L’Avare (Conscience)/6

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L’Avare
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 131-148).
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VI



Le lendemain le soleil s’élevait majestueusement dans le ciel sans tache.

Déjà l’année avait atteint le milieu du mois de mai ; on avait, jusque-là, compté peu de beaux jours ; les arbres et les champs avaient si lentement revêtu leur parure printanière, que l’on s’était à peine aperçu de la transformation. Mais pendant la nuit le vent avait tourné du nord-ouest au sud. De ce point central de la chaleur et de la vie un courant chaud et balsamique venait ranimer la terre engourdie. La douce lumière du soleil rayonnait sur la nature joyeuse. C’était une journée aussi fraîche, aussi charmante qu’une jeune fille la tête ornée de la couronne nuptiale et prête à s’approcher de l’autel… De chaque arbre, de chaque arbrisseau s’élevaient des voix ; l’alouette planait, en chantant à gorge déployée, dans l’azur du ciel ; mille petits animaux de toute forme et de toute couleur bourdonnaient dans le feuillage, ou folâtraient en se jouant dans l’herbe renaissante… le sol même fourmillait de vie. C’était fête dans la nature entière !

Le soleil versait aussi sur la ferme de la Chapelle les flots de sa joyeuse lumière ; là aussi les oiseaux chantaient le bonheur de la vie et les douceurs de l’amour ; mais, au milieu de cette résurrection et de cette allégresse, l’habitation solitaire demeurait silencieuse et morne, comme si elle seule, avec ses habitants, était encore ensevelie dans le sommeil glacé de l’hiver.

La mère Anne était assise seule auprès du foyer, et s’occupait à éplucher des légumes. Elle prêtait peu d’attention à son travail ; ses yeux s’égaraient souvent dans l’espace, vagues et sans expression, comme si elle eût été absorbée dans de tristes pensées ; et en effet sa physionomie attestait une profonde douleur, et même un amer découragement.

Tandis que la bonne femme vaquait, rêveuse et pensive, à sa besogne domestique, Barthélemy entra une bêche à la main. Il s’était sans doute fatigué à un pénible travail, car il marchait, le dos voûté, à pas lents et appesantis, sans saluer sa mère, sans faire attention à elle, comme s’il ne l’eût pas aperçue.

Celle-ci suivait son fils du regard, douloureusement frappée de l’oubli du jeune homme. À peine eut-il disparu par la porte de derrière, que des larmes silencieuses s’échappèrent des yeux de cette mère affligée, qui pencha la tête sur son travail.

Peu d’instants après, Jeannette entra, une crache de lait à la main.

Elle posa la cruche à terre, et elle allait lever le couvercle de la marmite aux vaches, mais elle s’arrêta en voyant des larmes sur les joues de sa mère.

Une vive impatience se peignit sur ses traits ; elle alla à sa mère, lui prit le bras et le secoua en disant d’une voix triste :

— Encore ! C’est toujours de même ! Si cela continue, vous serez bientôt sur le grabat tous deux, et vous me laisserez tout l’ouvrage sur le dos. Si je ne me soutenais pas bien, qu’arriverait-il ?

Comme elle ne reçut d’autre réponse qu’un redoublement de larmes, elle reprit d’une voix suppliante :

— Allons, mère, finissez donc, je vous en prie. Vraiment il y a de quoi n’y pas tenir à voir toute la journée une pareille tristesse ! Barthélemy ne parle plus, il va et vient comme une ombre ; vous, mère, dès que vous êtes seule, vous vous mettez à pleurer. Parlez franchement, mère ; cela n’est pas raisonnable… ou il doit y avoir là-dessous quelque chose que je ne comprends pas. Personne ne me dit rien, on croirait qu’on me repousse…

La pauvre mère Anne saisit la main de sa fille et la pressa tendrement comme pour lui faire sentir qu’elle n’avait rien perdu de son affection. Puis elle dit d’une voix plaintive :

— Jeannette, ma chère enfant, ne vois-tu pas que ton frère dépérit ? Ne vois-tu pas comme ses yeux sont égarés, comme il devient pâle et maigre ? Et, en le regardant, la crainte qu’il n’arrive un plus grand malheur ne te fait-elle pas trembler quelquefois ?

— Mon Dieu, mère, s’écria Jeannette avec anxiété en essuyant à son tour les larmes qui perlaient dans ses yeux, que veut dire cela maintenant ? Barthélemy est triste, il maigrit, c’est vrai ; mais je sais bien pourquoi. De pareils chagrins peuvent bien faire languir un peu ; mais petit à petit on finit par en guérir. Pourquoi aussi allait-il s’occuper de Cécile ? Elle n’était pas son égale, après tout ; car nous ne sommes que de pauvres gens qui devons gagner, comme des esclaves, notre pain de chaque jour ; et elle, elle est riche ou le sera un jour. Pourquoi ne le grondez-vous pas pour lui ôter cette folie de la tête ? Mais non, vous pleurez et le laissez faire à sa guise. Ah ! si j’étais sa mère !

— Mon enfant, mon enfant, dit la mère Anne en soupirant, si tu savais tout ce que j’ai tenté pour le ramener à la raison ! J’ai grondé, prié, pleuré, mais réprimandes, prières, larmes, tout a été inutile. Il avoue son erreur, il voudrait l’oublier, il me donne raison en tout, il se jette à mes genoux et me demande pardon…

— Et vous, mère, vous lui pardonnez bien vite, n’est-ce pas ?

— Et moi, chère Jeannette, moi qui suis sa mère, je vois bien ce qui se passe dans le cœur de mon pauvre enfant… Tu ne peux pas comprendre cela, Jeannette : l’un n’est pas fait comme l’autre. Moi-même je ne le saurais peut-être pas, si déjà une fois en ma vie je n’avais vu ce que peut l’amour quand il est contrarié. Barthélemy est nerveux comme son père. Eh bien, croirais-tu, Jeannette, que ton pauvre père défunt, quand il était encore jeune homme, était à l’agonie et avait déjà reçu les saintes huiles, parce que nos parents nous avaient séparés l’un de l’autre et qu’il ne pouvait plus me voir ?

— Ô mon Dieu ! s’écria Jeannette avec anxiété.

Puis, se reprenant sur-le-champ, elle ajouta :

— Mais il en guérit pourtant, n’est-ce pas, ma mère ?

— En effet, il guérit, Jeannette ; mais comment ? Nos parents étaient en querelle à propos de l’usage d’un sentier dans un champ ; ils étaient si fâchés, si en colère tous, qu’ils ne pouvaient se souffrir les uns les autres. Je ne pouvais plus voir défunt ton père ; et lui, qui m’aimait plus que je ne le sais moi-même, il se mit à dépérir jusqu’à se coucher sur le lit de mort. Dieu soit loué ! le curé, pris de pitié pour le pauvre jeune homme, réconcilia nos familles, et je pus visiter mon cher ami mourant. Les larmes me viennent aux yeux quand je songe à ce jour-là… Je ne veux pas en parler… Mais, un mois après, il put aller à l’église avec nos parents pour faire de moi sa femme…

Jeannette fixait sur sa mère des yeux brillants.

— Vois-tu, Jeannette, poursuivit la mère Anne, ton père était un pauvre paysan comme nous le sommes encore ; mais, sois-en sûre, il y avait en lui quelque chose de plus que dans beaucoup d’autres, et il pourrait bien en être de même de notre Barthélemy…

La jeune paysanne secoua la tête d’un air méditatif et fixa sur le sol son regard rêveur.

Après quelques instants, elle se redressa, et prenant la parole,

— C’est singulier, dit-elle, qu’on puisse languir d’amitié pour une personne parce qu’on est nerveux ! Je ne crois guère à cela. Mais notre père défunt était du même état que vous, mère ; de cette façon, cela peut encore arriver. Mais entre Barthélemy et Cécile c’est tout autre chose : cela ne peut jamais bien finir. Et c’est pourquoi il devrait rejeter bien loin ses sottes idées.

La mère Anne était tombée dans une profonde préoccupation, elle n’écoutait pas ce que disait Jeannette, et ses yeux exprimaient un morne désespoir. Après un court silence, elle reprit en soupirant, comme si elle se parlait à elle-même :

— Il souffre comme un martyr ! Catherine lui a dit hier quelque chose qui a fait briller de joie ses yeux ; mais elle a ajouté aussi autre chose qui lui a fait grincer des dents de colère… Cette nuit, en dormant, il a parlé, pleuré ; hurlé… Je l’ai écouté en tremblant… Ce matin, il est tout abattu, plus pâle encore qu’hier ; ses yeux sont égarés… Hélas ! hélas ! mon pauvre Barthélemy, mon malheureux enfant !…

Au moment où ces derniers mots s’échappaient de sa bouche, et retentissaient dans la chambre comme une plainte déchirante, Barthélemy rentra, un râteau à la main, par la porte de derrière. Frappé de l’accent de la voix de sa mère, il s’arrêta et fixa sur les yeux de la femme en pleurs un regard perçant. Puis il alla lentement à elle, posa ses lèvres sur son front, y laissa tomber deux larmes brûlantes, et dit d’une voix douce et presque inintelligible :

— Pauvre mère chérie ! ah ! pardonnez-moi, je n’y puis rien faire !

Et se retournant la tête penchée et la main devant les yeux, il sortit de la maison.

Sous l’éclatante lumière du soleil, au milieu de l’allégresse universelle de la nature qui l’entourait, Barthélemy ne releva pas la tête. Insensible à tout, il se traînait dans le sentier, le dos courbé comme un vieillard qui ploie sous le faix des années. On eût même pu croire que, tout en marchant, il cherchait à découvrir quelque chose dans l’herbe.

De temps en temps il s’arrêtait, murmurait à part lui des mots inarticulés, arrachait une feuille à la haie, la broyait dans sa main, et se remettait en chemin tout murmurant, — ou bien il s’arrêtait à contempler d’un œil fixe et distrait les petits animaux qui se poursuivaient joyeusement et folâtraient sur le sol, — ou bien encore il effeuillait une fleur, ou prêtait l’oreille en rêvant à l’appel réciproque des oiseaux.

Ce que lui disait tout cela, peut-être lui-même ne le savait-il pas. Cependant il se sentit extrêmement ému, et tomba dans une profonde rêverie jusqu’à ce que, s’éveillant comme en sursaut, il se remit à suivre le sentier à pas lents.

Soudain, comme si une pensée plus puissante l’eût saisi, il s’arrêta brusquement, et, l’œil fixé vaguement devant lui, il murmura d’une voix pleine de larmes :

— Cécile, depuis hier je sais ce que tu souffres ! Oh ! tu es maltraitée, frappée, torturée ! Tu te consumes de douleur ! Et cependant tu m’aimes encore ! Oh ! comme le chagrin rend lâche et faible ! Plus de courage, plus de force ! J’ai peur, je crains, je ne sais que faire, je m’égare, ma pensée se trouble… je suis malade…

Un triste et ironique sourire contracta son pâle visage.

— Malade ? malade ? s’écria-t-il. Oui, dissimule ainsi ta lâcheté !… Mais si j’avais courage et force, que ferais-je ? La laisser mourir… elle qui m’aime ? Oh ! ce serait un crime ! Mais… mais quoi donc ? L’assassiner, lui !

À cette idée, il bondit en arrière comme s’il eût aperçu dans l’herbe la gueule béante d’une vipère. Un cri sourd de répulsion et d’horreur s’échappa de son gosier ; il s’écria :

— Oh !… Dieu est là-haut… Mon salut… ma mère ! Non, non, il faut se soumettre, se consumer de chagrin, porter sa croix, la porter jusqu’au cimetière… Hélas ! hélas !

Et il se remit en marche, chancelant, abattu, comprimant son front des deux mains, comme s’il eût craint qu’il n’éclatât.

Tandis que l’infortuné jeune homme, en proie à un affreux désespoir, suivait le sentier ombragé et se rapprochait de plus en plus du vieux couvent, sans qu’il pût toutefois l’apercevoir, il se passait dans la demeure de l’avare une scène plus terrible encore que Barthélemy n’eût osé le soupçonner.

La porte du couvent s’ouvrit. Sur le seuil apparut une jeune fille, pâle et maigre, tenant d’une main un lourd paquet et de l’autre couvrant ses yeux en larmes. Un homme, riant hideusement, la poussa par les épaules jusqu’à deux ou trois pas de la porte.

Là, la jeune fille s’arrêta un instant, comme si elle pouvait difficilement se résoudre à quitter ce lieu. Cependant, sur l’ordre menaçant de l’homme, elle se mit lentement en chemin, et s’avança vers la campagne jusqu’à ce qu’un massif de chênes là dérobât à la vue du couvent.

Elle n’avait pas encore levé la tête, et elle tenait toujours la main sur ses yeux, sans doute pour cacher les larmes qui coulaient sur ses joues.

Soit que la chaleur du soleil et la vive lumière qui l’entourait, soit que les voix de la nature réjouie exerçassent une action sur son système nerveux, elle s’arrêta et laissa tomber sa main. Son regard surpris et charmé s’arrêta sur l’azur profond du ciel qui s’arrondissait en coupole sur sa tête, puis s’égara avec une joie croissante sur toute la création. Un indéfinissable sourire se dessina peu à peu sur son visage, son sein se gonfla, sa tête se dressa sur son cou délicat, ses yeux étincelèrent d’enthousiasme ; elle leva le front vers le ciel et soupira d’une voix basse et profondément émue :

— Libre ! libre !

Et elle étendit les bras comme si elle eût voulu y enfermer l’espace.

Elle demeura quelque temps en extase jusqu’à ce que ses yeux eussent caressé et savouré tout ce qui était à leur portée. Puis elle reprit insensiblement conscience d’elle-même. Sa tête retomba lentement sur sa poitrine, le sourire céda la place à une expression de tristesse : elle fixa son regard sur la terre, et se mit à méditer sur son misérable sort.

Un instant après, elle quitta ce lieu et suivit, rêveuse, le sentier. Soudain, au détour d’un bouquet de verdure, un cri de surprise s’échappa de son sein :

— Barthélemy !

Le jeune homme tout tremblant était devant elle. À cette rencontre inattendue un céleste sourire avait paru sur le visage de chacun d’eux ; mais en même temps ils se considéraient l’un l’autre avec une expression de tristesse et d’effroi. Tous deux penchèrent la tête sans mot dire et pleurèrent amèrement.

Le jeune homme releva le premier les yeux et dit d’une voix gémissante :

— Cécile, pauvre Cécile, comme vous êtes maigre et pâle !

— Et vous, Barthélemy, je ne vous reconnais plus ! répondit la jeune fille en sanglotant et sans regarder.

— Moi ? dit le jeune homme avec désespoir. Qu’importe ! Mais vous, vous Cécile, la bonté même, vous un ange en ce monde, que vous souffriez ainsi ? Que comme un agneau, sans vous plaindre, vous soyez condamnée à mourir de la main de cet hypocrite scélérat ! Oh ! il y a de quoi se mordre les poings jusqu’au sang. Que Dieu me vienne en aide, ou je brise aujourd’hui la tête de cette bête venimeuse… Mais Cécile, qu’est-ce que ce paquet ? Où allez-vous ?

— On m’a chassée ! répondit la jeune fille en versant de nouvelle larmes.

— Chassée ! s’écria Barthélemy le visage pourpre de colère et d’indignation.

Mais cette première émotion eut bientôt disparu. L’expression de ses traits se changea lentement en celle d’une joie toujours grandissante jusqu’à ce que, comprenant enfin toute la portée de la nouvelle qu’il venait d’apprendre, il s’écria :

— Chassée ? pour toujours ?

— Pour toujours, affirma la jeune fille d’une voix triste.


— Et vous pleurez, Cécile ! dit le jeune homme avec élan. Comment, vous avez souffert pendant des mois dans une sombre prison ; un bourreau vous a frappée, martyrisée jusqu’à la mort ! Ah ! au moment où nous désespérions, lorsque rien ne pouvait nous délivrer que le cimetière… Dieu vous rend à la liberté. Vous êtes libre… libre, et vous pleurez ? Oh ! voyez, voyez ce que je fais, moi !

Il se jeta à genoux, leva les mains vers le ciel, et attachant sur la voûte azurée un regard extatique, il s’écria :


— Ô mon Dieu qui l’avez délivrée, merci, merci du fond du cœur pour votre miséricorde !

Sa voix s’éteignit, mais il resta à genoux, murmurant à voix basse une prière peut-être plus fervente encore.

Le regard surpris de la jeune fille se fixa sur lui avec admiration. Il était si beau, agenouillé ainsi, son âme généreuse peinte sur ses traits, ses yeux humides et brillants, levés vers Dieu ! Une si fervente reconnaissance rayonnait sur son visage que Cécile, tremblante d’émotion, oublia sa position et ressentit une indicible joie.

Lorsque, à la fin de sa prière, le jeune homme se releva lentement, il surprit sur le visage de Cécile une expression sereine, qui n’était pas un sourire, mais quelque chose d’indéfinissable qui annonçait les plus doux bonheurs de l’âme.

Barthélemy prit la main de la jeune fille en lui disant :

— Allons ! allons, ma pauvre mère sera si contente ! Allons, il fait si bon chez nous ! Votre chaise est toujours à la même place ; personne ne s’y est encore assis. Tout languit en vous attendant… Allons, vite !

Cécile lui résista et ne voulut pas le suivre dans la direction où il cherchait à l’entraîner.

— Que signifie cela, Cécile ? demander Barthélemy. Ne voulez-vous pas venir chez nous ?

— Je vais à la ville, répondit-elle ; j’y ai une cousine qui est couturière et qui me donnera de l’ouvrage pour que je puisse gagner mon pain.

— Votre pain ? de l’ouvrage ? Oh ! que veut dire cela ? s’écria Barthélemy. Maintenant que je puis vous voir, lire dans vos yeux, entendre votre voix, maintenant mon courage va se doubler… et, dussé-je travailler comme quatre, nous vivrons dans l’abondance. Venez, oh ! venez !

— Pour l’amour de Dieu, Barthélemy, ne me demandez pas cela, c’est impossible, dit la jeune fille en poussant un profond soupir.

Le jeune homme interrogea, les yeux de Cécile avec une triste surprise.

— Soyez-en sûr, mon cher Barthélemy, reprit-elle, c’est impossible.

Comme si une révolution se fût faite dans l’âme du jeune homme, il laissa tomber avec découragement sa tête sur sa poitrine, et dit du ton d’une morne résignation :

— La joie égarait mon esprit malade ; je l’avais oublié !… Vous avez raison, Cécile, je suis un pauvre paysan ; vous serez un jour une riche demoiselle… Il ne me reste qu’à mourir !


Ces derniers mots furent prononcés d’un ton si navrant, qu’ils allèrent droit au cœur de Cécile et vainquirent sa virginale retenue. Elle saisit la main du jeune homme, la serra dans les siennes, et répondit d’une voix pleine de tendresse :

— Barthélemy, mon ami, vous vous trompez : ce n’est pas cela. Mon oncle m’a déshéritée ; il a fait un testament par lequel il donne tout ce qu’il possède à Mathias ; je ne posséderai jamais rien au monde.

Le jeune paysan releva la tête, et regarda Cécile avec incrédulité tandis qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres.

— Oui, oui, croyez-moi, Barthélemy, reprit la jeune fille, je suis pauvre maintenant, pauvre comme vous.

— Pauvre comme moi ? dit le jeune homme avec une joie folle sur le visage, pauvre comme ma mère, comme ma sœur ! Dieu, quel bonheur ! Eh bien, laissez à ce méchant son argent ; je vous donnerai la richesse, moi, Cécile ; je vous donnerai des trésors d’amitié, d’affection, d’amour. Venez, venez !

Il prit de nouveau la main de la jeune fille et voulut l’entraîner en avant, mais elle reprit d’un ton triste :

— Non, Barthélemy, cela ne se peut pas.

— Mais pourquoi donc, Seigneur Dieu ?

Le rouge de la pudeur monta au front de Cécile, qui répliqua en baissant les yeux :

— La veuve de Jean le maçon ne vous a-t-elle rien dit hier après midi ?

— Ah ! s’écria Barthélemy, elle disait donc vrai ! Je n’osais y croire.

— Que diraient de nous les gens du pays, Barthélemy ? Vous comprenez bien aussi, j’en suis sûre, que cela ne se peut pas.

— Ainsi, Cécile, dit le jeune homme avec l’abattement du désespoir, vous allez à Anvers, vous nous abandonnez ? Peut-être pour rencontrer de nouvelles souffrances et vous voir rebutée et mal menée. Vous me laisserez mourir, vous laisserez ma pauvre mère tomber malade, pour l’opinion des voisins ?

Il attendait une réponse, mais la jeune fille, les yeux fixés sur le sol demeura muette.

Le jeune homme reprit d’une voix plus insinuante :

— Ah ! Cécile, vous coucherez dans la chambre de ma mère et vous serez toujours avec elle ; je vous entourerai de respect et d’amour comme si vous étiez mon ange gardien lui-même ; je travaillerai, je travaillerai depuis le matin de bonne heure jusque bien tard au soir ; rien ne manquera à notre bonheur ; vous vous rétablirez, vous retrouverez la force et la santé ; votre présence sera comme autrefois une bénédiction pour notre maison. Oh ! venez, venez, soyez la sœur de ma sœur, l’enfant de ma mère !…

Les mains jointes, il semblait implorer une réponse. La jeune fille le regarda avec indécision.

— Oh ! Cécile, s’écria-t-il, parlez ; songez qu’au-dessus des hommes il y a dans le ciel quelqu’un qui sait qui fait mal sur la terre !

Un sourire étrange éclaira le visage de Cécile ; elle respirait avec peine, comme quelqu’un qui va prendre une importante résolution.

— Eh bien ? eh bien ? demanda Barthélemy, tout frémissant d’une joyeuse attente.

— Eh bien, répondit la jeune fille, soit ! que votre mère soit ma mère. Je demeurerai sous son toit comme si j’étais son enfant.

Un cri aussi aigu qu’une exclamation de douleur s’échappa de la poitrine du jeune homme, il porta les deux mains à ses yeux ; deux torrents de larmes jaillirent sur ses joues, larmes si abondantes qu’elles passèrent entre ses doigts.

Cécile ne comprit rien à cette violente émotion, et adressa à Barthélemy des paroles de consolation.

— Ah ! répondit-il, tandis qu’un sourire fiévreux rayonnait à travers ses larmes, la joie aussi fait mal ! Elle brise le cœur, elle rend fou… Mais c’est fini. Venez, mon amie, venez.

Ils prirent un autre sentier. Barthélemy était tout métamorphosé. Il marchait la tête haute, le regard fier ; un sang généreux colorait ses joues ; l’enthousiasme du bonheur rayonnait dans ses yeux ; il allait d’un pas déterminé comme si, pour la première fois depuis longtemps, ses membres avaient eu leur libre essor. Mille exclamations de joie se pressaient sur ses lèvres.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-il, comme la vie est belle pourtant ! Voyez-vous, Cécile, je travaillerai comme un esclave aux champs, ou je préparerai des cerceaux dans le jardin ; vous ferez comme autrefois des habits pour le monde ; Jeannette soignera la vache, ma mère demeurera avec vous et fera la cuisine… Chacun de nous qui gagnera quelque chose le mettra dans la bourse commune, et nous ferons ainsi des épargnes. Nous achèterons encore une vache et nous prendrons plus de terre en fermage… Et qui sait ? Ô Seigneur, Seigneur ! si cela pouvait arriver ! qui sait ? Nous finirons par prendre une servante… Peut-être la petite ferme de la Chapelle deviendra-t-elle si belle, et la bénédiction de Dieu s’y reposera-t-elle si bien, que vous ne penserez plus au vilain couvent.

— Barthélemy, comme vous parlez bien ! murmura la jeune fille émue. Ce serait le ciel sur la terre…

— Cela sera ! continua le jeune paysan avec la même joie expansive. Je planterai dans notre jardin toutes sortes de belles fleurs, je tracerai des sentiers et des plates-bandes ; je ferai des cages pleines d’oiseaux pour les suspendre tout autour de la maison… Il faut que tout chante et soit en joie !… Et puis j’apprendrai de nouvelles chansons, je raconterai des histoires, je danserai, je sauterai… et je remercierai Dieu tous les jours de ce qu’il a permis que vous veniez chez nous… Mon Dieu, mon Dieu, quelle vie ! chère Cécile, quelle vie ! Voyez là-bas, près du puits… voyez ma mère et Jeannette !

À ces derniers mots il quitta la jeune fille et courut vers la ferme, rapide comme une flèche ; cependant, tout impatient qu’il fût, il eut encore la force de crier :

— Mère ! Jeannette !

La mère se retourna à la voix de Barthélemy, et le vit avec stupéfaction lancé en pleine course. En voyant ses gestes étranges, en entendant son incompréhensible appel, Jeannette, bouche béante, promena son regard de son frère à sa mère, comme si elle demandait l’explication de cette singulière énigme.

Mais la brave femme n’eut pas le temps de trouver des mots pour exprimer son émotion ; son fils s’élançait dans le jardin, haletant, poussant des cris de joie, tout hors de lui.

— Mère, chère mère, Jeannette, sœur, je suis guéri ! Riez, chantez, réjouissez-vous : voici Cécile ! Elle vient ; on l’a chassée ; elle est pauvre comme nous, elle est déshéritée, elle va demeurer chez nous, elle sera votre enfant, mère… Voyez, voyez, la voilà ! Elle vous sourit déjà, la bonne âme ! Ah ! maintenant vous ne pleurerez plus, je suis si fort et si joyeux… Oh !

À bas chagrin et tristesse,
Ce sera toujours kermesse !

La pauvre femme contemplait son fils avec une joie inexprimable. Elle avait d’abord craint pour sa raison ; mais le ton de sa voix ne lui laissa plus de doute, d’autant plus que Cécile se rapprochait à grands pas de la ferme.

La veuve émue et l’heureuse Cécile tendirent les bras l’une vers l’autre d’un mouvement simultané. La jeune fille alla droit à la mère Anne et noua ses bras à son cou. Le baiser que la mère donna à sa seconde fille était ardent comme la plus ardente flamme de l’âme.

Barthélemy, immobile et tremblant de bonheur, contemplait cette scène touchante. Des larmes coulèrent sur ses joues, il leva vers le ciel un œil plein de prière, et, vaincu par l’émotion, appuya sa tête contre le puits.

Jeannette dansait, battait des mains et s’écriait :

— Mon Dieu, mon Dieu ! voilà qui est bien, voilà qui est beau !

Soudain Barthélemy parut se remettre de son trouble. Comme s’il eût eu quelque crainte, il se rapprocha de sa mère et la poussa, elle, Cécile et Jeannette, vers la maison :

— Entrez ! entrez ! dit-il

Elles obéirent à l’ordre du jeune homme.

Barthélemy allait fermer la porte, mais il aperçut Catherine la mendiante qui débouchait d’un sentier avec son enfant. Il passa la tête par la porte entre baillée et fit impatiemment signe à la pauvre femme de se hâter.

Au moment où elle mettait le pied dans le jardin, il lui cria :

— Vite, vite, Catherine ! On est en joie. Cécile est ici, vite !

Et la poussant à l’intérieur, il ferma la porte.