L’Antisémitisme (Lazare)/III

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CHAPITRE III


L’ANTIJUDAÏSME DANS L’ANTIQUITÉ CHRÉTIENNE, DEPUIS LA FONDATION DE L’ÉGLISE JUSQU’À CONSTANTIN


L’Église et la Synagogue. — Les privilèges juifs et les premiers chrétiens. — L’hostilité juive. — Le patriotisme judaïque. — Le prosélytisme chrétien et les rabbins. — Attaques contre le christianisme. — Les apostats et les malédictions. — Étienne et Jacques. — Les influences juives combattues. — Pagano-christianisme et judéo-christianisme. — Pierre et Paul. — Les hérésies judaïsantes. — Les Ébionites, les Elkasaites, les Nazaréens, les Quartodécimans. — La gnose et l’Alexandrisme juif. — Simon le Magicien, les Nicolaïtes et Cérinthe. — Les premiers écrits apostoliques et les tendances des judaïsants. — Les Épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens, les Pastorales, la IIe Épître de Pierre, l’Épître de Jude, l’Apocalypse. — La Didachê, l’Épître à Barnabé, les sept Épîtres d’Ignace d’Antioche. — Les Apologistes chrétiens et l’exégèse juive. — La lettre à Diognète. — Le testament des douze Patriarches. — Justin et le Dialogue avec Tryphon. — Ariston de Pella et le Dialogue de Jason avec Papiscus. — L’expansion chrétienne et le prosélytisme juif. — Les rivalités et les haines ; les persécutions ; l’affaire de Polycarpe. — Les polémiques. — La Bible, les Septante, la version d’Aquila et ses Hexaples. — Origène et le rabbin Simlaï. — Abbahu de Césarée et le médecin Jacob le Minéen. — Le "Contre Celse" et les railleries juives. — L’antijudaïsme théologique. — Tertullien et le De adversus Judæos. — Cyprien et les trois livres contre les Juifs. — Minucius Felix, Commodien et Lactance. — Constantin et le triomphe de l’Église.


L’Église est fille de la Synagogue ; elle est née d’elle ; grâce à elle, elle s’est développée, elle a grandi à l’ombre du temple, et, à peine vagissante, elle s’est opposée à sa mère ; ce qui était naturel, car des principes trop dissemblables les séparaient.

Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, aux âges apostoliques, les communautés chrétiennes sortirent des communautés juives, comme une colonie d’abeilles essaimant de la ruche ; elles s’implantèrent sur le même sol.

Jésus n’était pas né que les Juifs avaient bâti leurs maisons de prière dans les villes de l’Orient et de l’Occident ; et nous avons déjà vu leur expansion en Asie Mineure, en Égypte, dans la Cyrénaïque, à Rome, en Grèce, en Espagne. Par leur incessant prosélytisme, par leurs prédications, par l’ascendant moral qu’ils exercèrent sur les peuples au milieu desquels ils vivaient, ils frayèrent la voie au christianisme. Certes, déjà et avant eux, les philosophes étaient arrivés à la conception du Dieu unique, mais l’enseignement des philosophes était restreint ; il n’était pas accessible au menu peuple, à la catégorie des humbles que les métaphysiciens dédaignaient plutôt. Les Juifs parlèrent aux petits, aux faibles ; ils firent germer dans leur âme des idées qui leur avaient été jusqu’alors étrangères. Ils portaient avec eux l’esprit des prophètes, l’esprit de fraternité, de pitié et de révolte aussi, cet esprit qui fit la pitoyable et farouche colère des Jérémie et des Isaïe, et qui aboutit à la douceur tendre d’Hillel, cet esprit qui inspira Jésus.

Toute cette immense classe des prosélytes de la Porte, conquise par les Juifs, cette foule des craignant Dieu, était prête à recevoir la doctrine plus large et plus humanitaire de Jésus, cette doctrine que, dès l’origine, l’Église universelle s’appliqua à adultérer, à détourner de son sens. Ces convertis, dont, au premier siècle avant Jésus, le nombre s’accroissait sans cesse, n’avaient pas les préjugés nationaux d’Israël ; ils judaïsaient, mais leurs yeux n’étaient pas tournés vers Jérusalem et l’on peut dire même que le patriotisme exalté des Juifs arrêtait ou plutôt limitait les conversions. Les Apôtres, ou du moins quelques-uns, séparèrent complètement les préceptes juifs de l’idée restreinte de nationalité ; mais ils s’appuyèrent sur l’œuvre juive déjà accomplie et gagnèrent ainsi à eux les âmes de ceux qui avaient reçu la semence judaïque.

Dans les synagogues prêchèrent les Apôtres. Dans les villes où ils arrivaient, ils allaient droit à la maison de prière, et là ils faisaient leur propagande, ils trouvaient leurs premiers auxiliaires ; puis, à côté de la communauté juive ils fondaient la communauté chrétienne, augmentant le primitif noyau juif de tous ceux des gentils qu’ils convaincaient.

Sans l’existence des colonies juives, le christianisme aurait eu plus d’entraves ; il aurait rencontré, à s’établir, plus de difficultés. Je l’ai dit déjà, les privilèges des Juifs dans la société antique étaient considérables ; ils avaient des chartes protectrices leur assurant une libre organisation politique et judiciaire, et la facilité de l’exercice de leur culte. Grâce à ces privilèges, les Églises chrétiennes purent se développer. Pendant longtemps les associations des chrétiens ne se différencièrent pas, aux yeux de l’autorité, des associations juives, les distinctions qui existaient entre les deux religions n’étant pas connues du pouvoir romain. Le christianisme était considéré comme une secte juive, aussi bénéficiait-il des mêmes avantages ; il fut non seulement toléré, mais, d’une façon indirecte, protégé par les administrateurs impériaux.

Ainsi donc, d’un côté, et involontairement, les Juifs furent les inconscients auxiliaires du christianisme, tandis que d’autre part ils furent ses ennemis ; d’autant plus ses ennemis que les causes d’inimitié étaient nombreuses. On sait que Jésus et sa doctrine recrutèrent leurs premiers adhérents parmi ces provinciaux galiléens si méprisés des hiérosolymites, parce qu’ils avaient subi, plus que tous autres, les influences étrangères. «  Que peut-il venir de bon de Nazareth ? », disait-on. Ces petites gens de Galilée, quoique très attachés aux coutumes et aux rites judaïques, — à ce point qu’ils étaient plus rigoristes peut-être que les Jérusalémites, — étaient ignorants de la loi, et, comme tels, ils étaient dédaignés par les docteurs orgueilleux de la Judée. Cette déconsidération tomba sur les premiers disciples de Jésus, dont quelques-uns d’ailleurs appartenaient à des classes détestées, celle des publicains, par exemple.

Néanmoins, cette origine des chrétiens primitifs, si elle leur valait la déconsidération des Juifs, n’allait pas jusqu’à exciter leur haine ; il fallut à cela des causes plus graves, dont une des premières fut le patriotisme juif.

Le christianisme arrivait en effet, ou tout au moins commençait à se développer, au moment où la nationalité judaïque tentait de s’arracher au joug de Rome. Offensés dans leur sentiment religieux, malmenés par l’administration romaine, les Juifs sentaient s’accroître leur désir de liberté, et leur animosité contre Rome. Des bandes de zélateurs et de sicaires parcouraient les montagnes de Judée, entraient dans les villages et se vengeaient de Rome sur ceux même de leurs frères qui s’inclinaient sous la domination impériale. Or, si les zélateurs et les sicaires frappaient les Sadducéens à cause de leurs complaisances pour les procurateurs romains, ils ne pouvaient ménager les disciples de celui à qui l’on prêtait cette parole : « Rendez à César ce qui est à César. »

Absorbés dans l’attente du prochain règne messianique, les chrétiens de ce temps-là — je parle des judéo-chrétiens — étaient des « sans patrie » ; ils ne sentaient plus leur âme s’émouvoir à l’idée de la Judée libre. Si quelques-uns, comme le voyant de l’Apocalypse, avaient horreur de Rome, ils n’avaient pas au même degré la passion de cette Jérusalem captive que les zélateurs voulaient délivrer : ils étaient des anti-patriotes.

Lorsque la Galilée tout entière se souleva à l’appel de Jean de Gischala, ils se tinrent coi ; et quand les Jérusalémites eurent triomphé de Cestius Gallus, les judéo-chrétiens, se désintéressant de l’issue de cette suprême lutte, s’enfuirent de Jérusalem, passèrent le Jourdain et se réfugièrent à Pella. Aux derniers combats que Bar Giora, Jean de Gischala et leurs fidèles livrèrent à la puissance romaine, aux légions aguerries de Vespasien et de Titus, les disciples de Jésus ne prirent pas part ; et quand Sion s’écroula dans les flammes, ensevelissant sous ses ruines la nation d’Israël, aucun chrétien ne trouva la mort dans les décombres.

On comprend dès lors comment, dans ces temps exaltés, avant, pendant et après l’insurrection, pouvaient être traités ceux, judéo et pagano-chrétiens, qui disaient avec saint Paul : « Il faut se soumettre à l’autorité de Rome ». Néanmoins, à ces fureurs de patriotes que soulevait l’Église naissante, d’autres venaient se joindre : les colères des rabbins contre le prosélytisme chrétien.

A l’origine, les relations des judéo-chrétiens et des Juifs furent assez cordiales. Les partisans des Apôtres et les Apôtres eux-mêmes reconnaissaient la sainteté de l’ancienne loi ; ils pratiquaient les rites du Judaïsme et n’avaient pas encore placé le culte de Jésus à côté de celui du Dieu un. À mesure que se forma le dogme de la divinité du Christ, le fossé se creusa entre l’Église et la Synagogue. Le Judaïsme ne pouvait admettre la divinisation d’un homme ; reconnaître quelqu’un comme fils de Dieu, c’était blasphémer ; et comme les judéo-chrétiens n’avaient pas abandonné la communauté juive, ils étaient soumis à sa discipline. C’est ce qui explique les flagellations des Apôtres et de nouveaux convertis, la lapidation d’Étienne et la décapitation de l’Apôtre Jacques.

Après la prise de Jérusalem, après cette tempête qui laissa la Judée dépeuplée, les meilleurs de ses enfants ayant péri dans les combats, ou dans les cirques où ils furent livrés aux bêtes, ou dans les mines de plomb d’Égypte, pendant cette troisième captivité que les Juifs appelèrent l’exil romain, les rapports des judéo-chrétiens et des Juifs se tendirent davantage encore. La patrie morte, Israël, se groupait autour de ses docteurs. Jabné, où le Synhédrin était réuni, remplaçait Sion sans la faire oublier, et les vaincus s’attachaient plus étroitement encore à la Loi que commentaient les Sages.

Désormais, ceux qui attaquaient cette Loi, devenue le plus cher patrimoine du Juif, devaient être considérés par lui comme des ennemis plus redoutables encore que ne l’avaient été les Romains. Les docteurs combattirent donc la doctrine chrétienne qui faisaient des prosélytes dans leur troupeau, et leur attitude explique les âpres paroles que les Évangélistes mettent en la bouche de Jésus contre les pharisiens. Ces docteurs — ces Tanaïm — défendaient cependant leur foi religieuse ; ils agissaient comme agissent tous les soutiens des religions et des gouvernements consacrés vis-à-vis de ceux qui veulent leur donner assaut, et ils se conduisaient avec aussi peu de logique et d’intelligence. « Les Évangiles doivent être brûlés, dit le rabbin Tarphon, car le paganisme est moins dangereux pour la foi judaïque que les sectes judéo-chrétiennes. J’aimerais mieux chercher un refuge dans un temple païen que dans une assemblée judéo-chrétienne. » Il n’était pas le seul à penser ainsi, et tous les rabbins comprenaient en quel danger le judéo-christianisme mettait le judaïsme. Aussi n’était-ce pas à ceux qui prêchaient aux gentils qu’ils firent sentir d’abord leur colère, mais à ceux qui venaient chercher les brebis dans leur propre bercail ; et s’ils prirent des mesures, ce fut contre leurs apostats.

Quelques modernes interprétateurs du Talmud sont allés chercher dans les discussions et les décisions rabbiniques de cette époque des armes contre les Juifs, les accusant de haïr aveuglément tout ce qui ne portait pas le signe d’Israël ; mais ils ne paraissent pas avoir porté dans leur recherche toute la science et peut-être toute la bonne foi nécessaires.

Le Synhédrin de Jabné réglemente les rapports des Juifs et des minéens ; or, les minéens ne sont autres que les judéo-chrétiens, les Juifs considérés comme apostats, comme traîtres à leur Dieu et à la loi. Ce sont eux qui sont déclarés inférieurs aux Samaritains et aux gentils ; c’est avec eux que sont interdits tous rapports. Plus tard seulement, beaucoup plus tard, ces interdictions s’appliquèrent à la généralité des chrétiens lorsque les chrétiens devinrent les persécuteurs, de même que quelques-uns exaltés par les souffrances et les humiliations, leur appliquèrent ce qui dans le Talmud était dit des Goïm, c’est-à-dire de ces Hellènes de Césarée et de Palestine, en lutte perpétuelle contre les Juifs.

A l’origine, toutes les défenses talmudiques visent les judéo-chrétiens. Les Tanaïm voulaient préserver leurs fidèles de la contagion chrétienne ; c’est pour cela que l’on assimila les Évangiles aux livres de magie, et que Samuel le Jeune, sur l’ordre du patriarche Gamaliel, inséra dans les prières journalières une malédiction contre les judéo-chrétiens, Birkat Haminim, qui fit dire et fait dire encore à quelques-uns que les Juifs maudissent Jésus trois fois par jour.

Mais pendant que les Juifs cherchaient à se séparer des judéo-chrétiens, le grand mouvement qui emportait l’Église la forçait, de son côté, à repousser loin d’elle le Judaïsme. Pour conquérir le monde, pour devenir la foi universelle, il fallait que le christianisme délaissât le particularisme juif, repoussât les chaînes trop étroites de l’ancienne loi pour pouvoir mieux répandre la nouvelle. Ce fut l’œuvre de saint Paul, le vrai fondateur de l’Église, celui qui opposa à la restreinte doctrine judéo-chrétienne le principe de la catholicité.

Les luttes, on le sait, furent longues et ardentes, entre ces deux tendances du christianisme naissant que Pierre et Paul symbolisèrent. Toute la prédication apostolique de Paul fut un long combat contre les judaïsants ; mais le jour où l’Apôtre déclara que pour venir à Jésus il n’était pas besoin de passer par la synagogue, ni d’accepter le signe de l’antique alliance, la circoncision, ce jour-là, tous les liens qui rattachaient l’Église chrétienne à sa mère furent rompus et Jésus gagna les nations.

La résistance des judaïsants, qui voulaient être à Jésus et en même temps observer le sabbat et la Pâque, fut vaine, et vaine aussi leur répugnance à la conversion des gentils. Après les voyages de Paul en Asie Mineure, le catholicisme eut cause gagnée. Derrière l’Apôtre, il y eut une armée, et cette armée opposa à l’esprit juif l’esprit hellène et Antioche à Jérusalem.

La grande masse des judéo-chrétiens se détacha de l’étroite doctrine de la petite communauté de Jérusalem, et la ruine de la cité sainte la poussa à douter de l’efficacité de la loi ancienne. Ce fut un bien pour l’Église, au point de vue de son développement ultérieur. L’Ébionisme eût été sa mort. S’il eût écouté les Jérusalémites, le christianisme serait devenu simplement une petite secte juive. Pour devenir la foi du monde, il fallait que le christianisme laissât de côté le particularisme juif. En effet, les nouveaux fidèles, les gentils, ne pouvaient pratiquer la religion juive et rester grecs ou romains. En se délivrant des ébionites et des judéo-chrétiens, en rompant les liens qui le rattachaient à sa mère, le christianisme permit aux peuples de venir à lui et de rester eux-mêmes ; au lieu que Pierre et les judaïsants les eussent obligés, en adoptant les coutumes d’Israël, de perdre un peu de leur nationalité et d’accepter celle de leurs convertisseurs.

Aussi, de ce qui fut au début un rameau de l’Église orthodoxe, on voit naître dès la fin du premier siècle deux hérésies, l’Ébionisme et l’Elkasaïsme. Elles se formèrent tout naturellement, parce que la grande masse des judéo-chrétiens accepta les idées de Paul et s’agrégea aux pagano-chrétiens ; il ne resta qu’un petit groupe de judaïsants entêtés, et, eux qui avaient aux origines représenté strictement l’orthodoxie, ils devinrent, le jour où l’Église adopta une orientation nouvelle, des hérétiques. Néanmoins, leur esprit persista, et nous les retrouverons plus tard dans les Nazaréens et les Quartodécimans ; mais, dès lors, ils étaient les ennemis de la catholicité, et la catholicité se tourna vers eux, ou plutôt elle combattit le Judaïsme dans lequel ils puisaient leur force.

Elle eut même, pour s’assurer la suprématie, à combattre l’esprit juif sous ses deux formes. La première est celle que nous venons de signaler : c’est le positivisme judaïque, hostile à l’anthropomorphisme et à la divinisation des héros ; positivisme qui a, malgré tout, subsisté à travers les siècles, à tel point qu’on pourrait faire l’histoire du courant juif dans l’Église chrétienne, histoire qui irait de l’ébionisme primitif au protestantisme, en s’arrêtant aux unitariens et aux ariens, entre autres.

La seconde forme n’est autre que la forme mystique représentée par la gnose alexandrine et asiatique. Les Juifs alexandrins avaient, on le sait, subi l’influence du Platonisme et du Pythagorisme ; Philon fut même le précurseur de Plotin et de Porphyre dans ce renouveau de l’esprit métaphysique. Avec l’aide des doctrines hellènes, les Juifs interprétaient la Bible ; ils scrutaient les mystères qui y étaient contenus ; ils les allégorisaient et les développaient.

Partant religieusement du monothéisme et de l’idée du Dieu personnel, les Juifs d’Alexandrie devaient métaphysiquement arriver au panthéisme, à l’idée de la substance divine, à la doctrine des intermédiaires entré l’absolu et l’homme, c’est-à-dire aux émanations, aux Éons de Valentin ou aux Sephiroths de la Kabbale. Sur ce fond judaïque se superposèrent les apports des religions chaldéennes, persanes, égyptiennes, qui coexistaient à Alexandrie, et alors furent élaborées ces extraordinaires théogonies gnostiques, si multiples, si variées, si follement mystiques.

Quand le christianisme naquit, la gnose était déjà née ; les évangiles lui apportèrent de nouveaux éléments ; elle spécula sur la vie et la parole de Jésus, comme elle avait déjà spéculé sur l’Ancien Testament ; et lorsque les Apôtres s’adressèrent aux gentils, dès les débuts de leur prédication, ils trouvèrent en face d’eux des gnostiques, et, les premiers, les gnostiques juifs. C’est eux que Pierre rencontra à Samarie sous les traits de Simon le Magicien ; Paul les trouva en face de lui à Colosse à Éphèse, à Antioche, partout où il porta son évangélisation, et peut-être fut-il en lutte avec Cérinthe[1] ; Jean lui-même les combattit[2], et dans les Épîtres de l’Apocalypse il s’opposait aux Nicolaïtes qui sont « de la synagogue de Satan. »

Après avoir échappé au danger de se cristalliser en une stérile communauté juive, l’Église allait donc être exposée à ce danger nouveau du gnosticisme, qui eût eu pour résultat, s’il avait triomphé, de l’émietter en petites sectes et de briser son unité.

Or, si plus tard le christianisme vit arriver la gnose hellénique, il ne trouva à l’origine, en sa présence, que la gnose juive, c’est-à-dire celles des Nicolaïtes et de Cérinthe, ou de systèmes semblables qui s’édifiaient sur des bases judaïques.

Tous les propagateurs de la religion chrétienne eurent donc à lutter contre cette gnose, et on trouve des traces de cette lutte dans les Épîtres de Paul aux Colossiens et aux Éphésiens, dans les Pastorales, dans la seconde Épître de Pierre, dans l’Épître de Jude et dans l’Apocalypse. Mais on ne se contenta pas de poursuivre l’esprit juif dans la gnose, on poursuivit les tendances judaïsantes à l’intérieur de l’Église, et les Juifs eux-mêmes, sitôt que l’esprit paulinien eut triomphé sur Pierre.

Dès 182, après l’insurrection de Barkokeba, la séparation des Juifs et des chrétiens fut définitive. En 70, les judéo-chrétiens s’étaient montrés indifférents aux destinées de la nation juive ; sous Hadrien, ce fut pire. Tandis que cinq cent mille Juifs répondaient au Fils de l’Étoile et que les légions romaines reculaient devant lui ; tandis qu’il fallait le meilleur général de l’Empire pour combattre cette poignée de Judéens qui disputaient leur liberté à Rome, et que le dernier et faible espoir d’Israël périssait avec sa dernière citadelle, Bethar, et son dernier libérateur, Barkokeba ; tandis que d’épouvantables mesures de répression étaient prises contre les Juifs, qu’on leur interdisait l’exercice de leur culte, qu’on passait la charrue sur le sol où s’était dressée Jérusalem, dont le nom disparaissait ; pendant ce temps, les judéo-chrétiens dénonçaient aux gouverneurs de la province ceux des Juifs qui clandestinement pratiquaient leur rite ou se livraient à l’étude de la loi.

D’autre part, pour prévenir les trahisons possibles, Barkokeba et ses soldats avaient fait exécuter pas mal de judéo-chrétiens, et des mesures même avaient été prises pour distinguer les chrétiens des Juifs. Des deux parts l’animosité était donc vive, et le jour où, après 131, l’Église de Jérusalem fut devenue helléno-chrétienne, la rupture fut définitive : Juifs et chrétiens étaient pour des siècles ennemis.

D’un côté, les gentils, en entrant dans la chrétienté, apportaient avec eux toutes les haines et tous les préjugés grecs et romains contre les Juifs. D’un autre, les judéo-chrétiens, dès qu’ils eurent abandonné la communauté judaïque, devinrent plus acharnés encore que les gentils contre leurs frères d’Israël.

Dans les écrits des Pères apostoliques, nous trouvons reflétés ces divers sentiments, en même temps qu’apparaît le désir de séparer de plus en plus le christianisme du judaïsme ; et à mesure que se développe le dogme de la divinité de Jésus, les Juifs deviennent le peuple abominable des Déicides, ce qu’ils n’avaient pas été à l’origine. La synagogue n’est plus que la femme jadis féconde, selon les termes de la IIe Homélie clémentine ; et l’on considère que « la loi de Moïse n’a pas été faite pour les Juifs, qui ne l’ont pas comprise ». Ainsi s’exprime l’Épître de Barnabé, écrite sous le règne de Nerva (96), et qui reproduisait en grande partie les idées contenues dans le plus ancien des écrits apostoliques, c’est-à-dire la Didaché ou Doctrine des douze Apôtres, que l’on peut reporter à l’année 90[3].

Quant aux traditions pauliniennes, elles sont répercutées au commencement du deuxième siècle par les sept Épîtres d’Ignace d’Antioche, adressées aux Églises de Rome, de Magnésie, de Philadelphie, d’Éphèse, de Smyrne, de Tralles, et à l’évêque Polycarpe. Ces sept Épîtres combattent très vivement les docètes judaïsants et tâchent de préserver les fidèles de leurs doctrines.

Mais, en face de ces démonstrations hostiles, les Juifs n’étaient pas inactifs, et ils étaient pour le christianisme des adversaires redoutables. C’est sous leurs critiques que le dogme se constitua ; ce sont eux qui, par la subtilité de leur exégèse, par la fermeté de leur logique, obligèrent les docteurs chrétiens à préciser leurs arguments. Leur hostilité tourmentait d’ailleurs les théologiens ; malgré qu’ils se séparassent du Judaïsme, ils voulaient amener à eux les Juifs ; ils croyaient que le triomphe de Jésus ne serait assuré que le jour où Israël reconnaîtrait la puissance du Fils de Dieu ; et d’ailleurs cette croyance s’est perpétuée sous différentes formes. Il semble, au cours des âges, que l’Église ne sera rassurée sur la légitimité de sa foi que le jour où le peuple dont est sorti son Dieu sera converti au Galiléen. Ce sentiment était encore plus vivace au cœur des premiers Pères qu’il ne put l’être chez Bossuet et les Figuristes du dix-septième siècle qui discutèrent sur le rappel des Juifs. Il fallait donc vaincre l’exégèse juive, et pour cela lui emprunter ses armes, c’est-à-dire la Bible. On essaya de démontrer aux Juifs que les prophéties étaient accomplies, que Jésus était bien celui qu’avaient annoncé Isaïe et David ; on chercha même à leur prouver que les doctrines chrétiennes se trouvaient dans l’Ancien Testament, et on tira des démonstrations en faveur de la Trinité des premières paroles de la Genèse, ou de la rencontre d’Abraham avec les trois anges. Au cours des siècles, les défenseurs du Christ et les ennemis des Juifs n’employèrent pas d’autre méthode.

A cette œuvre se vouèrent les apologistes, les défenseurs du christianisme, et à leurs préoccupations apologétiques se mêlèrent de violentes inimitiés. Ainsi, la Lettre à Diognète, qui nous a été conservée dans les œuvres de saint Justin, et qui fut écrite pour réfuter les erreurs des adversaires des chrétiens, peut être considérée comme un des premiers écrits anti-juifs. L’auteur inconnu de cette courte épître, tout en combattant vivement les idées millénaires, appelle les rites juifs des superstitions. Ce ne sont pas les mêmes mobiles qui poussaient l’écrivain ignoré du Testament des XII Patriarches, car il voulait, et il le déclare, convertir les Juifs et les convaincre de l’excellence de la parole du Christ.

Le plus complet des apologistes de cette époque est assurément Justin le philosophe. Son Dialogue avec Tryphon peut rester comme le modèle de ce genre de polémique dialoguée, dont nous avons un autre exemple à la même époque dans l’Altercation de Jason et Papiscus, du grec Ariston de Pella, dialogue qui fut reproduit au cinquième siècle par Evagrius, dans son Altercation de Simon et Théophile. Justin, qui était de Samarie et connaissait bien les Judéens, met dans la bouche de Tryphon, qui n’est autre que le rabbin Tarphon qui lutta si vivement contre l’évangélisation apostolique, tous les reproches des exégètes juifs, et il tente de le persuader de l’accord de l’Ancien Testament et du Nouveau, essayant de concilier le monothéisme avec la théorie du Messie Verbe incarné. En même temps, répondant aux reproches de Tryphon qui accusait les chrétiens de délaisser la loi mosaïque, il affirme que cette loi a été seulement une loi préparatoire. Justin attaquait d’ailleurs les tendances judaïsantes sous leurs deux formes ; d’un côté le judéo-christianisme, de l’autre l’alexandrinisme qui ne voulait admettre le Verbe que comme une irradiation temporaire de l’être unique. À ses observations, Justin mêlait des avertissements : « Ne blasphémez pas le fils de Dieu, disait-il ; n’écoutez pas docilement les Pharisiens, ne vous moquez pas ironiquement du roi d’Israël, comme vous le faites chaque jour »[4]", et il répondait aux ironies des Juifs par des sarcasmes contre les rabbins : « Au lieu de vous exposer le sens des prophéties, vos maîtres s’abaissent à des niaiseries ; ils s’inquiètent de savoir pourquoi il est question de chameaux mâles à tel et tel endroit, pourquoi telle quantité de farine pour vos oblations. Ils s’inquiètent religieusement de savoir pourquoi l’on ajoute un alpha au nom primitif d’Abraham, un rau à celui de Sara. Voilà l’objet de leurs études. Quant aux autres choses essentielles et dignes de méditations, ils n’osent vous en parler, ils n’essayent pas de les expliquer ; ils vous défendent de nous entendre quand nous les interprétons[5]. »

Ce dernier grief est important, il indique quel caractère avait la lutte pour la conquête des âmes, conquête qu’aurait voulu et que faillit faire le judaïsme et dans laquelle il fut supplanté. Ce deuxième siècle est un des moments les plus considérables de l’histoire de l’Église. Le dogme, hésitant au premier siècle, se forme, se précise ; Jésus marche vers la divinité, il l’atteint, et sa métaphysique, son culte, sa conception se confondent avec les doctrines judéo-alexandrines, les théories de Philon sur la parole de Dieu, la memra chaldéenne et le logos grec ; le Verbe naît, il s’est identifié avec le Galiléen ; les apologies de Justin et le quatrième Évangile nous montrent l’œuvre accomplie. Le christianisme est devenu alexandrin, et ses plus ardents soutiens, ses défenseurs, ses orateurs mêmes, sont à cette heure les philosophes chrétiens de l’école d’Alexandrie : Justin, l’Auteur du quatrième évangile, et Clément.

En même temps que cette transformation dogmatique s’opérait, l’idée de l’Église universelle se fortifiait. Les petites communautés chrétiennes, détachées des groupements juifs, se liaient entre elles ; plus leur nombre croissait, plus ce lien augmentait de force, et cette conception unitaire, catholique, coïncidait avec l’expansion de plus en plus grandissante du christianisme.

Cette expansion ne pouvait s’opérer dans une parfaite quiétude. La prédication chrétienne s’adressait à toutes ces juiveries d’Asie Mineure, d’Égypte, de Cyrénaïque, d’Italie, dans lesquelles existait un élément peu orthodoxe, l’élément juif hellénisé, que les doctrines chrétiennes cherchaient à s’attacher. De même, les propagandistes parlaient à cette masse anxieuse des populations qui avait déjà prêté l’oreille à la parole juive. Les Juifs assistaient à la ruine de leur influence et peut-être de leurs espérances ; en tous cas, ils voyaient leurs croyances, leur foi, attaquées et combattues par les néophytes ; ils ressentaient contre les chrétiens une colère, que ceux-ci éprouvaient aussi lorsqu’ils voyaient les entraves que les docteurs juifs mettaient à leur œuvre. Haine et fureur étaient donc réciproques, et on ne se contentait pas de fureurs et de haines platoniques. Or, aux débuts, les Juifs étaient, officiellement, en meilleure situation que les chrétiens. Les agglomérations chrétiennes ne bénéficiaient pas comme les groupes juifs de la reconnaissance légale, on les considérait comme étant en opposition avec la loi, et un danger pour l’empire. De là à les maltraiter il n’y avait pas loin, et ainsi s’explique la période de souffrance que l’Église eut à traverser. Elle ne pouvait dans ces mauvais jours compter sur le secours de sa rivale, la synagogue, et même en certains endroits où les luttes entre Juifs et chrétiens avaient pris un caractère aigu, les Juifs reconnus par la législation romaine, en possession de droits acquis, purent se mêler aux citoyens des villes qui traînaient les chrétiens devant les tribunaux. À Antioche, par exemple, où de tous temps l’animosité avait été des plus violentes entre les sectateurs des deux confessions, il est infiniment probable que les Juifs réclamèrent, comme les païens, le jugement et l’exécution de Polycarpe. On assura même par la suite, qu’ils se montrèrent les plus acharnés à alimenter le bûcher de l’évêque.

Cependant le combat ne se manifestait pas partout d’une façon aussi sanglante. On polémiquait toujours avec vivacité, et, il faut le dire, non à armes égales. L’arsenal était la Bible, mais les docteurs chrétiens la connaissaient mal. Ils ignoraient l’hébreu et se servaient de la version des Septante, qu’ils interprétaient d’une façon fort libre, allant même jusqu’à invoquer à l’appui de leur dogme des passages introduits dans les Septante par des faussaires pour les besoins de la cause. Les Juifs de langue grecque n’hésitaient pas à en faire autant, de telle sorte que cette traduction des Septante, déjà mauvaise, hérissée de contresens, était devenue propre à tout. Les premiers, les Juifs voulurent mettre entre les mains de leurs fidèles un texte épuré, c’est ce qui donna naissance à la traduction grecque scrupuleuse et littérale du prosélyte Aquilas, l’ami et le disciple de Rabbi Akiba. Ce n’est que plus tard que les chrétiens éprouvèrent le même besoin, et Origène donna ses Hexaples, dans lesquels se trouvait d’ailleurs la version d’Aquilas.

C’était une nécessité pour les apologistes chrétiens qui se trouvaient, en face des rabbanites, dans un sensible état d’infériorité, et Origène l’avait senti dans sa discussion sur la Trinité avec Rabbi Simlaï. Ces discussions entre docteurs juifs et docteurs chrétiens n’étaient pas rares et on vit entre autres à Césarée, le rabbin Abbahu disputer avec le médecin Jacob le Minéen, sur l’Ascension.

Ces controverses qui se sont perpétuées pendant de longs siècles n’étaient pas toujours courtoises. À côté des légendes touchantes sur Jésus, s’étaient élaborées des légendes scandaleuses. Pour abaisser leurs ennemis, les Juifs avaient attaqué celui dont ils faisaient leur dieu, et à la déification de Jésus, ils opposaient les histoires du soldat Pantherus, de Marie répudiée, histoires dont s’emparaient les philosophes hostiles au christianisme, et qu’Origène, dans le Contre Celse, réfuta, répondant aux injures par des injures.

Il naissait au milieu de ces batailles, ce que j’appellerai un antijudaïsme théologique, antijudaïsme purement idéologique, et qui consistait à repousser comme mauvais, ou sans valeur, tout ce qui venait d’Israël. De ce sentiment, Tertullien, dans son De Adversus Judæos, nous porte témoignage. En cette œuvre, le fougueux Africain attaque la circoncision qui, dit-il, ne confère pas le salut, mais fut un simple signe pour qu’Israël soit marqué, lui qui va toujours à l’idolâtrie, quand viendra le Messie qui remplacera la circoncision charnelle par la circoncision spirituelle ; il combat le sabbat, sabbat temporel auquel il oppose le sabbat éternel.

Mais à cet antijudaïsme spécial, que nous retrouvons dans l’Octavius de Minucius Felix, dans le De Catholicæ Ecclesiæ unitate de Cyprien de Carthage, dans les Instructiones adversus gentium deos du poète Commodien, et dans les Divinæ Institutiones de Lactance, se mêlait le désir de convaincre les Juifs de la vérité de la religion chrétienne, de la réalité de ses croyances, de ses dogmes et de ses principes, et par conséquent l’ambition de faire des prosélytes parmi eux. Il se confondait avec les efforts que faisait l’Église pour arriver à l’universalité, et ne pouvait être, pendant les trois premiers siècles, que théorique. Avec Constantin et le triomphe de l’Église, nous allons voir comment se transforma et se précisa cet antijudaïsme.


  1. S. Irénée, II, 26.
  2. Apocalypse, II et III.
  3. Doctrina duodecim Apostolorum, Ed. Funk, 1887.
  4. Dialogue avec Tryphon. Migne, Patrologie
  5. Dialogue avec Tryphon.