vous avez avisé le bon moyen, » s’écria le comte, « son exécuteur testamentaire est précisément l’homme qui fera votre affaire… C’est votre ami, sir James Brooke. Tous les papiers doivent en conséquence être entre ses mains, ou il peut du moins se procurer ceux qui seraient dans les mains de la famille. Le chef-lieu de cette famille est à quelques milles de la terre de sir James Brooke, dans le Huntingdonshire, où je vous ai déjà dit qu’il est actuellement.

— « Je vais mie rendre chez lui sur-le-champ ; je partirai ce soir par le courrier : j’y serai à temps, » s’écria lord Colambre en tirant sa montre d’une main, et le cordon de la sonnette de l’autre.

« Courez vite, et allez m’arrêter une place dans le courrier de Huntingdonshire. Partez à l’instant, » dit lord Colambre au domestique.

« Et, arrêtez deux places, s’il vous plaît, monsieur, » dit le comte ; « milord, je vous accompagnerai. »

Lord Colambre ne voulut pas y consentir ; il était inutile d’exposer le bon et vieux général à cette fatigue, et une lettre de lui à sir James Brooke produirait le même effet que sa présence. Sir James ferait la recherche des papiers, et si on pouvait trouver le paquet, ou prouver d’une manière quelconque qu’il avait été remis au vieux Reynolds, lord Colambre s’adresserait an comte pour certifier l’identité de ce paquet, ou pour aller faire avec lui chez M. Reynolds une nouvelle enquête ; et, dans, tous les cas, le comte affirmerait que le jeune homme, en mourant, avait déclaré son mariage.

Il y avait encore place dans le courrier. Lord Colambre dépêcha un domestique à son père, avec un billet qui expliquait la nécessité de ce prompt départ. Tout ce qui restait à faire en ville, lord Clonbrony pouvait le terminer sans avoir besoin de lui. Il écrivit ensuite quelques lignes à sa mère, sur cette même feuille de papier, où il avait tristement et lentement déjà tracé ces mots :

« Ma chère Mère, miss Nugent. »

Maintenant, joyeusement et avec rapidité, il continua :

« J’espère être auprès de vous de vendredi en huit ; mais si des circonstances imprévues me retenaient, je vous écrirais certainement encore ; croyez-moi, ma chère mère, votre fils, obligé et reconnaissant,

Colambre. »

Le comte, de son côté, écrivit une lettre à sir James Brooke. Il y fit la description du paquet qu’il avait remis à l’ambassadeur, et il relata toutes les circonstances qui pouvaient conduire à le recouvrer. Le cachet n’était pas encore sec, que lord Colambre saisit cette lettre ; le comte était presqu’aussi empressé de le voir en route que lui de partir ; il remercia le comte en peu de mots, mais qui exprimaient avec énergie ses sentimens. L’amour et le contentement rentraient comme un torrent dans l’âme de notre héros ; toutes les idées militaires qui l’occupaient une heure auparavant étaient en pleine déroute : l’Espagne disparaissait, et la verte Irlande était sous ses yeux.

En lui serrant la main, au moment où ils se séparaient, le bon vieux général lui dit en souriant :

« Je crois que je ferai bien de suspendre mes démarches pour la commission du major Benson, jusqu’à ce que je reçoive de vos nouvelles : ma harangue en faveur de la profession militaire sera, je crois, ce que sont beaucoup d’autres harangues, des paroles perdues. »







CHAPITRE XVI


Quelle périphrase polie, quelle tournure diplomatique bien circonspecte pourrai-je employer pour dire que les papiers de feu M. l’ambassadeur furent trouvés dans un honteux désordre ? l’exécuteur testamentaire de son excellence, sir James Brooke, fut néanmoins infatigable dans ses recherches ; aidé de lord Colambre, il passa deux jours entiers à visiter des porte-feuilles de mémoires et de lettres, et des liasses de papiers de toutes espèces, mêlés ensemble de la manière du monde la plus hétérogène, la plupart ne portant aucune étiquette qui indiquât leur contenu, quelques-uns portant des étiquettes qui n’étaient propres qu’à induire en erreur ; en sorte qu’il fallut défaire les liasses et examiner chaque papier l’un après l’autre. Enfin, après avoir tout ouvert, croyant du moins n’avoir rien omis, fatigués, désespérés, ils étaient au moment d’y renoncer, quand lord Colambre aperçut au fond d’un coffre un paquet de vieilles gazettes.

« Ce ne sont que d’anciennes gazettes de Vienne, j’y ai déjà regardé, » dit sir James Brooke.

Sur cette assurance, lord Colambre allait les rejeter dans le coffre ; mais il remarqua que le cordon n’avait pas été dénoué, il ouvrit la liasse, et, parmi les gazettes, il trouva un brouillon du journal de l’ambassadeur ; un paquet y était joint portant cette adresse : à Ralph Reynolds, sen. Esq. Oldcourt, Suffolk avec cette note : confié à son excellence le comte de *** ; une autre note, écrite sur l’enveloppe, et signée O’Halloran, disait quand celui-ci l’avait reçu, et quel jour il l’avait remis à l’ambassadeur… Les cachets étaient intacts. Notre héros, à la vue de ce paquet, fut si transporté de joie, et sir James, son ami, si empressé à le féliciter, que tous deux oublièrent de maudire la négligence de l’ambassadeur qui avait causé tant de mal.

La première chose qu’il y eut à faire était de délivrer le paquet à Ralph Reynolds ; mais lorsque lord Colambre arriva à l’endroit indiqué par l’adresse, il trouva toutes les portes fermées. Après l’avoir fait attendre long-temps, une vieille femme sortit enfin d’une loge de portier, et lui dit que M. Reynolds était absent, et qu’elle ne pouvait lui dire où il était, parce qu’aucun de ses gens ne savait jamais en quel endroit il serait tel ou tel jour ; qu’elle savait, par ouï-dire, qu’il avait plusieurs maisons dans différens lieux, et dans des contrées éloignées, et que tantôt il était en un endroit et tantôt en un autre. » Elle savait, ajouta-t-elle, « le nom de deux de ces endroits, Toddrington et le petit Wrestham ; mais il y en avait d’autres qu’elle ne pouvait indiquer. Il avait aussi des maisons dans différens quartiers de Londres, qu’il louait ; et quelquefois lorsqu’une d’elles était vacante, il allait l’occuper, et on était un mois entier sans entendre parler de lui. Bref, on ne pouvait jamais savoir où il était. »

Lord Colambre témoigna sa surprise de ce qu’un homme de l’âge dont il supposait qu’était M. Reynolds, eût un genre de vie si extraordinaire, et changeât de demeure si souvent ; et la vieille femme répondit : « Que quoique son maître eût plus de soixante-dix ans, et bien qu’à le voir assis on dirait qu’il était collé sur sa chaise et prêt à tomber en morceaux s’il s’avisait de la quitter, il était aussi alerte, et ne s’embarrassait pas plus de courir les grands chemins que le jeune homme auquel elle parlait. C’était l’amusement du vieux M. Reynolds, d’aller surprendre ses gens à ses différentes maisons, et de voir s’ils tenaient tout en bon ordre. »

« Quelle espèce d’homme est-ce ? — Est-ce un avare ? » demanda lord Colambre. « Il est avare et il ne l’est pas, » dit la vieille. Tantôt il regardera à dépenser mal à propos un sol, comme un autre à se défaire de cent livres sterlings, et il donnera cent livres sterlings plus aisément qu’un autre ne donnerait un sol, quand c’est là son humeur. — Mais son humeur est très-bizarre, et on ne sait comment le prendre : il est aussi fantasque et plus têtu qu’une mule, et sa surdité l’a rendu encore plus entêté, parce qu’il n’entend pas ce qu’on lui dit et répond toujours à sa façon. Il est bizarre, mais il n’est pas timbré ; il y voit clair quand il prend une chose du bon côté, et il est aussi habile que qui que ce soit, et capable de parler aussi bien qu’aucun membre du Parlement. Il est bon, et il a le cœur tendre quand il prend les gens en fantaisie ; mais quelquefois sa fantaisie est pour un chien, car il aime beaucoup les chiens, ou pour un chat, ou pour un rat, et il s’en occupe plus alors que de son prochain. Mais le pauvre homme, il faut bien lui passer quelque chose, car il a eu bien du chagrin ; il a perdu son fils, qui devait hériter de tous ses biens ; un charmant jeune homme qui était tout son bonheur. Mais, » continua la vieille, qui passait brusquement du grand au petit, et du sérieux au bouffon ; « ce n’était pas une raison pour me gronder si fort la dernière fois qu’il est venu ici, parce que j’avais tué une souris qui mangeait mon fromage. Le même jour il battit un petit garçon qui avait dérobé un morceau de ce même fromage ; malgré cela il n’a jamais voulu me permettre, pendant tout le temps qu’il est resté ici, de mettre une souricière. »

« Fort bien, ma bonne femme, » dit lord Colambre, qui s’intéressait fort peu, à l’affaire de la souricière, et qui n’était pas curieux d’en apprendre davantage sur l’économie domestique de M. Reynolds ; « je ne vous importunerai pas plus long-temps, si vous voulez avoir la bonté de m’indiquer le chemin de Toddrington ou celui du petit Wrestham, comme vous l’avez nommé, ce me semble. »

« Le petit Wrestham ! » répéta la vieille en riant ; « Dieu me bénisse ! d’où venez-vous donc, monsieur ? C’est le petit Wrestham ; assurément tout le monde le connaît, auprès de Lantry : allez tout droit, jusqu’à ce que vous arriviez au tournant de Rotherford ; alors prenez le chemin de traverse à gauche, et tournez encore à droite quand vous serez au gué. Mais si vous allez à Toddrington… » Et la vieille mêla si fort ses renseignemens pour les divers chemins de l’un ou l’autre de ces endroits, que lord Colambre n’y pouvait rien comprendre. Cependant il réprima son impatience, qui n’avait d’autre effet que d’embrouiller la vieille davantage ; il parvint enfin à prendre note de tous les tournans pour arriver au petit Wrestham. Mais il n’y eut pas moyen de la faire aller de là à Toddrington, quoiqu’elle connût fort bien la route ; elle était habituée, depuis dix-sept ans, à passer par l’autre chemin. « Tous les voituriers la suivaient et passaient à la porte, » c’était tout ce qu’elle pouvait lui dire.

En tournant à droite et à gauche aussi souvent que son itinéraire l’indiquait, notre héros arriva heureusement au petit Wrestham ; mais malheureusement il n’y trouva pas M. Reynolds. Il n’y avait là qu’un concierge, qui parla de son maître à peu près dans les mêmes termes que la vieille, et qui ignorait absolument où il était… « peut-être à Toddrington, » dit-il ; mais il n’y a pas plus de raison de croire qu’il soit là qu’ailleurs. »

« Il faut de la persévérance pour lutter contre la fortune. » Notre héros se mit en route pour Toddrington par des chemins de traverse bien différens de ceux qu’il avait admirés en Irlande, et avec un postillon qui lui fit souvent regretter Larry.

Enfin, dans un chemin fort étroit, en montant une côte qu’on lui dit être de deux milles, il atteignit une charrette lourdement chargée, et il fallut la suivre pas à pas, tandis que le charretier, allant tout doucement son train, jouissait de l’impatience de lord Colambre et de la mauvaise humeur du postillon. Celui-ci jurait entre ses dents ; mais il aurait eu beau crier, il n’y aurait rien gagné ; le charretier était à l’épreuve de tous les juremens de la langue anglaise, et il n’y a pas de postillon, en Angleterre, qui eût pu le réduire à faire prendre à ses chevaux une autre allure. Lord Colambre sauta à bas de sa voiture ; et, marchant à côté du charretier, il entama la conversation avec lui. Il lui parla de ses chevaux, de leurs clochettes, de leurs harnais : il admira la beauté et la force du limonier ; il s’enquit de la valeur de l’atelage entier, qu’il estima heureusement, à très-peu de chose près, ce qu’il valait. Il montra quelque connaissance dans la manière de faire les chemins, dans le charronnage ; il fut même, par bonheur, de l’opinion du voiturier sur plusieurs questions relatives à la construction des roues… si bien qu’en dépit de sa rusticité, le voiturier se sentit bientôt favorablement disposé pour lui, et résolut de le laisser passer. En conséquence, à peu près à mi-côte, la tête du premier cheval se trouvant à la hauteur d’une grande porte ouverte, le voiturier le toucha de son long fouet ; et, commandant la manœuvre de l’atelage, il fit entrer voiture dans la cour de la ferme.

« À présent, monsieur, tandis que je tourne, vous pouvez passer. »

La couverture de la charrette s’accrocha à une haie, en tournant, et quelques ballots furent dérangés. Un fromage tombait, en roulant, du côté où se trouvait lord Colambre ; celui-ci l’arrêta dans sa chute. L’adresse lui tomba sous les yeux ; elle portait : « À Ralph Reynolds, Esq., à Toddrington, » Ce dernier mot était effacé, et on lisait au-dessus, écrit d’une autre main : « Red Lion Square, à Londres. »

« À présent, je l’ai trouvé ! Et assurément je connais cette écriture ! » dit lord Colambre en lui-même, et en examinant l’adresse de plus près.

La première adresse était en effet d’une écriture qu’il connaissait très-bien ; c’était celle de lady Dashfort.

« Ce fromage, que vous examinez si attentivement, » dit le voiturier, « a fait bien du chemin ; il est venu de Londres et il y retourne, parce que le monsieur à qui il est adressé n’était pas chez lui, et celui qui l’a fait enregistrer m’a dit qu’il venait d’un pays étranger. »

Lord Colambre prit l’adresse, donna au voiturier une guinée, lui souhaita le bonsoir, passa, et poursuivit son chemin. Il regagna le plus vite qu’il put la route de Londres, prit à la première ville une place dans la voiture du courrier, arriva à Londres, vit son père, et courut chez son ami, le comte O’Halloran, qui fut ravi en voyant le paquet. Lord Colambre, tout fatigué qu’il était, voulait absolument aller à l’instant chez le vieux Reynolds. Il oubliait qu’il avait voyagé nuit et jour, sans prendre un moment de repos de corps ni d’esprit.

« Il faut que les héros dorment et les amoureux aussi : autrement ils cessent bientôt d’être héros ou amoureux, » dit le comte. « Reposez un peu cette nuit votre esprit agité, et demain matin nous mettrons fin à cette aventure à Red Lion Square ; je vous y accompagnerai, et partout ailleurs, quand vous voudrez, fallût-il aller au bout du monde. »

Le lendemain matin, lord Colambre alla déjeuner avec le comte ; celui-ci, qui n’était pas amoureux, était encore au lit, car notre héros arriva une demi-heure avant le moment fixé. Le vieux domestique Ulick, qui avait accompagné son maître en Angleterre, revit avec plaisir lord Colambre ; et en l’introduisant dans la salle du déjeûné, il ne put s’abstenir de dire en faveur de la ponctualité de son maître :

« Vos horloges, milord, avancent apparemment d’une demi-heure sur les nôtres. Mon maître sera prêt à la minute. ».

Le comte parut bientôt. Le déjeûné ne fut pas long, et la voiture ne les fit pas attendre ; car le comte partageait l’impatience de son jeune ami. Quand ils sortirent, le grand chien irlandais du comte les suivit ; son maître voulait le renvoyer, mais lord Colambre sollicita pour lui la permission de les accompagner, car il se souvenait que la vieille lui avait dit que M. Reynolds aimait beaucoup les chiens.

Ils arrivèrent à Red Lion Square, et trouvèrent la maison de M. Reynolds ; le comte assurait qu’il ne serait pas encore levé, mais il l’était, et ils le virent en bonnet de nuit rouge, à la fenêtre. Après quelques allées et venues d’un petit domestique dans le passage, et trois ou quatre coups d’œil du vieillard à travers la jalousie, ils furent admis.

Le petit domestique n’ayant pu retenir leur nom, ils furent obligés de s’annoncer mutuellement. « Le comte O’Holloran, lord Colambre. » Ces noms ne parurent faire aucune impression sur le vieillard, mais il regarda d’un air délibéré ceux qui les portaient, plus occupé en apparence de savoir ce qu’ils étaient que qui ils étaient. En dépit du bonnet de nuit rouge, et d’une robe de chambre à fleurs, M. Reynolds avait l’air d’un homme comme il faut, bizarre si l’on veut, mais néanmoins homme comme il faut.

Le grand chien du comte voulut entrer avec lui, et le regard du comte sembla dire : « Faut-il le laisser entrer ou fermer la porte ? » — « Oh ! laissez-le entrer, monsieur, s’il vous plaît ; j’aime beaucoup les chiens, et je n’en ai jamais vu un plus beau : asseyez-vous, messieurs, je vous prie, » ajouta-t-il ; et une partie de la bienveillance que lui avait inspirée la vue du chien, se répandit sur ses manières envers le maître d’un si bel animal, et s’étendit, quoiqu’avec plus de réserve, jusqu’au compagnon de ce maître. Pendant que M. Reynolds caressait le chien, le comte lui dit que cet animal était d’une race particulière et remarquable, aujourd’hui presqu’éteinte ; qu’il n’y avait plus en Irlande qu’un seigneur qui en possédât encore quelques-uns de cette espèce. — « Allons donc, Hannibal, couche-toi,» dit le comte. « M. Reynolds, quoique nous soyons pour vous des étrangers, nous avons pris la liberté de nous présenter…

« Je vous demande pardon, monsieur, » dit M. Reynolds en l’interrompant. « Mais vous ai-je bien compris quand j’ai entendu qu’on pouvait s’en procurer quelques-uns de cette espèce chez un seigneur Irlandais ? Dites-moi, je vous prie, comment vous l’appelez,» ajouta-t-il en prenant son crayon.

Le comte écrivit le nom et le lui remit, en observant qu’il avait seulement avancé que ce seigneur possédait encore quelques-uns de ces chiens, mais qu’il ne répondait pas, pour cela, qu’on pût s’en procurer chez lui.

« Oh ! j’ai des moyens pour cela, » dit le vieux Reynolds, en frappant sur sa tabatière, et en se parlant tout haut à lui-même, suivant sa coutume. « Lady Dashfort connaît tous ces lords Irlandais ; elle m’en aura un. Oui, oui, elle me l’aura ! » Le comte O’Hollaran répliqua, comme si ces propos lui étaient adressés, « lady Dashfort est en Angleterre. »

« Je le sais, monsieur ; elle est à Londres, » dit M. Reynolds précipitamment, « que savez-vous d’elle ? »

— « Je sais, monsieur, que probablement elle ne retournera point en Irlande, et que j’y retourne ; que mon ami, ici présent, y retourne aussi, et que si la chose est faisable, nous la ferons pour vous. »

Lord Colambre confirma cette promesse, et dit que si on pouvait se procurer un de ces chiens, il se chargeait de le faire passer sûrement en Angleterre.

« Monsieur… — Messieurs ! je vous suis fort obligé ; c’est-à-dire que quand la chose sera faite je vous serai fort obligé. — Mais peut-être ne sont-ce là que des propos fort civils. »

« C’est ce dont vous pouvez juger, d’après votre sagacité et votre connaissance du monde, » dit le comte en souriant et avec beaucoup de calme.

« Quant à moi, tout ce que je puis dire, » s’écria lord Colambre, « c’est qu’on n’a pas coutume de me reprocher que je dis une chose, et que j’en pense une autre. »

« Bouillant ! je le vois, » dit le vieux Reynolds en faisant un signe de tête, et en regardant lord Colambre. « Froid ! » ajouta-t-il en regardant le comte, « mais il y a temps pour tout : j’ai aussi été bouillant autrefois : bien répondu, chacun pour son âge. »

Lord Colambre et le comte s’accordèrent tacitement à considérer ce propos comme un second à parte, qu’ils n’étaient pas censés entendre.

Le comte reprit le sujet de leur visite ; car il vit que son compagnon était impatient, et il craignit qu’il ne s’échauffât et ne gâtât tout ; il commença donc ainsi :

« M. Reynolds, votre nom me rappelle un ami ; car j’avais un ami qui le portait. J’ai eu autrefois le plaisir, et c’en était un très-grand pour moi, d’être intimement lié, sur le continent, avec un jeune homme de la plus belle bravoure, et de la plus grande amabilité… votre fils. »

« Prenez garde, monsieur, » dit le vieillard en se levant brusquement, et retombant à l’instant, « prenez garde ! ne m’en parlez pas, à moins que vous ne vouliez me jeter roide mort sur la place ! »

Ses doigts, son visage furent, durant un moment, dans une agitation convulsive ; le comte et lord Colambre, très-alarmés, le regardaient en silence.

Les mouvemens convulsifs cessèrent ; le vieillard déboutonna sa veste comme pour se soulager d’un étouffement ; il découvrit ses cheveux blancs ; et après s’être penché en arrière pour se reposer, les yeux fixes, l’air rêveur, il se redressa sur son siége, et s’écria en regardant autour de lui :

« Fils ! quelqu’un n’a t-il pas prononcé ce mot ? qui a été assez cruel pour l’articuler devant moi ? personne ne m’a jamais parlé de lui, qu’une fois depuis sa mort ! Savez-vous, monsieur, » dit-il en fixant ses yeux sur le comte O’Holloran, et posant sur lui sa main glacée, « savez-vous où il a été enterré, je vous le demande, monsieur ? Vous rappelez-vous comment il est mort ? »

« Je ne me le rappelle que trop bien, » s’écria le comte, si ému qu’il pouvait à peine se faire entendre, « il est mort dans mes bras ; je l’ai enterré moi-même ! »

« Impossible ! » s’écria M. Reynolds, « pourquoi, pourquoi me dites-vous cela, monsieur ? » ajouta-t-il en étudiant la figure du comte avec attention, mais d’un air hagard. « Impossible ! son corps me fut envoyé dans un cercueil de plomb ; et je le vis… et on me demanda… et je répondis, dans le caveau de la famille… Mais le choc est passé, et si votre visite est relative à ce sujet, je crois, messieurs, que je suis assez remis pour vous entendre. J’aurais dû être préparé à ce coup, car depuis plusieurs années je m’y attendais, et cependant, quand il me frappa, il me sembla soudain… il m’accabla… il m’ôta toute perspective en ce monde ; il me laissa sans enfans, sans un seul descendant, sans un parent qui fût assez proche pour m’être cher ! je suis un être isolé ! »

« Non, monsieur, vous n’êtes point un être isolé, » dit lord Colambre ; « vous avez quelqu’un qui vous touche de près, qui vous sera, qui doit vous être cher ; qui vous dédommagera de tout ce que vous avez perdu, de tout ce que vous avez souffert ; qui rendra la paix et le contentement à votre cœur… vous avez une petite-fille. »

« Non, monsieur, je n’ai point de petite-fille, » dit le vieux Reynolds avec un visage qui redevint austère, et qui exprimait son obstination. « Il vaut mieux ne point avoir de descendant, que d’être forcé à reconnaître un enfant illégitime. »

« Milord, je vous conjure, en qualité d’ami, je vous commande d’être patient, » dit le comte, qui vit lord Colambre rempli d’indignation.

« Ainsi donc, c’est là le but de votre visite, » poursuivit le vieux Reynolds, « et vous êtes envoyés par mes ennemis, par les Saint-Omar ; vous êtes ligués avec eux, et c’est de mon fils aîné que vous venez de me parler. »

« Oui, monsieur, » répliqua le comte ; c’est du capitaine Reynolds, qui périt dans une bataille, étant au service d’Autriche, il y a environ dix-neuf ans… Jamais il n’exista un jeune homme plus brave et plus aimable. »

Le plaisir reparut dans les yeux du père, à travers son air de sombre entêtement.

« C’était, comme vous dites, monsieur, un brave et aimable jeune homme ; il fit autrefois mon orgueil, et je l’aimais aussi alors… Mais ne saviez-vous pas que j’en avais un autre ? »

— « Non, monsieur, nous ne le savions pas ; nous sommes, vous le voyez, tout-à-fait ignorans sur ce qui concerne vos affaires et votre famille ; nous n’avons aucune liaison avec les Saint-Omar, nous n’en connaissons aucun. »

« Je déteste ce nom, » s’écria lord Colambre.

— « Tant mieux ! tant mieux ! j’en suis charmé ! je vous demande mille fois pardon, messieurs ; je suis vif et prompt, je le suis beaucoup trop pour un vieillard ; mais j’ai été tourmenté, poursuivi, persécuté par des misérables qui avaient flairé mon or ; souvent, dans ma rage, j’ai été tenté de jeter mes sacs à ces misérables qui suivaient ma piste, et de leur dire de me laisser mourir en paix. Vous avez de la sensibilité, messieurs, je le vois : excusez-moi, et supportez mon humeur. »

« La supporter ! les meilleurs caractères, quand ils sont provoqués, n’ont-ils pas des momens de vivacité ? » dit le comte en regardant lord Colambre, qui était redevenu tout-à-fait modéré, et qui, d’un air de compassion, avait les yeux fixés sur le pauvre — non, non pas sur le pauvre, mais sur le malheureux vieillard.

« Oui, j’avais un autre fils, » poursuivit M. Reynolds, « et toutes mes affections se concentrèrent en lui lorsque je perdis mon fils aîné ; c’est pour lui que je conservais la fortune que sa mère avait portée dans la famille. Puisque vous ne connaissez pas mes affaires, je vais vous expliquer ceci : cette fortune était substituée de manière qu’elle aurait été dévolue à l’enfant de mon fils aîné, même si c’eût été une fille, dans le cas où cet enfant aurait été légitime ; mais je savais qu’il n’y avait point de mariage, et je suis demeuré ferme dans mon opinion. S’il y a eu mariage, disai-je, montrez-moi le certificat de ce mariage, et je le reconnaîtrai, et je reconnaîtrai l’enfant. Mais ils n’ont pas pu me montrer le certificat, et je savais qu’ils ne le pouvaient pas ; et j’ai gardé la fortune pour mon fils chéri, » s’écria le vieillard de l’air satisfait de l’entêtement qui triomphe ; mais, tout-à-coup, retombant dans la tristesse, il ajouta :

« Mais je n’ai plus d’enfant chéri, à quoi bon cette fortune ! il faut qu’elle aille à un héritier présomptif, ou que je la laisse à un étranger, à une femme de qualité qui a découvert qu’elle était ma parente… Dieu sait comment, je ne suis pas généalogiste… et qui m’envoie des fromages d’Irlande et des douceurs pour mon déjeûner, et sa femme de chambre pour me cajoler. Ah ! je suis las de tout cela, j’y vois clair ; je voudrais être aveugle… je voudrais avoir une retraite cachée ou les flatteurs ne pourraient me trouver. Je suis poursuivi, chassé, il faut que je change encore de logement : dès demain, je n’y manquerai pas : je vous demande encore une fois pardon, messieurs. Vous alliez dire, monsieur, quelque chose encore de mon fils aîné, et je ne sais comment j’ai été entraîné loin de ce sujet. Mais je voulais vous dire seulement que sa mémoire m’a été chère, jusqu’à ce que, tourmenté continuellement par cette malheureuse affaire de son prétendu mariage, j’ai détesté d’entendre prononcer son nom ; mais l’héritier présomptif finira par triompher de moi.

« Non, non, mon cher monsieur, cela ne sera pas, si vous triomphez de vous-même, si vous voulez être juste, » s’écria lord Colambre ; » si vous voulez entendre la vérité que mon ami va vous dire, et y croire après en avoir lu la confirmation écrite de la main de votre fils, dans ce paquet. »

— « C’est sa main en effet ! c’est son cachet encore entier. Mais quand, où, pourquoi l’a-t-on gardé si long-temps ; et comment est-il tombé dans vos mains ? »

Le comte O’Halloran dit alors à M. Reynolds, que ce paquet lui avait été remis par le capitaine Reynolds, en mourant. Il rapporta la déclaration verbale que le capitaine Reynolds lui avait faite de son mariage ; il raconta comment il avait remis ce paquet à l’ambassadeur, qui avait promis de le transmettre fidèlement. Lord Colambre expliqua ensuite de quelle manière il avait été égaré, et retrouvé en dernier lieu, dans les papiers du feu ambassadeur. Le père contempla encore l’adresse, et examina le cachet.

« C’est la main de mon fils ; c’est son cachet ! mais où est le certificat de mariage ? répéta-t-il. » S’il est dans ce paquet, j’ai commis une grande inj… Mais je suis convaincu qu’il n’y a jamais eu de mariage. Cependant je voudrais aujourd’hui que ce mariage pût être prouvé. — Si ce n’est qu’en ce cas, j’ai depuis bien des années été fort inj…

« Ne voulez-vous pas ouvrir ce paquet, monsieur ? » dit lord Colambre.

M. Reynolds le regarda d’un air qui disait : « je ne comprends pas bien clairement quel intérêt vous prenez à tout ceci ; » mais, incapable de parler, d’une main qui tremblait si fort qu’à peine il put rompre le cachet, il déchira l’enveloppe, posa les papiers devant lui, et s’assit pour reprendre haleine. Lord Colambre, malgré son impatience, avait trop d’humanité pour presser le vieillard : mais il alla chercher des lunettes qu’il aperçut sur la cheminée, les essuya bien, et les présenta à M. Reynolds. Celui-ci tendit la main pour les prendre, les ajusta, et le premier papier qu’il ouvrit, se trouva être le certificat de manage : il le lut tout haut, le posa sur la table, et dit : »

« Maintenant je reconnais le mariage. J’ai toujours dit, s’il y a eu mariage, il doit y avoir un certificat. Et vous voyez maintenant qu’il y a un certificat. Je reconnais le mariage. »

« Et maintenant, » s’écria lord Colambre, « je suis heureux, parfaitement heureux. Reconnaissez votre petite-fille, monsieur ; reconnaissez miss Nugent. »

— « Que je reconnaisse qui, monsieur ? »

« Reconnaissez miss Reynolds, votre petite fille ; je n’en demande pas davantage. — Faites ce que vous voudriez de votre fortune. »

— « Ah ! je conçois à présent ; je commence à comprendre que ce jeune homme est amoureux. Mais où est ma petite-fille ? Je n’ai pas entendu parler d’elle depuis son enfance. — J’ai oublié son existence ; j’ai été fort injuste à son égard. »

« Elle n’en sait rien, monsieur, » dit lord Colambre, qui conta alors toute l’histoire de miss Nugent, de ses rapports avec la famille de Clonbrony, et de l’attachement qu’il avait pour elle ; et qui conclut, en assurant à M. Reynolds, que sa petite-fille était douée de mille vertus. Quant à votre fortune, monsieur, je suis sûre qu’elle dira comme moi… »

« Qu’importe ce qu’elle dira, » interrompit le vieux Reynolds ; « où est-elle ? Quand je la verrai, j’entendrai ce qu’elle dira. Dites-moi où elle est, faites-la-moi voir. Je brûle de m’assurer si elle ressemble à son pauvre père. Où est-elle ? Que je la voie tout-à-l’heure.

— « Elle est à cent soixante milles d’ici, monsieur, à Buxton. »

« Eh bien ! milord, qu’est-ce que cent soixante milles ? Vous vous imaginez, je crois, que je ne puis pas bouger de mon fauteuil ; mais vous vous trompez fort. Un voyage de cent soixante milles n’est rien pour moi ; je suis prêt à partir demain matin, à l’instant. »

Lord Colambre dit qu’il était certain que miss Reynolds s’empresserait d’obéir aux ordres de son grand’père, et de se conformer en cela à son devoir ; qu’elle se rendrait auprès de lui aussi promptement que possible, s’il le désirait. « Je vais lui écrire sur-le-champ, » ajouta-t-il, « si vous m’en chargez. »

— « Non, milord, je ne vous en charge pas ; j’irai ; je m’embarrasse fort peu, vous dis-je, d’un voyage de cent soixante milles. J’irai, et je partirai demain matin. »

Lord Colambre et le comte, très-satisfaits du résultat de leur visite, pensèrent que ce qu’ils avaient à faire de mieux maintenant, était de laisser reposer le vieux Reynolds. Ils prirent congé, après avoir fixé l’heure du départ le lendemain ; et ils allaient sortir quand lord Colambre entendit dans le corridor, une voix bien connue, la voix de mistriss Petito.

« Ah ! non, présentez les complimens de milady Dashfort, et je reviendrai une autre fois. »

« Non, non, » s’écria le vieux Reynolds, en tirant le cordon de la sonnette, « je ne veux pas qu’elle revienne ; je veux être pendu si j’y consens ; qu’elle entre à présent et je la verrai ; Jack ! faites entrer cette femme à présent ou jamais. »

— « Cette dame est sortie, monsieur. Elle est déjà dans la rue. »

— « Courez après elle ; aujourd’hui ou jamais, dites-lui cela.

— « Monsieur, elle était remontée dans son fiacre. »

Le vieux Reynolds courut à la fenêtre, et voyant le cocher qui tournait, il lui fit signe de revenir. Mistriss Petito redescendit donc de voiture, et fut introduite par Jack qui l’annonça ainsi.

« La dame, monsieur. » C’était la seule qu’il eût jamais vue dans cette maison.

« Mon cher monsieur Reynolds, je ne puis vous dire combien je vous suis obligée de me recevoir, « dit mistriss Petito, en ajustant son schall, et en prenant le ton et les manières de ses supérieures. « Vous êtes d’une bonté extrême et j’en suis très-reconnaissante. »

« Vous ne m’êtes point obligée, et je ne suis ni bon ni tendre, » dit le vieux Reynolds.

« Que vous êtes étrange ! » dit mistriss Petito, en s’avançant, après avoir gracieusement drapé son schall ; mais elle s’arrêta tout court. —

« Milord Colambre, et le comte O’Halloran, ou je renonce à ma part du paradis ! » s’écria-t-elle extrêmement surprise…

« Je ne savais pas que mistriss Petito fût de votre connaissance, messieurs, » dit le vieux Reynolds, en souriant malignement. Le comte O’Halloran était trop poli pour nier qu’il connût une dame qui l’appelait par son nom ; mais il n’avait aucun souvenir de mistriss Petito, qu’il avait cependant apparemment rencontrée sur les escaliers, en rendant visite à lady Dashfort, à Killpatrick-Town. Lord Colambre était incontestablement une ancienne connaissance : et dès que mistriss Petito se fut remise de cette première surprise naturelle qui lui avait arraché une de ses exclamations vulgaires, elle reprit un air d’aisance et de familiarité, pour dire :

« J’espère que milady Clonbrony, et milord et miss Nugent, et toutes les personnes de la famille se portent bien ; je ne sais, milord, si je dois vous féliciter, ou non, du mariage de miss Broadhurst, aujourd’hui lady Berryl, mais je m’attends bientôt à un compliment de votre part pour un autre mariage dans la famille où je suis à présent ; celui de lady Isabelle avec le colonel Heathcock, qui est arrêté ; ils achètent aujourd’hui les habits de noces et ils choisissent les diamans ; et lady Dashfort et milady Isabelle m’ont envoyée tout exprès chez vous, monsieur Reynolds, pour vous en informer avant personne, et pour vous demander si le fromage vous est enfin arrivé sain et sauf, et si la mousse d’Irlande fait bien dans votre chocolat et vous paraît agréable au goût. C’est le meilleur fondant qu’on connaisse dans le monde entier, et le meilleur tonique ; et rien n’est plus à la mode. La duchesse de Torcaster en fait usage à son déjeûner, lady St.-James est aussi tout-à-fait convertie, et j’ai ouï dire que le duc de V. en prend aussi…

« Que le diable en prenne s’il veut. — Je ne m’en soucie guère, » dit le vieux Reynolds.

— « Oh ! mon cher monsieur, vous êtes un malade très-difficile à gouverner. »

— « Je ne suis ni malade, ni patient, madame : je me porte aussi bien que vous, ou que lady Dashfort, et j’espère, s’il plaît à Dieu, conserver encore long-temps cette bonne santé. »

Mistriss Petito sourit à la dérobée à lord Colambre, pour lui montrer qu’elle sentait toute l’originalité de cet homme. Puis, prenant le ton cajolant, elle dit au vieillard :

« Vous la conserverez long-temps, sans doute, si le ciel exauce mes prières continuelles et celles de milady Dashfort. Ainsi, M. Reynolds, si les prières des dames sont bonnes à quelque chose, vous devez vous trouver à merveille, et je suppose que ces prières sont de toutes, les plus efficaces. Mais ce n’est pas de prières et d’affaires de mourans que je suis chargée de vous parler ; il n’est pas question d’enterremens, et Dieu nous en préserve ; ma mission est de vous entretenir de noces : et je commence par vous dire que milady Dashfort serait venue en personne dans son carrosse, si elle n’avait pas eu tant de choses à faire à la hâte, qu’elle en perd la tête ; et milady Isabelle, suivant les règles de la modestie, ne pouvait pas venir elle-même ; elles m’ont donc envoyée comme leur représentant pour vous dire, mon cher M. Reynolds, qu’elles espèrent qu’en qualité de parent de la famille, vous honorerez le mariage de votre présence. »

« Ce ne serait point un honneur que je leur ferais, et elles savent cela aussi bien que moi, » dit l’intraitable M. Reynolds ; « ce ne serait pas non plus un avantage pour elles ; mais cela elles ne le savent pas aussi bien que moi. Mais, mistriss Petito, pour vous éviter, et à votre maîtresse aussi, toutes peines et tout embarras à mon sujet à l’avenir, ayez la bonté d’informer milady Dashfort que je viens, à l’instant, de recevoir et de lire le certificat de mariage de mon fils le capitaine Reynolds avec miss Saint-Omar. J’ai reconnu le mariage : mieux vaut tard que jamais. Et demain matin, s’il plaît à Dieu, je partirai avec ce jeune lord pour Buxton, où j’espère voir, et où je me propose de reconnaître publiquement ma petite-fille, pourvu toutefois qu’elle veuille me reconnaître. »

« Crimini ! » s’écria mistriss Petito, « quelle nouvelle tournure prennent ici les choses ? fort bien, monsieur, je dirai à milady les métamorphoses qui ont eu lieu, quoique je ne puisse deviner par quelle magie elles ont été opérées. Mais comme il paraît que je vous dérange et que j’ai mal pris mon temps, je vais me retirer en vous souhaitant un heureux voyage, puisque vous partez demain de si bonne heure pour Buxton. Milord Colambre, si j’y vois clair comme je me flatte que je le fais en cette occasion, j’ai un compliment à vous faire, n’est-il pas vrai, sur quelque chose, comme une succession ou une bonne aubaine dans ce dénouement ; et je vous prie de faire agréer mes très-humbles respects à la ci-devant miss Grâce Nugent, que je ne veux pas faire déroger par un autre nom dans l’intérim, car je suis persuadée que ce sera un nom qu’elle portera pendant si peu de temps, que cela ne vaut, pour ainsi dire, pas la peine de le prendre, si ce n’est pour l’honneur de l’adoption publique ; et ce nom sera bientôt changé, je n’en doute pas, pour un titre de vicomtesse, ou je n’ai aucune pénétration. — J’espère, milord, que je ne vous fais pas rougir en vous disant cela : oh ! je vous en prie, ne rougissez pas. »

Lord Colambre aurait bien voulu se dispenser de rougir, s’il l’avait pu.

« Comte O’Halloran, votre très-humble servante ; j’ai eu l’honneur de vous rencontrer à Killpatrick-Town, » dit mistriss Petito, en se rapprochant de la porte et en ajustant son schall. Elle buta contre le chien, pensa tomber, se soutint contre la porte, et se remit sur ses jambes. Hannibal se leva, et secouant les oreilles : « Pauvre diable ! il est aussi de ma connaissance. » Elle voulut lui donner une petite tape sur la tête ; mais Hannibal indigné s’éloigna, et elle sortit.

Ainsi s’évanouirent certaines espérances : car mistriss Petito s’était flattée de tirer parti pour elle-même de son caractère diplomatique ; elle pensait qu’en qualité d’ambassadrice de lady Dashfort, à l’aide de la mousse d’Irlande dans le chocolat, et de la flatterie placée à propos et avec le soin de supporter les rudesses, et les bizarreries de son cher Mr. Reynolds, elle pourrait à temps, c’est-à-dire avant qu’il fît un nouveau testament, devenir sa chère mistriss Petito, ou (car il arrive tous les jours des choses plus étranges) sa chère mistriss Reynolds ! toutefois mistriss Petito s’entendait à faire retraite ; et elle se flattait que du moins elle n’avait pas laissé voir son petit projet : et à tout événement elle s’était assurée, par ses services dans cette ambassade, un des objets de son ambition, la robe de velours cramoisi de lady Dashfort, qui était encore aussi bonne que neuve. Un regard sur cette robe la consola de la perte de son futur octogénaire, et elle se prépara à régaler sa maîtresse du message dont le vieux original Mr. Reynolds l’avait chargée. Ainsi finirent toutes les espérances que lady Dashfort avait conçues de s’assurer la fortune de Mr. Reynolds.

Depuis la mort de son dernier fils, elle avait été infatigable dans ses attentions pour lui, et elle s’était flattée de réussir : ce revers lui fut doublement sensible ; il était cruel du côté de l’intérêt, et il blessait son amour-propre en qualité d’intrigante. Il fallait cependant qu’elle se contraignît et cachât ses sentimens ; car si Heathcock apprenait la chose avant que les articles fussent signés, il pouvait se retirer : elle le fit donc sur-le-champ monter dans sa voiture avec lady Isabelle, et le mena chez Rundell et Bridge, pour s’assurer, à tout événement, de l’écrin.

Cependant, le comte O’Halloran et lord Colambre, enchantés du résultat de leur conférence, prirent congé de M. Reynolds, après avoir fixé l’heure de leur départ pour le lendemain. Lord Colambre offrit de revenir dans la soirée, et de présenter à M. Reynolds son père, lord Clonbrony.

« Non, non, » dit le vieillard, « je ne suis pas cérémonieux. Je crois que je vous en ai donné assez de preuves depuis le peu de temps que nous nous connaissons ; il sera temps de me présenter votre père quand nous serons en voiture : en faisant route ensemble nous pourrons causer et faire connaissance ; mais venir ce soir en hâte, uniquement pour dire : lord Clonbrony, M. Reynolds… M. Reynolds, lord Clonbrony, et puis choquer nos deux têtes l’une contre l’autre, tirer un pied en arrière et s’en aller ! à quoi bon ces fadaises à mon âge, ou même à tout âge ? Non, non, nous avons, je m’imagine, assez de choses à faire sans celle-là. Bonjour, comte O’Halloran ! Je vous remercie de tout mon cœur. Dès le premier coup d’œil, vous m’avez plu : heureusement aussi vous avez amené votre chien avec vous. C’est Hannibal qui a d’abord été cause que je vous ai laissé entrer : je l’avais aperçu à travers la jalousie. Hannibal, mon bon camarade ! je vous suis plus obligé que vous ne pouvez l’imaginer. »

« Nous le lui sommes tous, » dit lord Colambre.

Hannibal fut fort caressé, et on se sépara. En retournant chez eux, le comte et lord Colambre rencontrèrent sir James Brooke.

« Je vous avais annoncé, » dit sir James, « que je serais à Londres presque aussitôt que vous. Avez-vous trouvé le vieux Reynolds ? »

— « Nous sortons de chez lui. »

— « Comment vont vos affaires ? aussi bien que les miennes, j’espère. »

Il écouta avec le plus vif intérêt la narration de tout ce qui s’était passé jusqu’au moment actuel, et il en félicita sincèrement lord Colambre.

« Où allez-vous maintenant, sir James ? ne pouvez-vous venir avec nous ? » dirent le comte et lord Colambre.

« Cela m’est impossible, » répliqua sir James, « mais peut-être vous pourrez m’accompagner ; je vais chez Rundell et Bridge, pour y troquer quelques vieux diamans de famille, ou les faire remonter à la moderne. Comte O’Halloran, vous êtes connaisseur en ce genre, venez avec moi, je vous prie, et donnez-moi votre avis. »

« Vous ferez mieux de consulter votre future, » dit le comte.

« Non, elle n’y entend rien, et elle se soucie fort peu de ces choses-là, » répondit sir James.

« Il n’en est pas de même de celle que voici, » dit le comte, en passant devant la fenêtre, et apercevant Isabelle et lady Dashfort, qui étaient en grande conversation avec le joaillier, tandis que Heathcock jouait le rôle de personnage muet.

Lady Dashfort qui avait toujours, pour me servir de l’expression de M. Reynolds, « sa tête sur ses épaules,» c’est-à-dire sa présence d’esprit quand il s’agissait de son intérêt, lady Dashfort courut à la porte avant que le comte et lord Colambre fussent entrés, et leur présenta la main à tous deux, comme s’ils s’étaient séparés les meilleurs amis du monde.

« Comment vous portez-vous ? je suis charmée de vous voir — Je vous fais mon compliment — Je reçois le vôtre. « Mais prenez garde, » dit-elle, en mettant le doigt sur sa bouche. » Ne dites pas un mot devant Heathcock, du vieux Reynolds, ou du moins de ce qu’il y a de mieux chez ce vieux fou, de sa fortune. »

Ces messieurs s’inclinèrent en signe d’obéissance, et comprirent que milady craignait que Heathcock ne se dédît, si ce qu’il y avait de mieux chez sa future (sa fortune ou ses expectatives), était diminué.

« Où en est-elle réduite ! » dit tout bas lord Colambre, « si un mari comme celui-là est considéré comme une belle prise qui vaille qu’on se l’assure par une manœuvre. » Il soupira.

« Épargnez-vous ce généreux soupir ! » dit sir James Brooke : il est accordé à qui ne le mérite pas. »

Lady Isabelle qui essayait, devant une glace, un croissant de diamans, se retourna à leur approche. Son front s’obscurcit à la vue du comte O’Halloran et de lord Colambre ; et sa physionomie prit l’expression de la haine quand elle aperçut sir James Brooke. Elle s’éloigna et alla demander, à l’extrémité de la boutique, à un des garçons, quel était le prix d’un collier de diamans qu’elle lui montra. Cet homme lui répondit « qu’il ne le savait pas exactement ; que ce collier appartenait à lady Oranmore, et venait d’être remonté à neuf pour une de ses filles, qui allait épouser sir James Brooke, l’un de ces messieurs qui venaient d’entrer. »

Alors, s’adressant au maître, il demanda ce que valait ce collier ; le maître en fit connaître la valeur, qui était considérable.

« Je croyais, en vérité, que lady Oranmore et ses filles étaient beaucoup trop philosophes pour songer à des diamans, » dit lady Isabelle à sa mère, avec un petit air de dédain sentimental ; « mais c’est une consolation pour moi de voir que chez ces femmes exemplaires la philosophie et l’amour ne remplissent pas tellement le cœur, qu’il n’y ait encore un peu de place pour la vanité. »

« Cela serait difficile en bien des cas, » dirent en eux-mêmes plusieurs de ceux qui étaient présens.

« D’honneur, les diamans sont une chose fort chère, je le sais bien, » dit Heathcock à l’oreille de lady Isabelle, et cependant assez haut pour que tout le monde l’entendît ; « mais quoi qu’il en soit, j’ai fait une gageure qu’aucune femme, mariée cet hiver à Londres, si elle n’est tout au moins comtesse, n’éclipsera les diamans de lady Isabelle Heathcock ! et c’est M. Rundell que voici qui doit en être juge. »

Lady Isabelle paya cette promesse d’un de ses plus doux sourires ; d’un de ces sourires qu’elle accordait autrefois à lord Colambre, et qui paraissaient à celui-ci l’expression de la sensibilité, du discernement et de la délicatesse.

Notre héros conçut d’elle tant de mépris, qu’il ne la plaignit plus de sa dégradation. Lady Dashfort s’approcha de lui, dans un moment où il était seul, à l’écart, et pendant que le comte et sir James réglaient avec le joaillier le compte des diamans.

« Milord Colambre, » lui dit-elle à voix basse, « je devine votre pensée, et je pourrais moraliser comme vous, si je n’aimais mieux rire. Vous avez assez raison ; mais j’ai raison aussi, de même qu’Isabelle ; et nous avons tous raison : car vous devez considérer que les femmes n’ont pas toujours la liberté de choisir, et on ne peut en conséquence s’attendre à ce qu’elles aient toujours le pouvoir de refuser. »

Cette mère, satisfaite de son commode optimisme, monta en voiture avec sa fille et les diamans de sa fille, et le précieux gendre, qui devait être le compagnon de sa fille pour la vie entière.

« Plus j’en vois, » dit le comte O’Halloran à lord Colambre, en sortant de chez le joaillier, « et plus je trouve de raisons de vous féliciter de n’y avoir pas été pris. »

« Je ne le dois ni à ma pénétration ni à ma prudence, » dit lord Colambre ; « j’en ai obligation à l’amour et à l’amitié, » ajouta-t-il en se tournant vers sir James Brooke. « Voici l’ami qui m’a averti de bonne heure de me tenir en garde contre la voix de cette sirène ; c’est lui qui m’a dit, avant que je connusse lady Isabelle, ce dont j’ai ensuite reconnu la vérité :

« Deux passions gouvernent alternativement sa destinée  ;
« L’amour est pour elle une affaire, mais son plaisir est la haine. »

« Voilà qui est terriblement sévère, sir James, » dit le comte, « et je crains cependant que ce ne soit que juste. »

« Je suis sûr que c’est juste ; autrement je ne l’aurais pas dit, » répliqua sir James Brooke. « Je me flatte d’avoir autant d’indulgence que personne pour les faiblesses du sexe, et autant de pitié pour les erreurs où peut entraîner une forte passion ; mais je ne puis contenir l’indignation, l’horreur que m’inspirent ces femmes froides et vaines, qui ne font usage de leurs charmes et de leur esprit que pour le malheur d’autrui. »

Lord Colambre se rappela en ce moment l’air et le son de voix de lady Isabelle, lorsqu’il lui avait entendu dire qu’elle se ferait couper le petit doigt pour avoir le plaisir de livrer lady de Cressy, durant une heure, au tourment de la jalousie.

« Peut-être, » poursuivit sir James Brooke, « à présent que je vais me marier dans une famille irlandaise, je déteste plus particulièrement cette mère et cette fille ; mais vous, lord Colambre, vous me rendrez la justice de vous souvenir qu’avant d’être intéressé moi-même à ce qui concerne ce pays, j’ai exprimé mon antipathie pour ceux qui, en retour de l’hospitalité qu’ils reçoivent chez un peuple qui a tant de cordialité, donnaient publiquement l’exemple d’une hypocrisie sentimentale, ou d’un audacieux mépris des bienséances ; qui reconnaissaient cette hospitalité en s’efforçant de détruire la paix domestique des familles, sur laquelle reposent, en dernière analyse, les vertus et le bonheur publics. Je m’applaudis, mon cher lord Colambre, de vous entendre dire que j’ai contribué à vous sauver de cette sirène. Dorénavant, je ne parlerai plus de ces deux femmes. Je suis fâché que vous ne puissiez rester en ville pour voir… mais pourquoi en serais-je fâché ?… Nous nous reverrons, et j’espère que je vous présenterai, et que vous me présenterez à une beauté bien différente. Adieu ! mes vœux ardens pour votre bonheur vous accompagneront partout. »

Sir James se jeta promptement dans la rue où demeurait lady Oranmore, et lord Colambre n’eut pas le temps de lui dire qu’il connaissait sa future épouse, et qu’il était rempli d’estime pour elle. Le comte O’Halloran se chargea de l’en informer.

« Et maintenant, » lui dit le bon général, « il faut que je prenne congé de vous ; et je vous assure que je le fais à contre-cœur. Il faut que je sois positivement obligé de demeurer encore quelque temps à Londres, pour m’empêcher de partir avec vous demain matin ; mais il me sera bientôt permis de retourner en Irlande, et, si vous y consentez, je verrai le château de Clonbrony avant de revoir celui de Halloran. »

Lord Colambre, charmé de cette promesse, en remercia son ami.

— « Ne m’en remerciez pas ; c’est pour ma propre satisfaction que je vous la fais… Je suis impatient de vous voir heureux, de voir l’objet dont un cœur comme le vôtre a fait choix… je vous en prie, n’allez pas me dérober une marche ; informez-moi à temps. Je quitterai tout, même le siège de ****, pour vos noces ; mais je compte que je n’arriverai pas trop tard. »

— « Assurément vous serez prévenu, mon cher comte, si jamais ce mariage… »

« Si… » répéta le comte.

« Si… » répéta lord Colambre. « Des obstacles qui, lorsque je me séparai d’elle, me paraissaient insurmontables, m’ont empêché de jamais tenter de faire une vive impression sur le cœur de la femme que j’aime ; et si vous la connaissiez comme je la connais, vous sauriez qu’on ne peut obtenir son amour sans l’avoir recherché. »

« C’est ce dont je ne doute point, ou elle ne serait pas la femme de votre choix. Mais quand son amour sera recherché, nous avons tout lieu d’espérer qu’il pourra être obtenu, » dit le comte en souriant, « puisqu’il doit être le prix de l’honneur et d’un attachement éprouvé. Tout ce que je demande, c’est qu’il me soit permis d’espérer. »

« À la bonne heure, je vous laisse cette espérance, » dit lord Colambre. « Miss Nugent… miss Reynolds, devrais-je dire, a toujours considéré son union avec moi comme impossible ; ma mère lui a, de très-bonne heure, inspiré cette idée. Miss Nugent pense que son devoir lui interdit de songer à moi ; elle me l’a dit elle-même, et je l’ai vu dans toute sa conduite… La barrière de l’habitude, les idées du devoir, ne peuvent, ne doivent pas être franchies ou changées subitement chez une femme qui pense bien ; et vous connaissez assez, j’en suis sûr, le cœur des femmes de mérite, pour savoir que le temps seul… »

— « Fort bien, fort bien ; que cette aimable personne prenne son temps, pourvu qu’elle n’en accorde point à l’affectation, à la pruderie ou à la coquetterie, toutes choses dont je la suppose exempte ; et d’après cela je vais être tranquille. Adieu. »



CHAPITRE XVII.


Lord Colambre, en retournant chez lui, rencontra sir Térence O’Fay.

— « Par ma foi ! milord, vous m’avez fait assez courir par la ville. J’ai là, dans ma poche la plus sûre, une lettre pour vous, qui m’a donné assez de peine. Peste ! où l’ai-je mise à présent ? Elle est de miss Nugent, » poursuivit-il en tenant la lettre. » La première adresse à Grosvenor-Square, Londres, avait été effacée, et sir Térence y avait substitué celle-ci : Au Lord Vicomte Colambre, chez Sir James Brooke, baronet, à Brook-Wood Huntingdonshire… ou partout ailleurs (pressée.) « Mais plus on se hâte, et moins on avance ; car la lettre a été à Brook-Wood Huntingdonshire, où je savais qu’elle devait vous trouver si vous étiez quelque part ; mais au gré du sort et de la poste, elle a couru après vous de tous côtés, pendant que vous alliez, m’a-t-on dit, à Toddrington, à Wrestham ; et je regardais comme certain qu’elle finirait par s’échouer dans le bureau des lettres au rebut, ou qu’elle serait collée à la fenêtre du maître de poste à Huntingdon, pour que toute la ville la vît, et qu’elle fût peut-être réclamée, sous quelque prétexte, par un quidam. Et c’est probablement, me disais-je, une lettre d’amour ; il ne la recevra pas, et cela engendrera peut-être quelque froideur entre milord et miss Nugent. »

— « Mais, mon cher sir Térence, donnez-moi donc cette lettre, à présent que vous m’avez trouvé. »

« Oh ! milord, si vous saviez quelles courses j’ai faites, vous manquant ici de cinq minutes, et là de cinq secondes ; mais je vous tiens enfin, et vous tenez la lettre, et je suis payé de toutes mes fatigues par le plaisir que j’ai de vous voir rompre le cachet, et lire. Mais prenez garde de faire la culbute par-dessus cette marchande d’oranges. Ces paniers d’oranges sont fort incommodes pour les gens qui étudient une lettre dans les rues de Londres : mais ne vous en inquiétez pas ; tenez-vous à mon bras, et je vous conduirai, comme un aveugle, à travers toute cette foule. »

La lettre de miss Nugent, que lord Colambre lut en dépit des coups de coudes des passans, et du bavardage continuel de sir Térence, était conçue ainsi :


« Que je ne sois point la cause qui vous bannisse de votre famille et de votre pays, où vous pouvez faire tant de bien et beaucoup d’heureux ; que ce ne soit pas moi qui vous oblige de manquer à la promesse que vous avez faite à votre mère, et à causer un cruel chagrin à ma chère tante, qui, pour se conformer à vos souhaits, pour vous faire plaisir, a renoncé à ses goûts. Comment pourrait-elle jamais être heureuse en Irlande ? Comment le château de Clonbrony serait-il pour elle une demeure supportable sans son fils ? Si vous lui enlevez tout ce qu’elle avait d’amusemens et de plaisirs, pour me servir de l’expression reçue, n’êtes-vous pas obligé de l’en dédommager par ce bonheur domestique dont elle ne peut jouir qu’avec vous et par vous ? Si, au lieu de demeurer avec elle, vous allez joindre l’armée, elle sera journellement dans de mortelles inquiétudes à votre sujet ; et son fils, loin d’être sa consolation, sera pour elle une source de tourmens.

« J’espère que vous vous conduirez en ceci comme vous l’avez fait dans toutes les circonstances où je vous ai vu agir ; c’est-à-dire raisonnablement, avec justice, avec bonté. Soyez ici le jour où vous avez promis à ma tante de vous y rendre ; avant ce temps je serai dans le Cambridgshire avec mon amie lady Berryl ; elle a la bonté de venir me chercher à Buxton, et je demeurerai avec elle, au lieu de retourner en Irlande. J’ai expliqué mes motifs à ma chère tante : pouvais-je cacher quelque chose à celle de qui j’ai reçu, depuis mon enfance, tout ce que la plus tendre affection peut accorder ? Elle est satisfaite de mes raisons ; elle consent à ce que je demeure à l’avenir chez lady Berryl ; procurez-moi le plaisir de voir, par votre conduite, que vous approuvez la mienne.

» Votre affectionnée cousine
« et amie,
« Grâce Nugent. »

Tous ceux qui, comme notre héros, sont capables de sentir le prix d’une conduite noble et généreuse, imagineront facilement combien cette lettre lui fit de plaisir. Le pauvre sir Térence O’Fay, se livrant à son bon naturel, jouit de le voir ravi, et s’oublia tellement lui-même qu’il ne s’enquit pas seulement de lord Colambre, s’il s’était occupé d’une affaire qui l’intéressait personnellement, et qui lui était fort importante : le lendemain matin, la voiture étant à la porte, sir Térence prenait congé de son ami, lord Clonbrony, les larmes aux yeux, et souhaitait au père et au fils toutes sortes de bonheur, « quoiqu’il n’y en eût plus, » disait-il, « à Londres ni nulle part, pour lui, » quand lord Colambre s’approcha de lui, et dit :

« Sir Térence, vous ne m’avez pas demandé si j’avais fait votre affaire ? »

— « Oh ! mon cher, je n’y pense pas à présent, j’aurai tout le temps de vous en écrire par la poste ; mais je n’ai pas la tête aux affaires en ce moment ; ne vous inquiétez pas de cela. »

« Votre affaire est faite, » répliqua lord Colambre.

— « Je ne conçois pas comment vous avez pu y songer, ayant l’esprit et le cœur aussi occupés. Quand j’ai quelque chose sur le cœur, ou dans ma tête, celle-ci ne vaut pas une citrouille. Bon voyage, je vous remercie bien sincèrement, et puissiez-vous être aussi heureux que je le désire. »

« Adieu donc, sir Térence O’Fay, » dit lord Clonbrony ; « et puisque le ciel le veut ainsi, il faut que je me résigne à me séparer de vous. »

« Oh ! vous n’en serez que mieux sans moi, milord ; je ne suis pas, je le sais, très-bonne société pour un homme de qualité, jeune ou vieux ; et maintenant vous allez être riche et dispensé de vous ingénier sans cesse pour faire ressource : que feriez vous de moi ? Sir Térence O’Fay, vous le savez, n’était l’ami que du pauvre homme de qualité ; vous n’aurez plus besoin de lui, grâce à cette perle des fils que vous avez là. — Séparons-nous donc à présent. Et, croyez-moi, vous vous trouverez mieux sans moi ; c’est ce qui me console et m’empêchera de mourir de chagrin. La voiture attend depuis long-temps, et ce jeune amoureux brûle de partir. — Dieu vous bénisse tous deux ! — Voilà mon dernier mot. »

Ils se rendirent à Red Lion Square, ponctuellement à l’heure convenue, chez M. Reynolds, mais les volets de ses fenêtres étaient fermés ; il avait été saisi dans la nuit, d’une violente attaque de goutte qui le tenait, dit-il, attaché par les pieds. « Mais, » ajouta-t-il, en présentant une lettre à lord Colambre, « voici qui fera votre affaire, sans que vous ayez besoin de moi ; prenez cette reconnaissance que j’ai couchée par écrit, et faites lire à ma petite-fille la lettre de son père ; elle toucherait un cœur de pierre ; elle a touché le mien : plût à Dieu que je pusse rappeler sa mère du tombeau, pour lui rendre justice ! Vous voyez, cependant, qu’au bout du compte, je ne suis pas un drôle soupçonneux, et que je ne vous suppose pas capable de me donner une petite-fille supposée. »

« Voulez-vous, monsieur, » dit lord Colambre, « permettre à votre petite-fille de se rendre à Londres, auprès de vous ? vous aurez la satisfaction de vous assurer si elle ressemble à son père. Miss Reynolds viendra à l’instant où vous la manderez, et elle vous soignera. »

« Non, non, je ne veux pas qu’elle vienne : si elle vient je ne la verrai pas ; elle ne débutera pas par être ma garde-malade ; je ne suis pas un égoïste. Dès que je serai débarrassé de cette attaque de goutte, vous me verrez encore aussi ingambe qu’un jeune homme, et j’aurai bientôt passé la mer pour vous aller rejoindre ; un voyage outre mer ne me fait pas peur : j’irai à… quel est le nom de votre demeure en Irlande ? Je verrai si ma petite-fille, que vous m’avez tant vantée hier, ressemble à son pauvre père, et je saurai en même temps si elle s’entendra à me cajoler aussi bien que mistriss Petito. Ne rédigez les articles de votre mariage, entendez vous bien, que quand vous aurez vu mon testament, que je signerai à… Quel est le nom de votre endroit ? Écrivez-le ; voilà une plume et de l’encre ; et laissez-moi, car les douleurs me prennent, et je vais rugir. »

« Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous laisser mon domestique, pour vous soigner ? je puis vous garantir qu’il est attentif et fidèle. »

— « Faites-moi voir quelle mine il a, et je vous répondrai. »

Le domestique de lord Colambre fut appelé.

« Oui, sa mine me plaît assez. Dieu vous bénisse et laissez-moi. »

Lord Colambre recommanda à son domestique de supporter la mauvaise humeur et les manières rudes de M. Reynolds, et d’avoir bien soin de ce pauvre vieillard. Puis il se mit en route avec son père, et il ne lui arriva rien de remarquable durant son voyage. En lisant pour la première fois la lettre de miss Nugent, il avait craint qu’elle n’eût quitté Buxton avec lady Berryl, avant son arrivée ; mais en y réfléchissant, il se flatta que le billet qu’il avait adressé à sa mère et à elle, pour leur annoncer qu’il les rejoindrait le mercredi suivant, suffirait pour indiquer à miss Nugent, que quelque grand changement était survenu, et pour l’engager à ne pas quitter sa tante avant de pouvoir juger si cette séparation était nécessaire. Il raisonnait juste, plus juste que ne l’avait fait Grâce ; car, malgré ce billet, elle aurait quitté Buxton avant l’arrivée de lord Colambre, si lady Berryl, avec plus de force d’esprit, ne fût demeurée ferme dans la résolution de ne point partir avant que lord Colambre fût arrivé pour s’expliquer. En attendant, la pauvre Grâce resta dans un cruel état de suspens. Ce qui la tourmentait le plus, était l’incertitude de savoir si elle avait tort ou raison de demeurer à Buxton, jusqu’à l’arrivée de lord Colambre.

« Ma chère, vous ne pouvez prendre parti pour vous-même : tranquilisez-vous, » lui dit lady Berryl ; « je prends tout sur ma conscience ; et je souhaite fort qu’elle ne me reproche jamais rien de plus mal. »

Grâce fut la première personne qui, de la fenêtre, aperçut la voiture de lord Colambre. Elle courut à l’appartement de lady Berryl.

« Il est arrivé ! emmenez-moi maintenant. »

« Pas encore, ma chère amie ! asseyez-vous sur ce sofa, s’il vous plaît, et tenez-vous tranquille, tandis que je vais voir ce que vous avez à faire ; et fiez-vous à une véritable amie qui, comme vous, fait passer le devoir avant tout. »

« Je m’en rapporte entièrement à vous, » dit Grâce en tombant sur le sofa : « et vous voyez que je vous obéis. »

— « Je vous dois beaucoup de remercîmens de ce que vous vous couchez, quand vous ne pouvez vous tenir debout. »

Lady Berryl se rendit à l’appartement de lord Colambre, et rencontra en son chemin sir Arthur qui lui dit :

« Venez, ma chère ! venez vite ! lord Colambre est arrivé. »

— « Je le sais : et va-t-il en Irlande ? dites-le moi à l’instant, que je puisse le dire à Grâce. »

— « Vous ne pouvez lui rien dire encore, ma chère, car nous ne savons rien. Lord Colambre ne s’expliquera pas, que vous ne soyez présente ; mais je juge à son air qu’il porte de bonnes nouvelles, et qu’il doit nous apprendre des choses extraordinaires. »

Ils se rendirent promptement chez lady Clonbrony.

« Oh ! ma chère lady Berryl, arrivez donc ! ou je mourrai d’impatience, » s’écria lady Clonbrony d’une voix à faire douter si elle riait ou pleurait. « Allons, allons, vous avez assez fait de complimens, assez dit que vous êtes charmés et ravis ; à présent, pour l’amour de Dieu, lord Clonbrony, asseyez-vous là, à côté de moi, où vous voudrez ! et vous, Colambre, commencez ; et contez-nous tout cela bien vite. »

Mais comme rien n’est si ennuyeux qu’une histoire contée pour la seconde fois, nous ne répéterons pas ici la narration de lord Colambre. Il la reprit depuis la visite du comte O’Halloran, immédiatement après le départ de sa mère de Londres ; il dit comment il avait découvert que le capitaine Reynolds avait épousé miss Saint-Omar, et était le père de Grâce, et comment il avait déclaré son mariage en mourant ; il parla du paquet remis par le comte O’Halloran à cet ambassadeur négligent, et de la recherche qu’il en avait faite avec sir James Brooke, l’exécuteur testamentaire de cet ambassadeur ; il rendit compte de son voyage de Wrestham à Toddrington, et de Toddrington à Red Lion Square, de son entrevue avec le vieux Reynolds, et du résultat qu’elle avait eu. Tout cela fut dit avec la rapidité qu’exigeait l’impatience de ses auditeurs.

« Oh ! merveilles sur merveilles ! joie sur joie ! » s’écria lady Clonbrony. « Ainsi donc, ma chère Grâce est aussi légitime que moi, et se trouve, après tout, une héritière ! Où est-elle ? Où est-elle ? Dans votre chambre, lady Berryl ? Oh ! Colambre, pourquoi n’avez-vous pas voulu qu’elle fût présente ? Lady Berryl, savez-vous bien qu’il n’a pas voulu que je la fisse appeler, quoiqu’elle soit la personne que tout ceci intéresse le plus. »

— « C’est précisément pour cela, madame ; et vous sentirez, j’en suis sûre, que lord Colambre a eu grandement raison, quand vous vous rappellerez qu’elle est à mille lieues d’imaginer qu’elle n’est pas la fille de M. Nugent ; quand vous songerez qu’elle n’a pas le plus petit soupçon que jamais sa mère ait été exposée au moindre blâme : cette partie de son histoire ne saurait lui être contée avec trop de précaution ; et son esprit a été si agité en dernier lieu, elle est si accablée, si faible, qu’il faut beaucoup de délicatesse…

« Cela est vrai, très-vrai, lady Berryl, » dit lady Clonbrony l’interrompant ; « et vous y apporterez ensuite toute la délicatesse que vous voudrez : mais d’abord, avant tout, je veux lui dire la meilleure partie de cette histoire ; je veux lui apprendre qu’elle est une héritière : cela n’a jamais tué personne. »

Alors, se faisant passage malgré toute opposition, elle courut à la chambre où Grâce était couchée. « Levez-vous, Grâce ! venez, ma chère Grâce, et soyez surprise ! vous en avez sujet, vous voilà maintenant une héritière. »

— « Suis-je une héritière, ma chère tante ? »

« Aussi vrai que je suis lady Clonbrony ; et une très-riche héritière ; et pas plus cousine de Colambre que lady Berryl que voilà. Ainsi, mettez-vous à l’aimer aussi vite que vous voudrez, j’y donne mon consentement ; et le voilà lui-même. »

Lady Clonbrony se tourna vers son fils, qui parut en ce moment à la porte.

— « Ô ! ma mère, qu’avez-vous fait ! »

« Ce que j’ai fait ? » dit lady Clonbrony en suivant les yeux de son fils. « Bon Dieu, Grâce est évanouie ! morte ! lady Berryl ! ah ! qu’ai-je fait ! ma chère lady Berryl, que faut-il faire ? »

Lady Berryl vola au secours de son amie.

« La voilà qui reprend connaissance, » dit lord Clonbrony ; « venez avec moi, ma chère lady Clonbrony, éloignons-nous un moment, quoique je sois aussi impatient que vous de causer avec cette chère enfant ; mais elle n’est pas en état de nous entendre à présent. »

Grâce, en sortant de son évanouissement, vit lady Berryl penchée sur elle ; et, se soulevant un peu, elle lui dit :

« Qu’est-il donc arrivé ? j’ignore encore si je suis heureuse ou non. »

Alors, voyant lord Colambre, elle s’assit tout-à-fait.

« Je me flatte que vous avez reçu ma lettre, mon cher cousin ! irez-vous en Irlande avec ma tante ? »

— « Oui, et avec vous, je l’espère, ma chère amie, » dit lord Colambre ; « vous m’avez autrefois assuré que j’avais assez de part à votre estime et à votre affection, pour que l’idée de mon retour en Irlande avec vous ne vous fût pas désagréable. »

« Oui… Asseyez-vous donc à côté de moi, lady Berryl… Oui, mais alors je vous considérais comme mon cousin lord Colambre, et je pensais que vous étiez dans les mêmes dispositions à mon égard… mais maintenant…

« Mais maintenant, charmante Grâce, » dit lord Colambre en se mettant à genoux près d’elle et prenant sa main, « aucun obstacle insurmontable ne s’oppose à ma passion… Aucun obstacle insurmontable, ai-je dit ? Permettez-moi de dire, nul obstacle que ceux qui dépendent d’un changement dans vos sentimens. Vous avez entendu le consentement de ma mère ; vous avez vu sa joie. »

« Je savais à peine de ce que j’entendais, ou ce que je voyais, « dit Grâce en rougissant, « et je ne le sais guère plus à présent. Mais ce dont je suis sûre, même avant que je comprenne ce mystère, avant que vous ayez expliqué les causes de votre changement de conduite, c’est que vous n’agissez jamais par caprice, et que vous avez sans doute été déterminé par des vues sages et des motifs honorables. Quant à ce que j’aille en Irlande, ou que je demeure avec lady Berryl, elle est informée de tout, et elle est mon amie et la vôtre ; il ne peut exister une meilleure amie, je m’en rapporte à elle, et c’est elle qui décidera ce que je dois faire ; elle m’a promis de m’emmener avec elle, à l’instant, si mon devoir était que je partisse.

— « Oui, je l’ai promis et je le ferais sans hésiter, si le devoir ou la prudence l’exigeaient ; mais après avoir entendu toutes les circonstances, je renonce volontairement au plaisir de vous avoir avec moi. »

« Mais dites-lui, ma chère lady Berryl, » dit lord Colambre, « expliquez-lui, vous son excellente amie, vous qui le pouvez mieux qu’aucun de nous, expliquez-lui tout ce qu’elle doit apprendre ; qu’elle connaisse toute ma conduite, qu’elle juge par elle-même, et je me soumettrai à sa décision. Il est difficile, ma chère Grâce, de contenir l’expression de l’amour quand il est aussi vivement sentit, mais j’ai quelque pouvoir sur moi, vous le savez, et je puis vous promettre que vous serez aussi libre que l’air dans vos affections ; et que ma vie, en dépendît-elle, je ne souffrirai jamais que le vœu de vos parens, de vos amis, qu’aucune médiation influent sur votre choix, qui doit dépendre entièrement de votre inclination. Soyez sûre, ma chère Grâce, » ajouta-t-il en souriant, et en se retirant, « que vous aurez tout le temps de savoir si vous êtes heureuse ou non. »

Dès que lord Colambre fut sorti, miss Nugent se jeta dans les bras de son amie, et son cœur oppressé par divers sentimens, fut fort soulagé par les larmes qu’elle répandit, car elle n’était point habituée à cette espèce de soulagement.

« Je suis heureuse, » dit-elle ; « mais quel était cet obstacle insurmontable ? que signifiaient les paroles de ma tante ? et quelle était la cause de sa joie ? expliquez-moi tout cela, ma chère, car il me semble encore que je rêve. »

Avec cette délicatesse que lady Clonbrony avait jugée superflue, lady Berryl expliqua tout. — La surprise, l’étonnement de Grâce furent extrêmes en apprenant que Mr. Nugent n’était pas son père. Quand elle connut la tache imprimée sur sa naissance, les soupçons et la honte auxquels sa mère avait été si long-temps exposée ; sa mère qu’elle chérissait et respectait, qui lui avait inspiré des sentimens de vertu et de religion, et qui avait toujours pratiqué ce qu’elle lui enseignait, — sa mère qu’elle avait toujours crue si exempte de blâme, si à l’abri des traits de la médisance ; elle ne put que répéter, de l’accent de la surprise et de l’indignation : « Ma mère ! ma mère ! ma mère ! »

Durant quelque temps, il lui fut impossible de s’arrêter à aucune autre pensée, ni d’éprouver d’autre sentiment ; mais quand elle fut en état de l’entendre, son amie adoucit sa peine en lui rappelant les expressions de l’amour de lord Colambre, ses agitations et ses combats, lorsqu’il pensait qu’un obstacle insurmontable s’opposait à son union avec elle.

Grâce soupira, et elle convint que, d’après les règles de la prudence, cet obstacle devait être insurmontable ; elle admira sa résolution, son honnêteté, et sa conduite honorable envers elle ; une fois elle s’écria :

« Ainsi donc si j’eusse été la fille d’une mère coupable, il n’aurait jamais mis sa confiance en moi ! »

Mais aussitôt elle se rappela la joie qu’elle avait vue briller dans ses yeux, la tendresse, la passion qu’exprimaient tous ses traits et ses moindres paroles : alors elle ne s’attacha plus qu’à la certitude que tous les obstacles étaient écartés.

« Et nul devoir ne s’oppose à ce que je l’aime ! et ma tante le désire ! ma bonne tante ! et je puis songer à lui. Vous, ma meilleure amie, vous ne me donneriez pas cette assurance, si vous n’étiez pas certaine de la vérité. Oh ! comment puis-je vous remercier de toutes vos bontés, et de cette bonté la plus touchante, la sympathie ! vous le voyez, c’est votre calme, votre force d’âme qui me soutient ; j’aime mieux avoir appris de vous ce que je viens d’apprendre, que de la bouche de toute autre personne au monde. Je n’aurais pu le supporter de nulle autre ; nulle autre ne connaît mon âme aussi bien que vous : et cependant ma tante est aussi bien bonne pour moi. Et mon cher oncle ! ne devrais-je pas aller le trouver ? Mais il n’est pas mon oncle, elle n’est pas ma tante, je ne puis me faire à l’idée qu’ils ne sont pas mes parens, et que je ne suis rien pour eux. »

« Vous pouvez être tout pour eux, ma chère Grâce, » dit lady Berryl : « quand vous voudrez, vous serez leur fille. »

Grâce rougit, sourit, soupira, et fut consolée. Mais alors elle se rappela son nouveau parent, Mr. Reynolds, son grand-père qu’elle n’avait jamais vu, qui, durant tant d’années, l’avait désavouée, qui avait été si injuste pour sa mère. Elle avait peine à songer à lui avec complaisance : cependant quand on lui peignit son âge, ses souffrances, ses chagrins, sa situation triste et isolée, elle le plaignit ; et, fidèle au vif sentiment qu’elle avait de ses devoirs, elle voulut partir à l’instant pour aller lui offrir tous les soins et toutes les consolations qui étaient en son pouvoir. Lady Berryl l’assura que Mr. Reynolds avait positivement déclaré qu’il ne voulait pas qu’elle allât le trouver, et qu’il ne la verrait pas si elle venait chez lui. Après une si rapide succession d’émotions de tout genre, la pauvre Grâce avait besoin de repos, et son amie eut soin qu’elle pût en prendre sans interruption, durant le reste de cette journée.

Pendant cette conférence, lord Clonbrony avait charitablement et judicieusement occupé sa femme d’une discussion sur un meuble de velours peint, que Grâce avait travaillé pour le salon du château de Clonbrony.

Dans l’esprit de lady Clonbrony, de même que dans quelques mauvais tableaux, il n’y avait aucune disposition ; tous les objets, grands et petits, étaient sur le même plan.

Au moment où son fils entra, milady s’écria : « Toutes les choses agréables arrivent à la fois. Votre père m’apprend que le meuble de Grâce est emballé : réellement, Soho est le premier homme du monde pour ces sortes de choses, et le plus habile : et voilà qu’après tout, mon cher Colambre, comme je l’avais toujours espéré et prédit, vous épouserez enfin une héritière. »

« Et Terry, » dit lord Clonbrony, « gagnera sa gageure contre Mordicai. »

« Terry ! » répéta lady Clonbrony, « cet odieux Terry ! j’espère, milord, que vous ne ferez pas de sa société une des douceurs de ma vie en Irlande. »

« Non, ma chère mère, » dit lord Colambre ; « il est beaucoup mieux pourvu que nous n’aurions pu nous y attendre. Un des premiers soins de mon père a été d’empêcher qu’il ne vous devînt incommode. Comme nous nous consultions sur les moyens de le rendre heureux, il nous dit qu’il avait toujours eu en vue une bonne petite place qui serait bientôt vacante dans son pays, celle d’avocat-assesseur aux sessions : « avocat-assesseur, » dit mon père ; « mais, mon cher Terry, vous avez passé votre vie à éluder les lois, et bien souvent à les enfreindre violemment ; croyez-vous que cela vous ait rendu très-propre à en être le gardien. — » Sir Térence répondit : « Oui, assurément ; employez un voleur pour découvrir un voleur, n’est pas une mauvaise maxime ; et M. Colquhoun, l’écossais, n’est-il pas arrivé à être grand-juge en instruisant le public tout aussi bien que lui-même, de ce qui concerne les voleurs de toute espèce, sur mer et sur terre, et même en l’air ? et Barrington n’est-il pas grand-juge à Botany Bay ? »

Mon père craignit alors sérieusement que sir Térence n’insistât pour qu’il employât son crédit à lui faire obtenir cette place ; il ne réfléchissait pas qu’il fallait, pour la remplir, avoir suivi le barreau pendant cinq ans. — Mais heureusement pour nous tous, mon excellent ami le comte O’Hollaran s’en mêla, et nous tira d’affaire par une idée qui s’accordait à merveille avec la justice distributive. Un ami du comte, homme de lettres, avait depuis long-temps la promesse d’un poste lucratif dans le gouvernement ; mais malheureusement il avait tant de mérite et de talens, qu’on ne pouvait lui trouver de l’emploi en Angleterre ; ils s’avisèrent de lui donner une commission, ou plutôt, devrais-je dire, une entreprise au dehors, pour la fourniture de chevaux hongrois pour l’armée. Précisément la personne dont il s’agit, n’avait aucune connaissance en fait de chevaux : et comme sir Térence est un jockey du premier ordre, le comte a imaginé qu’il serait un excellent substitut, pour son ami l’homme de lettres. Nous lui avons garanti sir Térence pour un ami intègre et fidèle, et je pense que l’association sera bonne pour les deux parties intéressées. Le comte a arrangé tout cela. — J’ai laissé sir Térence bien pourvu, loin de vous, ma chère mère, et aussi heureux qu’il puisse l’être en se séparant de mon père. »

Lord Colambre prit grand soin d’attirer l’attention de sa mère sur des objets qui l’empêchassent de songer, pour le moment, à miss Nugent. Mais à chaque pause dans la conversation, milady répétait :

« Grâce finit par se trouver une héritière, et ils savent qu’ils ne sont pas cousins. J’en suis charmée, et je préfère Grâce mille fois à toute autre héritière en Angleterre. Plus d’obstacle, plus d’objections, je leur donne mon consentement. J’ai toujours prédit que Colambre épouserait une héritière ; mais pourquoi ne se marieraient-ils pas tout de suite ? »

De ce moment, l’ardeur et l’impatience de lady Clonbrony furent si extrêmes, qu’elles n’étaient propres qu’à retarder l’accomplissement de ses propres souhaits : et lord Clonbrony, qui entendait un peu mieux la passion de l’amour que sa femme qui ne l’avait jamais sentie, ni même comprise, vit les tourmens que lady Clonbrony causait à son fils, et eut pitié de sa chère Grâce. Avec une délicatesse et une adresse dont peu de gens l’auraient cru capable, il joignit ses soins à ceux de son fils pour calmer lady Clonbrony, pour l’empêcher d’exprimer sans cesse sa satisfaction de ce que Grâce était devenue une héritière. Mais un point sur lequel elle déclara qu’elle ne céderait pas, fut celui d’une noce brillante au château de Clonbrony, d’une noce comme devait être celle d’un héritier et d’une héritière. Elle espérait que le mariage serait célébré aussitôt après leur arrivée en Irlande ; et dès qu’ils seraient rendus au château de Clonbrony, elle comptait l’annoncer à tous ses amis.

« Ma chère, » lui dit lord Clonbrony, « il faut que nous attendions avant tout, la commodité de la goutte du vieux M. Reynolds. »

« En effet, vous avez raison, à cause de son testamens, » dit milady. « Mais un testament est bientôt fait, n’est-il pas vrai ? Cette circonstance ne peut occasionner un long délai. »

« Il faudra ensuite rédiger les articles, » dit lord Clonbrony ; « et cela prendra du temps. Les amans, comme tous autres, dans le monde, doivent se soumettre aux délais nécessaires. En attendant, ma chère, comme les eaux de Buxton vous font grand bien, et comme Grâce ne me paraît pas assez forte à présent pour entreprendre un long voyage, nous ferons bien de profiter de l’occasion pour voir les curiosités et les beaux sites du Derbyshire, Maltock, et les merveilles du Pic, etc. Nos jeunes gens seraient bien-aises de les visiter ensemble, et n’en auront pas de sitôt l’occasion. Pourquoi ne nous reposerions-nous pas ici ? D’ailleurs, « continua milord, qui accumulait les argumens, car il avait souvent observé que lady Clonbrony qui résistait d’ordinaire à un seul, cédait à leur nombre de quelque espèce qu’ils fussent, « d’ailleurs, ma chère, sir Arthur et lady Berryl sont venus ici exprès pour nous ; nous leur devons des égards, et même quelque chose de plus que des égards, ce me semble. Je ne vois pas pourquoi nous serions si pressés de nous séparer d’eux, et de quitter Buxton. Quelques semaines de plus ou de moins ne signifient rien ; et pendant ce temps les préparatifs s’achèveront au château de Clonbrony, et nous le trouverons mieux en état de nous recevoir. Burke y est allé, et si nous restions ici tranquillement, le meuble de velours sera arrivé, déballé, et déjà établi dans le salon. »

« C’est vrai, milord, » dit lady Clonbrony, « et il y a des choses fort raisonnables dans tout ce que vous me dites ; je seconde donc votre motion, car je vois que Colambre en est d’accord. »

Ils demeurèrent quelque temps dans le Derbyshire, et tous les jours, lord Clonbrony proposait quelqu’agréable excursion, et prenait soin que les jeunes gens fussent livrés à eux-mêmes, comme mistriss Broadhurst avait coutume de le recommander si fortement. Le souvenir de ses maximes de conduite, en pareil cas, était encore présent à lady Clonbrony, et il opéra sur elle à la grande satisfaction des deux amans.

Heureux, comme amant, comme ami, comme fils ; heureux de sentir qu’il avait rendu à son père la considération, et persuadé à sa mère de quitter les joies bruyantes et factices du grand monde pour les douceurs réelles de la vie domestique ; heureux de toucher le cœur de la femme qu’il aimait, et dont il méritait et possédait l’estime ; heureux en découvrant chaque jour de nouveaux charmes dans sa future compagne, notre héros retourne dans le pays qui l’a vu naître, et nous le quittons.

Mais en le quittant, nous pouvons raisonnablement espérer qu’il tiendra, durant sa vie, tout ce que son caractère promettait dès sa jeunesse ; que ses vues patriotiques s’étendront avec le pouvoir de réaliser ses souhaits ; que son attachement pour ses compatriotes, si rempli de cordialité, s’augmentera à mesure qu’il les connaîtra davantage ; et qu’il répandra long-temps le bonheur dans ce cercle étendu qui est particulièrement soumis à l’influence et à l’exemple d’un grand propriétaire irlandais, qui réside dans ses terres.


Lettre de Larry à son frère, Pat Brady,
chez M. Mordicai, sellier à Londres.


Mon cher frère,

« Votre lettre du 16, qui contenait un billet de cinq livres sterling, pour mon père, est bien arrivée lundi dernier ; et il m’a commandé de vous le renvoyer avec ses remercîmens, attendu qu’il n’en a que faire à présent, et que probablement il n’en aura pas besoin à l’avenir, comme vous le verrez ci-après ; mais il vous appelle en toute hâte, et ce billet vous servira pour les frais du voyage ; car nous ne pouvons jouir sans vous du bonheur qu’il a plu à Dieu de nous envoyer ; mettez le reste dans votre poche, et lisez-le quand vous en aurez le temps. »

« Le vieux Nick est allé, et Saint-Denis avec lui, à l’endroit d’où il était venu, et Dieu en soit loué ! Le vieux lord a découvert ses tours ; et je l’y ai aidé par le moyen du jeune lord que j’ai mené, comme je vous en ai informé dans ma dernière, pendant qu’il était Gallois, ce qui est bien ce que j’ai jamais fait de mieux, quoique je n’en susse rien dans le temps, pas plus que vous. Ainsi, le vieux Nick est chassé de l’agence, net et clair ; et le lendemain que cela est arrivé, il y a eu une grande joie surprenante dans tout le pays ; pas surprenante cependant, mais telle que vous pouviez raisonnablement vous y attendre, le connaissant comme vous le connaissez. « Lui (c’est-à-dire le vieux Nick et Saint-Denis), auraient été brûlés le soir même, je veux dire en effigie, dans la ville de Colambre, n’était que le nouvel agent, M. Burke, arriva ce jour-là trop tôt pour l’empêcher, en disant que cela n’était pas bien de fouler aux pieds les gens abattus, ou quelque chose comme cela qui y mit fin ; et quoique ce fût un grand désappointement pour bien du monde, et pour moi en particulier, je n’ai pas pu m’empêcher d’en aimer mieux ce M. Burke, et je ne sais pourquoi ni comment. On dit que c’est un très-brave homme, et qu’il ne ressemble pas du tout au vieux Nick ni au Saint ; il ne prend point de volaille de redevance, ni gants, ni droits de sceau ; il n’exige ni corvées ni gazon de redevance. Si bien donc, que quand je fus désappointé de l’effigie, je me consolai en faisant un feu de joie du beau tas de gazon de redevance du vieux Nick ; par bonheur il était sur le chemin, loin de toute maison, de tout chaume, de tout endroit qui pût prendre feu ; ainsi, point de dommage à craindre, point d’objection. Et quelle belle flamme ! je voudrais que vous l’eussiez vue ; et tous les hommes, les femmes, les enfans, de la ville et du pays, loin ou près, se réunirent autour, poussant des cris de joie, et dansant comme des fous ; et il faisait clair comme en plein jour au-dessus de la tourbière jusqu’à la maison de Bartley Finnigan. Et j’ai entendu dire après, qu’on le voyait de toutes les parties des trois comtés, et qu’ils s’y sont d’abord mépris, pensant que c’était la veille de la Saint-Jean, et ensuite ils n’ont su qu’en faire ; mais ils l’ont pris de bonne part, comme un bon signe, et ils s’en sont réjouis. Quant à Saint-Denis et au vieux Nick, un procureur leur a mis le pied sur la gorge : ils ont trois saisie-exécution sur le corps ; et voilà la fin de ces coquins, et un grand exemple dans le pays, et n’en parlons plus. Je ne veux pas user mon encre pour des gens qui n’en valent pas la peine, quand j’en ai besoin pour vous dire le reste, comme vous allez voir. Depuis quelques semaines on a tout arrangé, nettoyé, au château de Clonbrony et dans la ville ; le nouvel agent est actif et habile, et il a mis les couvreurs, les vitriers, les peintres, et tous les ouvriers nécessaires, partout où il en était besoin ; et vous ne reconnaîtrez plus la ville. Ma foi, me suis-je dit, voilà qui est bon signe. Mais maintenant ouvrez les oreilles, Pat ! car voilà les grandes nouvelles et les bonnes qui arrivent. Le maître est de retour chez lui, et que Dieu lui donne longue vie ! et la famille est arrivée hier, tous tant qu’ils sont ; le vieux lord et le jeune lord (voilà un homme celui-ci, Paddy !) et milady et miss Nugent. J’ai mené la femme de chambre de miss Nugent, et une autre ; ensorte que je suis arrivé avec eux, et que j’ai tout vu du commencement à la fin : et je dois vous dire d’abord que notre jeune lord Colambre me reconnut au moment où il arriva à notre auberge, et eut la bonté de me faire signe, dans la cour où j’étais, de venir à lui, et il me dit : Mon ami Larry, avez-vous été fidèle à votre promesse de ne plus boire de whiskey ? Assurément, milord, lui dis-je, je l’ai tenue ; (et cela était vrai,) et tout le pays sait bien que je n’en ai pas bu une goutte depuis lors ; et je suis fier de vous revoir, milord, ajoutai-je, et de ce que vous aussi avez tenu votre parole, et êtes revenu parmi nous. Alors, on a demandé les chevaux, et il ne s’est plus rien passé pour le moment entre notre jeune lord et moi, si ce n’est qu’en s’éloignant il m’a fait remarquer par le vieux lord. Je m’en suis aperçu, et je l’en ai remercié au fond de mon cœur, quoique je ne susse pas tout le bien qui m’en arriverait. Mais ne parlons plus de moi à présent. »

« Oh ! comme je les ai menés bon train ! et nous sommes tous arrivés à la grande porte du parc avant le coucher du soleil ; la soirée était aussi belle qu’aucune que vous ayez jamais vue ; le soleil éclairait le sommet des arbres, comme les dames le remarquèrent ; et les feuilles, quoiqu’elles eussent déjà changé de couleur, n’étaient pas encore tombées, malgré que la saison fût si avancée. Je crois que les feuilles savaient ce qu’elles faisaient, et quelles étaient restées là pour les recevoir. Et les oiseaux chantaient ; et j’ai cessé de siffler pour que les dames pussent les entendre : mais il n’y avait pas moyen qu’elles les entendissent quand nous fûmes arrivés à la porte du parc, car il y avait une foule et des acclamations comme vous n’en avez jamais vues ; et les chevaux ont été dételés de toutes les voitures, et on les a traînés à travers le parc jusqu’au château, en les comblant de bénédictions. Et que Dieu les bénisse ! Quand ils sont descendus de voiture, ils ne sont pas allés s’enfermer dans le grand salon, mais ils se sont rendus droit sur la terrasse, pour contenter le cœur et les yeux de ceux qui les suivaient. Milady était appuyée sur son fils ; et miss Grâce Nugent, le plus bel ange que vous ayez jamais vu, avec le plus beau teint et le plus doux sourire, était appuyée sur le vieux lord, qui avait son chapeau à la main en saluant tout le monde, et nommait tous les vieux tenanciers en passant près d’eux. Oh ! qu’il y avait de contentement, et de larmes aussi ; j’avais peine à m’empêcher de pleurer de joie. »

« Après un tour ou deux sur la terrasse, milord Colambre a quitté le bras de sa mère, et est venu sur le bord du talus, regardant en bas dans la foule, comme s’il cherchait quelqu’un. »

« Est-ce la veuve O’Neil, milord ? lui dis-je ; la voilà avec un mouchoir blanc, entre son fils et sa fille, comme de coutume. »

« Alors milord leur a fait signe, et ils ne savaient pas lequel des trois devait s’avancer ; et milord a fait trois signes du doigt, et tous trois ont couru bien vite au pied du talus, en face de milord ; et milord est descendu pour aider la vieille (Ô ! c’est celui-là qui est un véritable gentleman), et il les a amenés tous les trois à milady et à miss Nugent. Je les ai suivis, et me suis tenu tout près d’eux pour écouter, quoique ce ne fût pas poli ; mais je n’ai pu m’en empêcher. Si bien que ce qu’il a dit je ne le sais pas trop, car après tout je n’ai pu m’approcher assez pour bien entendre. J’ai vu milady sourire avec bonté, et prendre la veuve O’Neil par la main ; et ensuite milord Colambre a présenté Grâce à miss Nugent, et il a été dit quelque chose de ce qu’elles avaient le même nom, et de rideaux d’indienne ; mais n’importe de quoi il a été question, suffit qu’ils étaient tous contents. Ensuite milord Colambre a cherché des yeux Brian, qui s’était tenu en arrière, et il l’a conduit à son père, en faisant son éloge. Et milord, le maître, a dit, ce que je n’ai su qu’après, qu’ils auraient leur maison et leur ferme, et ne paieraient que l’ancienne rente ; et la vieille a été si saisie de surprise, qu’elle est tombée morte ; et il y a eu un cri général. Soyez tranquille, ai-je dit, elle n’est morte que de joie ; et j’ai couru et je l’ai relevée, car son fils n’avait pas plus de force en ce moment que l’enfant qui vient de naître ; et Grâce tremblait comme la feuille, et était pâle comme le linge ; mais ça n’a pas duré long-temps, car la vieille a repris connaissance et s’est portée comme auparavant, dès que j’ai eu apporté de l’eau que miss Nugent lui a fait boire de sa propre main. »

« Elle a toujours été jolie et bonne, a dit la vieille en posant sa main sur miss Nugent, bonne pour moi et pour les miens. »

« En ce moment on a entendu de la musique au bas de la terrasse, c’était le joueur de harpe, aveugle O’Neil, qui jouait Grâce Nugent. »

« Et quand l’air a été fini, lord Colambre en souriant, avait les larmes aux yeux ; et le vieux lord essuyait les siens ; et j’ai couru au bord de la terrasse pour dire à O’Neil de jouer cet air une seconde fois ; mais en courant il m’a semblé entendre une voix qui appelait Larry. »

« Qui appelle Larry ? ai-je dit. »

« Milord Colambre vous appelle, Larry, ont-ils crié tous à la fois ; et trois ou quatre m’ont pris par les épaules, et m’ont dit en me poussant : courez vite, votre jeune lord vous demande. »

« Et j’ai couru de toutes mes forces, et lorsque j’ai été près d’eux, j’ai ôté mon chapeau et me suis avancé fort respectueusement. »

« Mettez votre chapeau, mon père le veut ainsi, m’a dit lord Colambre. Et le vieux lord m’a fait signe de me couvrir. Mais il avait le cœur si plein qu’il n’a pu parler. Où est votre père ? a continué le jeune lord. — Il est bien vieux, ai-je dit. — Je ne vous demande pas quel âge il a, dit-il, mais où il est ? — Il est derrière la foule là-bas, à cause de ses infirmités ; il n’a pas pu courir aussi vite que les autres, milord, ai-je dit ; mais son cœur est avec vous si son corps n’y est pas. Il me faut aussi son corps ; ainsi donc, amenez-nous-le en personne, et voici votre autorisation pour cela, a ajouté milord en plaisantant ; car il connaît notre naturel, et il sait que nous aimons la plaisanterie, comme s’il avait passé sa vie en Irlande ; et par-là il fera de nous tout ce qu’il voudra, et mieux qu’un autre qui aurait encore plus de bonté, mais qui ne nous sourirait jamais. »

« Mais je vous parlais de mon père. J’ai ordre de vous arrêter, mon père, lui dis-je, et de vous conduire devant milord, pour être jugé. Il changea de couleur un moment, mais il me vit sourire. Je n’ai fait aucun mal, dit-il, et vous pouvez, Larry, me conduire comme vous l’avez fait toute ma vie. »

« Et il monta la terrasse avec moi aussi légèrement que s’il n’avait eu que quinze ans ; et quand il fut en haut, milord Clonbrony lui dit : Je suis fâché qu’un vieux tenancier, et un bon tenancier comme vous, me dit-on, ait été chassé de sa ferme. »

« Ne vous chagrinez pas, milord, dit mon père, je ne causerai bientôt plus d’embarras à personne ; mais si vous aviez la bonté de dire un mot pour mon garçon que voilà, et si je pouvais, pendant que je vis encore, rappeler mon autre fils de son bannissement. »

« Eh bien ! dit milord Clonbrony, je vous accorde, à vous et à vos fils, durant trente-un an, à dater de ce jour, la jouissance de votre ancienne ferme ; rentrez-y quand vous voudrez. Oh ! comment le remercier ! je ne pus proférer une parole ; mais je joignis mes mains et je priai pour lui intérieurement. Et mon père tombait à genoux ; mais le maître ne le voulut pas souffrir, et lui dit que cette posture était pour Dieu seul. Mais dans cette posture, quand nous ne fûmes plus sous ses yeux, nous priâmes pour lui, et nous le ferons tout le reste de nos jours.

« Mais comme je m’éloignais, il me rappela, et me dit d’écrire à mon frère, pour vous engager à revenir dans votre pays, si vous n’y aviez pas de répugnance.

« Venez donc, mon cher Pat, et ne tardez pas, car notre joie n’est pas complète tant que vous n’êtes pas ici. Mon père vous envoye sa bénédiction, et Peggy ses tendresses. Toute la famille va s’établir tout de bon en Irlande, et on a fait hier, par l’ordre de milord, un feu de joie dans la cour du château, du vieux meuble de damas jaune ; et milord a dit que c’était pour faire plaisir à milady. Et le salon, c’est le sommelier qui me l’a dit, est tapissé de neuf ; et les fauteuils sont couverts de velours blanc comme la neige et orné de fleurs naturelles par miss Nugent. Oh ! j’espère que ce que je devine, se trouvera vrai, et j’ai tout lieu de le croire, car je l’ai rêvé la nuit dernière ; mais gardez bien cela pour vous seul ; c’est que miss Nugent, (qui n’est plus, dit-on, miss Nugent, mais miss Reynolds, et qui a trouvé depuis peu un grand-père et est devenue une riche héritière, ce dont elle n’avait pas besoin à mes yeux, ni à ceux de notre jeune lord,) sera, suivant moi, et peut-être plutôt qu’on ne s’y attend, milady. « Vicomtesse Colambre ; ainsi dépêchez-vous de venir à la noce. Et il y a encore autre chose : on dit que ce vieux grand’père si riche va arriver ; et encore une autre, Pat ! vous ne voudriez pas ne vous point conformer à la mode ; et vous voyez que la mode vient de n’être pas un absent.

« Votre affectionné frère.
« Larry Brady. »


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.



DE L’IMPRIMERIE D’A. ÉGRON.
  1. Sobriquet qu’on donne aux bourgeois de la Cité de Londres.
  2. Sorte de liqueur irlandaise.
  3. Façon de parler anglaise, pour dire se mettre en lieu et place, ou au droit de quelqu’un. Nous l’avons conservée dans la traduction, à cause du jeu de mots.
  4. Personnage de comédie.
  5. C’est un fait.
  6. Cet anglicisme est nécessaire pour laisser subsister le double sens.