L’Ami des femmes
Théâtre complet, Calmann-Lévy, .
Dédié à Mademoiselle Delaporte, témoignage public d’amitié, de reconnaissance et d’estime.
Alexandre Dumas Fils.
Celimene
Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se puissent mettre en tête de donner protection aux sottises de cette pièce.
le marquis
Dieu me damne, madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu’à la fin.
Dorante
Cela est bientôt dit, marquis. Il n’est rien plus aisé que de trancher ainsi ; et je ne vois aucune chose qui puisse être à couvert de la souveraineté de les décisions.
le marquis
Parbleu ! tous les comédiens en ont dit tous les maux du monde.
Dorante
Ah ! je ne dis plus mot : tu as raison, marquis. Puisque les comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément, Ce sont tous gens éclairés et qui parlent sans intérêt. Il n’y a plus rien à dire, je me rends.
Celimene
Rendez-vous ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me persuaderez point de souffrir les immodesties de celle pièce, non plus que les satires désobligeantes qu’on y voit contre les femmes.
Dorante
Pour moi, je me garderai bien de m’en offenser, et de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s’y dit. Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, et ne frappent les personnes que par réflexion. N’allons point nous appliquer nous-mêmes les traits d’une censure générale, et profitons d’une leçon si nous pouvons, sans faire semblant qu’on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu’on expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont là miroirs publics où il ne faut jamais témoigner qu’on se voit ; et c’est se taxer hautement d’un défaut, que se scandaliser qu’on le reprenne.
(MOLIÈRE : Critique de l’École des femmes.)
De Montègre
De Chantrin
De Simerose
Leverdet
Des Targettes
De Ryons
Jane De Simerose
Madame Leverdet
Mademoiselle Hackendorf
Balbine
Joseph
un domestique
Le premier et le dernier acte se passent chez Madame Leverdet : les deuxième, troisième et quatrième actes chez M. de Simorosc. Les cinq actes à la campagne.
NOTA : S’adresser pour la mise en scène à M. HÉROLD, régisseur du Gymnase.
ACTE I
Un salon chez M. Leverdet,
Au lever du rideau, Madame Leverdet fait de la tapisserie près d’une table, et M. Leverdet dort étendu sur un canapé, tournant le dos au public.
Scène I
un domestique, annonçant
Monsieur De Ryons.
Madame Leverdet
Ce n’est pas possible !
De Ryons
C’est bien lui. Vous m’avez dit, chère madame, de venir vous voir un de ces jours, de une heure à deux. Me voici : une heure juste.
Madame Leverdet
Je vous ai dit cela il y a deux ans, et vous n’êtes jamais venu ; mais le curieux là-dedans, c’est que je pensais à vous. De Ryons
Niez un peu la sympathie.
Madame Leverdet
Asseyez-vous là ; j’ai à vous parler des choses les plus sérieuses.
De Ryons
Il y a donc des choses sérieuses. Comment va M. Leverdet ?
Madame Leverdet, elle montre son mari
Vous voyez.
De Ryons
Il est souffrant ?…
Madame Leverdet
Il dort… C’est son habitude de dormir tous les jours une heure après son déjeuner.
De Ryons
Alors, il faut parler bas…
Madame Leverdet
Inutile ; rien ne réveille un savant qui dort.
De Ryons
M. Leverdet n’est pas un vrai savant.
Madame Leverdet
Oh ! si, je vous en réponds.
De Ryons
Il y a bien des choses qu’il ne sait pas.
Madame Leverdet
Lesquelles ?
De Ryons
Par exemple, il ne sait pas que je suis amoureux de vous…
Madame Leverdet
D’où sortez-vous ?
De Ryons
De chez moi.
Madame Leverdet
On dirait pourtant bien le reste d’une autre visite…
De Ryons
Vous croyez donc ?…
Madame Leverdet
Je crois que vous en dites autant à toutes les femmes… Mais mon âge devrait me mettre à l’abri.
De Ryons
Quel âge avez-vous ?
Madame Leverdet
Vous le savez bien.
De Ryons
Quarante-sept ans.
Madame Leverdet
Quarante-cinq. N’en mettons pas plus qu’il n’y en a.
De Ryons
Eh bien, voyez, je comptais sur quarante-sept. Qu’est-ce que vous faites là ?
Madame Leverdet
Des pantoufles.
De Ryons
Pour M. Leverdet ?
Madame Leverdet
Non, pour M. Des Targettes, dont la fête approche.
De Ryons, d’un ton naïf
Vous le connaissez, M. Des Targettes ?
Madame Leverdet
Et vous ?
De Ryons
Moi, je le vois quelquefois… au cercle.
Madame Leverdet
Il est le plus ancien ami de mon mari. Il est, de plus, le parrain de ma fille. Il y a longtemps que nous ne l’avons vu. Il doit avoir sa sciatique.
De Ryons
Malade ou non, je voudrais bien être à sa place.
Madame Leverdet
Où cela ?
De Ryons
Ici.
Madame Leverdet
Vous y êtes. Vous êtes assis sur le fauteuil où il s’assied toujours quand il vient nous voir. C’est là qu’il dort… car il dort aussi ; seulement, lui, c’est après le dîner.
De Ryons
Il a bien fait de choisir une autre heure que M. Leverdet.
Madame Leverdet
Ils dorment quelquefois ensemble.
De Ryons
Dans les bras l’un de l’autre ?
Madame Leverdet
Presque, ils s’adorent.
M. Leverdet se retourne.
De Ryons, se penchant sur le canapé
Voilà M. Leverdet qui se réveille.
Madame Leverdet
Non, c’est la demie qui sonne, nous en avons encore pour un quart d’heure. Êtes-vous prêt ?
De Ryons
Quel air solennel !
Madame Leverdet
Vous allez voir Au domestique qui entre. C’est vous Joseph. Qu’est-ce que c’est ?
Joseph
Une lettre de madame la comtesse…
Madame Leverdet, au domestique, en lisant
Dites que oui. Certainement… je ne sors pas de la journée… Au fait… je vais écrire. À De Ryons. Vous permettez ? C’est une lettre d’une charmante voisine de campagne qui revient de voyage.
De Ryons
Faites, faites. Il va regarder par la fenêtre.
Madame Leverdet
Eh bien ! Joseph, êtes-vous toujours content que je vous aie placé chez madame De Simerose ?
Joseph
Oui, madame, et je vous en remercie.
De Ryons, à Balbine, qu’on ne voit pas
Bonjour, mademoiselle. Vous allez bien ?
Balbine, du dehors
Très-bien, monsieur, vous voyez, et vous ?
Madame Leverdet, à De Ryons, après avoir congédié le domestique
Ma fille est là ?…
De Ryons
Oui.
Madame Leverdet
Où donc ?
De Ryons
En l’air…
Madame Leverdet
Comment, en l’air ?
De Ryons
Tenez.
Madame Leverdet
Mais elle est folle ! Balbine !
Balbine, du dehors
Maman ?…
Madame Leverdet
Veux-tu bien descendre de cette balançoire.
Balbine
Je ne peux pas l’arrêter.
De Ryons
Elle a de jolies jambes, votre fille.
Madame Leverdet
Voulez-vous vous taire ! Balbine !
Balbine
Me voilà, maman, me voilà.
De Ryons
Pourquoi porte-t-elle des robes courtes ?
Madame Leverdet
Il a été convenu qu’elle en porterait jusqu’à quinze ans, et elle n’en a que quatorze.
De Ryons
Et les robes courtes des filles rajeunissent les mères.
Madame Leverdet
La voici. Tâchez d’être convenable.
Balbine, entrant
Ah ! que j’ai chaud ! Elle court embrasser sa mère.
Madame Leverdet
Comment peux-tu te mettre dans cet état ?… Où est ton mouchoir ? Elle cherche dans la poche de sa fille. Qu’est-ce que tu as dans ta poche ?
Balbine
C’est ma cravate que j’ai ôtée, qui me gênait.
Madame Leverdet
Et puis ?
Balbine
Et puis les clefs de mes tiroirs.
De Ryons
Qu’est-ce que vous tenez donc renfermé ainsi, mademoiselle ?
Balbine
Toutes mes petites affaires que je ne veux pas qu’on touche.
Madame Leverdet, tirant un livre de la poche
Et ça ?
Balbine
C’est mon livre d’anglais.
Madame Leverdet
Un livre dans une poche avec ?…
Balbine
Un morceau de pain pour les poules.
Madame Leverdet
Et une pomme verte.
Balbine
Pour moi… J’aime les pommes vertes. Du fil rouge pour marquer les serviettes, mon couteau, une boîte de plumes, un sou et la clef de la cave.
De Ryons
Et votre mouchoir ?…
Balbine
Tiens, je n’en ai pas.
De Ryons
Je m’en doutais. Dans les poches des petites filles, il y a tout, excepté un mouchoir.
Madame Leverdet
Ah ! tu es bien fagotée.
Balbine
Je vais monter là-haut me réarranger.
Leverdet, sans se retourner
On ne dit pas monter là-haut, mademoiselle ma fille.
Balbine, s’approchant de Leverdet et l’embrassant
Je le sais, monsieur mon papa. C’était pour voir si tu dormais. Qu’est-ce que c’est qu’un papa qui ne dort pas à cette heure-ci. Veux-tu que je te berce ?…
Leverdet
Non, passe-moi le journal, ça sera plus vite fait.
De Ryons, à Madame Leverdet
Il ne sait pas que je suis là.
Madame Leverdet
Il va se rendormir sans vous voir.
De Ryons
C’est bien commode.
Leverdet
Madame Leverdet.
Madame Leverdet
Mon ami ?…
Leverdet
Que la voiture soit prête à deux heures et demie précises, et toi aussi, Balbine.
Balbine
Oui, papa. Mais je voulais te demander quelque chose…
Leverdet
Plus tard, plus tard.
Madame Leverdet
Laisse dormir ton père. Va étudier un peu ton piano et habille-toi.
Balbine, bas
Oui, maman, je pourrai mettre mon chapeau rond et ma robe neuve ?
Madame Leverdet
Mets ton chapeau rond, si tu veux, et ta robe neuve.
Balbine
Au revoir, monsieur.
De Ryons
Au revoir, mademoiselle.
Balbine sort sur la pointe du pied.
Madame Leverdet, à De Ryons
Comment la trouvez vous, ma fille ?
De Ryons
Charmante… C’est charmant, les petites filles… Quel dommage que ça devienne des femmes. Vous n’avez que cette enfant-là ?
Madame Leverdet
Oui.
De Ryons
Et vous êtes mariée depuis…
Madame Leverdet
Depuis vingt-sept ans. On entend la respiration de Leverdet.
De Ryons
Il y a bien de quoi dormir tant que ça.
Madame Leverdet
Le voilà reparti, vous voyez que ce n’est pas long ? ? Voulez-vous vous marier ?
De Ryons, regardant sa montre
Le convoi part toutes les demi-heures ?
Madame Leverdet
Oui.
De Ryons
Je n’ai que le temps… Adieu, chère madame.
Madame Leverdet
Écoutez-moi un peu.
De Ryons
Je ne veux rien entendre.
Madame Leverdet
Une fille ravissante, de bonne famille.
De Ryons, se bouchant les oreilles
Musicienne, parlant l’anglais, dessinant un peu, chantant agréablement, femme du monde et femme d’intérieur au choix comme les chevaux à deux fins… Je la connais, votre jeune fille… c’est et ce sera toujours la même avant le mariage ; après, c’est autre chose. Vous allez voir si nous sommes loin de compte ; ce serait la fille du soleil, elle aurait des cheveux d’or, des yeux de saphir, des dents de perles, des lèvres de rubis, la beauté de Vénus, la sagesse de Minerve, la grâce de Diane, le Pérou dans sa cave et le Pactole dans sou jardin, que je la refuserais encore. Est-ce clair ?
Madame Leverdet
Je suis habituée à cette première bordée. La jeune fille a tout cela.
De Ryons
Sauf les cheveux d’or.
Madame Leverdet
Vous la connaissez ?
De Ryons
Oui. Vous n’êtes pas la première personne qui me parle d’elle.
Madame Leverdet
Elle vous trouve charmant.
De Ryons
Vous voulez me prendre par l’amour-propre. Elle a raison… Je suis charmant, moi, pour une fille à marier. Vingt-cinq mille livres de rentes, orphelin, indépendant, gai, toutes mes dents et tous mes cheveux… C’est assez beau, à trente-cinq ans, par la jeunesse qui court.
Madame Leverdet
Enfin…
De Ryons
Il y a encore quelque chose ?
Madame Leverdet
Oui.
De Ryons
N’insistez pas, vous me rendriez malade, je suis très-nerveux.
Madame Leverdet
Cela suffit… comme tous les gens qui disent du mal du mariage. Vous êtes marié quelque part, dans un coin…
De Ryons
Moi ? je suis libre comme l’air !
Madame Leverdet
Alors, qui vous empêche ?…
De Ryons
Mais justement, ma liberté. Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que la liberté, vous autres femmes, mais vous le devinez si bien que pas une de vous ne se marierait si elle devenait un homme. Moi, m’inquiéter pour une femme !… Trembler pour des enfants, promener dans toutes les gares du monde un éternel excédant de bagages, aller nicher mon honneur comme un nid de fauvettes, dans le premier buisson venu ; quand je puis être ici aujourd’hui, demain là, rentrer sans que personne m’attende, sortir sans que personne le regrette ou le désire, être seul gardien de mon honneur et conserver jusqu’à ma mort ma valeur intrinsèque, car tant qu’un homme n’est pas marié, il a toute sa valeur. Les femmes le regardent, les mères le choient, les filles le convoitent ; fût il laid, fût-il bossu, fût-il bancal, on peut toujours en faire un mari ; tandis que le plus beau garçon du monde, l’Anti-nous, eût-il vingt ans, dès qu’il est marié, il n’existe plus pour personne, on l’appelle papa, il sent le loto, il est retiré de la circulation, c’est un assignat. Que les femmes se marient, je le comprends, elles ne peuvent pas faire autrement, sous peine de ridicule ou de scandale ; mais les hommes, et moi surtout, jamais !
Madame Leverdet
Mais la jeune fille que je vous propose, est justement…
De Ryons
Mais si votre jeune fille était telle que je la voudrais, je serais indigne d’elle, et si elle est comme les autres, elle n’est pas digne de moi, et je sais à quoi m’en tenir, elle est comme les autres.
Madame Leverdet
Et les autres, comment sont-elles ?
De Ryons
Je les connais, allez.
Madame Leverdet
Vous connaissez les femmes, vous ?
De Ryons
C’est ma spécialité, je ne m’occupe que de cette branche de l’histoire naturelle, et j’y suis de première force maintenant… Au bout de cinq minutes d’examen ou de conversation, je vous dirai à quelle classe de la société une femme appartient… Grande dame, bourgeoise, artiste ou autre ; quels sont ses goûts, son caractère, son passé, la situation de son esprit et de son cœur, enfin tout ce qui concerne mon état.
Madame Leverdet
Vous êtes un homme effrayant.
De Ryons
Peut-être plus que vous ne croyez.
Madame Leverdet
Eh bien ! qu’est-ce que c’est que la femme ?
De Ryons
Vous voulez ma vraie, vraie opinion ?
Madame Leverdet
Oui.
De Ryons, moitié sérieux, moitié plaisant
Eh bien ! la main sur la conscience, la femme est un être illogique, subalterne et malfaisant.
Madame Leverdet
Taisez-vous, malheureux, c’est la femme qui inspire les grandes choses.
De Ryons
Et qui empêche de les accomplir. Les plus grands hommes et les plus utiles sont ceux qui traversent le monde sans regarder la femme ou qui la relèguent au troisième plan de la vie. Toutes les fois que vous verrez un homme d’élite assez naïf pour confier son cœur à une femme, soyez assurée que cette femme va le méconnaître, l’insulter ou le trahir avec un bellâtre ou un sot, depuis la femme de Socrate, qui jetait tout ce qu’on peut jeter par une fenêtre sur la tête de son époux, jusqu’à la femme de Molière qui trompait le sien avec le premier venu, et qui, lui mort, ne sut même pas être sa veuve.
Madame Leverdet
Tout cela, parce qu’une femme vous aura trompé pour un homme inférieur à vous.
De Ryons
Non ; mais parce que plusieurs femmes ont trompé d’autres hommes pour moi ; et sur l’honneur, je ne valais pas ceux qu’elles trompaient.
Madame Leverdet
Je vous crois.
De Ryons
Soit ! Mais tout obscur et inutile que je suis, je me suis promis de ne donner jamais ni mon cœur, ni mon honneur, ni ma vie à dévorer à ces charmants et terribles petits êtres pour lesquels on se ruine, on se déshonore et on se tue, et dont l’unique préoccupation, au milieu de ce carnage universel, est de s’habiller tantôt comme des parapluies, tantôt comme des sonnettes.
Madame Leverdet
Voulez-vous boire ?
De Ryons
Non, merci.
Madame Leverdet
Alors, vous détestez les femmes ?…
De Ryons
Moi, je les adore, au contraire.
Madame Leverdet
Autrement dit, vous êtes un mauvais sujet, la petite monnaie de Lovelace et de don Juan.
De Ryons
Dieu m’en garde ! Je ne suis pas assez maladroit pour me mettre sur les bras ni Clarisse, ni Elvire, et je n’ai jamais perdu une femme, j’en ai même sauvé quelques-unes presque toujours malgré elles, je dois le dire, et tel que vous me voyez, je suis l’ami des femmes, car je me suis aperçu qu’autant elles sont redoutables dans l’amour, autant elles sont charmantes dans l’amitié, avec les hommes, bien entendu. Plus de devoirs, partant plus de trahisons ; plus de droits, par conséquent, plus de tyrannie. On assiste alors dans la coulisse comme spectateur et même comme collaborateur à la comédie de l’amour… On voit de près les trucs, les machines, toute cette mise en scène éblouissante et incompréhensible à distance… On se rend compte des causes, des effets, des erreurs, des contradictions, de tout ce va-et-vient fantastique du cœur de la femme ; voilà qui est intéressant et instructif ! on est consulté, on donne des avis, on éponge les larmes, on raccommode les amants, on redemande les lettres, on rend les portraits, car vous savez qu’en amour les portraits sont faits pour être rendus… c’est presque toujours le même qui sert. J’en connais un que j’ai redemandé à quatre hommes différents, et qui a fini par être donné au mari.
Madame Leverdet
Alors, vous n’êtes jamais amoureux ?
De Ryons
Jamais. Pour qui me prenez-vous ?
Madame Leverdet
Et ma déclaration de tout à l’heure ?
De Ryons
C’était une politesse.
Madame Leverdet
Impertinent !
De Ryons
Il y a des femmes qui tiennent à cela dans la conversation.
Madame Leverdet
Et ce procédé vous a réussi quelquefois ?
De Ryons
Plus souvent que je ne voulais. Aussi, j’y ai renoncé, excepté dans les grandes occasions.
Madame Leverdet
Comptez-vous me faire croire que vous vous en tenez à la seule amitié ?
De Ryons
Oui ; seulement La Bruyère a dit… Il s’arrête.
Madame Leverdet
Qu’est-ce que vous avez ? On entend un piano.
De Ryons
J’écoute cette musique sentimentale, et je trouve qu’elle fait bien sur le sommeil académique de M. Leverdet.
Madame Leverdet
C’est ma fille qui étudie.
De Ryons
C’est votre fille qui joue du piano de cette façon-là ?
Madame Leverdet
Oui.
De Ryons
Il faut la surveiller, votre fille ! Trop de sentiment musical pour son âge.
Madame Leverdet
Vous ne faites pas grâce aux enfants.
De Ryons
Les femmes ne sont jamais enfants. À propos, c’est peut-être votre fille que vous me proposiez tout à l’heure ?
Madame Leverdet
On ne propose pas sa fille ainsi.
De Ryons
C’est bon pour la fille des autres, n’est-ce pas ? Eh bien, La Bruyère a dit : « Il est plus facile de rencontrer une femme qui n’a pas eu d’amant qu’une femme qui n’en a eu qu’un. »
Madame Leverdet
C’est La Bruyère qui a dit cela ?
De Ryons
Oui… fiez-vous donc aux classiques !
Madame Leverdet
Alors ?
De Ryons
Alors, je suis surtout l’ami des femmes qui ont eu un amant, et comme, suivant La Bruyère toujours, elles ne s’en tiennent pas à cette première épreuve, un beau jour…
Madame Leverdet
Vous êtes le second…
De Ryons
Non, je n’ai pas de numéro, moi. L’amour, tel que je le comprends, n’est qu’un nœud fait à l’amitié pour qu’elle soit plus solide. Il occupe les entractes des grandes passions ; il naît dans un sourire, et se noie dans une larme entre un couchant et une aurore. Aux petits jeux, je suis le pont d’amour. En poésie, je suis une étoile ; dans la vie réelle, je suis un amant sans conséquence et sans responsabilité, un ministre sans portefeuille, et quand un jour la femme, dans une heure de repentir, car le repentir est la grande vertu des femmes, fait le bilan de son passé et que sa conscience lui crie plus de noms qu’elle n’en voudrait entendre, arrivée à mon nom, elle réfléchit un moment, puis elle se dit résolument et sincèrement à elle-même : Oh ! celui-là ne compte pas. Je suis celui qui ne compte pas, et je m’en trouve très bien.
Madame Leverdet
Vous êtes tout simplement monstrueux, et vous ne paraissez pas vous en douter… Mais, malheureux, vous ne croyez donc à rien ?
De Ryons
Voilà bien les femmes ! Ne pas croire à elles, c’est ne croire à rien. Je crois à ce qui est vrai et non à ce qui est faux. Dieu voulait que le Bien fût, mais l’homme ne veut pas qu’il soit, que la volonté de l’homme soit faite. Mais comme il faut pourtant avoir l’air d’obéir à Dieu, on laisse la chose, et l’on se sert du mol : C’est suffisant, après tout, quand on n’y regarde pas de trop près…
Madame Leverdet
Alors, il n’y a pas d’honnêtes femmes ?
De Ryons
Si, plus qu’on ne le croit ; mais pas tant qu’on le dit.
Madame Leverdet
Que pensez-vous de celles-là ?
De Ryons
Que c’est le plus beau spectacle qu’il soit donné à l’homme de contempler.
Madame Leverdet
Enfin ! vous en avez donc vu ?
De Ryons
Jamais.
Madame Leverdet
Eh bien, venez ici, on vous en fera voir.
De Ryons
Combien ?
Madame Leverdet
Comment ! vous n’avez jamais vu de femmes qui aiment leur mari, qui aiment leurs enfants, et dont l’honneur est intact ?
De Ryons
Si ; mais ce n’est pas de la vertu, ça, c’est du bonheur. Le beau mérite d’être fidèle à un mari qu’on aime. Pourquoi ne me dites-vous pas : Admirez donc monsieur un tel qui a cinq cent mille livres de rentes, et qui n’a jamais volé ? depuis qu’il les a…
Madame Leverdet
Et celles qui n’ont pas trouvé le bonheur dans le mariage, que leurs maris ont trompées, abandonnées, ruinées, et qui, sans enfants pour se consoler, restent irréprochables, qu’en dites-vous ?
De Ryons
Qu’elles doivent être affreusement laides ou horriblement ennuyeuses.
Madame Leverdet
Sortez d’ici et n’y revenez jamais. Je ne veux plus vous voir.
De Ryons, lui tendant la main
Adieu, chère madame.
Madame Leverdet
Je ne vous donne pas la main.
De Ryons
J’en mourrai de chagrin, voilà tout.
Madame Leverdet
Rirai-je assez quand vous serez pris à votre tour.
De Ryons
Je le voudrais bien, pour voir ce que c’est.
Madame Leverdet
Vous le verrez…
De Ryons
Je ne crois pas… J’ai fait tout ce que j’ai pu pour cela, ce n’est jamais arrivé.
Madame Leverdet
Savez-vous comment vous finirez ?
De Ryons
Dites…
Madame Leverdet
À cinquante ans, vous aurez des rhumatismes…
De Ryons
Ou une sciatique ; mais je trouverai bien une amie pour me broder des pantoufles.
Madame Leverdet
Pas même, et vous épouserez votre cuisinière.
De Ryons
Ça dépendra de sa cuisine.
Leverdet, se réveille, se frotte les yeux et se lève
Deux heures ! Tout le monde est-il prêt ? Ah ! c’est vous, jeune homme. Tiens, je suis content de vous voir. Il y a longtemps que vous êtes là ?
De Ryons
J’étais déjà là au journal.
Leverdet
Ah ! mon pauvre enfant, je vous demande pardon ; mais si vous aviez passé toute la nuit comme moi à travailler…
De Ryons
Qu’est-ce que vous cherchez encore en ce moment ?
Leverdet
Avez-vous vu quelquefois du charbon de terre ?
De Ryons
Oui, dans les cheminées.
Leverdet
Vous savez ce qu’on en fait ?
De Ryons
On en fait du feu.
Leverdet
Ce n’est pas mal pour un homme du monde ; mais nous voulons en faire autre chose.
De Ryons
Quoi donc ?
Leverdet
Vous savez que l’alcool est un produit indispensable ?
De Ryons
Ça se voit le dimanche.
Leverdet
Eh bien, nous voulons faire de l’alcool avec du charbon de terre, et à très-bon marché, vingt-cinq centimes le litre.
De Ryons
Ça va être dimanche tous les jours, alors.
Leverdet, lui montrant un petit flacon qu’il prend dans sa poche
Sentez-moi ça.
De Ryons
Ça ne sent rien.
Leverdet
Justement !… c’est l’alcool pur, abstrait, absolu, la quintessence des alchimistes… mais prenez garde de casser ce flacon, j’aurais peur de ne pas pouvoir refaire ce qu’il y a dedans, et cet échantillon me revient à 28,000 francs.
De Ryons
Nous avons du chemin jusqu’à 25 centimes.
Leverdet
Nous y arriverons.
De Ryons
Et après ?
Leverdet
Nous chercherons autre chose, et ainsi de suite, pendant que vous développerez avec nos femmes des paradoxes comme ceux de tout à l’heure.
De Ryons
Vous nous avez donc entendus ?
Leverdet
Parfaitement.
De Ryons
Vous ne dormiez pas ?
Leverdet
Si ; mais sommeil d’institut, ça dispense de parler, ça n’empêche pas d’entendre.
De Ryons
Eh bien, vous, mon cher maître, vous qui savez tout, qu’est-ce que vous pensez des femmes ?
Leverdet
Demandez-leur ce qu’elles pensent de moi, ce sera bien plus drôle.
De Ryons
C’est que Madame Leverdet veut me marier.
Leverdet
Elle a raison. Quel âge avez-vous ?
De Ryons
Trente-cinq ans.
Leverdet
C’est déjà tard. Épousez la femme que Madame Leverdet vous propose.
De Ryons
Vous la connaissez ?
Leverdet
Non ; mais celle-là ou une autre, peu importe !… sans cela vous serez persécuté toute voire vie par des gens qui vous crieront : « Mariez-vous donc ! mariez-vous donc ! » Les trois quarts de la société sont mariés ! Ils n’admettront jamais, vous le comprenez bien, que l’autre quart a raison de ne pas l’être, et, tôt ou tard, il faut y passer ; mieux vaut se mettre en règle tout de suite. Et puis, pourquoi s’insurger contre les institutions sociales ? Des hommes très-intelligents ont cherché le moyen de transporter le plus confortablement possible de la vie à la mort, à travers toutes sortes d’embarras, les sociétés désordonnées et tumultueuses. Le mariage est un de ces moyens de transport dont personne n’a encore trouvé l’équivalent. Quand vous descendez de chemin de fer, en pleine campagne, vous montez dans l’omnibus qui attend à la station. On est un peu les uns sur les autres ; on est secoué, on se fait du mauvais sang ; mais on s’y habitue, on s’endort ; et on arrive pendant que les autres se fatiguent et se perdent dans les mauvais chemins. Faites comme tout le monde, prenez l’omnibus.
De Ryons
Alors, vous êtes content d’être marié ?
Leverdet
D’abord, je suis du vrai bois dont on fait les maris. Un savant, ça va tout seul. Je suis venu au monde marié, comme je sais lire. Je ne me rappelle même plus comment j’ai fait.
De Ryons
Si vous deveniez veuf ?
Leverdet
Ça me contrarierait, parce que je suis très-habitué à Madame Leverdet, mais je me remarierais tout de suite. Il faut être marié, comme il faut être vacciné ; ça garantit.
De Ryons
Et si l’on ne peut pas vivre avec sa femme ?
Leverdet
On peut toujours vivre avec sa femme, quand on a autre chose à faire.
De Ryons
Et si c’est elle qui vous plante là et se sauve avec un monsieur ?
Leverdet
Le monsieur est plus à plaindre que vous, d’abord. Et puis, vous redevenez un garçon qu’on ne peut plus marier, ce qui est une situation admirable.
De Ryons
Tout cela est bien trouvé… mais le mariage n’en est pas moins la plus lourde chaîne qu’on puisse attacher à la vie de l’homme.
Madame Leverdet, qui est entrée et qui a entendu
Aussi, se met-on deux pour la porter.
Leverdet, prenant une prise de tabac
Quelquefois trois.
Balbine
Me voilà prête… Ah ! papa ?
Leverdet
Quoi ?
Balbine
Je voulais te demander quelque chose.
Leverdet
Qu’est-ce que c’est ?
Balbine
Tu sais bien ma poupée, la grande Catherine, celle que tu m’as donnée, il y a trois ans, le jour que tu as lu ton grand rapport à l’Académie des sciences, que tu m’as dit…
Leverdet
Quel français, mon Dieu ! Eh bien, Catherine ?…
Balbine
Veux-tu me permettre de la donner à la fille de ma maîtresse, dont c’est aujourd’hui la fête.
Leverdet
Donne-la à qui tu voudras, seulement c’est à ta mère qu’il faut demander ces choses-là.
Balbine
Maman m’a dit de te le demander à toi. Alors tu vas nous conduire jusqu’à sa porte.
Leverdet
Qui nous ?…
Balbine
Catherine et moi.
Leverdet
Autre corvée… mais tu me feras le plaisir de l’envelopper, ta poupée. Il ne te manquerait plus que cela, avec tes robes courtes, pour avoir l’air d’une grande bête.
Balbine, elle l’embrasse
Merci, mon ange.
Leverdet
Et puis il y a des enfants, et les enfants ça console de tout.
De Ryons
Excepté d’en avoir.
Madame Leverdet, à Balbine
Tourne-toi un peu… très-bien… Monsieur Leverdet…
Leverdet
Encore une commission.
Madame Leverdet
Oui. N’oubliez pas de passer chez M. Des Targettes.
Leverdet
C’est vrai, le pauvre garçon… il a la jambe prise… Voilà ce que c’est que de s’appeler Gabriel jusqu’à cinquante ans.
Balbine
Oh !… maman, maman… la voiture de madame De Simerose.
Madame Leverdet
Eh bien, va au-devant d’elle.
Leverdet
Vous verrez que nous ne sortirons pas…
Madame Leverdet
Si ; nous avons justement à causer, madame De Simerose et moi.
Balbine
Tiens, papa, garde Catherine.
Leverdet, regardant la poupée, à De Ryons.
Voilà un joujou qui est bien fait, mais ou pouvait faire beaucoup mieux, ainsi… il explique à voix basse.
Scène II
Madame Leverdet, à Jane qui entre accompagnée de Balbine qu’elle embrasse
Faut-il faire la haie ?
Jane
Il faut m’embrasser d’abord.
Leverdet
Et moi !
Jane
Les deux mains pour vous, je ne vous demande pas de vos nouvelles ; j’en ai par l’Union des sciences.
Leverdet
Vous lisez ces choses-là.
Jane
En Dauphiné on est capable de tout.
Leverdet
Vous êtes donc revenue parle Dauphiné ?…
Jane
Oui, j’y suis depuis quinze jours chez ma tante.
Leverdet
Quelle voyageuse !
Madame Leverdet, présentant De Ryons
Monsieur De Ryons ! Jane salue. Et quand êtes-vous arrivée ?
Jane
Ce matin, et ma première visite est pour vous… À Leverdet. Mais vous alliez sortir, ne vous gênez pas. Deux femmes qui ne se sont pas vues depuis six mois sont sûres de ne pas s’ennuyer ensemble. Ah ! comme elle est belle, cette chère enfant. Elle embrasse Balbine. Elle est aussi grande que moi. Elle ôte son châle et son chapeau.
Madame Leverdet, à De Ryons
Connaissez-vous cette dame ?
De Ryons
Je ne l’ai jamais vue.
Madame Leverdet
Avez-vous entendu parler d’elle ?
De Ryons
Jamais.
Madame Leverdet
Votre parole ?
De Ryons
Ma parole !
Madame Leverdet, à De Ryons
Eh bien ? quelle personne est-ce, puisque vous, êtes si fort ?
De Ryons
Rien de plus facile.
Madame Leverdet
Voyons…
De Ryons
C’est évidemment une femme du monde, une vraie…
Madame Leverdet
À quoi le voyez-vous ?
De Ryons
À sa manière d’entrer dans un salon, de s’habiller, de saluer, de tendre la main, c’est l’habitude de l’art.
Madame Leverdet
Oui… c’est une femme du monde.
De Ryons
Elle a été élevée à Paris, mais elle a du sang étranger dans les veines.
Madame Leverdet
Qu’est-ce qui l’indique ?
De Ryons
La façon dont elle vous a sauté au col. Une française pure n’aurait pas oublié qu’elle avait sur la tête un chapeau de chez madame Ode, car son chapeau vient de chez madame Ode.
Madame Leverdet
Vous vous connaissez donc aussi en chapeaux ?
De Ryons
Les chapeaux, les bottines et les gants, toute la femme est là.
Madame Leverdet
Son père était français, mais sa mère était grecque.
De Ryons
Maintenant elle est veuve ou séparée de son mari.
Madame Leverdet
Qui vous le fait croire ?
De Ryons
Personne ne lui a demandé des nouvelles de M. De Simerose, il faut qu’elle soit veuve ou séparée de lui.
Madame Leverdet
Elle est séparée du comte.
De Ryons
Et c’est lui qui a eu les torts…
Madame Leverdet
Qu’en savez-vous ?…
De Ryons
Vous ne la recevriez pas si c’était elle !
Madame Leverdet
Allons, pas mal… maintenant l’état de son cœur ?
De Ryons
Ceci est plus grave. Il faut pour cela qu’elle me parle, c’est dans la voix qu’on découvre ces choses-là.
Madame Leverdet
Elle s’approche de nous.
De Ryons, à lui-même
Commençons l’attaque.
{{PersonnageD|Jane à De Ryons.
Mademoiselle Leverdet vient de me répéter votre nom, monsieur, que je n’avais d’abord pas bien entendu. Nous sommes presque de vieilles connaissances, si, comme je le crois, vous êtes parent de M. le vicomte De Ryons qui a été consul en Grèce.
De Ryons
C’était mon oncle, madame.
Jane
Eh bien, monsieur, voire oncle a été un des témoins de mon père quand il s’est marié.
De Ryons
Je suis très-heureux et très-honoré de cette circonstance, madame, et il me semble maintenant que, moi aussi, j’ai déjà eu l’honneur de me rencontrer avec vous.
Jane
Ce qui ne serait pas flatteur pour moi, monsieur, puisque vous n’en êtes pas certain ; mais je ne le crois pas, car si nous nous étions déjà rencontrés, votre nom eût évoqué alors comme aujourd’hui, le souvenir de ce que je viens de rappeler.
De Ryons
Mais peut-être alors, madame, ne connaissiez-vous pas mon nom.
Jane
Me voilà tout excusée, en ce cas, de mon manque de mémoire.
Madame Leverdet
Il ne faut vous étonner de rien avec monsieur, chère enfant ; je vous en préviens ; il voit ce que les autres ne voient pas, monsieur est le diable.
Jane
Je lui en fais mon compliment.
Madame Leverdet
Et il dit la bonne aventure.
Jane
Qui peut le plus peut le moins ; pour moi, j’adore les sorcelleries.
De Ryons
Eh bien, madame, je pourrai peut-être vous dire des choses extraordinaires.
Jane
Que faut-il faire pour cela ?
De Ryons
Savez-vous l’anglais, madame ? Jane
Oui !
De Ryons
Eh bien, veuillez me répéter en anglais les mois que je vais vous dire : Monsieur, à quelle heure arriverons-nous à Strasbourg. Ne craignez rien, je ne suis pas fou !
Madame Leverdet
Je n’en jurerais pas.
Jane
Enfin, monsieur, si cela doit vous faire un grand plaisir, j’y consens.
De Ryons
Bien distinctement n’est-ce pas, madame ?
Jane
At what o’clock shall we arrive at Strasbourg, sir ? Est-ce cela ?
De Ryons
Oui, madame, je vous remercie.
Jane
Puis-je faire encore quelque chose pour votre service, monsieur ?
De Ryons
Oui, madame, mais une première fois il ne faut pas abuser. D’ailleurs je sais ce que je voulais savoir.
Jane
Et vous me ferez sans doute l’honneur de me le dire…
De Ryons
Certainement.
Jane
Et je vous en serai très-reconnaissante, car je ne suis pas tout à fait de votre pays, et je comprends tous les mots de votre langue, mais je n’en comprends pas aussi bien toutes les finesses. Je le regrette, sachant que la plaisanterie française, si elle n’est pas toujours convenable, est presque toujours spirituelle. Elle salue et s’éloigne.
Madame Leverdet
Qu’en dites-vous ?…
De Ryons
Elle a de la riposte, bravo ! Elle est de la grande famille, c’est une vraie femme.
Madame Leverdet
Ce qui veut dire ?…
De Ryons
Capable de tout, même du bien.
Madame Leverdet
Et l’état de son cœur.
De Ryons
Elle a aimé…
Madame Leverdet
Qui ?… son mari ou un autre ?
De Ryons, riant
Il faut que je la voie à table pour cela.
Madame Leverdet
Je suis bien bonne d’écouter vos folies… j’en sais plus long que vous.
De Ryons
Soit, mais laissez-moi le mérite de deviner… En attendant, votre maison est originale, et je suis fâché de ne pas y être venu plus tôt. Il y a à faire ici pour un collectionneur comme moi, et voilà, je crois, un sujet que je n’ai pas encore catalogué.
Madame Leverdet
Eh bien, revenez dîner aujourd’hui.
De Ryons
Je n’y manquerai pas.
Leverdet, à De Ryons
On n’attend plus que vous.
De Ryons
Me voici.
Balbine, bas à sa mère
Ah ! maman, j’oubliais de te dire, l’épileuse est là.
Madame Leverdet
C’est bien, c’est bien…
Tout le monde sort, excepté Jane et Madame Leverdet.
Scène III
Jane
Qu’est-ce que c’est que ce M. De Ryons ? Je ne l’ai jamais vu chez vous ?
Madame Leverdet
C’est un homme du monde, très-léger, très-bavard, très-indiscret, fréquentant, je crois, la plus mauvaise compagnie, cela se voit de reste ; qui ferait pendre son meilleur ami, s’il pouvait avoir un ami, pour un mot spirituel, et qui a deux manies : l’une de ne croire à rien, l’autre de connaître les femmes. Vous ne l’aviez jamais rencontré ?
Jane
Jamais, bien qu’il ait l’air de le croire.
Madame Leverdet
Eh ! il m’a dit sur vous, à première vue, des choses absolument vraies. Je vous préviens que vous l’intéressez beaucoup ; et si vous pouvez le rendre amoureux, ce qui vous sera bien facile, vous vengerez la communauté qu’il attaque du matin au soir.
Jane
Si c’est pour le bien public, nous verrons.
Madame Leverdet
Pourquoi ce brusque retour dont je me réjouis, mais dont vous ne me disiez rien dans votre dernière lettre ?
Jane
Je ne comptais pas revenir si tôt ; mais je me suis mise tout à coup à m’ennuyer.
Madame Leverdet
Et pourquoi étiez-vous partie si vite, sans dire gare, du jour au lendemain, comme vous revenez, du reste ? Vous ne faites rien comme les autres.
Jane
C’est le sang d’Épaminondas ; mais, en réalité, ma mère avait la nostalgie du soleil.
Madame Leverdet
Voilà tout !
Jane
C’est bien assez.
Madame Leverdet
J’aime mieux cela que ce que j’imaginais.
Jane
Qu’imaginiez-vous donc ?
Madame Leverdet
Quelque chagrin …
Jane
Grâces à Dieu, non !
Madame Leverdet
Votre mère est revenue avec vous ?
Jane
Non ! elle ne revient que dans deux ou trois jours. C’est mon oncle qui m’a accompagnée. Mais il est allé voir son fils à Fontainebleau jusqu’à demain.
Madame Leverdet
Alors, vous êtes toute seule ici ?
Jane
Toute seule.
Madame Leverdet, étonnée
Ah ! voyons… quand prenons-nous la grande résolution ?
Jane
Laquelle ?
Madame Leverdet
Celle de vous réconcilier avec M. De Simerose.
Jane
Avec mon mari !… Ah ! mon Dieu ! tout de suite, avant de nous asseoir ? Mais M. De Simerose ne pense plus à moi, et heureusement je ne pense plus à lui.
Madame Leverdet
Vous vous trompez, il pense à vous !
Jane
Qui vous a dit cela ?
Madame Leverdet
Lui-même !
Jane
Vous l’avez vu ?
Madame Leverdet
Il y a huit jours.
Jane
Où donc ?
Madame Leverdet
Chez la vieille marquise de Courleval.
Jane
Et vous vous l’êtes fait présenter ?
Madame Leverdet
J’étais curieuse de le connaître… Je le trouve charmant !
Jane
Et il vous a parlé de moi ?
Madame Leverdet
Beaucoup… et dans les termes les plus honorables et les plus affectueux.
Jane
Je le croyais en voyage.
Madame Leverdet
Il est revenu !
Jane
C’est contre nos conventions, puisqu’il s’était engagé à ne pas vivre dans la même ville que moi.
Madame Leverdet
Vous étiez absente, et, d’ailleurs, il va repartir.
Jane
Pourquoi ne m’avez-vous rien écrit à ce sujet ?
Madame Leverdet
Ce sont choses qu’on n’écrit pas ; à distance, la réponse est trop facile.
Jane
Alors vous comptez m’attaquer énergiquement ?…
Madame Leverdet
Oui ! M. De Simerose se repent.
Jane
Serait-il ruiné ?
Madame Leverdet
Voilà un vilain mot et indigne de vous. Je vous assure qu’il est sincère.
Jane
Inutile, chère madame. J’ai été blessée trop profondément. Je comprends qu’à un homme habitué aux faveurs des plus grandes dames, à ce qu’on m’a dit, depuis notre séparation, car on a toujours des amis pour vous dire ces choses-là, une petite niaise comme moi ait paru ennuyeuse et insuffisante. J’excuserais peut-être qu’il m’eût négligée pour une personne d’un mérite supérieur au mien, ce qui n’eût certainement pas été difficile à trouver ; niais pour la personne dont il s’agit, franchement, je valais mieux que cela, et tout en moi se révolte encore sous un pareil souvenir. Je ne sais pas si d’autres femmes pardonnent ces sortes de choses, mais je ne les pardonne pas, car ce n’est ni de la colère, ni du mépris, c’est du dégoût que cette conduite m’inspire.
Madame Leverdet
Vous ne connaissez pas les hommes. Votre mari vous aimait peut-être alors et vous aime certainement aujourd’hui. Tout le monde a été de votre avis et a pris fait et cause pour vous… Les femmes, par esprit de corps, les hommes, par calcul ; ils espèrent toujours gagner quelque chose à ces catastrophes ; mais au bout d’un certain temps, les femmes se lassent d’admirer une de leurs semblables, les hommes de plaindre une jeune et jolie femme sans bénéfice pour eux. Il ne reste plus alors qu’une femme séparée de son mari, ce qui est toujours un fait anormal, regrettable dans noire société, et peu à peu la réaction se fait. La faute du mari, avec le temps, devient une peccadille qui ne méritait peut-être pas tant de bruit, et la rigueur prolongée de la femme, surtout lorsque le mari fait les premières tentatives de rapprochement, ne s’explique plus aussi bien. On lui cherche alors une raison à côté, et si l’on n’en trouve pas, on en suppose.
Jane
Ernest est là ?…
Madame Leverdet
Non, mais cela viendra fatalement. En attendant, vous vivez dans une véritable servitude, toutes les portes et toutes les fenêtres ouvertes, sous la surveillance de la haute opinion. Vous ne pouvez ni voyager, ni recevoir, ni rester seule, sans qu’on se demande pourquoi je propose l’action la plus simple. On vous jalouse, on vous épie, et à la moindre imprudence, on se vengera de vos deux années d’existence irréprochable. Croyez-moi, pardonnez, il est temps !
Jane
Non !
Madame Leverdet
Vous avez tort ! De deux choses l’une : ou vous n’avez jamais aimé que M. De Simerose, et, dans ce cas, il est bien facile de l’aimer encore et de lui pardonner en sautant bravement par-dessus votre orgueil ; ou vous ne l’aimez décidément plus ; dans ce cas, si le mari vous est indifférent, bénéficiez au moins du mariage, et maintenant que vous en avez eu les chagrins, acceptez-en les privilèges.
Jane
Que voulez-vous dire ?
Madame Leverdet
Du jour où M. De Simerose sera rentré dans votre maison, personne ne regardera plus ce qui s’y passe. C’est au mari que le monde confie la garde de sa femme, et tant qu’il ne dit rien, le monde n’a rien à dire. Les liens de l’épouse sont la liberté de la femme.
Jane
Pardonnez-moi de n’être pas de votre avis, chère madame, mais d’abord on peut ouvrir chez moi les portes et les fenêtres, je ne crains pas les courants d’air. Je livre même les trous de mes serrures si l’on y tient. Je garde la position qu’on m’a faite… malgré moi, et, entre nous, je la trouve bonne… Je n’ai pas d’enfants, je suis riche, je suis libre, je crois ne devoir compte de mes actions qu’à moi-même. Cependant si le monde trouve, malgré tout, à blâmer dans ma conduite et vous a chargée, chère madame, de me le dire, dites-le-moi clairement… Je sais à quoi m’en tenir sur son compte, et je n’ai pas plus besoin de lui qu’il n’a besoin de moi. Je comprends qu’une femme n’affiche pas sa faute au grand jour quand elle en commet une, j’aimerais cependant encore mieux savoir la mienne connue de la terre entière, si j’étais coupable, que de l’escamoter sous des hypocrisies conjugales. Cette manière de voir n’est peut-être pas selon les habitudes françaises, mais, vous le savez, je suis un peu sauvage.
Madame Leverdet
N’en parlons plus, ma chère enfant. Il y a, dans nos appréciations des choses, la différence de nos âges. Je vois de vingt ans plus haut que vous… J’aimerais mieux voir de votre place, mais un jour vous reconnaîtrez que je devais vous parler comme je l’ai fait. Du reste, personne ne vous attaque, rassurez-vous ; seulement vos amis dont je suis, voudraient vous savoir aussi heureuse que vous méritez de l’être, et l’occasion était bien tentante…
Jane
Comment ?
Madame Leverdet
Venez-vous me demander à dîner ?…
Jane
À moins que vous n’ayez beaucoup de monde ; je suis un peu fatiguée de la route.
Madame Leverdet
Je n’ai que des amis… M. De Chantrin…
Jane
Il a toujours sa barbe ?
Madame Leverdet
Toujours… M. De Ryons que vous venez de voir, M. De Montègre à qui j’ai promis de vous le présenter quand vous seriez de retour.
Jane d’un air distrait
Je l’ai déjà vu deux ou trois fois chez sa sœur.
Madame Leverdet
Mais vous ne l’avez jamais reçu ?
Jane
Jamais.
Madame Leverdet
Mademoiselle Hackendorf, qui viendra probablement nous voir dans la soirée. Je voulais l’avoir à dîner, mais elle est si recherchée quand elle traverse Paris…
Jane
Toujours belle ?…
Madame Leverdet
Toujours ;… M. Des Targettes que mon mari est allé chercher…
Jane
J’avais oublié de vous demander de ses nouvelles.
Madame Leverdet, d’un air distrait
Je crois qu’il a été un peu souffrant.
Jane
Vous n’en êtes pas sûre ?
Madame Leverdet
Non… Nous le voyons beaucoup moins… Enfin…
Jane
Enfin ?…
Madame Leverdet
Devinez.
Jane
Comment voulez-vous ?…
Madame Leverdet
M. De Simerose.
Jane
Mon mari ?
Madame Leverdet
Lui-même.
Jane
Ah ! vous avez donc décidément passé dans le camp ennemi en mon absence ?
Madame Leverdet
Non… mais j’entrevoyais une réconciliation possible dont j’aurais été fière et heureuse d’être l’instrument. Je l’ai invité à dîner. Cela se trouve justement aujourd’hui. Accusez le hasard, mais non pas moi… Savez-vous ce qu’il y aurait de mieux à faire ?
Jane
Dites.
Madame Leverdet
Restez ici… Laissez entrer M. De Simerose, donnez-lui la main, comme si vous vous étiez quittés il y a deux jours, dînez avec lui, et allez-vous-en tous les deux ensuite bras dessus bras dessous sans explication, ce sera tout ce qu’il y aura de plus spirituel au monde.
Jane
Oui, ce sera spirituel, aujourd’hui, mais demain ?…
Madame Leverdet
Non, alors ?
Jane résolument
Non !
Madame Leverdet
Vous m’en voulez.
Jane
Je ne vous en veux pas. Mais à une condition.
Madame Leverdet
Dites.
Jane
Vous ne dînerez pas chez vous aujourd’hui.
Madame Leverdet
Et mes invités ?
Jane
Vous les amènerez dîner chez moi, je les recevrai avec plaisir.
Madame Leverdet
Tous ?…
Jane
Excepté un.
Madame Leverdet
Folle ! Je vous reconnais bien là.
Jane
C’est mon ultimatum.
Madame Leverdet
On fera ce que vous voulez.
Jane
Alors je rentre et je fais tout disposer pour vous recevoir… Voulez-vous bien demander mon châle et mon chapeau.
Madame Leverdet sonne.
Scène IV
Des Targettes, qui est entré
Bonjour, comtesse.
Jane
Vous m’avez fait peur.
Des Targettes
Comment allez-vous ?
Jane
À merveille !
Des Targettes
Oh ! je suis bien heureux de vous voir.
Jane
Mais vous n’en paraissez pas étonné.
Des Targettes
Je savais que vous étiez là.
Jane
Qui vous l’avait dit ?
Des Targettes
Toutes les fois que je viens ici, je demande toujours qui s’y trouve ; on y reçoit des gens si ennuyeux. Quand j’ai su que c’était vous…
Jane
Vous êtes entré tout de même… c’est bien aimable de votre part. Vous allez mieux ?…
Des Targettes
Vous savez donc que j’ai été malade ?
Jane
Madame Leverdet vient de me dire…
Madame Leverdet
Que je le supposais, n’ayant pas vu M. Des Targettes depuis huit jours.
Des Targettes
J’ai été un peu souffrant en effet, mais je vais mieux.
Jane
Alors je pars tranquille… à tantôt… ne vous dérangez pas, mon domestique est là. Elle sort.
Scène V
Des Targettes, à qui Madame Leverdet ne parle pas
C’est ainsi que vous recevez les gens ?
Madame Leverdet
Comment voulez-vous que je vous reçoive ? Vous entrez chez moi, vous ne me saluez même pas. Vous me devriez bien quelques égards, surtout devant une étrangère.
Des Targettes
À ce compte-là, vous me devez bien quelques égards aussi, et lorsque je suis malade, de ne pas me laisser huit jours sans envoyer savoir de mes nouvelles ; si vous appelez ça de l’amitié !…
Madame Leverdet
J’ignorais que vous fussiez malade.
Des Targettes
Ça n’était pas difficile à deviner cependant… et la preuve, c’est que vous l’avez dit à la comtesse.
Madame Leverdet
Qu’est-ce que vous avez eu ?
Des Targettes
J’ai eu ma sciatique.
Madame Leverdet
Avez-vous vu un médecin ?
Des Targettes
Évidemment… c’est toujours par cette bêtise-là qu on commence.
Madame Leverdet
Qu’est-ce qu’il a dit ?
Des Targettes
Qu’est-ce que vous voulez qu’il dise ? il m’a purgé, mais tout cela me fatigue beaucoup.
Madame Leverdet
Enfin vous allez mieux !
Des Targettes
Il paraît. C’est égal, je serais mieux de savoir pourquoi je n’ai pas entendu parler de vous.
Madame Leverdet
D’abord, il ne serait guère convenable que j’allasse dans votre maison.
Des Targettes
Vous pouvez y venir avec votre fille, puisque je suis son parrain.
Madame Leverdet
Elle a ses professeurs tous les jours et toute la semaine a été prise par des détails de ménage, des confitures, des lessives.
Des Targettes
À la bonne heure ; voilà des raisons ! Mais vous pouviez envoyer M. Leverdet.
Madame Leverdet
Il est chez vous.
Des Targettes
C’est bien heureux.
Madame Leverdet
Ah ! vous êtes mal disposé aujourd’hui.
Des Targettes
Vous comprenez bien que cet état de choses ne peut durer.
Madame Leverdet
Vous savez ce que je vous ai dit : faites tout ce que vous croirez devoir faire.
Des Targettes
Je profiterai de la permission.
Madame Leverdet
Vous en avez déjà profité, je crois.
Des Targettes
Peut-être.
Madame Leverdet
Pourquoi n’est-ce pas encore fait ?…
Des Targettes
Patience, cela se fera.
Madame Leverdet
Personne ne le souhaite plus vivement que moi.
Des Targettes
Parce que ?…
Madame Leverdet
Parce que je voudrais vous voir heureux.
Des Targettes
Vous êtes bien bonne.
Madame Leverdet
Vous venez dîner avec nous ?
Des Targettes
Oui !
Madame Leverdet
Nous dînons chez la comtesse, mais vous êtes invité,
Des Targettes
Est-ce que vous avez renvoyé votre cuisinière ?
Madame Leverdet
Non.
Des Targettes
Je vous en avais priée, cependant.
Madame Leverdet
M. Leverdet est habitué à elle.
Des Targettes
Je lui en fais mon compliment. Moi, je suis malade les lendemains des jours où je dîne ici. M. Leverdet va-t-il rentrer ?
Madame Leverdet
Oui.
Des Targettes
Je vais l’attendre, si vous le permettez… il faut que je lui parle.
Madame Leverdet
À propos de la cuisinière ?
Des Targettes
Peut-être. À quelle heure rentrera-t-il ?
Madame Leverdet
À quatre heures… Voulez-vous des journaux ?…
Des Targettes
Merci.
Madame Leverdet
Vous permettez ?…
Des Targettes
Faites…
Madame Leverdet, sortant avec un soupir
Ah !
Des Targettes, seul
Tout va comme sur des roulettes… Des Targettes, mon ami, je suis content de toi.
ACTE II
Chez madame De Simerose. Boudoir. Serre au fond
Scène I
De Ryons
Je ne sais pas comment on dîne chez Madame Leverdet, mais j’ai admirablement dîné ici.
Des Targettes
On mange très-mal chez les Leverdet. Depuis quelque temps, la maison se perd. C’était cependant une des bonnes tables de Paris. N’est-ce pas, De Montègre ?…
De Montègre
Oui, je crois …
Des Targettes
On peut dire que vous êtes distrait, vous, aujourd’hui !…
De Montègre
Je vous demande pardon, je pensais à autre chose.
Des Targettes
C’est ce qui arrive ordinairement quand on est distrait.
De Ryons
Observation fine !…
Des Targettes
C’est égal, le vin de la comtesse est de premier ordre. Si je m’étais séparé de ma femme, ayant du vin comme celui-là, j’aurais emporté mon vin !
De Ryons
Moi, j’aurais gardé ma femme. À propos de femme… s’interrompant. Voulez-vous un cigare, monsieur De Montègre ?…
De Montègre
Merci, monsieur !
De Ryons
Vous ne fumez jamais ?…
De Montègre
Si, quelquefois, mais pas aujourd’hui.
De Ryons
À propos de femme, qu’est-ce que vous alliez donc faire, hier matin, à neuf heures, du côté de la rue Bayard et de la rue François-Premier, dans le quartier des braves. Vous couriez comme un cerf chassé qui aperçoit un étang ?
Des Targettes
J’avais peur de me refroidir…
De Ryons
Parce que ?…
Des Targettes
Parce que je revenais de la gymnastique.
De Ryons
Vous faites donc de la gymnastique ?
Des Targettes
Tous les deux jours.
De Ryons
Depuis quand ?…
Des Targettes
Depuis trois mois.
De Ryons
Alors, vous levez des haltères, vous grimpez aux mâts et vous vous pendez à des trapèzes ?
Des Targettes
Comme vous le dites.
De Ryons
Vous faites ces exercices-là tout seul ?
Des Targettes
Non, avec les autres enfants.
De Ryons
Des petits garçons !
Des Targettes
Et des petites filles aussi.
De Ryons
Est-ce que vous avez un maillot ?
Des Targettes
Non.
De Ryons
J’irai vous voir travailler.
Des Targettes
Venez !
De Ryons
Et pourquoi faites-vous ce métier-là ?
Des Targettes
Mais pour ma santé, mon cher… j’étais tout à fait bas ; mon médecin m’a conseillé la gymnastique, je n’ai qu’à m’en louer. Tâtez mon bras.
De Ryons, après avoir tâté
C’est merveilleux !
Des Targettes
Et vous avez vu fonctionner mes jambes. Vous me croirez si vous voulez, il y a des jours où j’ai vingt ans.
De Ryons
Et les autres jours ?
Des Targettes
De trente à quarante au plus.
De Ryons
Et la sciatique ?
Des Targettes
J’en ai eu une… mais elle a disparu ; seulement je m’en sers encore quand je suis quelque temps sans venir dans une maison où je venais souvent, chez les Leverdet, par exemple, j’ai ma sciatique !
De Ryons
Je comprends alors que, tout en buvant son vin, vous fassiez la cour à la comtesse, car vous avez été très-galant avec elle à table.
Des Targettes
Si elle voulait !… à une femme comme elle, il faudrait un homme comme moi. Je suis très-gentil avec les femmes, moi. Je la trouve charmante, et vous, De Montègre ?…
De Montègre
Moi aussi, mais j’espère et je crois que madame De Simerose est et restera une honnête femme. C’est ce qu’on peut lui souhaiter de mieux, surtout chez elle.
Des Targettes
On plaisante, puritain, on plaisante ; du reste ce n’est pas mon genre de femmes !
De Ryons
Nous y voilà. Laissez trois hommes ensemble après le dîner, vous pouvez être sûr que la conversation va tomber sur les femmes et que ce sera le plus vieux qui commencera. Eh bien, voyons, comment aimez-vous les femmes ?…
Des Targettes
Je les aime brunes, pas trop grandes, un peu grasses, avec le nez retroussé.
De Ryons
Les boulottes ?
Des Targettes
Voilà.
De Ryons
Avec quoi on faisait les grisettes ?
Des Targettes
Justement !
De Ryons
Est-ce assez commun !…
Des Targettes
Ne dites pas de mal des grisettes… mon cher. La race en a disparu ; c’est malheureux ; elles étaient charmantes et pleines de cœur. En 1832-33, y en avait-il, mon Dieu !… Vous êtes trop jeunes vous deux, vous n’avez pas connu ça ; mais il y avait, entre autres, un magasin de lingerie, rue du Mont blanc, qui était une pépinière de jolies filles.
De Ryons
Chez madame Saint-Armand.
Des Targettes
Comment ? vous l’avez connue ?…
De Ryons
Je connais toutes les femmes passées, présentes et à venir. Mon oncle, vieux garçon, qui était mon tuteur, me menait partout avec lui dès l’âge de douze ans, et il aimait beaucoup ce genre de monde. Songez donc que mon premier amour a été Éléonore, en 42.
Des Targettes
Est-ce possible !… la veuve des quatre Adolphe ?
De Ryons
Je filais du collège pour aller la voir, et je vendais mes dictionnaires à la mère Mansut, rue Saint-Jacques, pour lui porter des bouquets de violettes ; je lui faisais des vers, par dessus le marché… Elle m’a pris ma montre…
Des Targettes
42 ? Oui, on prenait déjà les montres. Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
De Ryons
Elle a découvert mon adresse, et il y a deux ans, un beau matin…
Des Targettes
Vous appelez cela un beau malin ?
De Ryons
Elle est venue me voir.
Des Targettes
Pour vous rapporter votre montre ?
De Ryons
Pour me demander quelques louis. Est-ce assez triste, quand, à trente-trois ans, on voit déjà revenir du fond de son passé une créature qu’on a connue belle, élégante, rieuse, maintenant ridée, blanchie, vêtue, Dieu sait comme, vous parlant de mont-de-piété, de misère et de maladie, et vous demandant, avec un vieux sourire confidentiel, de quoi dîner pendant deux ou trois jours, elle et quelquefois un autre avec elle. Ah ! mauvaise jeunesse ! Et vous, quelles ont été vos premières amours ?
Des Targettes
Celles de Louis XIV ! une gouvernante… Et vous, De Montègre, avez-vous eu plus de chance que nous ?
De Montègre
Moi, messieurs ?
De Ryons
J’ai idée que oui !
De Montègre
D’où vous vient celle idée très-flatteuse pour moi, monsieur ?
De Ryons
De ce que vous n’avez pas été élevé comme nous, c’est visible. Je suis sûr que vous n’avez pas aimé avant vingt ou vingt et un ans ?
De Montègre
Vingt-deux.
De Ryons
C’est admirable ! Vous devez être né dans un pays de montagnes ?
De Montègre
Dans le Jura.
Des Targettes
Mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
De Ryons
C’est très-joli, ça !
Des Targettes
Il faut bien rire… Ah l voilà le café !… Ces dames ne nous oublient pas !
De Ryons, à De Montègre
Vous êtes infatigable chasseur ?
De Montègre
Comme tous les montagnards.
De Ryons
N’avez-vous pas des névralgies ?
De Montègre
Atroces.
De Ryons
Eh bien, ça doit être joli quand vous êtes amoureux !
De Montègre
Vous croyez ?
De Ryons
Vous étiez né pour être cuirassier !
De Montègre
Ce qui veut dire ?
De Ryons
La nature, grande faiseuse d’embarras est beaucoup moins prodigue qu’elle veut le paraître. Elle a donc deux ou trois moules où elle jette les hommes peut-être au hasard, et à quelques nuances près, tous les hommes sortis du même moule se ressemblent !
De Montègre
Alors, moi, monsieur ?…
De Ryons
Les cheveux abondants, le teint ambré, la voix sonore et métallique, frappant les mots comme des médailles, les yeux bien encaissés sous le sourcil et tenant bien au cerveau, des muscles d’acier, un corps de fer, toujours au service de l’âme, enthousiasmes rapides, découragements immenses, contenus dans une minute et où l’âme se renouvelle tout à coup, voilà, les caractères principaux de la race à laquelle vous appartenez.
De Montègre
Et c’est pour cela que j’aurais dû être cuirassier ?
De Ryons
Oui, les hommes de cette constitution ont besoin de se dépenser dans une carrière de luttes. C’est parmi eux que Dieu choisit les grands capitaines, les grands orateurs, les grands artistes. Quand ils restent dans la vie commune, il leur faut reporter leur trop plein d’activité sur quelque chose, sous peine d’éclater. C’est l’amour alors qui se charge de la besogne, et comme ces hommes n’ont pas été César, Michel-Ange ou Mirabeau, ils sont Othello, Werther ou Desgrieux.
De Montègre
Vous m’effrayez.
De Ryons
Sincèrement, quand vous avez été amoureux et que tout n’allait pas à votre gré, n’avez-vous jamais pensé aux moyens extrêmes ?
De Montègre
Quelquefois.
De Ryons
Le cuirassier qui portait la main à son sabre ! Eh bien… croyez-moi, le jour où vous aurez un grand chagrin, ne touchez pas une carte pour vous distraire, ne buvez pas un verre d’eau-de-vie pour vous étourdir, vous deviendriez ivrogne ou joueur. Les hommes comme vous n’ont pas de mesure dans la passion. En attendant, vous n’êtes pas à plaindre : vous serez amoureux jusqu’à quatre-vingts ans, et toujours de la même manière.
Des Targettes
Et toujours de la même femme ?…
De Ryons
Non, mais chaque fois que M. De Montègre sera amoureux d’une femme nouvelle, il croira aimer pour la première fois et en avoir pour toute sa vie. Il aimera toujours les femmes, et il ne les connaîtra jamais.
De Montègre
Vous êtes un physiologiste, monsieur.
Des Targettes
Vous connaissez donc aussi les hommes, vous ?
De Ryons
C’est si facile.
Des Targettes
Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ?
De Ryons
Il faut fréquenter beaucoup les femmes. Aussi, M. De Montègre ne doit-il ni admirer ma science, ni se blesser de ma familiarité. D’abord, nous avons été au collège ensemble. Vous étiez externe, et je vous vois encore, arrivant un des premiers, accompagné de votre précepteur…
De Montègre
L’abbé Revel. Je vous demande pardon, monsieur, de ne vous avoir pas reconnu.
De Ryons
S’il fallait reconnaître tous ses anciens camarades de collège on n’en finirait pas, et c’est rarement parmi eux qu’on choisit ses amis.
De Montègre, lui tendant la main
N’importe ! Voulez-vous que nous profitions de l’antécédent.
De Ryons
Comme il vous plaira… Et puis, j’ai beaucoup entendu parler de vous depuis cette époque.
De Montègre
Par qui ?
De Ryons
Par une femme.
Des Targettes
Nommez-la, mon cher ; De Montègre est tellement sournois, que nous n’avons jamais connu aucun de ses amours.
De Montègre
J’espère que monsieur De Ryons…
De Ryons
Je ne nommerai personne… quoiqu’à la rigueur cela ne compromettrait pas beaucoup cette dame dont le petit nom était Fanny.
De Montègre
Ah ! c’est elle !
De Ryons
Quelle ravissante personne !
De Montègre
Quelle coquine !
De Ryons
Vous voilà bien dans votre caractère, vous lui en voulez de vous être trompé sur elle. Toutes les femmes seraient des coquines à ce compte-là. Dès que nous aimons une femme… nous voulons qu’elle n’ait jamais regardé personne avant de nous connaître. C’était à elle de prévoir l’honneur que nous lui ferions un jour. Nous ne nous disons pas que si elle élit aussi honnête que nous la voulons, elle nous aurait envoyé promener dès les premiers mots de notre cour. Alors, ce sont, du matin au soir, les questions les plus saugrenues : à propos d’un individu qu’elle a salué, d’une lettre qu’elle a reçue, d’un bijou qu’elle porte, d’une date qu’elle se rappelle, questions auxquelles l’infortunée répond de son mieux. Enfin, comme elle ne saurait être partout, nous finissons par savoir quelque chose. Nous voilà bien avancés. Nous avons cassé notre joujou, nous voyons ce qu’il y avait dedans. Belle découverte ! et nous disons : C’était une coquine ! Mais non ! c’était tout simplement une femme, et qui nous aimait peut être ! Seulement, nous lui demandions la seule chose qu’elle ne pouvait pas nous dire : La vérité.
De Montègre
Soit ! Mais on n’en est pas moins malheureux !…
De Ryons
Et c’est justice… Pourquoi demander de la vertu à des femmes qui ne cherchent que le plaisir ou l’amour tout au plus. Aussi, le jour où elles ont assez de nous, comme elles ouvrent tranquillement le tiroir où le remords, l’opinion du monde, le respect des enfants, tous les grands mots enfin attendent plies avec du poivre et du camphre, comme des vêtements d’hiver, la saison où il est bon de les remettre !…
Des Targettes
Ah ! que c’est vrai, mon cher !…
De Ryons
Je croyais que vous dormiez.
Des Targettes
Pas encore.
De Ryons, à De Montègre
M’a-t-elle assez parlé de vous !!…
De Montègre
Où donc ? Vous ne veniez pas chez elle !…
De Ryons
Vous n’y laissiez venir personne ; mais elle venait chez moi !
De Montègre
Où demeuriez-vous ?
De Ryons
Rue de la Paix !…
De Montègre
N°9.
De Ryons
Justement.
De Montègre
Je l’y ai conduite bien des fois !
De Ryons
Je le sais, et je vous en remercie !…
De Montègre
Elle allait, disait-elle, chez sa couturière.
De Ryons
De vingt-cinq à quarante ans^ un homme intelligent doit toujours demeurer dans la maison d’une couturière ou d’un dentiste.
Des Targettes
Oh ! quel café, Messieurs !
De Ryons
Sans rancune !…
De Montègre
Ah ! elle m’a fait souffrir !… et que de choses j’ai trouvées dans son passé, quand j’y suis enfin descendu !…
De Ryons
Le passé des femmes, c’est comme les mines de houille, il ne faut pas y descendre avec une lumière, ou gare l’éboulement ! Ne regrettez rien cependant, vous avez aimé !… qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! comme a dit le poète. Maintenant, disposez de ma vieille expérience, le cas échéant ; mes consultations sont gratuites et ma maison est connue pour sa discrétion.
De Montègre
Heureusement, je suis guéri !…
De Ryons
Il y a des rechutes !… À Des Targettes.Et vous, quand partez vous ?
Des Targettes
Demain. Vous savez donc ?
De Ryons
Qu’il est question d’un mariage pour vous en province.
Des Targettes
Figurez-vous ?… Ah ! voilà ces dames.
Scène II
Jane
Nous permettez-vous, messieurs, d’entrer chez vous ? puisque, à ce qu’il paraît, c’est à nous de venir vous rejoindre.
De Montègre
Nous nous disposions à aller vous retrouver, madame.
Jane
Ou plutôt, vous étiez tout aux charmantes choses que devait dire M. De Ryons, et que nous regrettons de n’avoir pas entendues, si toutefois tout le monde pouvait les entendre. Mais nous avons clé dédommagées par M. Leverdet, qui nous a fait un cours d’astronomie des plus intéressants. On aurait cru entendre Fontenelle.
De Montègre
Nous avons simplement renouvelé connaissance, M. De Ryons et moi, madame ; nous nous trouvons être d’anciens camarades de collège.
Jane
C’est une raison, et je m’en contente pour moi, mais non pour Mademoiselle Hackendorf, qui, n’ayant pas trouvé Madame Leverdet chez elle, a eu la bonne pensée de venir la trouver chez moi et de rester avec nous. Ce n’est pas la peine d’être la plus belle personne de Paris pour être délaissée de la sorte.
Mademoiselle Hackendorf
J’accepte le compliment, parce que nous sommes à la campagne.
De Ryons
Et qu’il est fait par une femme.
Jane
Qui pense ce qu’elle dit, monsieur, par le plus grand des hasards.
Des Targettes
Vous n’êtes décidément pas dans les papiers de la bourgeoise.
De Ryons
Avec moi, ça commence toujours ainsi.
De Montègre, à Mademoiselle Hackendorf, après avoir hésité un moment
Votre santé est bonne, mademoiselle ?…
Mademoiselle Hackendorf
Très-bonne, monsieur, je vous remercie.
De Montègre
Vous arrivez de voyage !
Mademoiselle Hackendorf
J’étais à Bade.
Des Targettes
Et vous allez maintenant ?
De Ryons
À Ostende.
Mademoiselle Hackendorf
Et comment le savez-vous, monsieur mon ennemi ?
De Ryons
Vous faites la même chose tous les ans. Paris, Florence, Bade et Ostende. C’est réglé comme le passage des cailles.
Mademoiselle Hackendorf
Allez, ne vous gênez pas. Qu’est-ce que vous avez encore à me dire ?
De Ryons
Que je suis toujours heureux quand je vous vois.
Mademoiselle Hackendorf
Parce que ?
De Ryons
Parce que j’aime tout ce qui est beau, et que vous êtes une des merveilles de la création.
Mademoiselle Hackendorf
Merci, mon bon monsieur, combien faut-il vous rendre ?…
De Ryons
Vous savez bien que vous êtes jolie ; et vous en êtes bien contente.
Mademoiselle Hackendorf
Oui ! mais quel malheur, n’est-ce pas, que je sois si bête ?…
De Ryons
Vous n’êtes pas bête du tout ! C’est même extraordinaire, étant jolie comme vous l’êtes, que vous ne soyez pas insupportable ; vous l’avez été.
Mademoiselle Hackendorf
Ah !
De Ryons
Mais maintenant vous êtes charmante, je vous étudie depuis quelque temps, et je suis très-content de vous.
Mademoiselle Hackendorf
Allons, tout va bien.
De Ryons
Et monsieur votre père, le verrons-nous ce soir ?
Des Targettes
Il est magnifique ! Il a l’air d’être chez lui.
Jane
Un peu trop.
Mademoiselle Hackendorf
Il m’a promis de venir me chercher, mais ce n’est pas certain, il m’oublie facilement quand il est chez le baron.
Jane
Chez quel baron ?…
Mademoiselle Hackendorf
Est-ce qu’il y en a deux ?
Leverdet
S’il ne vient pas, je vous reconduirai.
Mademoiselle Hackendorf
À quoi bon vous déranger ? Je suis tout habillée pour aller le retrouver là. Il m’enverra toujours ma voilure, et ce n’est pas loin d’ici.
Jane
N’importe, je ne veux pas que vous vous en alliez seule.
Mademoiselle Hackendorf
J’en ai tellement l’habitude.
De Chantrin
Et cette habitude étonné tout Paris, vous le savez, mademoiselle.
Mademoiselle Hackendorf
Ce qui prouve, une fois de plus, qu’il faut bien peu de chose pour étonner la ville qui se dit la plus intelligente du monde.
De Chantrin
Ce n’est pas dans nos mœurs Et nos jeunes filles françaises…
Mademoiselle Hackendorf
Vos jeunes filles françaises ont probablement, quand elles sortent, des diamants plein leur poche, et elles tremblent d’être dévalisées à tous les coins de rue. Aussi, on ne les quitte pas d’un instant : père à droite, mère à gauche, frère devant, oncle derrière, gouvernantes tout autour. Dans notre simple Allemagne, on ne se donne pas tant de peine, on nous confie à nous-mêmes, et je ne changerai pas nos bonnes habitudes pour les Parisiens ; je suis trop vieille maintenant.
De Chantrin
Trop vieille est adorable… Après tout, les Anglaises aussi…
De Ryons, l’interrompant
Vous êtes dans le vrai. Vous êtes belle, vous êtes millionnaire, tout vous est permis.
Jane
Vous vous êtes dévoué pour nous tout à l’heure en nous tenant compagnie, Monsieur De Chantrin, nous vous rendons votre liberté. Si vous voulez fumer votre cigare, le jardin est à vous.
De Chantrin
Vous êtes mille fois trop bonne, madame, je ne fume jamais.
Jane
Comment avez-vous pu échapper à la contagion du cigare ?
De Chantrin
Mon Dieu ! madame, je ne me ferai pas plus fort que je ne suis. J’ai fumé, j’ai fumé ; mais vous l’avouerai-je ? je n’ai pas trouvé la chose aussi agréable qu’on me l’avait dit. Puis, ma mère, qui était essentiellement femme du monde, et comme telle, vous le comprenez mieux que personne, mesdames, avait le parfum du cigare en horreur ? si c’est là un parfum ? m’avait positivement interdit d’entrer chez elle après avoir fumé, car j’avais un désavantage que beaucoup d’hommes n’ont pas ; en effet, portant toute ma barbe, je ne pouvais plus me défaire de cette vilaine odeur de tabac, et malgré tous les soins possibles, après avoir fumé de simples cigarettes, vous savez, mesdames, de ces petits papyrus que les dames elles-mêmes fument accidentellement et qui sont plus un plaisir des yeux et un amusement des lèvres qu’une jouissance du goût ; eh bien ! une simple cigarette me faisait dire par ma mère, lorsque je venais prendre congé d’elle le soir, comme c’était l’habitude dans notre famille, et, du reste, dans toutes les vieilles familles où la tradition du respect filial s’est conservée, et il y en a encore beaucoup, heureusement ? quoi qu’on en dise ? me faisait dire par ma mère : Théogène, avouez que vous avez encore fumé, malgré ma défense. Je l’avouais, et elle me pardonnait, car elle était bonne ; mais je voyais bien que je lui faisais de la peine, et ma mère était tout pour moi ; j’ai donc fini par renoncer, je ne dirai pas à une habitude, car ce n’en était pas arrivé là ; mais à une distraction qui renfermait tant d’inconvénients, et je n’ai eu qu’à m’en louer, pour ma santé d’abord, et pour mes rapports sociaux ensuite, car je préfère, je l’avoue, la causerie intime avec des femmes d’esprit et de goût, comme celle que nous avons eue tout à l’heure, à tous les autres plaisirs ; aussi, à cause de cela, mes amis se moquent-ils de moi.
Leverdet, à Balbine qui écoute encore, la bouche ouverte
Ferme la bouche, c’est fini.
Jane
C’est à cause de cela que vos amis se moquent de vous !…
De Chantrin
Oui, madame.
Jane
Ils ont tort, et vous seriez resté à fumer avec ces messieurs, que je ne vous en aurais pas voulu.
De Ryons
Il a parlé trois minutes, on aurait eu le temps d’aller à Asnières.
Leverdet
Et dire qu’il a suivi mon cours !… Le père de ce garçon-là était cependant un homme de beaucoup d’esprit. Les fils tiennent des mères. Il tient de son excellente mère, qui étai t si essentiellement femme du monde !… Mais n’en disons pas trop de mal devant Mademoiselle Hackendorf.
De Ryons
C’est le fiancé actuel.
Leverdet
Il paraît.
Mademoiselle Hackendorf
Nous ferons bien sur une cheminée tous les deux, en pendants, n’est-ce pas ?
Leverdet
Balbine !
Balbine
Papa.
Leverdet
À quoi penses-tu ?
Balbine
À rien, papa.
Leverdet
Eh bien, prends une tapisserie ou mets-toi au piano, occupe-toi enfin et ne reste pas plantée comme un héron. Tu sais que j’ai horreur de l’inaction, j’aime mieux les gens qui font mal que les gens qui ne font rien.
Jane
Chante-t-elle toujours ?
Leverdet
Toujours.
Jane
Alors elle nous chantera son grand morceau ce soir.
De Chantrin
Ah, vous chantez, mademoiselle. Oh ! la musique…
Leverdet
Le voilà qui chauffe pour un nouveau départ.
Jane à Leverdet
Voici votre partenaire. Des Targettes entre. Et vous avez là tout ce qu’il vous faut !…
Leverdet, à Des Targettes
Eh bien ! et ce bezigue ?
Des Targettes
Toujours le bezigue ! Je commence à en avoir assez !…
Leverdet
Qu’est-ce que vous voulez de mieux à notre âge
Des Targettes
J’étais en train de faire la cour aux femmes !…
Leverdet
C’est très-mauvais pendant la digestion. Allons, asseyez-vous là ; vous aurez le temps après le thé.
Des Targettes
Mais pourquoi donc Madame Leverdet est-elle partie de si bonne heure ?
Leverdet
Elle avait à causer ce soir avec M. De Simerose.
Jane à Mademoiselle Hackendorf
Et alors M. De Montègre ?
Mademoiselle Hackendorf
Eh bien, M. De Montègre a cru un moment être amoureux de moi, il m’a fait une espèce de cour, et un beau jour il a disparu et je n’ai plus entendu parler de lui. C’est pour cela qu’il était si embarrassé tout à l’heure en me revoyant ; il se figure peut-être que je lui en veux. Il se trompe ; il est plein de qualités, mais il a pour moi le défaut le plus horrible, il ne me plaît pas !
Jane
Qui est-ce qui vous plaît ?
Mademoiselle Hackendorf
Personne. Aussi, j’ai résolu de ne pas me marier. Je ne serai jamais plus heureuse que je ne suis. Mon père et moi, nous faisons tout ce que je veux. L’état d’homme est certainement le plus agréable. Une fille riche qui ne se marierait pas, finirait par devenir un homme. J’ai grande envie d’essayer. Ce serait d’un bon exemple !
Jane
Et M. De Ryons ?…
Mademoiselle Hackendorf
M. De Ryons ?
De Ryons, qui a entendu
Vous me faites l’honneur de me parler, mademoiselle ?
Mademoiselle Hackendorf
Non, nous ne vous parlons pas, nous parlons de vous.
De Ryons
Alors je me retire…
Mademoiselle Hackendorf
C’est inutile. On ne dit que des choses à votre éloge, car j’allais répondre à madame qui me questionnait à ce sujet que vous êtes le seul de tous les gens à marier que je connais qui ne m’ait jamais demandée en mariage.
De Ryons
Pour me faire mettre dans le salon des refusés, merci. Je sais que votre père ne veut pour gendre qu’un prince.
Mademoiselle Hackendorf
Ambition de père millionnaire qui rêve toujours un trône pour sa fille, surtout en Allemagne où il y a tant de fauteuils qui ressemblent à des trônes. Il s’en est présenté, des princes, ils ont tous emprunté, l’un dans l’autre, une vingtaine de mille francs, et on n’a plus entendu parler d’eux.
De Ryons
C’est pour rien. Alors, la petite noblesse est admise.
Mademoiselle Hackendorf
Parfaitement.
De Ryons
Si j’avais su cela !
Mademoiselle Hackendorf
Qu’est-ce que vous auriez fait ?
De Ryons
Je vous aurais demandée.
Mademoiselle Hackendorf
Il est encore temps.
De Ryons
Vrai ?
Mademoiselle Hackendorf
Oui.
De Ryons
Vous ne parlez que dans huit jours ?
Mademoiselle Hackendorf
Samedi.
De Ryons
À quelle heure fait-on les demandes ?
Mademoiselle Hackendorf
De deux à quatre heures.
De Ryons
Tous les jours ?
Mademoiselle Hackendorf
Tous les jours, excepté le dimanche et les jours de fête.
De Ryons
Par où entre-t-on ?
Mademoiselle Hackendorf
Par la caisse.
De Ryons
Demain, de deux à quatre, je mets une cravate blanche et je vais demander votre main à votre père.
Mademoiselle Hackendorf
Ne l’oubliez pas.
De Ryons
Soyez tranquille. S’éloignant en disant tout bas à Mademoiselle Hackendorf. Je m’éloigne, la comtesse me trouve insupportable.
Mademoiselle Hackendorf
Monsieur De Ryons prétend qu’il vous déplaît.
Jane
Souverainement. J’ai horreur de ce genre d’esprit, si c’est là de l’esprit.
Mademoiselle Hackendorf
C’est si bon de rire.
De Montègre, s’approchant de madame De Simerose
Vous ai-je dit, madame, que j’ai une commission de ma sœur pour vous ? Mademoiselle Hackendorf va rejoindre le groupe de Balbine.
Jane
Quelle commission ?
De Montègre, bas
Aucune : Mais il faut bien que j’emploie ce moyen pour vous parler un instant, à vous seule ; ne m’avez-vous pas promis un entretien ce soir ?
Jane bas
Dites que vous l’avez exigé.
De Montègre
Ai-je le droit d’exiger quelque chose de vous ?…
Jane
Quand on écrit aux gens ce que vous m’avez écrit…
De Montègre
Vous étiez libre de ne pas me répondre plus cette fois que les autres !…
Jane
Et vous auriez exécuté votre menace ?
De Montègre, fermement
Oui.
Jane émue
Vous vous seriez tué ?…
De Montègre, haussant le ton malgré lui
Ce soir !
Jane
Vous plaisantez ?
De Montègre, même jeu
Vous savez bien que non, puisque vous êtes revenue.
Jane
Parlez moins haut, et ayez l’air de parler de choses indifférentes. Enfin, que voulez-vous ?
De Montègre, bas
Je veux vous voir ! ?
Jane
Vous me voyez !
De Montègre
Je veux vous voir seule.
Jane hésitant
Venez demain.
De Montègre
Ce soir !
Jane
Comment ?
De Montègre
Si je trouve un moyen ?
Jane
Vous ?
De Montègre
Je ferai semblant de m’en aller avec tout le monde, et je reviendrai ensuite.
Jane
La grille du jardin sera fermée.
De Montègre
Je passerai par dessus le mur !
Jane
Il ne manquerait plus que ça ! cependant…
De Montègre
Cependant…
Jane
Moi aussi, j’ai à vous parler. Eh bien !
De Montègre
Eh bien ?
Jane
Votre ami M. De Ryons nous regarde. Éloignez-vous, et revenez causer avec moi quand je serai sur le canapé là-bas … Elle se lève et s’approche du groupe De Chantrin et Balbine qui regardent dans un stéréoscope.
De Chantrin, expliquant à Balbine pendant qu’elle regarde
Là est Porlici, Caslellamare et Sorrente, ici le Vésuve qui fume toujours.
Des Targettes, à Leverdet
Il n’aura pas été élevé par sa mère.
Balbine
Est-ce que vous avez vu une irruption ?
Leverdet, tout en jouant
Éruption !
Balbine
Papa !
Leverdet
On dit : Éruption.
Balbine
Oui, papa.
Leverdet
Et ne dis pas toujours : Oui, papa ! C’est insupportable ! 80 de rois.
De Chantrin
Non, mais il y en a eu une quelques jours après mon départ ! Ici Naples et le Pausilippe où Virgile est enterré.
De Ryons
Ce n’est pas certain !
De Chantrin
Non, mais il y a toujours un tombeau ; pour les étrangers cela revient au même. Voici Pouzoles, Baïa, le Gap Mizène !
Balbine
Que ce doit être beau !…
De Chantrin
Mais il ne faut pas y être seul. Il faut y être avec une personne qu’on aime. J’y étais moi-même avec ma mère, à qui l’on avait ordonné le ciel de l’Italie. Que de souvenirs doux et tristes j’y retrouverais !… À Balbine. Vous êtes bien heureuse, mademoiselle, d’avoir encore votre mère.
Leverdet
Et son père aussi.
Mademoiselle Hackendorf
M. De Chantrin ?…
De Chantrin
Mademoiselle.
Mademoiselle Hackendorf
Voyez donc si ma voiture est là ?…
Balbine, à Des Targettes
Comme elle est jolie, Mademoiselle Hackendorf !
Des Targettes
Toi aussi, tu es jolie, excepté le nez ; mais ça se fera.
Balbine
Pourquoi envoie-t-elle M. De Chantrin chercher sa voiture ? ce n’est pas son parent ?…
Des Targettes
Mais il veut être son mari !
Balbine
Ah !
Leverdet, à De Ryons
Qu’est-ce que vous avez à vous frotter les mains ?
De Ryons
Si vous surpreniez tout-à-coup le secret du charbon de terre, seriez-vous content ?
Leverdet
Oui.
De Ryons
Eh bien ! moi aussi, je cherchais quelque chose, et je crois que j’ai trouvé ce que je cherchais !…
Des Targettes, à Leverdet
Fournissez donc à trèfle… ou coupez…
Leverdet
C’est ce bavard-là qui me fait tromper. Allez-vous-en causer avec les femmes, vous n’êtes bon qu’à ça !
De Ryons, à Mademoiselle Hackendorf sans perdre des yeux Jane qui s’est levée, qui a été un instant au piano, à la table de jeu, et qui est arrivée tout doucement au canapé
On m’envoie causer avec vous, mademoiselle ! {{didascalie|Jane sonne.
De Montègre, s’approchant de Jane qui s’est assise
|Jane. Eh bien ! voici ce que vous allez faire !… au domestique. Le thé !
le domestique
Ici, madame ?
Jane
Dans la serre, À De Montègre. Vous allez prendre congé de moi. Au lieu de vous en aller, vous entrerez par l’antichambre, si personne ne vous voit, dans le boudoir qui est là derrière nous, vous refermerez à clef l’autre porte, et vous gratterez tout doucement à celle-ci, pour me faire savoir que vous êtes en sûreté. Je ne quitterai pas la place où nous sommes. Quand je serai seule, je vous ouvrirai pour cinq minutes seulement… Maintenant, quittez-moi. Haut. Eh bien, si vous écrivez à votre sœur, dites-lui que je lui en veux beaucoup de ne m’avoir pas encore répondu.
De Montègre
Elle a été très-souffrante !
De Chantrin, à Mademoiselle Hackendorf qui est arrivée dans le groupe de Jane et de De Montègre
Mademoiselle, votre voiture vient d’arriver.
De Montègre, haut
Adieu, madame !…
Jane haut
Au revoir, monsieur.
De Ryons, à Jane
Adieu, madame !
Jane
Vous partez, monsieur ?
De Ryons
Oui, madame, je vais faire route avec M. De Montègre, puisqu’il s’en va. Deux anciens camarades qui se retrouvent ont tant de choses à se dire.
Jane embarrassée
Alors c’est une désertion !…
De Ryons
Me feriez-vous l’honneur de me retenir, madame ?
Jane
Certainement ! Devant qui mademoiselle Leverdet chantera t-elle sa romance, si tout le monde s’en va ? Un homme comme vous est un juge précieux pour elle ; et puis, j’ai à causer avec vous, monsieur, et très-sérieusement, au domestique. Attendez !
De Ryons
Je suis à vos ordres, madame ! À De Montègre. Alors, cher monsieur, à une autre fois. Vous savez où je demeure ; vous êtes venu dans ma maison, nous nous reverrons, je l’espère.
De Montègre
Et moi, je le désire, salue et sort.
Scène III
Jane, à Mademoiselle Hackendorf
Et vous, chère belle, comme je ne veux pas que vous nous abandonniez, je vous confie le thé !
De Chantrin
Voulez-vous que je vous aide, mademoiselle ?…
Mademoiselle Hackendorf
Si vous voulez, monsieur.
Jane au domestique
Qu’est-ce que vous attendez là ?
le domestique
Madame la comtesse m’a dit d’attendre !…
Jane
Je ne sais plus ce que je voulais vous dire… Allez !… À De Ryons. Eh bien, monsieur, vous alliez partir sans me donner l’explication que vous me devez ? car vous m’en devez une !
De Ryons
Sur quoi, madame ?…
Jane
Mais sur cette phrase d’anglais que vous m’avez fait prononcer tantôt, après laquelle vous deviez m’apprendre des choses extraordinaires que vous ne m’avez pas apprises.
De Ryons
C’est vrai, madame.
Jane
Je vous écoute.
De Ryons
Eh bien, madame, puisque vous le voulez, il y a un secret entre nous.
Jane
Entre vous et moi, monsieur ?
De Ryons
Oui, madame.
Jane
Quel secret ?
De Ryons
Un secret charmant.
Jane
Voyons ce secret ?
De Ryons
Permettez-moi d’abord de vous dire, madame, que ce secret vous assure en moi un ami des plus dévoués. Le plus dévoué probablement !
Jane
Vous engagez vite voire amitié !
De Ryons
La maison est bonne.
Jane
Malheureusement on ne peut pas se confier à un homme qu’on ne connaît pas et qui fait gloire de mépriser les femmes…
De Ryons
Celles qui sont méprisables… c’est bien assez !…
Jane
Et alors moi ?…
De Ryons
Vous, madame, vous savez bien que vous n’avez rien de commun avec la masse des femmes. Vous êtes une nature exceptionnelle, et voilà pourquoi, en. dehors même de notre secret, j’ai tant de sympathie et d’amitié pour vous.
Jane
Nous y revenons.
De Ryons
Et ce n’est pas le moment.
Jane
Pourquoi ?
De Ryons
Parce que vous écoutez à peine ce que je vous dis… vous pensez à autre chose. Vous êtes toute distraite, et par quoi ?… Ô femmes !… vous serez toujours les mêmes… on vous parle de dévouement et d’amitié… une souris se met à grignoter le parquet, vous n’écoutez plus que la souris.
Jane
Il n’y a pas de souris chez moi, monsieur, je vous prie de le croire.
De Ryons
C’est peut-être un rat, alors… comme dans Hamlet, car on gratte à cette porte… Écoutez, madame, on entend gratter à la porte derrière Jane.
Jane
C’est vrai, mon petit chien sans doute qui me reconnaît et voudrait entrer… un ami véritable celui-là.
De Ryons, se levant
Voulez-vous que je lui ouvre ?… À tout seigneur tout honneur… vous me présenterez à lui.
Jane
Non pas… Je ne suis pas encore assez sûre de votre amitié… Prouvez-la moi d’abord.
De Ryons
Ordonnez, madame.
Jane
Sérieusement… feriez-vous tout ce que je vous demanderais ?…
De Ryons
Et même, pour vous être utile, tout ce que vous ne me demanderiez pas.
Jane
Et à l’instant même ?
De Ryons
À l’instant même.
Jane
Eh bien ! passez-moi cette assiette de petits gâteaux, je meurs de faim.
De Ryons, apportant l’assiette
Et après ?
Jane qui a donné un coup d’éventail sur la porte
Après ?… rien. Voilà tout ce qu’on peut demander, je crois, à l’amitié d’un homme et surtout à la vôtre.
De Ryons
Vous me déclarez la guerre, madame, c’est imprudent.
Jane
J’en cours les chances.
De Ryons
Il y a un an au mois de juin, je partis tout à coup pour Strasbourg.
Jane
C’est le secret ?
De Ryons
Oui, madame.
Jane
Enfin !
De Ryons
J’avais choisi le train de huit heures du soir. J’étais seul dans mon compartiment, et l’on allait se mettre en route, lorsqu’une dame très-simple et très-élégante à la fois, y monta précipitamment et se jeta dans le premier coin à droite en baissant d’une main le petit rideau bleu de la portière et en ramenant de l’autre en deux ou trois plis son voile sur son visage… Précaution inutile, car ce voile était en grenadine blanche, semblable à de la poussière de marbre tissue… transparent pour celle qui le porte, impénétrable pour celui qui regarde. Cette dame était visiblement agitée, sa main jouait fiévreusement avec la brassière de la voiture, et ses petits pieds impatients enlacés l’un à l’autre se penchaient en avant, en arrière, avec des mouvements de personnes naturelles. Ils avaient l’air de se raconter tout bas ce qui se passait dans la maison. C’est si bavard, un pied de femme… si indiscret, même. Faute de mieux, je me promettais d’écouter ce qu’ils diraient. On partit.
Jane avec indifférence
C’est déjà très-intéressant.
De Ryons
Vous ne savez pas, madame, ce qui passe par l’esprit d’un homme de mon âge, qui se trouve seul dans un wagon avec une jeune et jolie femme. Je vais vous le dire : il commence par se faire à lui-même toutes sortes de questions. D’où vient cette femme ? Où va-t-elle ? Est-elle mariée, veuve ou libre ? A-t-elle aimé ? Aime-t-elle ? Oui, quelle est la femme voyageant seule, qui n’aime pas ou n’a pas aimé ? Ainsi, il y a de par le monde un homme pour qui ces yeux brillent, pour qui ces mains tremblent, pour qui ce cœur bat ; qu’a-t-il donc de supérieur aux autres hommes ? Rien ! il est aimé. Voilà tout. Pourquoi n’est-ce pas moi ?… C’est injuste, mais rien ne m’empêche d’essayer d’être Lui… Et nous voilà amoureux… oui, madame, amoureux. Ne riez pas, l’amour, est une électricité, et l’électricité, demandez-le à M. Leverdet, fait 190,000 lieues par seconde, vingt-deux fois le tour de la terre, et puis faut-il avoir épuisé toutes les hésitations, toutes les joies, toutes les satiétés de l’amour pour dire que l’on a aimé ? L’amour est aussi complet et plus charmant dans sa partie que dans son tout, et il peut être contenu tout entier dans une heure de temps comme toutes les qualités d’un bon vin dans un seul verre. L’homme est bête, il ne faut pas se le dissimuler ; il veut absolument, lui dont l’existence est limitée entre hier et demain, que ses sensations soient éternelles. Il en est une, la plus douce, mais la plus involontaire et la plus fugitive, qu’on appelle l’amour, qui a une voix et des ailes comme l’oiseau. Dès qu’il la tient, il l’enferme dans une cage, et il lui dit : Tu ne chanteras plus que pour moi et tu ne voleras pas plus haut que ma main. Égoïste ! ou l’oiseau meurt, faute de liberté, et l’homme s’écrie : pourquoi est-il mort, sa cage était dorée ? ou l’oiseau chante de son mieux et l’homme s’éloigne en disant : c’est toujours le même air, il m’ennuie. Mais oui, c’est toujours le même air, voilà pourquoi il ne faut pas toujours entendre la même voix. Là où cet oiseau chante, arrête-toi, écoute-le un instant et poursuis ton chemin. Ne tends ni glu ni filet pour le prendre. Il y en a d’autres tout le long de la route et ce sera le dernier qui chantera le mieux. Telles sont mes théories, madame, et je cherchais le moyen de les faire connaître à ma compagne de voyage, lorsque je vis que la brise avait entamé une lutté avec le fameux voile blanc, et l’attaquant par-dessous, le soulevait de manière à me montrer un menton velouté, une bouche rose assez entr’ouverte pour laisser la vie entrer et sortir à son aise, et au milieu de tout cela, deux larmes, deux vraies larmes qui descendaient chacune de son côté, lentement, hésitantes, étonnées, comme des larmes toutes neuves, qui ne savent quel chemin prendre sur des joues de vingt ans.
Jane
Cette dame avait vingt ans ?
De Ryons
Les vingt ans de Célimène, et elle pleurait… Quelle entrée de jeu !… Il y avait là un roman, l’éternel roman de l’amour malheureux. J’ouvris mon portefeuille qui est un portefeuille fait exprès pour moi, contenant tout ce dont une femme peut avoir besoin en voyage, depuis les épingles, le miroir et le petit peigne, jusqu’au fil, aux aiguilles et aux boutons de gants. Le hasard ne peut pas tout faire, il faut bien l’aider un peu. Je tirai un flacon de sels, et sans dire un mot, je le tendis à ma compagne. À ce geste, elle me regarda un instant, puis prenant le flacon, elle me dit : Thank you, sir.
Jane plus attentive
Cette dame était Anglaise ?…
De Ryons
Non, madame ; mais il faut tout prévoir, et elle aimait mieux mettre les événements au compte de l’Angleterre. Ces choses-là se font entre pays amis. Non, c’était une Française avec toutes ses finesses, tous ses sous-entendus, toutes ses audaces. Quand elle vit que je parlais l’anglais, elle ne put s’empêcher de sourire, et je ne sais quelle idée rapide, fantasque, quelle idée femme traversa son esprit, mais j’en vis distinctement le reflet sur son voile, comme on voit sur l’eau le reflet d’une fenêtre qui s’ouvre en plein soleil. Je me hâtai de faire part à ma compagne de mes suppositions et de mes sollicitudes, et peu à peu j’appris la vérité. J’avais devant moi une Hermione irritée contre le Pyrrhus traditionnel qui, à cette heure même, l’oubliait auprès d’une Andromaque de circonstance. Pour que la tragédie fût complète, il n’y manquait qu’un Oreste. Je savais le rôle, je sais tous les rôles de confident, avec quelques variantes, selon le besoin de la scène, car les mœurs ont changé depuis la prise de Troie, et à quoi bon le meurtre et l’assassinat ? Ne sera-t-elle pas assez et mieux vengée, celle qui en se retrouvant avec l’infidèle, qui se croit sûr du secret et de l’impunité, pourra se dire : « Ah ! tu as aimé une autre femme que moi IA outrage secret, vengeance secrète ; et j’ai dit, moi, à un autre homme que je l’aimais… Je ne le pensais peut-être pas, mais c’était bien le moins, pendant que tu me dérobais une portion de mon bonheur, que je donnasse dans l’ombre une parcelle du tien. Nous sommes quittes, mon adoré.»Voilà comment on punit un infidèle et voilà comment Pyrrhus fut puni. Deux larmes, un sourire, un mot d’amour dérobé comme un fruit pardessus un mur, dans le jardin d’un absent… un serrement de main, un voile levé pendant une minute, telle est toute cette histoire, et là est le secret de mon indifférence apparente. Depuis un an, moi, l’homme fort, je suis silencieusement amoureux d’une inconnue. Aussi, jugez de ma surprise et de ma joie, madame, quand je vous vis apparaître ce matin. Ce visage que je n’ai fait qu’entrevoir, mais dont les traits sont ineffaçablement gravés dans mon esprit, c’est le vôtre. Ressemblance étrange, n’est-ce pas ?… Je me suis cru un instant le jouet d’une hallucination et je vous ai priée de dire quelques mots d’anglais, pour savoir si la voix était aussi ressemblante que la figure… même voix. Vous expliquez-vous maintenant, madame, mon amitié subite pour vous ? N’est-il pas tout naturel que jusqu’à ce que j’aie rencontré celle que je cherche, je me dévoue à son image comme à elle-même ; et faut-il ajouter qu’il y a des moments où mon cœur se contenterait volontiers du témoignage de mes yeux et où je ne pourrais m’empêcher de tomber à vos pieds et de vous dire que je vous aime, depuis un an, si je n’avais fait à l’autre le serment de ne pas la reconnaître sans sa permission ?
Jane
C’est tout, monsieur ?
De Ryons
C’est tout !
Jane
C’est très-curieux en effet… Balbine.
Balbine
Madame…
Jane
Dites-nous, je vous prie, la romance que vous nous avez promise… Voici monsieur qui est très-désireux de l’entendre, et qui est très-pressé de se retirer.
Des Targettes, à De Ryons
J’espère que nous avons été aimables, nous ne vous avons pas dérangés…
Mademoiselle Hackendorf, à Jane.
Eh bien, êtes-vous un peu revenue sur le compte de M. De Ryons…
Jane
Beaucoup !…
Pendant ce temps, Balbine commence à chanter, mais en tremblant
Balbine, une romance à la main
On dit que l’on te marie, Tu sais que j’en vais mourir. Ton amour, c’est ma folie. Hélas je n’en puis guérir ! Qui voudrait… parlé. Ah ! ah ! ah !
Leverdet
Eh bien !… qu’est-ce qu’il y a. Elle ne va pas, ta musique !
De Chantrin
Elle se trouve mal…
Jane courant à elle
Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous, chère enfant !…
Balbine
Ah ! ah ! ah !
Des Targettes
Elle a trop mangé…
Mademoiselle Hackendorf
C’est une crise nerveuse… J’en ai eu, je sais ce que c’est !… Il faut la délacer !…
Balbine
Ah ! ah ! ah !…
Leverdet, l’imitant
Ah ! ah ! ah ! tu fais une jolie figure !
Balbine
Marnant maman !
Leverdet
Eh bien, tu peux te vanter d’être insupportable ! Avez-vous un peu d’eau de mélisse OU de l’éther ?… À Mademoiselle Hackendorf. Voyez donc dans le boudoir de la comtesse… il y a toujours un assortiment de flacons. Mademoiselle Hackendorf court vers la porte derrière laquelle est caché De Montègre. Jane, en la voyant se diriger de ce côté, fait un mouvement d’effroi ; De Ryons, qui a vu le mouvement, se jette entre la porte et Mademoiselle Hackendorf, et lui remet un flacon qu’il prend dans son portefeuille.
De Ryons
Voici un flacon qui suffira… il guérit tout ! Jane le regarde, il prend un air naïf et s’appuyant sur le dossier du canapé. Eh bien, quelles nouvelles ?
Leverdet
Elle pleure…ce ne sera rien.à Jane. Je vous demande pardon…
Jane
C’est moi qui suis désolée de ce qui arrive à cette enfant ! La chaleur, sans doute…
Balbine, se jetant dans les bras de son père
Papa !…
Leverdet
Oh ! oui… papa… Tu es une belle fille…
Balbine
Il ne faut pas le dire à maman…
Leverdet
Allons, réarrange-toi et débarrassons la comtesse…
De Ryons, avec intention
Mais cette enfant a la fièvre, et l’air du soir peut lui faire du mal.
Leverdet
Il faut pourtant que nous nous en allions…
Jane en regardant De Ryons
Pourquoi ? Elle peut bien rester ici… j’aurai grand soin d’elle…
Balbine
Oui, je veux rester ici.
Jane
Eh bien, mon enfant… on va vous faire votre chambre à côté de la mienne ; Mademoiselle Hackendorf va vous y accompagner… moi, je vais donner des ordres.
Leverdet
Que vous êtes bonne… Sa mère viendra la prendre demain.
Jane
Ou je vous la reconduirai, puisque je dîne chez vous.
Leverdet, Balbine, Mademoiselle Hackendorf, sortent par la gauche.
De Chantrin, saluant
Madame…
Jane
Monsieur…
De Chantrin sort.
Des Targettes
Au revoir, comtesse… Vous me permettrez de venir savoir des nouvelles de ma filleule…
Jane
Ma maison est à vous. Elle lui donne la main. À De Ryons, qui est resté en scène après avoir avoir vu tout le monde s’éloigner. Adieu, monsieur…
De Ryons
Pas encore…
Jane
Que voulez-vous donc ?
De Ryons
Je veux vous empêcher de faire une imprudence, aujourd’hui du moins. La maison est pleine de monde, vous ne pouvez ouvrir cette porte à la personne qui est dans cette chambre sans risquer de vous compromettre… Laissez-moi la congédier à votre place… Je vous promets que personne ne la verra, pas même moi…
Jane très-agitée
Vous abusez étrangement de la situation…
De Ryons
Pour votre bien, madame.
Jane
Faites donc, monsieur…
De Ryons
Il n’y a rien à dire ?
Jane qui écrit
Il y a ce mot à remettre.
De Ryons
Merci.
Jane
Je vous déteste, monsieur…
De Ryons
Ça passera… Elle sort. De Ryons seul, et se dirigeant vers la porte. C’est décidément une vraie femme, et me voilà en plein dans mon rôle d’ami.
ACTE III
Chez la Comtesse.
Scène I
De Montègre
Mademoiselle Leverdet va mieux ?
Joseph
Oui, monsieur, mademoiselle a dormi, et dans ce moment elle fait une promenade en voiture avec madame la comtesse.
De Montègre
On peut attendre ici ?
Joseph
Oui, monsieur, il sort.
Scène II
De Montègre
Enfin, c’est vous ?…
Jane
Je vous avais vu venir.
De Montègre
Oh ! Jane !…
Jane
Prenez garde, on peut entrer.
De Montègre
Il faut bien que je vous dise combien je suis heureux.
Jane
Dites-le de plus loin.
De Montègre
Soyez sérieuse.
Jane
Je le suis, c’est pour cela que je ne veux ni qu’on vous entende, ni qu’on vous voie. Je suis déjà bien assez inquiète depuis hier au soir.
De Montègre
Et moi !… vous devinez les folles pensées qui m’ont traversé l’esprit, quand cette porte s’est entr’ouverte et que j’ai entendu ces mots : « Monsieur, ne me répondez pas ! je ne veux pas plus connaître votre voix que votre visage. Je suis seulement chargé par la comtesse De Simerose de vous dire que mademoiselle Leverdet s’étant trouvée mal, il lui est impossible de vous recevoir. Je dois vous remettre ce billet et vous aider à sortir d’ici. Suivez-moi ; je monterai dans ma voiture sans me retourner. » Une main m’a tendu une lettre. J’ai obéi… et M. De Ryons m’a guidé hors de la maison ; il a sauté dans sa voiture et il est parti. Me connaît-il ? ne me connaît-il réellement pas ? Je n’en sais rien… Vous devinez avec quelle joie j’ai lu votre billet !… J’avais peur de rêver !… Non ! il était bien réel et je l’ai là comme un autre battement de mon cœur… Est-il possible que tant de bonheur soit contenu dans un si petit espace. Quelques mots sur une feuille de papier, et le monde change d’aspect ! Comme je vous aime !…
Jane
Plus bas !…
De Montègre
Mais dites-moi comment M. De Ryons… car avant la journée d’hier vous ne le connaissiez pas ?…
Jane
Non !
De Montègre
Vous me le jurez, n’est-ce pas ?
Jane
Comment, je vous le jure ?… Je vous le dis, cela ne suffit pas ?
De Montègre
C’est que j’avais eu le soir même avec lui une conversation assez étrange, et il m’avait appris qu’il avait été sans que je m’en doutasse, l’ami d’une personne…
Jane
Avec laquelle je n’ai certainement aucun rapport.
De Montègre
Pardon, c’est le reste de mes terreurs d’hier. Enfin, comment s’est-il trouvé votre confident ?…
Jane
Par la seule raison qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il a empêché très-adroitement Mademoiselle Hackendorf d’ouvrir cette porte. Sans lui, j’étais donc perdue, car tout mon sang s’était glacé dans mes veines, en la voyant se diriger de ce côté.
De Montègre
Il savait donc que j’étais là ?…
Jane
Il paraît.
De Montègre
Qui le lui avait dit ?
Jane
Ce n’était certainement pas moi… C’était vous, peut-être, à la suite de votre conversation.
De Montègre
Pouvez-vous croire ?
Jane
Il l’avait deviné alors. Vous m’avez parlé trop haut comme je le craignais. M. De Ryons a bien vu mon embarras et mon trouble, et il a voulu absolument se charger de vous. Que faire ? J’ai accepté son offre, et prévoyant bien que les seules explications verbales qu’il vous donnerait ne vous suffiraient pas, surtout en l’état où vous étiez, je lui ai remis pour vous cette lettre qui vous rend si heureux et qui contient peut-être plus que je ne voulais dire.
De Montègre
La regrettez-vous déjà ?
Jane
Je ne regrette jamais rien… Mais où est-elle, cette lettre ?
De Montègre
Elle est là.
Jane
Donnez-la-moi.
De Montègre
Pour quoi faire ?
Jane
Pour la relire.
De Montègre
Vous me la rendrez ?…
Jane
Donnez toujours.
De Montègre, hésitant
Oh ! Jane…
Jane
J’attends…
De Montègre
La voici.
Jane lisant
«Venez demain. Je ne demande qu’à vous croire… Jane.»
De Montègre
Est-ce vrai ?
Jane
Il faut bien que ce soit vrai, puisque c’est écrit.
De Montègre
Il était temps que ce mot d’espoir m’arrivât. J’étais à bout de forces. Si vous saviez quelle existence j’ai menée depuis votre départ. J’ai été fou, j’en suis certain. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé de marcher à la rencontre d’un de ces hommes qui passaient dans la rue avec un air joyeux pour le provoquer et lui dire : De quel droit ris-tu quand je souffre ? Son regard rencontrait mon regard ; il croyait avoir affaire à un ami oublié. Il cherchait à me reconnaître, puis une lueur de raison traversait mon cerveau. Je changeais brusquement de route pour me dérober à moi-même, et il s’éloignait en se disant : Voilà un fou. J’ai voulu aimer d’autres femmes… Les plus belles, les plus irrésistibles, m’apparaissaient comme des spectres aussi vides que moi-même… Vous, toujours… alors je rentrais dans ma solitude et penché sur ma fenêtre, je restais des nuits entières à regarder le pavé désert et à me dire : Va donc, le repos est là. Puis, je me sentais retenu par l’Espérance, cette éternelle lâcheté de l’homme… je vous écrivais longuement et j’attendais une réponse qui n’arrivait jamais… Pourquoi êtes vous partie ?…
Jane
Parce que ma mère avait besoin de soleil et de mouvement.
De Montègre
Est-ce bien la vraie raison ou du moins la seule !
Jane
En connaissez-vous une autre ?
De Montègre
Vous n’avez jamais aimé ?
Jane
C’est bien à moi que vous parlez ?
De Montègre
C’est à vous.
Jane
Vous êtes sûr de ne pas me confondre avec une autre personne ?
De Montègre
Que voulez-vous dire ?
Jane
Quand j’ai quitté Paris, je vous avais vu trois fois chez votre sœur Vous ne m’aviez pas adressé la parole, on ne vous avait même pas présenté à moi. Vous ne pouviez donc pas être un obstacle à mon départ et je ne soupçonnais guère que vous m’aimiez. Vous avez commencé à m’écrire… je n’ai fait aucune attention à vos lettres, mais peu à peu, dans le silence de ma vie déserte, j’ai relu ces lettres plus attentivement ; je me suis faite à l’idée que quelqu’un m’aimait, et votre nom a pris sa place dans mes habitudes. Je m’intéressai à vous, je commençai à vous plaindre, et j’éprouvai comme le besoin de me rapprocher de Paris… où vous étiez. J’en étais là quand votre dernière lettre m’est arrivée. Vous vouliez mourir, si vous ne me revoyiez pas avant huit jours. Mourir, c’était beaucoup ; mais c’était possible… j’y avais bien pensé quelquefois, moi. J’ai fait ce que vous demandiez, et, depuis mon retour, les événements se sont précipités si vite les uns sur les autres, qu’ils m’ont entraînée avec eux plus loin que je ne voulais. Je ne regrette rien, je vous le répète, je ne demande qu’à vous croire ; mais autant vous le dire tout de suite, il ne faut pas tant me questionner. Je n’ai jamais rien fait de mal, excepté ce que je fais en ce moment. Guidez-vous là-dessus, et tâchez de me convaincre. Je veux aimer, je veux être aimée. Vous êtes le seul homme à qui j’aie dit cela, seulement, j’ai une nature rebelle à toute espèce de domination, et l’homme que j’aimerais le plus, je ne le reverrais de ma vie s’il me soupçonnait deux fois. Et puis, j’ai mes idées à moi sur l’amour… Cherchez, trouvez, comprenez, je ne demande pas mieux. Voyons, vous voilà prévenu, tout ce que vous avez dit ne compte pas ; recommençons.
De Montègre
Que voulez-vous que je vous dise ?… Je vous aime avec toutes les inquiétudes, avec toutes les curiosités, avec toutes les terreurs de l’amour véritable, et je vous aime ainsi depuis la première heure où je vous ai vue. Ne croyez-vous pas à l’amour instantané ?… Je ne comprends pas pourquoi vous n’êtes pas toute à moi, car il me semble que je vous ai toujours aimée. Je voudrais ne vous avoir jamais quittée d’une minute et pouvoir vivre éternellement à vos pieds. Je vous aime dans le présent, dans l’avenir et jusque dans le passé. Je suis jaloux, non-seulement de l’homme dont vous portez le nom, parce qu’il a goûté un bonheur qui devait être à moi ; mais encore de tous les autres hommes qui ont le droit de vous regarder, de vous parler. Je suis jaloux de votre mère, de vos amis, de votre chien, de vos pensées, de tout ce qui n’est pas moi, enfin ! Qui n’aime pas ainsi, n’aime pas.
Jane
Éternelle profanation de l’amour ! autant dire à "une femme qu’on la méprise, que de lui dire qu’on l’aime de la sorte. Aimer avec le soupçon au fond de l’âme, pourquoi ne pas haïr tout de suite ? et quand j’aurai répondu à toutes vos questions, quand je vous aurai prouvé que je suis Une honnête femme, alors, vous me demanderez de cesser de l’être pour vous prouver que je vous aime. Qu’attendez-vous donc de moi ?… je suis mariée. Je ne puis être votre femme. Quelle espérance vous a déjà donnée cette lettre ? Comptez-vous que nous allons partir ensemble et chercher le bonheur dans la honte ? Ou bien, vais-je transiger avec ma conscience ?… Allez-vous m’apprendre à ne rougir qu’en dedans, à supporter les allusions injurieuses, à implorer la discrétion de mes amis et la complicité de mes valets, ou dois-je suivre les conseils des femmes expérimentées en rouvrant la porte à mon mari, et me faudra-t-il descendre, pour sauver les apparences, à tous les mensonges, à toutes les duplicités, à toutes les impudeurs de l’adultère ?… Est-ce là ce que vous appelez l’amour ?… N’y a-t-il pas d’autres femmes pour ces sortes d’aventures ? Ah ! si j’étais un homme, il me semble que je voudrais élever au-dessus de l’humanité tout entière la femme que j’aimerais. Quand on dit à une femme : Je vous aime ! ce mot ne contient-il pas tous les respects, toutes les loyautés, toutes les protections ?… N’est-ce pas dire : je vous trouve la plus digne entre tous les êtres, du sentiment le plus noble entre tous les sentiments. Oublions la terre, supposons le ciel, mettons en commun nos pensées, nos joies, nos douleurs, nos aspirations, nos larmes ; que dans ce commerce immatériel des intelligences et des âmes, le regard soit toujours fier, l’émotion toujours pure, l’expression toujours chaste, la conscience toujours libre ; et si les hommes soupçonnent cette intimité, la raillent ou la calomnient, laissons dire et pardonnons-leur ; ils ne peuvent ni voir, ni comprendre ce qui passe si loin au-dessus d’eux. Voilà le rêve que j’ai fait, moi, pendant six mois de solitude et de réflexion, que j’ai fait en vous y associant quelquefois, et si vous connaissiez ma vie que je vous dirai tout entière, un jour, dans un seul mot, vous comprendriez que je n’en puis pas faire un autre, et qu’il faut m’aimer ainsi ou ne pas m’aimer du tout.
De Montègre
Que m’importe comment je vous aimerai, pourvu que je vous aime. La vérité, c’est ce que vous dites avec cette voix d’enfant et ce regard d’ange. Quelle femme êtes-vous ? Eh bien, oui, je vous crois, il y a un autre amour ; je veux le connaître, et le connaître par vous et pour vous. Vous avez raison, ces mains qui ont pressé d’autres mains, sont indignes de toucher les vôtres ; cette bouche qui a proféré à la hâte et machinalement tous les mots connus de l’amour profane, n’est pas digne de prononcer votre nom divin. ? Je serai le confident de vos pensées, l’amant de vos rêves, l’époux de votre âme. Je me sacrifierai, j’immolerai en moi, je vous le promets, tout ce qui ne sera pas digne de vous. Je vous verrai de temps en temps une minute, vous me parlerez comme à un étranger, vous me regarderez comme un indifférent, j’emporterai la flamme de vos yeux et le son de votre voix, et j’en vivrai pendant des semaines entières, au fond de quelque retraite. Quand je croirai avoir fait un songe, je reviendrai vous entendre et vous voir. Le monde, le temps, l’espace pourront se placer entre nous sans nous séparer et sans avilir cet amour qui n’aura besoin ni de la voix pour se manifester, ni de la forme pour convaincre. Tenez, je vous aime au-dessus de tout et je ne toucherais pas un pli de votre robe. Est-ce cela ?…
Jane
Taisez-vous, je vous adorerais ! on frappe. Entrez ! le domestique paraît.
Jane au domestique
Pourquoi frappez-vous avant d’entrer ici ?
le domestique
Chez Madame Leverdet, je frappais toujours avant d’entrer.
Jane
C’est une habitude qu’il faudra perdre. Que voulez-vous ?…
le domestique
M. De Ryons fait demander si Madame peut le recevoir ?…
Jane
Certainement ! priez-le d’entrer. Le domestique sort.
Jane à De Montègre
J’ai des excuses à lui faire, éloignez-vous un instant. Mieux vaut qu’il ne vous voie pas ici en ce moment. Vous rentrerez tout-à-l’heure, et quand vous serez seul avec lui, vous lui direz ce que vous croirez devoir lui dire… la vérité… c’est ce qu’il y a de mieux. Pourquoi mentir ?… De Montègre sort d’un côté, De Ryons entre de l’autre.
Scène III
Jane allant à De Ryons et lui tendant les mains
Pourquoi n’entrez-vous pas, monsieur ?
De Ryons
Je ne savais pas, Madame, si je pouvais avoir déjà l’honneur de me présenter chez vous.
Jane
Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez mon ami et ne me l’avez-vous pas prouvé ?…
De Ryons
Alors, vous ne me détestez plus ?
Jane
Je ne déteste plus personne. Vous avez pénétré violemment mais utilement pour moi dans mon amitié ; vous y êtes, restez-y tant qu’il vous plaira d’y rester ; je ne me souviens que des services que vous m’avez rendus.
De Ryons
Vous avez l’air heureux ?
Jane
Je commence en effet à croire au bonheur…
De Ryons
Alors, permettez-moi de vous faire un petit présent, il lui remet un petit carton.
Jane
Qu’est-ce que c’est ?…
De Ryons
C’est quelque chose que je vous prie d’accepter en souvenir de moi. On ne sait pas ce qui peut arriver.
Jane
Un voile de grenadine blanche… celui de cette dame.
De Ryons
Non, Elle ne m’a pas même laissé son voile. Voyons, croyez-vous vraiment me devoir quelque chose ?
Jane
Beaucoup.
De Ryons
Qu’est-ce que vous feriez pour me prouver votre reconnaissance ?…
Jane
Tout ce que l’amitié peut faire, comme vous me disiez hier vous-même.
De Ryons
Eh bien ! mettez un instant ce voile sur votre visage…
Jane
C’est donc bien vrai que je lui ressemble, à cette dame ?
De Ryons
Étrangement.
Jane mettant le voile
Ainsi ?…
De Ryons
Relevez-le un peu.
Jane
Comme cela ?
De Ryons
Oui ! maintenant, pour me convaincre, il faut me dire bien nettement que ce n’était pas vous…
Jane
Qui, moi ?
De Ryons
Qui alliez à Strasbourg ?
Jane
Encore ?
De Ryons
Ce n’est pas répondre.
Jane nettement
Non, ce n’était pas moi.
De Ryons
Soit, Nous n’en reparlerons plus… jusqu’à ce que vous m’en reparliez.
Jane
Vous croyez donc que je vous en reparlerai.
De Ryons
J’en suis certain.
Jane
Et quand cela ?
De Ryons
Bientôt ?…
Jane
Parce que ?
De Ryons
Parce que c’est infaillible. Je suis le diable. Vous ne vous le rappelez donc plus ?
Jane
C’est juste. Pardon.
De Ryons
En attendant, promettez-moi, si vous faites un jour un voyage mystérieux, de mettre ce voile, pour que quelque chose de moi vous accompagne.
Jane
Je n’aurai pas à faire de voyage mystérieux, c’est pour cela que vous me voyez si joyeuse… Mais si cela arrive… je ferai ce que vous désirez.
De Ryons
C’est dit.
Jane
C’est dit.
Joseph, annonçant
Monsieur De Montègre.
De Ryons, à part
Tous plus malins les uns que les autres !
De Montègre, entrant
Je me suis permis, madame, de venir savoir des nouvelles de mademoiselle Leverdet.
Jane
Et vous avez bien fait ; elle est mieux. Nous venons de faire une promenade ensemble. Je vais lui demander si elle peut vous recevoir, car, aujourd’hui, c’est elle la maîtresse de la maison ; je vous laisse un moment avec votre ami M. De Ryons, dont je vous ai privé hier, et avec qui vous désiriez tant causer. Elle sort.
Scène IV
De Montègre
Donnez-moi la main.
De Ryons
De grand cœur !
De Montègre
Il est inutile, n’est-ce pas, de prolonger le mystère d’hier au soir ?…C’est moi que vous avez fait sortir de chez la comtesse.
De Ryons
Ah !
De Montègre
Vous ne vous en doutiez pas ?…
De Ryons
Si… je le savais même avant d’avoir ouvert cette porte.
De Montègre
Pourquoi aviez-vous l’air de ne pas le savoir ?…
De Ryons
Parce qu’il vous plaisait peut-être que je l’ignorasse, et que j’aimais mieux avoir l’air de l’ignorer.
De Montègre
Au contraire, je tiens à ce que vous le sachiez et à vous donner une explication, afin que vous ne supposiez pas autre chose que ce qui est.
De Ryons
Comme il vous plaira !…
De Montègre
Mais comment saviez-vous que j’étais là ?…
De Ryons
Ce n’était pas bien difficile à deviner !…
De Montègre
Encore le fallait-il…
De Ryons
Tout le temps du dîner, vous avez regardé la comtesse comme un homme amoureux. Je vous ai offert un cigare pendant que nous fumions, vous l’avez refusé tout en me disant que vous fumez ordinairement. Je me suis dit : voilà un homme qui a ce soir un rendez-vous avec une femme. Vous avez chaudement défendu madame De Simerose quand nous avons parlé d’elle, bien que personne ne l’attaquât ; et après avoir causé tout bas avec vous, elle m’a retenu lorsque j’ai voulu me retirer en votre compagnie, bien qu’elle n’eût pas l’air de me porter dans son cœur… Je me suis dit : Voilà un homme qui aime cette femme et voilà une femme qui ne veut pas que je sache où va cet homme. Pendant que je parlais à la comtesse, on a gratte à cette porte… Je me suis dit : C’est le signal ; M. De Montègre est là…
De Montègre
Et maintenant, je veux vous expliquer…
De Ryons
Quoi ?…
De Montègre
Comment il se faisait…
De Ryons
Ne m’expliquez donc rien… Est-ce qu’on explique ces choses-là ?…
De Montègre
Oui, quand l’honneur d’une femme y est intéressé. Il ne s’agit plus ici de Fanny, n’est-ce pas ?…
De Ryons
Non, les femmes se suivent et ne se ressemblent pas.
De Montègre
Il ne faut pas que vos suppositions aillent au-delà du vrai… Sachez donc… et je vous en donne ma parole d’honneur, que je n’ai jamais été l’amant de madame De Simerose, que je ne le suis pas, et que je ne le serai jamais.
De Ryons
Quoi ? Vous m’en enchantez !
{{Personnage|De Montègre}
Pourquoi donc ?.
De Ryons
Parce qu’alors on peut lui faire la cour.
De Montègre
Non, car cela ne m’empêche pas de l’aimer de toute mon âme ; au contraire.
De Ryons
Et d’être aimé d’elle ?…
De Montègre
Peut-être !
De Ryons
Je ne comprends plus alors…
De Montègre
Ne peut-on pas aimer une femme et être aimé d’elle sans la perdre pour cela ?
De Ryons
Ah ! très-bien… Je n’y étais pas, moi… l’amour pur… l’amour abstrait… l’amour absolu… la quintessence des amoureux… 28,000 francs le flacon.
De Montègre
Moquez-vous de moi tant que vous voudrez, je suis heureux.
De Ryons
C’est vous qui vous moquez de moi. Vous, aimer platoniquement ! Un cheval de course attelé à une charrue ; allons donc !… À moitié du sillon, vous donneriez des coups de pied dans les brancards et vous casseriez tout. On aime platoniquementune reine, une religieuse ou une bossue… et l’on n’a d’autre confident que soi-même. Du jour où cet amour se manifeste eu paroles humaines, il s’avilit et s’évapore. Êtesvous sincère ?…
De Montègre
Oui.
De Ryons
En ce cas partez pour la Chine à l’instant même… Vous ne voulez pas ?
De Montègre
Dieu m’en garde !
De Ryons
Eh bien ! avant huit jours, vous déshonorerez celle que vous aimez.
De Montègre
Parce que ?…
De Ryons
Parce qu’il y a des lois invariables que nous ne changerons ni vous ni moi… qui n’ai pas envie de les changer, du reste. L’homme a une âme, un esprit et un corps ; s’il n’aime qu’avec son âme, qu’il ne s’adresse pas à une créature terrestre, qu’il aille droit à Dieu, source de toule pureté et de toute vérité ; qu’il soit saint Augustin ou saint Vincent de Paul, et qu’il donne aux hommes un grand exemple à suivre. S’il n’aime qu’avec son imagination, qu’il soit Dante, Tasse ou Pétrarque, qu’il s’adresse à une créature imaginaire ou insaisissable comme Laure, Éléonore ou Béatrix, qu’il mette son amour en rimes et qu’il jette à la postérité un chef-d’œuvre éternel. S’il n’aime qu’avec le corps, qu’il soit Casanova ou Richelieu, qu’il fasse éclater l’amour païen sur les joues des belles filles, comme ces feuilles de rose en forme de bulles, que les enfants font éclater sur le dos de leur main. Cela fait un joli bruit, et il n’y a rien dedans ; car il faut l’harmonie entre le corps, l’esprit et l’âme pour produire l’amour tel que Dieu l’a voulu. Ne venez donc pas, à votre âge, nous raconter que vous allez passer votre vie dans l’adoration perpétuellement respectueuse d’une femme, ou je n’ai qu’un mot à vous dira pour vous rejeter sur la lerre et vous faire trembler de la tête aux pieds, vous et votre amour pur.
De Montègre
Comment cela !… quel mot ?
De Ryons
Vous aimez purement et chastement la comtesse ?
De Montègre
Oui !…
De Ryons
Eh bien, fermez les yeux un moment… Voyez-vous cette ombre qui passe entre elle et vous, en vous riant au nez ? C’est le mari.
De Montègre
Ne parlez pas de cela.
De Ryons
Partez pour la Chine… Non ?… Eh bien, vous avez tort ; et maintenant, si vous me donnez la comédie, ce ne sera plus ma faute… au revoir !
Scène V
De Simerose
Pardon, monsieur, madame De Simerose, je vous prie ?
De Ryons
Vous êtes ici chez elle, monsieur…
De Simerose
Je n’ai trouvé personne qu’un domestique, qui tenait en main un fort beau cheval de selle qui est à l’un de vous deux, messieurs, sans doute ?
De Ryons
À moi, monsieur.
De Simerose
Recevez mon compliment, monsieur, c’est une bête admirable. Mais ce domestique, qui ne pouvait venir m’annoncer avec son cheval en main, m’a dit que je trouverais la comtesse dans ce salon ?
De Ryons
Il s’est trompé, la comtesse est dans sa salle à manger, avec mademoiselle Balbine Leverdet. Je puis la prévenir que vous la demandez ?
De Simerose
Si vous le voulez bien, monsieur.
De Ryons
Qui annoncerai-j e ?…
De Simerose
M. d’Issomère. Je viens pour une propriété que madame la comtesse veut vendre. Je me suis adressé déjà à son notaire, mais il faut que je m’entende avec elle-même, et avec elle seule. De Ryons salue. Je vous demande pardon, monsieur.
De Ryons, à De Montègre
Vous restez ?…
De Montègre
Oui, je reste encore un moment, De Ryons sort.
Scène VI
De Simerose
Ce monsieur a un beau cheval.
De Montègre
Vous êtes amateur, monsieur ?
De Simerose
Oui, très-amateur. Et vous, monsieur ?
De Montègre
Comme tout le monde.
Jane entrant, à De Simerose
Vous, monsieur le comte ?
De Simerose
Moi-même, madame la comtesse.
Jane
Pourquoi vous faites-vous annoncer chez moi sous un faux nom ?
De Simerose
Parce qu’après ce qui s’est passé hier, vous ne m’auriez probablement pas reçu sous mon nom véritable.
Jane présentant les deux hommes l’un à l’autre
Monsieur De Montègre. Monsieur De Simerose, mon mari.
De Montègre
Je prends congé de vous, madame.
Jane
Mais j’espère vous revoir bientôt. De Montègre salue et sort.
Scène VII
Jane
Je vous écoule, monsieur.
De Simerose
D’abord, je me présente chez vous pour vous faire mes excuses de l’ennui tout involontaire que je vous ai causé, en acceptant le dîner de cette dame Leverdet. J’ignorais complètement la possibilité de votre retour, et dès que je l’ai su, je me suis retiré. Je ne connaissais pas cette dame. Elle n’a pas eu de cesse que je ne lui fusse présenté, et dès notre première rencontre, elle m’a parlé de vous comme si elle était votre plus intime amie… Elle promettait de mener à bonne fin des événements qui me souriaient tellement que je lui en ai confié la conduite. Elle n’a pas réussi. Je n’ai pas besoin de vous dire combien je le regrette, tout en me conformant encore une fois à votre volonté ainsi que j’ai promis de le faire toujours ; ce me sera plus difficile, maintenant que je vous ai revue.
Jane
J’aimerais autant, monsieur, que vous ne fussiez pas revenu sur ce sujet qui m’est probablement encore plus pénible qu’à vous ; mais puisque cela est fait, permettez-moi de vous dire que vous auriez pu faire plus tôt ces tentatives d’un rapprochement impossible aujourd’hui, si vous vous étiez repenti sincèrement comme vous me l’avez fait dire.
De Simerose
Je n’ai pas fait plus tôt ces tentatives, madame, par une raison toute simple : d’abord, vous étiez fort irritée contre moi… Et pourtant si l’on soumettait la question à un tribunal d’hommes et même de femmes, il y aurait bien des voix en ma faveur.
Jane
Monsieur…
De Simerose
Et puis vous étiez beaucoup plus riche que moi ; ma délicatesse se trouvait donc engagée ; vous auriez pu croire, surtout dans les dispositions où vous étiez à mon égard, à un calcul d’intérêt.
Jane
Et aujourd’hui ?
De Simerose
J’ai perdu un parent fort éloigné sur l’héritage duquel je ne comptais pas, et qui me fait aussi riche que vous ; mon cœur a donc le moyen de vous dire ce qu’il pense… un silence. Cela ne change rien à vos résolutions… silence. Il ne me reste plus alors qu’à vous faire connaître une décision que j’ai prise hier, et à vous demander un service. Cette décision est de quitter l’Europe.
Jane
Pour longtemps ?
De Simerose
Pour toujours. Il faut absolument que ma vie soit employée à quelque chose. Être un homme du monde purement et simplement, cela peut passer pour une carrière si l’on a une famille, des enfants, des relations, mais la position amphibie que notre séparation m’a faite, les demi-torts que j’ai eus, les demi-raisons que je pourrais donner, l’engagement que j’ai pris de ne pas habiter le pays où vous êtes, la nécessité où je suis, toutes les fois qu’on me parle de vous, de répondre que vous êtes la plus honnête femme du monde, ce que je pense, ce qui est, ce qui sera toujours, quoi qu’on veuille me faire entendre, quoi que je voie moi-même, et lorsqu’on me demande la cause de notre séparation, d’être forcé d’avouer que moi seul suis coupable d’une faute qui donne envie de rire à tous les gens à qui je la raconte, bien que je la considère toujours moi-même comme un crime ; tout cela me met dans une situation tellement fausse et tellement ridicule, que j’aurais été heureux d’en finir par une réconciliation publique. Vous ne le voulez pas ? n’en parlons plus… mais vous me permettrez bien de songer un peu à ma dignité et de ne pas m’humilier outre mesure. Je suis donc résolu à partir avec un de mes amis. Nous allons tenter dans le nouveau monde des voyages et des aventures qui rendront peut-être bientôt la situation plus claire pour vous. Quels que soient les accidents auxquels je m’expose, pour me distraire un peu, je tâcherai que vous soyez informée le plus tôt possible de votre liberté complète. Cependant, si, depuis deux ans, vos idées sur le mariage ne sont pas modifiées, ne faites pas une nouvelle tentative, elle ne réussirait pas mieux que la première. Si elles sont autres… soyez heureuse, je le souhaite, et vous le méritez.
Jane
Monsieur…
De Simerose
Rassurez-vous… je ne viens pas essayer de vous émouvoir sur ma destinée probable, mais je tenais à vous dire adieu avant de m’expatrier, et puis, je vous le répète, j’ai besoin d’un service qui ne peut m’être rendu que par une personne que j’estime et que j’aime. Le cas échéant, vous ne douteriez pas de mon honneur, je pense, et n’importe quel service vous auriez à me demander, vous êtes bien sûre que je vous le rendrais. J’en augure autant de vous. Ai-je raison ?
Jane
Oui.
De Simerose
Cependant, si des motifs que je ne connais pas veulent que vous ne puissiez rien faire sans l’avis de quelqu’un, parent ou ami, veuillez me le dire, ma visite s’arrêterait là, ce que j’ai à vous demander exigeant le secret le plus absolu.
Jane
Même vis-à-vis de ma mère ?…
De Simerose
Même vis-à-vis de votre mère qui ne m’aime pas, qui vous aime un peu en égoïste, sans quoi elle vous eût mieux conseillée dans d’autres circonstances.
Jane
Je vous écoute.
De Simerose
Ce mot me suffit. Je sais qu’on n’a besoin de vous demander ni serment, ni protestation. Voici donc de quoi il s’agit : Je m’intéresse beaucoup à un enfant, qui est encore trop jeune pour que je l’emmène avec moi. Je suis sa seule famille ; il n’a plus de mère et n’a pas de père. C’est une triste façon d’entrer dans un monde où l’on a tant besoin d’appuis et d’affections. Il me serait donc très-douloureux, en partant, de l’abandonner à des soins purement mercenaires. Il a près de quatre ans, il est plein d’intelligence et de grâce. C’est un petit garçon… Voulez-vous vous intéresser à lui, l’aller voir de temps en temps et devenir sa protectrice ?…
Jane
Oui.
De Simerose
Si plus tard, il vous plaît, si vous le croyez digne d’une affection sérieuse et suivie, qui vous empêcherait de le prendre auprès de vous. Il vous faudra toujours aimer quelqu’un, vous ne sauriez traverser la vie sans un attachement quelconque. Autant celui-là qu’un autre, et, de plus, ce sera une bonne action. Si je reviens de mes excursions, d’ici à cinq ou six tins… en cinq ou six ans, il se passe bien des choses, nous nous entendrons ensemble sur la manière de l’élever à nous deux, même séparément, et d’en faire un homme. Si je ne reviens pas, qu’il ait bien mérité de vous, et que vous ne soyez pas remariée, adoptez-le lorsque vous serez en âge de le faire. On avancera bien quelques suppositions, mais à ce moment-là, vous vous en soucierez peu. En tout cas, moi je lui donne mon nom par mon testament. Par ce même testament, que je vous prie de garder, je vous laisse toute ma fortune, à titre de dépôt’, rassurez-vous, et vous la lui transmettrez quand vous le jugerez convenable. L’enfant est à la campagne, chez des gens dont voici l’adresse sur cette lettre, par laquelle je vous donne pleins pouvoirs sur lui. Cette lettre est signée du nom que j’ai pris tout à l’heure et qui n’est que l’anagramme de mon nom véritable, si bien que ce n’est pas tout à fait un mensonge. Ces gens sont prévenus qu’une dame viendra peut-être voir le petit et le prendre. Ils sont discrets ; vous les récompenserez de leurs soins, et tout sera dit. Est-ce convenu ?…
Jane
Oui, et je vous remercie de voire confiance.
De Simerose
Je pars demain. Si d’ici là vous avez quelque chose à me faire dire, j’habite, quand je viens à Paris, mon ancien logement de garçon. Je me permettrai de vous écrire quelquefois et de vous demander des nouvelles de Richard. C’est le nom de l’enfant.
Jane
Le même nom que vous…
De Simerose
Le même.
Jane
Vous recevrez régulièrement de ses nouvelles.
De Simerose
Merci. Au revoir, comtesse… adieu, veux-je dire.
Jane
Adieu, monsieur. Le comte sort.
Scène VIII
De Montègre
Eh bien ?…
Jane
Vous étiez là ?…
De Montègre
Oui.
Jane
Dans cette chambre ?…
De Montègre
Oui, puisque vous m’avez autorisé hier…
Jane
Mais non aujourd’hui !
De Montègre
Pardon… Je ne croyais pas vous contrarier… Qu’est-ce que votre mari vient faire chez vous ?
Jane
Il est venu mè parler d’affaires, me remettre des papiers d’intérêt.
De Montègre
À quel propos ?…
Jane
Il part…
De Montègre
Pour longtemps ?
Jane
Pour toujours, sans doute.
De Montègre
Alors, pourquoi êtes-vous si troublée ?
Jane
Je ne m’attendais pas à cette visite… elle m’a fait mal.
De Montègre
Et à moi aussi. Quand je pense que vous avez aimé cet homme !
Jane
Oh ! jamais… Elle va pour parler et s’arrête.
De Montègre
Qu’alliez-vous dire ?…
Jane
Rien… plus tard… Adieu.
De Montègre
Vous me congédiez…
Jane
J’ai besoin d’un peu de repos et de solitude, après toutes ces émotions…
De Montègre
Dites-moi que vous m’aimez, Jane.
Jane
Quelle femme serais-je donc si je ne vous aimais pas ?
De Montègre
À demain…
Jane fait signe que oui. De Montègre sort. Jane va à la fenêtre et le regarde s’éloigner. Elle lui fait un sigue de tête qu’il peut prendre pour affectueux ; puis elle revient à la table où sont les papiers que lui a remis son mari. Elle lit la lettre et la remet sur la table, puis elle lit l’adresse, réfléchit un instant et marche vers la sonnette. Elle s’arrête, nouvelle réflexion. Elle se retourne, et va prendre son châle et son chapeau qu’elle met à la hâte devant la glace ; et se dirige vers la porte du fond pour sortir. Au moment où elle y arrive, De Ryons paraît à la porte de gauche, prend le voile de grenadine resté sur la table et dit :
Comtesse, vous oubliez votre voile…
Jane
Vous avez raison, il peut servir, Elle prend le voile.
De Ryons
Tout le monde doit ignorer où vous allez ?
Jane
Oui.
De Ryons
Même…
Jane
Tout le monde…
De Ryons
Alors, il faut prendre quelques précautions…
Jane
Parce que ?…
De Ryons
Parce que M. De Montègre vous guette.
Jane
Il en est incapable.
De Ryons, l’amenant à la fenêtre
Vous voyez cet homme qui se cache là-bas sous les arbres ? c’est lui.
Jane
Il joue là un mauvais jeu, avec moi surtout.
De Ryons, à part
C’est bien sur ce jeu-là que je compte.
Jane après avoir réfléchi
Que faut-il faire ?
De Ryons
Montez dans votre voiture, qui est encore attelée… faites vous conduire boulevard de Wagram, n° 67. Il y a là un petit hôtel tout neuf. Ordonnez d’avance à votre cocher de s’en aller au bout d’une demi-heure, s’il ne vous a pas vue redescendre ; sonnez, entrez. Traversez la cour et sortez par l’autre porte qui donne sur la rue des Dames. Là, vous trouverez une voiture que je vais y envoyer, et vous vous ferez conduire où vous avez affaire. Seulement, si vous prenez le chemin de fer, le compartiment des dames.
Jane
Merci. Elle sort.
Scène IX
Il regarde par la fenêtre.
De Ryons
Elle monte en voiture. Il quitte son arbre. Le voilà qui prend la piste. Il y a des hommes, quand ils sont amoureux, qui ressemblent aux chiens courants. Ils croient chasser pour leur compte. Ils donnent de la voix tant qu’ils peuvent et ils vous amènent le gibier sous le canon de votre fusil. Allons ! en chasse !
ACTE IV
Même décor
Scène I
Madame Leverdet, entrant avec Joseph
Et la comtesse est sortie ?
Joseph
Oui, madame.
Madame Leverdet
Va-t-elle rentrer ?
Joseph
Je le pense bien, madame est sortie à midi et il est quatre heures.
Madame Leverdet
Pourquoi est-elle sortie ?
Joseph
Elle ne me l’a pas dit, madame.
Madame Leverdet
Et ma fille ?
Joseph
Mademoiselle Balbine est dans le jardin.
Madame Leverdet
Seule ?
Joseph
Seule.
Madame Leverdet
La comtesse est peut-être allée au devant de sa mère,
Joseph
Peut-être, madame.
Madame Leverdet
Car madame de Tussac doit revenir ces jours-ci, n’estce pas ?
Joseph
Je n’en sais rien.
Madame Leverdet
Et l’oncle de la comtesse, est-il arrivé ?
Joseph
Non, madame.
Madame Leverdet
Mais on l’attend.
Joseph.
Son appartement est prêt.
Madame Leverdet
Il l’a accompagnée pendant son voyage en Italie ?
Joseph
Qui ?… madame ?
Madame Leverdet
La comtesse.
Joseph
Madame la comtesse a donc voyagé en Italie ?…
Madame Leverdet
Elle en revient…
Joseph
Ah !
Madame Leverdet
Vous l’ignoriez ?
Joseph
Je suis resté ici, moi, madame…
Madame Leverdet
Mais la femme de chambre était du voyage, elle a dû vous en parler.
Joseph
Non, madame.
Madame Leverdet
De quoi parlez-vous donc à l’office ?
Joseph
Des autres maisons.
Madame Leverdet
Est-ce que vous avez de l’esprit ?… Monsieur Joseph, depuis que vous avez quitté mon service ?
Joseph
Madame le sait bien, c’est pour cela qu’elle m’a renvoyé. il sort.
Scène II
De Montègre
Vous êtes seule ici ?
Madame Leverdet
Oui… qu’avez-vous ? Vous êtes tout pâle.
De Montègre
Je suis bien malheureux.
Madame Leverdet
Ça commence déjà ! Que vous arrive-t-il ?
De Montègre
J’ai besoin de toute votre amitié.
Madame Leverdet
Elle ne vous aime pas, elle vous repousse ?
De Montègre
Elle me trompe, ce qui est pis que tout cela.
Madame Leverdet
Vous avez donc déjà le droit d’être trompé.
De Montègre
Oui et non…
Madame Leverdet
Depuis six mois, vous m’avez mise au courant de tout ce qui se passait entre vous et la comtesse ; mais, depuis hier, je ne sais rien.
De Montègre
Depuis hier, j’ai eu une entrevue avec elle…
Madame Leverdet
Et dans cette entrevue ?…
De Montègre
Je lui ai dit que je l’aimais…
Madame Leverdet
Et elle ?…
De Montègre
Elle m’a laissé entendre qu’elle pourrait m’aimer…
Madame Leverdet
Eh bien ! pour une première entrevue, c’est suffisant. Si ce n’est que ça…
De Montègre
J’étais encore ici avec M. De Ryons, quand…
Madame Leverdet
M. De Ryons est venu la voir aujourd’hui ?
De Montègre
Il est venu savoir des nouvelles de votre fille…
Madame Leverdet
C’est juste.
De Montègre
Comment va-t-elle ?
Madame Leverdet
Bien !…
De Montègre
Je vous demande pardon, n’est-ce pas ?
Madame Leverdet
Allez, allez.
De Montègre
J’étais donc encore là quand son mari est venu.
Madame Leverdet
Son mari ?
De Montègre
Il s’est présenté sous un autre nom que le sien.
Madame Leverdet
Il a bien fait. Elle ne veut plus entendre parler de lui.
De Montègre
Oui, elle m’a dit qu’elle le détestait.
Madame Leverdet
Je le crois. Sans cela qui l’empêchait de se réconcilier avec lui, puisqu’il le demande ; mais elle m’a positivement répondu non, et elle m’a même remise à ma place, en cette occasion, avec une hauteur que j’aurais pu abattre d’un mot si je n’étais pas aussi discrète que je le suis. Enfin, vous avez assisté à l’entrevue.
De Montègre
Non. Mais dès que le comte a eu pris congé d’elle, je suis rentré.
Madame Leverdet
Qu’est-ce que le comte lui voulait ? je le croyais parti.
De Montègre
Ce n’est pas lui, peut-être.
Madame Leverdet
Mais non, au fait, il doit revenir voir aujourd’hui M. Leverdet, qui lui a promis des renseignements. Il aura absolument voulu faire lui-même une dernière tentative avant son départ.
De Montègre
Et lui parler d’affaires d’intérêt, d’après ce qu’elle m’a dit.
Madame Leverdet
Ils doivent en avoir ensemble. Ensuite ?
De Montègre
Ensuite ? Quand elle m’a revu, elle m’a dit qu’elle avait besoin de repos et de solitude, que cette visite l’avait troublée.
Madame Leverdet
C’est assez naturel.
De Montègre
Je l’ai laissée alors. Mais je ne sais quel secret instinct, quel pressentiment me disaient de ne pas m’éloigner de cette maison.
Madame Leverdet
C’est là un pressentiment que vous avez eu pour bien des maisons.
De Montègre
Bien m’en a pris cette fois ; car au bout d’un quart d’heure elle sortait le visage couvert d’un voile d’une étoffe blanche.
Madame Leverdet
De la grenadine. On en porte beaucoup maintenant ; c’est anglais.
De Montègre
J’ai suivi sa voiture.
Madame Leverdet
À pied.
De Montègre
À pied ?
Madame Leverdet
Par cette chaleur-là ; vous êtes fou. Il y a de quoi se tuer. Et vous êtes allé ainsi ?…
De Montègre
Jusqu’au boulevard de Wagram.
Madame Leverdet
Où est ce boulevard ?
De Montègre
Du côté de l’ancienne barrière du Roule.
Madame Leverdet
Il mène au parc de Monceaux.
De Montègre
Justement.
Madame Leverdet
Je vois ça d’ici. Il y a des hôtels tout neufs par là qui ne se louent pas beaucoup.
De Montègre
La voiture s’est arrêtée devant un de ces hôtels.
Madame Leverdet
Quel numéro ?
De Montègre
67…
Madame Leverdet
67, je ne connais personne là…
De Montègre
J’ai attendu…
Madame Leverdet
Toujours par pressentiment. Quelle manie ont les hommes de vouloir toujours savoir ce qu’on veut leur cacher !
De Montègre
Après une demi-heure d’attente, j’ai vu la voiture s’éloigner au pas et vide.
Madame Leverdet
On était venu lui dire de s’en aller.
De Montègre
Non.
Madame Leverdet
Ne faites pas attention… je m’assieds.
De Montègre
Évidemment, elle avait dit à son cocher : si au bout d’une demi-heure je ne suis pas descendue de cette maison vous vous en irez…
Leverdet
Pourquoi ?
De Montègre
Parce qu’elle avait sans doute à aller autre part, où elle ne pouvait pas aller avec sa voiture et ses gens.
Madame Leverdet
Cela devient intéressant…
De Montègre
Je suis entré dans la maison… j’ai donné cinq louis au concierge et je l’ai questionné.
Madame Leverdet
Vous l’avez compromise…
De Montègre
Pourquoi m’a-t-elle menti ?
Madame Leverdet
Et le concierge ?
De Montègre
N’a pu rien me dire, sinon qu’il était venu une dame demander la locataire de la maison, laquelle locataire est absente… après quoi elle était partie par l’autre porte.
Madame Leverdet
La maison a deux issues ?…
De Montègre
Oui.
Madame Leverdet
Pas mal, petite comtesse… Et où allait-elle ?
De Montègre
Voilà ce que je ne sais pas, puisque je restais les yeux fixés sur sa voiture.
Madame Leverdet
Et pendant ce temps, elle gagnait du terrain… Bien joué !
De Montègre
Oui, bien joué ; mais j’aurai ma revanche, je vous eu réponds.
Madame Leverdet
Qu’est-ce que vous avez fait, alors ?
De Montègre
Je suis sorti par la même porte qu’elle, et j’ai regardé dans la rue.
Madame Leverdet
C’est bien inutile, nous ne laissons pas de sillage comme les bateaux à vapeur.
De Montègre
Qui sait, un indice quelconque… Je suis entré dans toutes les maisons… j’ai questionné, rien… Quand je pense qu’elle était peut-être derrière une de ces fenêtres riant de moi avec un autre.
Madame Leverdet
Mais pourquoi rirait-elle de vous avec un autre, quand elle était libre de ne pas revenir et de ne pas vous écouter ?
De Montègre
Je me suis dit tout cela ; mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme.
Madame Leverdet
Mieux que vous, allez !
De Montègre
Je suis revenu ici.
Madame Leverdet
Toujours à pied ?
De Montègre
Toujours. Elle n’était pas rentrée,
Madame Leverdet
Bien entendu.
De Montègre
J’ai interrogé le cocher adroitement.
Madame Leverdet
Je me fie à vous.
De Montègre
Il m’a dit l’ordre que lui avait donné sa maîtresse. J’ai couru chez vous. On m’a appris que vous étiez ici, et me voilà !
Madame Leverdet
Et déjeuner ?
De Montègre
Il est bien question de déjeuner.
Madame Leverdet
Vous vous rendrez malade, voilà tout. Maintenant, à quoi puis-je vous être bonne dans tout cela ? Je suis prête à vous rendre service, si c’est en mon pouvoir.
De Montègre
Parlez-moi à cœur ouvert. Dites-moi tout ce que vous savez sur elle.
Madame Leverdet
Est-elle… engagée avec vous ?
De Montègre
Non.
Madame Leverdet
Sur l’honneur ?
De Montègre
Sur l’honneur !
Madame Leverdet
Alors, je puis tout vous dire.
De Montègre
Il y a donc quelque chose ?
Madame Leverdet
C’est une fatalité. Il faut que ce soit toujours moi qui vous éclaire sur vos amours. En vérité, j’ai l’air d’être jalouse de ces femmes que vous aimez toutes les unes après les autres avec la même fureur ; mais Dieu m’est témoin que votre intérêt seul me guide, n’est-ce pas ?
De Montègre
Oui.
Madame Leverdet
Aussi, quand je vous ai vu épris de madame De Simerose, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous détourner d’elle… autant dans son intérêt que dans le vôtre… je croyais la comtesse la plus honnête femme du monde. J’ai donc été fort surprise quand je l’ai vue revenir tout à coup après votre lettre, comme vous l’espériez. Il est vrai que j’ignorais la menace que cette lettre contenait. Elle pouvait revenir pour vous sauver la vie, et n’importe quelle femme, la plus vertueuse même, en eût fait autant à sa place : mais quand je lui ai parlé de vous hier et qu’elle m’a répondu tranquillement : « Oui, je l’ai vu deux ou trois fois chez sa sœur. » Quand je l’ai vue exiger de moi que je lui amenasse tous mes invités, parce que vous étiez du nombre, car il n’y avait pas d’autre raison à cette inconvenance, et quand je vous ai présenté à elle, et que je l’ai vue vous accueillir comme elle eût fait du premier venu, j’ai été plus qu’étonnée de l’empire qu’elle avait sur elle-même et qui ressemblait un peu bien à l’habitude de ces sortes d’affaires.
De Montègre
Vous me faites mourir.
Madame Leverdet
Eh bien| si quelqu’un sait à quoi s’en tenir sur la comtesse, c’est…
De Montègre
C’est ?…
Madame Leverdet
Mais il faudrait être assez fort pour le faire parler, car il ne dit que ce qu’il veut quand il est prévenu ; autrement, il ne peut pas toujours retenir sa langue. C’est ce qui lui est arrivé hier quand il s’est rencontré avec madame De Simerose. Il a laissé échapper qu’il l’avait déjà vue quelque part, et il a fait allusion à un voyage à Strasbourg, je crois.
De Montègre
M. De Ryons, peut-être ?
Madame Leverdet
Lui-même.
De Montègre
Fanny qui recommence.
Madame Leverdet
Où allez-vous ?
De Montègre
Je vais le trouver. Vous avez raison. Il la connaît ; ce n’est plus douteux, maintenant. Vous ne savez donc pas que c’est lui qui m’a remis la lettre, hier, dans cette chambre ? S’il ne l’avait pas connue de longue date…
Madame Leverdet
Quelle lettre ? quelle chambre ?
De Montègre
Vous saurez tout, merci ; mais s’ils se sont moqués de moi, malheur à eux. il va prendre son chapeau.
Madame Leverdet
Nous verrons, ma chère petite comtesse, si vous avez le droit de recevoir, comme vous le faites, les bons conseils que l’on vous donne. Mademoiselle Hackendorf est entrée par la gauche et De Montègre l’a rencontrée avant de sortir.
De Montègre, à Mademoiselle Hackendorf J’ai été bien coupable envers vous, mademoiselle ; mais si vous saviez, j’étais si malheureux. Il sort.
Scène III
Mademoiselle Hackendorf
Il est fou.
Madame Leverdet
Il ne s’en faut guère.
Mademoiselle Hackendorf
C’est une épidémie alors.
Madame Leverdet
Pourquoi ?
Mademoiselle Hackendorf
Balbine, avec qui je suis depuis un quart-d’heure, refuse de me parler. J’ai cru qu’elle allait me battre !
Madame Leverdet
Qu’est-ce que cela signifie ? La comtesse est-elle rentrée ?
Mademoiselle Hackendorf
Pas encore.
De Ryons, entre. Après avoir salué
M. De Montègre sort d’ici ?
Madame Leverdet
Oui.
De Ryons
Je viens de le voir passer comme un ouragan.
Madame Leverdet
Une vous a pas vu ?
De Ryons
Il ne voyait personne.
Madame Leverdet
Tant pis, je crois qu’il allait chez vous.
De Ryons
Cette petite course ne peut que lui faire du bien. C’est un homme qui a le sang à la tête.
Madame Leverdet
Vous permettez enfin que j’aille savoir des nouvelles de ma fille ?
Mademoiselle Hackendorf
Allez, et tâchez aussi de savoir pourquoi elle m’en veut
tant. Madame Leverdet sort.
Scène IV
De Ryons
Elle vous en veut, parce qu’elle est jalouse de vous.
Mademoiselle Hackendorf
À quel propos ?
De Ryons
Je ne veux pas encore la trahir.
Mademoiselle Hackendorf, après un temps
Eh bien ?
De Ryons
Quoi.
Mademoiselle Hackendorf
Vous êtes aimable.
De Ryons
Comment ?
Mademoiselle Hackendorf
La visite que vous deviez faire à mon père ?
De Ryons
C’était donc sérieux ?
Mademoiselle Hackendorf
Tout ce qu’il y a de plus sérieux. Je l’avais prévenu, il vous attendait avec tous ses livres,
De Ryons
Et il consentait ?
Mademoiselle Hackendorf
Oui.
De Ryons
Quel jeu jouons-nous ?
Mademoiselle Hackendorf
Aucun jeu.
De Ryons
Vous accepteriez d’être ma femme ?
Mademoiselle Hackendorf, nettement
J’en serais enchantée.
De Ryons
Et pourquoi voudriez-vous être ma femme ?
Mademoiselle Hackendorf, même jeu
Parce que vous ne ressemblez pas aux autres hommes.
De Ryons
Enfant gâtée ! il y a un homme, un seul parmi ceux que vous connaissez, qui n’a pas l’idée de vous épouser, qui vous dit des choses désagréables au lieu de vous faire des compliments, c’est celui-là que vous voulez !…
Mademoiselle Hackendorf
Oui ! chacun a bien le droit de chercher son bonheur où il croit le trouver.
De Ryons
Eh bien ! c’est impossible !
Mademoiselle Hackendorf
Alors, j’ai commis un crime ?…
De Ryons
Vous en avez commis plusieurs.
Mademoiselle Hackendorf
Lesquels ?
De Ryons
Vous êtes trop belle.
Mademoiselle Hackendorf
On vieillit.
De Ryons
Vous êtes trop riche !
Mademoiselle Hackendorf
On se ruine. Vous êtes ?…
De Ryons
Voilà tout.
Mademoiselle Hackendorf
Dites donc toute la vérité, puisque vous avez la réputation de la dire toujours… Il faut être un vaniteux, un spéculateur ou un sot pour épouser une fille aussi… célèbre que moi… Ah çà ! qu’est-ce que c’est que cette jeune fille qu’on promène, tous les jours d’hiver et de printemps au bois de Boulogne, dans une calèche découverte, côté d’un vieux monsieur qui a l’air de dire à tout le monde : Regardez donc ma fille comme elle est bien mise et comme elle est belle ; qu’on rentre dès qu’il fait nuit, parce qu’on ne la voit plus et pour qu’elle ne s’abîme pas, qu’on habille ensuite un peu plus, ou un peu moins, si vous voulez, et qu’on transporte dans ses éternelles loges de l’Opéra ou des Italiens, d’où elle entend E Trovatore ou le Trouvère, et qu’on retrouve l’été à Bade où elle balance la renommée de Franc-Picard et de la Toucques. Comment ! vous ne la connaissez pas ? c’est la belle Mademoiselle Hackendorf, un des plus riches partis de l’Europe… Mais pourquoi ne se marie-t-elle pas ? elle n’est plus toute jeune. Elle a bien vingt-deux ans, il doit y avoir, quelque chose. Est-elle aussi riche qu’on le dit ? Est-ce que son père n’a pas fait faillite dans son pays ? On prétend qu’elle a eu une passion pour quelqu’un qui ne pouvait pas l’épouser… Qu’elle y prenne garde, elle va devenir parfaitement ridicule avec ses toilettes excentriques, son attelage à quatre, ses deux millions de dot en actions sur la Banque et en consolidés… Savez-vous à qui elle ressemble ?… À cette belle poupée mécanique qui est en montre dans un magasin du boulevard avec cette annonce : « Je dis papa, je dis maman ! je ne coûte que cinq cents francs. » Tout le monde l’admire… personne ne l’achète… Joli joujou… mais trop connu. On n’ose plus l’offrir à personne, et les voleurs eux-mêmes ne pensent plus à le voler.
De Ryons
Il y a du vrai.
Mademoiselle Hackendorf
Voilà ce qu’on dit, n’est-ce pas ?… Voilà ce que vous avez dit vous-même, on me l’a répété, et un homme qui respecte son nom ne le jette pas dans tout ce bruit… Ce serait cependant une bonne action, car cette fille est une honnête fille et elle ne demande qu’à être une honnête femme, si elle trouve un mari intelligent qui la comprenne et la domine… Sacrifiez-vous… Épousez-moi…
De Ryons
Je ne puis pas me marier.
Mademoiselle Hackendorf, avec un soupir
Dites-moi au moins que vous aimez quelqu’un.
De Ryons
Oui, j’aime quelqu’un.
Mademoiselle Hackendorf, avec un soupir
Alors… M. De Chantrin ?…
De Ryons
C’est un homme du monde et vous serez marquise.
Mademoiselle Hackendorf
Je ne mérite pas davantage, c’est bien.
De Ryons
Seulement, mettez son amour à l’épreuve.
Mademoiselle Hackendorf
Comment ?…
De Ryons
Quand M. De Chantrin connaitra-t-il son bonheur ?
Mademoiselle Hackendorf
Aujourd’hui même… mon père doit lui donner réponse dans une heure.
De Ryons
Exigez de lui qu’il coupe sa barbe.
Mademoiselle Hackendorf
Voilà tout ce que vous avez trouvé à me dire… Adieu… Il la regarde. Elle essuie ses yeux. Eh bien, oui, c’est une larme…
Elle sort.
Scène III
De Ryons
Une larme !… Ah ! çà ?… Est-ce que les femmes vaudraient mieux que nous ? a Jane qui entre émue. qu’avez-vous ?
Jane
J’attendais impatiemment que vous fussiez seul.
De Ryons
S’est-il donc passé pendant votre voyage quelque chose de grave ?
Jane
Non… J’ai vu ce que je voulais voir… Dites, n’avez-vous parlé de moi à personne, à Madame Leverdet, par exemple ?
De Ryons
Non… excepté ce que je vous ai dit devant elle hier.
Jane
À propos de Strasbourg ?
De Ryons
Oui,
Jane
Et de M. De Montègre, il n’a pas été question entre elle et vous ?
De Ryons
Jamais.
Jane
Alors, ce qu’elle sait de lui et de moi…
De Ryons
Elle sait donc quelque chose ?
Jane
Elle sait tout… heureusement que ce tout n’est rien.
De Ryons
Elle le tient de lui… qui n’a pas de secret pour elle… Elle a dû être son premier amour. Elle a fait de la vertu avec vous.
Jane
Elle m’a donné à entendre qu’elle ne voulait dans sa maison que des femmes irréprochables.
De Ryons
Comment va-t-elle faire pour rentrer chez elle ?
Jane
Ainsi, vous croyez que c’est M. De Montègre qui a fait à cette femme des confidences sur moi ?…
De Ryons
Évidemment,
Jane
Ohl quel homme serait-ce donc ?
Joseph, annonçant
Monsieur De Montègre.
De Ryons
Vous allez le savoir.
Scène IV
De Montègre
Je sors de chez vous, mon cher monsieur De Ryons, je voulais vous entretenir un moment.
De Ryons
Je vais vous attendre où vous voudrez.
De Montègre
Mais cette explication peut avoir lieu ici… Madame n’est pas de trop… car il s’agit d’elle.
Jane
De moi ?
De Montègre
Oui, madame… et puisque vous avez initié M. De Ryons à vos secrets, autant que nous nous expliquions franchementles uns devant les autres.
Jane
Soit !
De Montègre
Permettez que je m’adresse d’abord à M. De Ryons : Entre hommes les choses vont plus vite… M. De Ryons, voulez-vous me donner votre parole d’honneur qu’avant de rencontrer madame chez Madame Leverdet, vous ne la connaissiez ni de nom ni de vue ?…
Jane
Je prie M. De Ryons de ne pas répondre.
De Montègre
Parce que ?…
Jane
Parce que je trouve la demande insultante pour moi.
De Montègre
Aussi, madame, n’est-ce pas à vous que je fais celle-ci.
Jane
Mais, M. De Ryons est chez moi, et il s’agit de moi ; je crois qu’en effet le moment est venu d’une explication définitive… Veuillez donc m’interroger, moi, devant M. De Ryons, qui est mon ami, et je verrai si je dois et ce que je dois vous répondre.
De Montègre, à demi-voix
Vous rappelez-vous ce que vous me disiez tantôt, à cette même place ?
Jane haut
Je vous disais comment je comprenais l’amour et que j’adorerais l’homme qui le comprendrait de même… Vous m’avez dit que cet homme ce serait vous… J’ai voulu vous croire, vous me trompiez, je ne vous crois plus.
De Montègre
Pourquoi m’avez-vous trompé la première, en me disant que vous vouliez être seule, et en sortant, dès que je vous ai eu quittée !…
Jane
Il m’a plu d’être seule, après quoi il m’a plu de sortir. Je suis absolument maîtresse de mes actions.
De Montègre
Où êtes-vous allée ?
Jane
Vous le savez, puisque vous m’avez suivie !
De Montègre
Mais en quittant cette maison à deux entrées…
Jane
Je ne voulais probablement pas qu’on sût où j’allais puisque j’employais ce moyen.
De Montègre
Eh bien ! je le sais, moi !
Jane
Alors pourquoi le demander ?
De Montègre
Ne vous raillez pas de moi… vous ne savez pas qui je suis.
Jane
Je commence à le savoir, et j’allais…
De Montègre
Où peut aller une femme qui se cache sous un voile impénétrable et qui prend toutes les précautions que vous avez prises, sinon …
Jane
Sinon,…
De Montègre
Chez son amant.
Jane a un moment d’émotion, puis, en s’éloignaut de de Montègre et eu jetant son gant avec un mouvement de colère, elle dit entre ses dents
Imbécile ! Haut. Monsieur De Ryons, voulez-vous sonner, je vous prie ? De Ryons sonne.
De Montègre
Que faites-vous ? Le domestique entre.
Jane
Vous m’excuserez, monsieur De Montègre, il faut que je sorte… À Joseph. Dites qu’on attelle.
De Montègre, à De Ryons
Venez-vous avec moi, monsieur De Ryons ?
Jane
Restez, monsieur De Ryons, je vous prie.
De Montègre
Adieu, madame.
Jane
Adieu, monsieur, il sort.
Scène VII
De Ryons, à lui-même
Nous allons voir si j’ai deviné cette femme.
Jane fiévreuse
Alors, c’est ça l’amour sérieux ?
De Ryons
Pas autre chose. Il a un avantage, c’est de durer encore moins que les autres.
Jane de plus en plus agitée
L’homme qu’on épouse vous trompe… et l’homme…
De Ryons, s’approchant d’elle
Qu’on aime… vous insulte.
Jane perdant peu à peu la tête
Est-ce ainsi que vous aimeriez la dame au voile blanc ?…
De Ryons, s’approchant encore
Oh ! non.
Jane
Si vous la retrouviez, seriez-vous homme à lui pardonner, même ce qu’elle aurait fait pour vous ?
De Ryons
Il n’y a de véritable amour que celui qui commence par le pardon !
Jane
Et consentiriez-vous à partir avec elle, à l’emmener au bout du monde, et à lui sacrifier toute votre vie ?…
De Ryons
Tout ! pourvu que je la retrouve.
Jane
Ramassez-moi mon gant, je vous prie…
{{didascalie|De Ryons se baisse, et à moitié à genoux lui rend son gant.
Jane que le dépit et la colère dominent complètement
Thank-you, sir
De Ryons
C’était vous ?
Jane
Eh bien ! oui, c’était moi.
De Ryons, passionnément
Jane ! il lui prend la main. Elle se recule à ce geste par un mouvement instinctif de pudeur et d’effroi. De Ryons changeant de ton, mais affectueusement sévère. Pourquoi me faites vous un mensonge ? je ne suis jamais allé à Strasbourg ! l’histoire que je vous ai racontée n’est pas vraie.
Jane cachant son visage dans ses mains et se laissant tomber sur sa chaise
Malheureuse !
De Ryons, affectueux
Ne pleurez pas, et pardonnez-moi cette épreuve que j’ai tentée et qui a réussi. Je ne vous savais pas alors si digne et si noble. Mais maintenant je suis votre ami sincère, et je veux savoir comment une femme de votre rang peut en arriver à une situation comme celle-ci. Il doit y avoir un secret là-dessous, car vous ne m’aimez pas plus que vous n’aimez M. De Montègre. Voyons, ayez confiance. Répondez-moi.
Jane des larmes dans la voix
Interrogez.
De Ryons
Qui vous avait élevée ?
Jane
Ma mère.
De Ryons
Vous vous êtes mariée par amour.
Jane
Oui.
De Ryons
Votre mari vous aimait-il ?
Jane
Il le disait du moins…
De Ryons
Il ne mentait pas, vous êtes de celles qu’on aime. Pourquoi l’avez-vous quitté ?
Jane
Parce que j’ai eu la preuve qu’il me trompait…
De Ryons
Pour qui ?
Jane après un effort
Pour ma femme de chambre.
De Ryons
Après combien de temps de mariage ?
Jane
Après un mois.
De Ryons
Quelle excuse avait-il ?
Jane avec fierté
Aucune.
De Ryons
Si l’on n’a pas, on croit avoir une excuse dans toutes les erreurs de la vie… Quelle était la sienne ? Le moment est venu de tout me dire. Parlez, si vous voulez que je vous aide à voir clair dans votre propre cœur. Voyons.
Jane avec une émotion croissante
Ah ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une jeune fille élevée comme je l’étais. Elle entend parler du mariage sans se faire la moindre idée de sa signification véritable. Elle n’y voit que l’union de deux personnes qui, s’aimant bien, veulent passer leur vie ensemble comme font son père et sa mère, qui se disent vous et ne s’embrassent même pas devant elle. Elle associe à cette union la campagne, les voyages, le désir d’être élégante, l’orgueil d’être appelée madame. Un jour, elle rencontre un homme jeune qui s’occupe d’elle plus que des autres jeunes filles, qui lui révèle ainsi qu’elle est une femme en âge d’être aimée. C’est le premier dont elle n’ait pas envie de rire. Son cœur bat. Cet homme la demande à sa mère, il est agréé ; il peut faire sa cour. La nature, la poésie, la musique, les fleurs, deviennent leurs intermédiaires ; de temps en temps un sourire, un serrement de main ; le soir, une rêverie douce, la nuit un songe chaste, l’Idéal, toujours l’Idéal. Enfin, après une cérémonie religieuse, où les anges eux-mêmes semblent lui faire fête, l’enfant pieuse, romanesque, ignorante, se trouve livrée à cet homme qui sait ce que c’est que l’amour, lui. Que vont devenir les pudeurs, les rêves, les chastetés de la jeune fille, en retombant du ciel sur la terre ? Beaucoup de femmes ferment les yeux et se réfugient dans la maternité. Celles-là sont les fortes âmes, trempées aux sources vives de la nature ; car, enfin, nous n’avons pas à discuter l’œuvre de Dieu ; mais il en est qui s’épouvantent, se révoltent, et tous les sentiments dont ou les a fortifiées jusqu’alors, viennent se grouper autour d’elles et les défendre contre la réalité. Le mari orgueilleux et impatient en sa qualité d’homme, va porter, à la première créature venue, cet amour que l’épouse avait jugé indigne d’elle, et dont elle devient jalouse, cependant, parce qu’elle n’est qu’une femme. Alors, elle retourneà sa mère, sa vie est brisée, et le monde la regarde avec étonnement, la suit avec doute, la calomnie peu à peu et la repousse enfin, car nul n’a le droit de ne pas être semblable aux autres.
De Ryons, qui a écouté avec étonnement, puis avec émotion
Et depuis votre séparation ?
Jane
J’ai voyagé, j’ai étudié, j’ai prié, souffert, j’ai demandé secours à toutes les choses du bien, puis je me suis découragée ; j’ai voulu aimer !
De Ryons
Et vous avez cru que M. De Montègre vous comprendrait ?
Jane
Oui.
De Ryons
Le visiteur de ce matin, c’était M. De Simerose ?
Jane
Oui.
De Ryons
C’est cette visite qui vous a fait aller à Ville-d’Avray ?
Jane
Oui. Le comte est venu me demander un service.
De Ryons
Vous êtes allée voir un enfant.
Jane
Comment le savez-vous ?…
De Ryons
Vous avez pleuré en embrassant cet enfant, vous avez dit que vous viendriez le prendre dès demain.
Jane
Vous êtes donc entré chez cette femme quand j’ai été partie, et vous l’avez donc questionnée ?
De Ryons
J’ai fait ce que je pensais avoir le droit de faire. Vous êtes revenue à Paris. Vous avez trouvé Madame Leverdet qui a fait la vertueuse avec vous, M. De Montègre qui vous a insultée. Vous avez douté du bien. Vous avez perdu la tête, et vous vous êtes jetée dans mes bras en vous disant : Il m’aimera peut-être en croyant en aimer une autre.
Jane
Oui.
De Ryons
Ô femme ! femme ! on te rendrait le paradis que tu le perdrais encore. Eh bien ! malheureuse enfant, vous aimez votre mari, c’est évident, et vous n’avez jamais aimé que lui !
Jane
Peut-être est-il trop tard ! Sauvez-moi.
De Ryons
Évidemment, il faut vous sauver.
Jane
Vous ne me méprisez donc pas ?
De Ryons
Vous mépriser ! mais vous avez du bonheur d’être tombée sur un vicieux comme moi. Maintenant, rappelez-vous toujours ceci : Quand on est une honnête femme, il n’y a plus qu’une chose à faire, quoi qu’il arrive, et quoi qu’il en coûte, c’est de rester honnête, autrement, il y a trop de gens qui en souffrent plus tard.
Jane
À quoi pensez-vous ?
De Ryons, passant la main sur son front
Je pense à ma mère, qui m’a abandonné quand j’avais deux ans, et à mon père qui en est mort. Voilà mon secret à moi. Enfin ! Je ferai pour vous ce qu’il aurait fallu qu’on fit pour elle, et je vais vous sauver, quoique ce ne soit pas facile.
Jane
Comment cela. Il faut seulement empêcher M. De Simerose de partir demain, je n’ai plus d’orgueil, je vais aller le trouver.
De Ryons
Et lui ?
Jane
Qui lui ?
De Ryons
Toute la femme est là ! M. De Montègre, l’homme de la montagne, l’homme à l’amour pur ; elle ne se le rappelle déjà plus.
Jane
Je ne l’aime pas… je ne l’ai jamais aimé ! Que m’importe M. De Montègre !
De Ryons
Parfait ! Mais lui, il croit qu’il vous aime !… Pour vous le prouver, hier il se serait tué pour vous le prouver, demain il tuera votre mari, s’il le sait aimé de vous.
Jane
Ah ! mon Dieu !…
De Ryons
Lui avez-vous écrit beaucoup de lettres ?
Jane
Une seule ! Celle que vous lui avez remise.
De Ryons
Et qui contient ?
Jane
Ces deux seuls mots : « Venez demain, je ne demande qu’à vous croire. »
De Ryons
Signée ?
Jane
Signée.
De Ryons
Autorisez-moi à la lui redemander.
Jane
Je vous y autorise.
De Ryons
Vous devez aller, ce soir, chez Madame Leverdet ?
Jane
Je comptais ne pas y aller après cette scène.
De Ryons
Allez-y, et ne vous étonnez en rien de ce que vous dira M. De Montègre. Il faudra peut-être mentir. Ce sera votre châtiment ! mais acceptez tous les soupçons, toutes les accusations. Je serai là.
Jane
Je ne comprends pas ; je me fie aveuglément à vous.
De Ryons
Et vous faites bien ! Regardez-moi en face !… Elle le regarde. Et moi qui n’avais rien lu dans ce grand œil là ! il lui baise la main avec le plus grand respect. On vous sauvera… mademoiselle !
ACTE V
Chez madame Leverdet. Même décor qu’au premier acte.
Scène I
Leverdet, entrant
Voilà qui est fait… je lis mon rapport, demain, à l’Académie, À Madame Leverdet, qui entre. Mais je suis fatigué… L’enfant est-elle revenue ?
Madame Leverdet
Oui… j’ai été la reprendre.
Leverdet
Elle va tout à fait bien ?
Madame Leverdet
L’esprit est malade…
Leverdet
Qu’arrive-t-il ?
Madame Leverdet, lui donnant une lettre
Lisez !
Leverdet
De qui est cette lettre ?
Madame Leverdet
De votre fille.
Leverdet
À qui écrit-elle ?
Madame Leverdet
À nous.
Leverdet
Elle ne sait donc plus parler ? Est-ce que notre fille serait muette, comme dans le Médecin malgré lui ?…
Madame Leverdet
Lisez !
Leverdet
« Mes chers parents, pardonnez à votre fille le chagrin qu’elle va vous cause. » Causer sans r, je la reconnais bien là !… « Mais elle ne peut vous cacher plus longtemps la résolution qu’elle a prise… Je suis lasse du monde et de ses vains plaisirs, j’en ai fait hier encore la douloureuse expériance… » Expérience avec un a. Si elle est jamais en état de passer ses examens, mademoiselle Balbine, cela m’étonnera fort. Je n’ai pas de bonheur avec mes élèves. «Je veux consacrer ma vie à la retraite et au soulagement de mes semblables et des autres. Je vous prierai donc de me permettre d’entrer dans un couvent. C’est sœur de charité que je veux être. Je vous serai bien reconnaissante de m’y faire conduire le plus tôt possible, afin que je puisse prier Dieu tout de suite pour vous, mes bons parents, et qu’il vous réunisse au paradis avec votre fille respectueuse : Balbine. » Eh bien ! qu’est-ce que vous lui avez dit ?
Madame Leverdet
Je lui ai dit qu’elle était folle.
Leverdet
Pourquoi cela ?
Madame Leverdet
Parce qu’elle l’est !… Qu’est-ce qui lui trouble ainsi la cervelle ?
Leverdet
Ce n’est pas aussi fou que vous croyez.
Madame Leverdet
Alors, vous consentez à ce qu’elle veut ?
Leverdet
Parfaitement !
Madame Leverdet
Mais moi, je m’y oppose.
Leverdet
De quel droit, chère amie ?
Madame Leverdet
Du droit, que je suis sa mère.
Leverdet
Et moi ! Suïs-je son père ? dites-le…
Madame Leverdet
Oui.
Leverdet
Je voulais vous le faire dire. Eh bien ! le bonheur que l’on donne à ses enfants est la seule excuse que l’on ait de les avoir mis au monde. Le bonheur de Balbine consiste à entrer dans un couvent ; faisons son bonheur et surtout faisons-le vite, parce que je ne suis plus jeune et que j’ai beaucoup à travailler. Le jour où elle changera d’avis, nous la ramènerons à la maison paternelle ; si elle n’en change pas, eh bien ! elle sera religieuse. Il y a des religieuses, donc il y a des femmes qui ont la vocation. Balbine est peut-être de celles-là. Attendez jusqu’à demain, puisque vous avez du monde à dîner aujourd’hui, et d’ailleurs, il faut consulter notre ami Des Targettes, qui est son parrain et qui est presque de la famille.
Madame Leverdet
M. Des Targettes ne viendra peut-être pas.
Leverdet
Oui. Au fait, il trouve que l’on mange mal ici ; il a raison. Pourquoi vous obstinez-vous à garder cette cuisinière… puisqu’il vous prie de la changer et qu’il vous en recommande une. Il m’a parlé de ça hier. Quand on a des amis de vingt ans, on peut bien faire quelque chose pour eux.
Madame Leverdet
Je ne puis pourtant pas bouleverser ma maison pour M. Des Targettes. Du reste, qu’il garde pour lui sa cuisinière, puisqu’il va partir et se marier, il en aura besoin.
Leverdet
C’est encore vous qui lui avez mis en tête l’idée du mariage. Quelle manie vous avez de marier les gens… Se marier, à son âge ! il fallait le marier quand il était jeune, aujourd’hui, il est trop tard. J’ai un ami, un excellent ami, qui me fait mon bezigue le soir, quand je suis trop fatigué… ou qui vous accompagne au spectacle quand j’ai un travail pressé à faire… Et vous voulez me priver de cet ami… Il épousera une jeune femme, je le connais… qui le promènera par monts et par vaux, et moi, qu’est-ce que je deviendrai pendant ce temps-là ! Je n’ai plus le temps d’en dresser un autre. Il lui faut une famille. Eh bien ! soyons sa famille ; qui nous empêche, puisqu’il a peur de la solitude, de lui faire bâtir un petit pavillon au bout du parc, avec une entrée particulière pour qu’il puisse recevoir qui bon lui semble, puisqu’il est encore galant, dit-on… Il prendra ses repas avec nous… il nous donnera ses soirées, et au moins, s’il est malade, nous serons là pour le soigner.
Madame Leverdet
Vous rêvez.
Leverdet
Jamais à cette heure-ci.
Madame Leverdet
Et que dira-t-on ?
Leverdet
Qu’est-ce que vous voulez qu’on dise ?
Madame Leverdet
M. Des Targettes est le parrain de Balbine.
Leverdet
Après ?
Madame Leverdet
Il a soixante mille livres de rentes.
Leverdet
C’est son droit. Il ne les a pas gagnées.
Madame Leverdet
On dira que nous l’accaparons.
Leverdet
Pour…
Madame Leverdet
Pour qu’il fasse Balbine son héritière.
Leverdet
Il sait bien que nous n’accepterons pas un sou de sa fortune et que nous n’en avons pas besoin ; et si vous ne craignez que ça, qu’on fasse venir les maçons. Enfin, je le verrai aujourd’hui ; c’est chose à débattre entre nous. Avez-vous bien remercié la comtesse ?
Madame Leverdet
Oui !
Leverdet
Elle a été excellente pour Balbine. C’est une charmante petite femme, que j’adore, moi !
Madame Leverdet
Je n’ai pas de bonheur avec vous aujourd’hui.
Leverdet
Parce que ?…
Madame Leverdet
Nous ne sommes du même avis sur rien.
Leverdet
Vous n’êtes pas de mon avis sur la comtesse ?
Madame Leverdet
Non.
Leverdet
Qu’est-ce qu’elle vous a fait ?
Madame Leverdet
La comtesse n’a pas la conduite qu’elle devrait avoir. Mon avis est qu’elle eût dû se rapprocher de son mari. Je lui en ai donné le conseil, qu’elle n’a pas cru devoir suivre, et je connais les raisons de son refus. Comme je ne veux pas prêter les mains à ses erreurs, comme je ne veux pas que ma maison serve à des rencontres que je désapprouve…
Leverdet
Quelles rencontres ? Elle aime quelqu’un ? Qu’est-ce que ça vous fait ?… Ce n’est pas une raison parce que vous êtes irréprochable pour être impitoyable. C’est à leur implacabilité qu’on reconnaît les vertus de mauvais aloi. Vous êtes une bonne épouse, vous êtes une bonne mère, soyez une bonne femme, et laissez les gens faire de leur cœur ce que bon leur semble. Cela ne nous regarde pas ; pour moi, j’aime la jeunesse et je trouve que le vent de l’amour lui donne bon visage, de quelque côté qu’il souffle.
Madame Leverdet
On sait que vous avez des prétentions à la philosophie.
Leverdet
Je m’y exerce depuis longtemps et je pardonne facilement les erreurs humaines dont je puis souffrir, à plus forte raison celles dont je ne souffre pas. Quand il y a déjà soixante ans qu’on vit parmi les hommes et quarante ans qu’on les étudie, quand on se sent approcher tous les jours d’un dénouement inévitable, on devient indulgent. L’expérience et la philosophie qui n’aboutissent pas à l’indulgence et à la charité envers le prochain, sont deux acquisitions qui ne valent pas ce qu’elles coûtent…
le domestique, entrant
Mademoiselle demande si elle peut entrer.
Leverdet
Certainement, entre, Balbine ; entre, ma fille. Balbine entre avec une démarche lente et recueillie.
Scène II
Leverdet
Ta mère m’a communiqué ta lettre, nous accédons à tes désirs.
Balbine
Oh ! papa ! Oh ! maman ! Oh ! mes bons parents !…
Leverdet
Tu es bien décidée ?
Balbine
Oui, papa !
Leverdet
Tu n’auras pas de regrets ?
Balbine
Non, papa !
Leverdet
Tu ne préférerais pas faire un voyage ?
Balbine
Mais non, papa !
Leverdet
Ou aller deux ou trois fois au spectacle ?
Balbine, choquée
Oh ! papa, non, je le sens, Dieu m’appelle.
Leverdet
Eh bien, il ne faut pas le faire attendre. Prépare toutes tes affaires ce soir, et demain matin ta mère te conduira au couvent.
Balbine
Merci, papa !
Leverdet
C’est bien sœur de charité que tu veux être ?
Balbine
Oui, papa… celles qui ont de grands bonnets.
Leverdet
C’est convenu. Tu dîneras à table aujourd’hui pour la dernière fois ; en attendant, va te recueillir.
le domestique
Monsieur De Ryons !
De Ryons, entrant, à Balbine
Vous avez envoyé votre lettre, mademoiselle ?
Balbine
Oui, monsieur.
Madame Leverdet
Vous savez ce qu’elle contenait ?…
De Ryons
Je m’en doutais, d’après la conversation que j’avais eue avec mademoiselle… C’est une vocation.
Balbine
Oui.
Leverdet
Tu prieras pour lui ?
Balbine
Oui, papa ; oui, monsieur.
De Ryons
Cela vous occupera beaucoup, mademoiselle, car je suis un grand pécheur, À Madame Leverdet. Je vous demande pardon, chère madame, d’arriver d’aussi bonne heure pour dîner chez vous ; mais j’ai absolument besoin de causer avec M. Leverdet.
Madame Leverdet
Nous vous laissons.
Madame Leverdet et Balbine Sortent.
Scène III
Leverdet
De quoi s’agil-il ?
De Ryons
De madame De Simerose.
Leverdet
À qui vous avez fait votre cour, hier, mauvais sujet.
De Ryons
Elle n’est pas de celles à qui je puis faire la cour.
Leverdet
C’est une honnête femme, n’est-ce pas ?
De Ryons
C’est pis que ça ; ce qui ne l’empêche pas de courir un danger. Je suis sûr qu’elle peut compter sur vous, n’est-ce pas, mon cher maître ?
Leverdet
Dites.
De Ryons
Madame Leverdet est aussi une femme excellente ; mais elle a déjà pris un peu parti contre dans la question, et nous manquerions peut-être de temps pour la convaincre. En deux mots, Madame De Simerose aime son mari, elle ne demande qu’à rentrer sous le toit conjugal ; elle est digne de toute l’estime et de tout l’amour du comte… mais…
Leverdet
Mais ?
De Ryons
Il y a toujours un mais avec les femmes ; mais elle a pris le plus long pour en arriver là, et elle a eu l’imprudence d’écrire une lettre compromettante à un autre homme.
Leverdet
Ce n’est pas là une grande affaire.
De Ryons
Aussi n’est-ce pas l’affaire qui m’inquiète, mais l’homme.
Leverdet
Qu’est-ce qu’il a donc de particulier ?
De Ryons
C’est un monsieur organisé de telle façon que, quand la passion le domine… il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison, et elle le domine toujours. Il est "éternellement amoureux, tantôt de l’une, tantôt de l’autre, mais toujours au même degré.
Leverdet
Comme l’alcool, qui ne gèle jamais.
De Ryons
Voilà. Il n’avait ni la jeunesse, ni la beauté, ni l’esprit, ni l’élégance de M. De Simerose, mais il avait l’occasion…
Leverdet
Et il n’était pas le mari.
De Ryons
Parfaitement raisonné. Il appartient en outre à cette race d’hommes qui ont la faculté d’arpenter les routes, de passer des nuits sous les fenêtres, de vivre sans manger, d’être toujours prêtsàsefaire sauter la cervelle età tuer toutlemonde.
Leverdet
Tempérament bilieux… le foie trop gros, il faut les envoyer à Vichy.
De Ryons
Madame De Simerose est tombée sur un de ces hommes-là.
Leverdet
M. De Montègre.
De Ryons
Vous le saviez…
Leverdet
Madame Leverdet m’en a touché deux mots.
De Ryons
Ce qui rend la situation délicate, c’est qu’il n’a pas été l’amant de la comtesse… Il ne reste donc pas même une consolation à sa vanité. Et il y a une heure qu’on l’a mis à la porte, et devant moi encore. Il est parti furieux et il doit ruminer sa vengeance… Ceci est un problème… Cela vous regarde, puisque vous êtes un savant… Étant donné dans une situation de : un mari qui aime sa femme, une femme qui aime son mari, séparés l’un de l’autre, et un amant, qui s’est cru aimé de cette femme, comment ramener dans sa maison ce mari qui va partir, se débarrasser de l’amant qui ne veut pas s’en aller, et sauver le cœur et l’honneur de la femme, tout cela en deux heures ?
Leverdet
C’est une règle de trois.
De Ryons
Composée. Ehbien, j’ai entrepris la solution de ce problème.
Leverdet
Ah ! çà, vous êtes donc bon ?
De Ryons
Il n’y a que les niais qui ne sont pas bons. Et j’ai compté sur vous.
Leverdet
Voyons, que faut-il faire ?
De Ryons
Il me faut d’abord De Simerose !
Leverdet
Il va justement venir chercher des notes que je lui ai promises pour son voyage.
De Ryons
Vous tâcherez qu’il ne se rencontre pas avec le Montègre,
Leverdet
Naturellement.
De Ryons
Vous me le garderez dans votre cabinet jusqu’à ce qu’on vienne lui apporter une lettre de la part de sa femme.
Leverdet
Bien !…
De Ryons
Quand la comtesse arrivera, qu’elle ignore la présence de son mari dans la maison et qu’on la fasse entrer ici.
Leverdet
J’ai envie d’écrire tout ça…
De Ryons
Ensuite… Quand M. De Montègre arrivera… on me le fera entrer ici… pour moi tout seul.
Leverdet
Carter et son lion…
De Ryons
Voilà. Et pour vous récompenser de toutes vos peines, j’empêcherai votre fille d’entrer au couvent… et je la guérirai…
Leverdet
De quoi ?
De Ryons
De son amour…
Leverdet
Comment ! elle est amoureuse aussi, elle ?
De Ryons
Parfaitement…
Leverdet
Et de qui ?
De Ryons
D’un sot, comme il convient à son âge… Mais pour ça, j’ai déjà pris mes précautions.
Leverdet
Ah ! je comprends que toutes ces intrigues-là vous intéressent.
De Ryons
Ce sont les échecs vivants… Seulement les fous dominent.
le domestique, annonçant
Monsieur De Montègre.
De Ryons
Passez par ici et ne perdez pas de temps… Leverdet sort.
Scène IV
De Montègre
Monsieur De Ryons, est-ce en ami que je dois vous aborder ?
De Ryons
En ami de la veille… Mais nous avons l’avenir pour nous.
De Montègre
Alors, jusqu’à nouvel ordre, de cette amitié, si récente qu’elle soit, je suis autorisé à vous demander la preuve que je vous demandais il y a deux heures chez madame De Simerose… et qu’elle vous a empêché de me donner.
De Ryons
Parfaitement…
De Montègre
Dites-moi donc, depuis quand vous connaissez madame De Simerose…
De Ryons
Depuis hier. Je lui ai été présenté ici…
De Montègre
Vous ne l’aviez jamais vue auparavant ?
De Ryons
Jamais…
De Montègre
Vous n’aviez pas entendu parler d’elle ?
De Ryons
Pas davantage.
De Montègre
Nous sommes deux hommes d’honneur… n’est-ce pas ? Tout cela est sérieux…
De Ryons
Tout ce qu’il y a de plus sérieux…
De Montègre
Qu’est-ce que c’était alors que cette allusion faite à un voyage à Strasbourg ?…
De Ryons
C’est Madame Leverdet qui vous a raconté cela ?…
De Montègre
Oui…
De Ryons
C’était une plaisanterie…
De Montègre
Pas autre chose ?…
De Ryons
Pas autre chose…
De Montègre
Mais maintenant, vous avez fait plus ample connaissance avec la comtesse ?
De Ryons
Oui…
De Montègre
Et vous êtes son ami,…
De Ryons
Son ami de la veille…
De Montègre
Vous avez probablement plus d’amitié pour elle que pour moi ?…
De Ryons
Je ne demande pas mieux que d’en avoir autant pour l’un que pour l’autre…
De Montègre
Vous avez reçu ses confidences ?…
De Ryons
J’ai eu cet honneur…
De Montègre
Votre amitié pour moi va-t-elle jusqu’à me les communiquer ?…
De Ryons
En partie… car elle m’a chargé d’une mission auprès de vous…
De Montègre
Qui est ?…
De Ryons
Qui est de vous demander la lettre que je vous ai remise de sa part…
De Montègre
Alors, elle ne pense plus ce que contenait cette lettre… Elle ne m’aime pas ?…
De Ryons
Il paraît.
De Montègre
Cela n’aura pas duré longtemps…
De Ryons
Shakespeare a dit : Court, comme l’amour d’une femme…
De Montègre
Et elle en aime un autre.
De Ryons
Quand une femme n’aime plus celui-ci, c’est qu’elle aime celui-là.
De Montègre
Et celui-là… elle l’aimait sans doute avant de me rencontrer ?…
De Ryons
Je le crois.
De Montègre
C’est à cause de lui qu’elle a quitté la France.
De Ryons
Probablement.
De Montègre
Pourquoi, moi, alors ?…
De Ryons
Elle se croyait abandonnée et trahie… elle tâchait d’oublier avec vous.
De Montègre
Et vous connaissez cet homme ?
De Ryons
De vue…
De Montègre
Et de nom ?…
De Ryons
Et de nom.
De Montègre
Vous êtes son ami sans doute ?…
De Ryons
Son ami… de la veille…
De Montègre
Vous ne pouvez pas le nommer ?…
De Ryons
Cela m’est défendu…
De Montègre
Par ?…
De Ryons
Par la plus simple prudence.
De Montègre
Je le connaîtrai…
De Ryons
Cela vous sera difficile.
De Montègre
Je m’attacherai aux pas de la comtesse, et je la suivrai comme son ombre…
De Ryons
Vous perdrez votre temps.
De Montègre
Nous verrons…
De Ryons
Elle n’ira pas chez lui.
De Montègre
Il viendra chez elle…
De Ryons
Pas davantage.
De Montègre
Ils ne se verront pas, alors, cela me suffit.
De Ryons
Ils s’écriront jusqu’au moment où la comtesse pourra le rejoindre… sa mère les aidera…
De Montègre
Sa mère ?…
De Ryons
Elle aime sa fille… elle fera tout pour son bonheur… En somme, vous n’avez pas de droits sur la comtesse et lui en a.
De Montègre
Vous eu êtes sûr ?…
De Ryons ?
Tout ce qu’il y a de plus sûr… une fois le mari parti, car c’est lui qui est à craindre et non pas vous, elle sera toute à son amour… Ah ! si c’était le mari qui voulût s’y opposer… ce serait autre chose… Le mari est le mari… quoi qu’on fasse… et si elle lui eût seulement dit ou écrit comme à vous un mot d’espoir, il ne la quitterait plus, le mari ! et il faudrait bien que l’autre cédât la place… mais loin de lui avoir donné de l’espoir… elle le déteste… et redouterait comme la mort de vivre avec lui. Voyons, faites bien les choses… laissez tous ces gens-là tranquilles et rendez-moi cette lettre…
De Montègre
Non… Quand part-il, le mari ?…
De Ryons
Ce soir… ou demain. Non, ce soir.
De Montègre
Vous en êtes sûr ?…
De Ryons
C’est M. Leverdet qui me l’a dit tout à l’heure, en m’apprenant que M. De Simerose allait venir lui dire adieu.
De Montègre
M. De Simerose va venir ?…
De Ryons
Il doit être là.
De Montègre
Il ne pouvait pas mieux arriver…
De Ryons
Que voulez-vous dire ?…
De Montègre, riant nerveusement
Ah ! ah ! Ce sera la meilleure vengeance.
De Ryons
Où allez-vous ?…
De Montègre
Vous le saurez bientôt…
De Ryons
Vous m’effrayez, et la lettre ?…
De Montègre
Elle sera rendue à la comtesse.
De Ryons
Par qui ?
De Montègre
Par quelqu’un que j’en vais charger…
le domestique, annonçant
Madame la comtesse De Simerose.
De Ryons
Souvenez-vous que c’est une femme… Entre Jane.
Scène V
De Montègre, à Jane
Vous savez tout ce que vient de me dire M. De Ryons ?.
Jane
Oui.
De Montègre
Vous n’en rétractez rien ?
Jane
Rien.
De Montègre
Vous ne m’aimez plus ?
Jane
Je ne vous ai jamais aimé.
De Montègre
Et vous-aimez un autre homme ?
Jane
Je l’aime…
De Montègre
M. De Simerose est là, madame, vous le savez…
Jane
Eh bien, monsieur ?
De Montègre
Eh bien, ce sera lui qui me vengera de vous. Ne vous en prenez qu’à vous-même, madame, de ce qui va arriver.
De Ryons
Qu’allez-vous faire ?
De Montègre
Vous le verrez, il sort.
Jane
Où va-t-il ?
De Ryons
Il va vous faire du mal, puisqu’il vous aime.
Jane
Comment ?…
De Ryons
En brûlant ses vaisseaux, ce qui fait qu’il ne pourra plus revenir.
Jane
Je me suis fiée à vous.
De Ryons
Et vous avez eu raison. Vous allez voir ce qu’il y a au fond de toutes ces grandes passions qui poursuivent une femme mariée. Quand vous l’aurez vu, vous pourrez le dire à d’autres.
Jane se rapprochant de De Ryons
On ouvre cette porte… Je tremble…
De Ryons
Ne craignez rien. Gaiement et sincèrement. S’il le faut, on le tuera.
Scène IV
Des Targettes, entrant avec Balbine
Bonjour, comtesse ! Vous paraissez souffrante.
Jane
Non, je vais bien, je vous remercie
De Ryons
Votre malle est-elle faite ? Partons-nous demain ?…
Des Targettes
Leverdet m’a prié de rester pour essayer une cuisinière.
De Ryons, à part
Pauvre Madame Leverdet ! elle ne s’en débarrassera pas.
Leverdet entre.
De Ryons, à Leverdet
Eh bien, quoi de nouveau ?
Leverdet
Beaucoup de nouveau… On vient d’apporter une lettre à M. De Simerose.
De Ryons
Qui l’a apportée ?
Leverdet
Un domestique.
De Ryons
De la part de qui ?
Leverdet
De la part de la comtesse.
Jane
De ma part !
De Ryons, joyeux
Très-bien. Qu’a dit le comte ?
Leverdet
Il a paru fort surpris. Il s’est levé… et il a pris congé de moi à la hâte.
De Ryons
À merveille.
Leverdet, voyant entrer De Chantrin sans barbe ni moustache
Quel est ce monsieur ?…
De Chantrin.
Mon cher maître…
Leverdet
Comment, c’est vous ?…
De Chantrin
Comtesse…
Jane
Monsieur…
Leverdet
Qu’est-ce que c’est que cette figure-là ?…
De Chantrin, à Leverdet et à Jane
C’est un sacrifice à l’amour ; j’ai coupé ma barbe, j’ai même failli me couper la tête… et je venais vous annoncera vous, mon cher maître, et à Madame Leverdet que j’aime presqu’autant que ma mère, que ses excellentes démarches ont enfin obtenu un heureux résultat. J’épouse Mademoiselle Hackendorff. C’est décidé depuis une heure. Elle m’a même chargé de l’excuser si elle ne vient pas. Elle est un peu souffrante.
Leverdet, à part
On le serait à moins…
De Ryons, à Jane
Riez donc un peu, c’est toujours ça de pris.
Jane
Je n’ai pas envie de rire.
De Ryons, à Jane
Le grotesque à côté du sérieux. C’est pourtant là toute la vie.
Madame Leverdet, entrant, à Jane
Enfin… vous avez entendu raison, chère enfant… et j’en suis bien heureuse… moi qui vous ai toujours aimée et défendue…
Jane
Comment Cela ?… De Simerose entre.
De Ryons
Votre mari.
De Simerose, s’approchant de Jane
Fallait-il absolument, Jane, attendre à demain ?…
Jane
Pourquoi ?…
De Simerose, lui tendant la lettre qu’elle a écrite à De Montègre
Vous m’avez écrit : venez demain. Je ne demande qu’à vous croire… Pouvais-je résister au désir de vous revoir vingt quatre heures plus tôt ?
Jane à part et avec joie
Ma lettre !
De Ryons, à De Montègre, qui est entré un peu après De Simerose
Vous avez envoyé la lettre au mari, comme si elle lui était adressée ?…
De Montègre
Oui…
De Ryons.
Vous êtes cruel…
De Montègre
Elle ne sera pas à moi, soit, mais elle ne sera pas à l’autre… il sort.
De Ryons
Il croit se venger et il la sauve…
Balbine, entrant
Papa, vous êtes servi…
De Chantrin, à Balbine
Mademoiselle…
Balbine
Monsieur…À son père. Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?…
De Ryons
C’est M. De Chantrin.
Balbine
Ah ! ah ! qu’il est drôle… Elle rit aux éclats, sans pouvoir s’arrêter. Elle s’en va dans le jardin, on l’entend rire encore.
De Ryons
Guérie ! ce n’est pas plus difficile que ça…Voilà comme l’amour tient dans un cœur de quinze ans…
Leverdet, à De Ryons
Vous êtes décidément très-fort, vous.
De Ryons
Oui, mais je ne suis pas heureux. Avec un soupir. Allons dîner !
Jane et son mari restent les derniers en scène.
Jane à De Simerose
J’ai été à Ville-d’Avray. Demain, cet enfant sera près de vous et nous quitterons la France.
De Simerose
Que vous êtes bonne ! Allons, maintenant que nous sommes seuls, dites-moi le dernier mot du pardon.
Jane s’assurant que personne ne peut les voir, et se jetant à son cou
Je t’aime
FIN.