L’Avare (Conscience)/7

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L’Avare
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 148-173).
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VII


VII



Depuis que Cécile habitait la ferme de la Chapelle, l’humble habitation était en réalité devenue le séjour plein d’attrait et de bonheur que Barthélemy avait rêvé dans la première explosion de sa joie.

Tout y était paix et félicité. Barthélemy travaillait avec ardeur pendant toute la journée et chantait sans cesse en travaillant ; il retrouvait l’alerte vigueur de sa jeunesse ; sur son visage l’éclat de la santé renaissante se mariait au rayonnement d’un sourire continuel ; chaque parole qui tombait de sa bouche respirait l’énergie et la vivacité ; il était l’image même de l’allégresse intérieure.

Ce qui le réjouissait le plus, c’était la conviction que Cécile ne regrettait pas d’avoir fixé son séjour à la ferme. Il est bien vrai que souvent encore elle tombait dans une morne tristesse en songeant à son oncle, et qu’elle s’effrayait à la pensée de ce qu’il avait peut-être à souffrir dans le mystère du vieux couvent. Mais cette tristesse ne pouvait contre-balancer le bonheur que lui donnait la tendre affection de Barthélemy et de sa mère, ni les paisibles joies qui l’entouraient. De ses joues s’effaça peu à peu aussi la pâleur qu’y avait imprimée le chagrin, et bien qu’elle fût d’un caractère calme et posé, elle souriait pourtant de temps en temps avec cette sérénité qui indique la paix du cœur.

La jeune fille confectionnait des vêtements pour les paysannes du village, et comme elle était plus experte en cette besogne que bien d’autres, son travail lui valait mainte belle pièce de monnaie. C’était pour elle une grande joie, et cette circonstance ne contribuait pas peu à entretenir chez elle comme chez Barthélemy l’espoir d’un futur agrandissement de la petite métairie. La tire-lire recevait seulement quelques sous par semaine, parfois même pas un seul, mais parfois aussi une pièce d’argent ; quoi qu’il en fût, l’épargne grossissait, et quand Barthélemy, dans la chambre de sa mère y secouait en plaisantant la petite botte où venaient se confondre les deniers de l’amour et du travail, elle rendait un son très-agréable et qui promettait beaucoup.

Le jeune homme n’avait rien ménagé pour embellir la demeure maternelle et la rendre agréable et gaie aux yeux de celle qu’il aimait ; il s’était pris d’intérêt et d’affection pour tout ce qui était à sa portée. Dans le jardinet qui se trouvait derrière la ferme, il avait tracé des sentiers et des plates-bandes qu’il avait bordées de gazon d’Espagne toujours fleuri. Tout au fond, contre la haie de hêtre, il avait élevé un berceau qu’ombrageaient le chèvre-feuille et la vigne vierge ; il y avait construit deux bancs en face l’un de l’autre, l’un pour Cécile et la mère Anne, l’autre pour lui et sa sœur ; le dimanche, après vêpres, tous venaient s’y asseoir ; ils causaient, ils chantaient, ils célébraient, dans de calmes entretiens, les paisibles douceurs de la vie et l’inépuisable bonté de Dieu.

Le jardin était émaillé de fleurs de toute espèce, et les humbles plantes qui croissent dans la bruyère et dans les bois de la Campine s’y mêlaient à celles qu’on y a importées d’autres contrées. Frans, le domestique du jardinier du château, avait donné ces dernières à Barthélemy.

Aux murs mêmes de la maison étaient suspendues des cages où résonnaient sans cesse des chants vifs et joyeux ; des pigeons, qui venaient manger dans la main de Cécile, avaient leur logement sous le toit, et trottaient, la gorge enflée, dans les chemins. Aux angles du jardin s’élevaient de grandes perches surmontées de petits moulins et de chasseurs qui indiquaient avec leur fusil la direction du vent, toutes choses que Barthélemy, par amour pour Cécile, avait faites aussi bien qu’il lui avait été possible.

Jeannette avait sa part de toutes ces jouissances ; elle en profitait insoucieusement et se réjouissait comme un enfant de la félicité des autres.

La vieille mère était choyée et aimée ; dans chaque regard de ses enfants elle voyait rayonner le bonheur, et à coup sûr elle n’eût pas voulu échanger sa destinée contre celle de la dame du château.

Véritablement la ferme de la Chapelle était un paradis sur la terre.

Il n’en était pas de même du sombre couvant. Depuis le départ de Cécile, l’habitation de l’oncle Jean était devenue si vide et si morne, qu’à voir cet édifice muet et désolé au milieu des arbres, on l’eût cru frappé de la malédiction divine.

Les laboureurs qui travaillaient aux champs dans les environs ne voyaient pas la porte s’ouvrir une seule fois en deux jours. La mystérieuse demeure, avec ses murs lézardés et ses carreaux brisés, leur inspirait une inquiète terreur, et les plus courageux d’entre eux eussent seuls osé prendre le soir le chemin qui l’avoisinait.

Deux fois déjà l’oncle Jean n’était pas venu à l’église le dimanche. À tous ceux qui lui demandaient des nouvelles du vieillard, Mathias répondait que la goutte l’obligeait à garder le lit.

Quoiqu’on sût que l’oncle Jean avait en effet souffert autrefois de cette maladie, on doutait néanmoins que l’explication de Mathias fût vraie. D’ailleurs, comme on haïssait l’oncle Jean à cause de son avarice, personne ne parut s’inquiéter de lui, sauf Cécile seule, qui, à la nouvelle de sa maladie, avait pleuré amèrement.

C’était au milieu de la semaine, de bon matin.

Mathias était assis près de l’âtre où brûlait un assez bon feu. Il tenait avec les pincettes un morceau de viande au-dessus des braises, pour le rôtir, et le trempait de temps en temps dans une assiette où se trouvait du beurre fondu. À côté du foyer, dans la cendre brûlante, fumait un pot de grès.

Lorsque la viande fut rôtie convenablement, Mathias la mit sur la table, et la dévora avec le sourire de la gourmandise satisfaite. Il enferma l’assiette et le pain dans l’armoire, s’essuya la bouche avec soin, et revint s’asseoir auprès du feu.

Il tira avec les pincettes quelques herbes du pot bouillant, les y laissa retomber et se dit à lui-même :

— Il a bonne mine le ragoût de l’oncle Jean. Et il s’imagine que cela va le guérir… Comme si l’estomac se laissait tromper aussi facilement que le premier imbécile venu ! Quel âne que celui qui a écrit le livre où il va chercher pareille cuisine ! De la chicorée et du cresson d’eau pour faire pousser de la jeune chair sur de vieux os ! Et il faudrait que j’allasse chercher du cresson, — cela suffirait pour attirer l’attention des voisins… Bah ! j’ai mis là-dedans deux poignées de cochléaria ; cela est bon pour le scorbut. Ladre jusque sur le lit de mort ! Mais que m’importe ? je ne suis pas ici pour le contrecarrer… Il veut essayer de vivre sans manger ; eh bien, plus tôt il y sera accoutumé et mieux ce sera. Je croyais d’abord qu’il n’aurait pas traîné aussi longtemps ; mais il a la vie dure comme un chat…

Il demeura un instant à regarder fixement le feu, et s’enfonça dans ses réflexions. Pendant cette méditation, son visage prit peu à peu une expression sérieuse… Bientôt il murmura :

— Oui, il a la vie aussi dure qu’un chat. Qui sait combien de temps cette vieille lampe peut encore brûler ! Et moi, je suis ici comme un sot : je vends la peau de l’ours avant qu’il soit à bas… Ce matin, le fermier Claes m’a dit qu’au conseil de fabrique, le bourgmestre et le curé lui ont demandé des nouvelles de l’oncle Jean… Et cette vilaine femme qui va bavarder partout, exciter le monde contre moi… Elle seule est cause de la haine des paysans pour moi. Ce matin, je n’avais pas fait vingt pas dehors pour aller chercher de la chicorée dans la prairie qu’elle était à m’espionner à travers les buissons. Je ne sais, mais je crois que cette mendiante me jouera un mauvais tour… Si le bourgmestre et le curé venaient ici et prétendaient voir l’oncle Jean ! J’ai un testament qui me fait légataire universel, c’est connu de tout le monde ; mais qui sait ce qu’ils diraient à l’oncle Jean ? Le curé surtout pourrait lui mettre autre chose en tête !…

Cette pensée le fit frissonner. Il garda un instant le silence, la main sur le front, après quoi il reprit :

— Coûte que coûte, il faut que personne ne l’approche ! Il commence déjà à avoir des idées si singulières sur ce qu’il a fait, et puis il parle sans cesse de Cécile. Il ne faudrait pas grand’chose pour faire changer d’avis ce vieux fou. Que faire ? faire taire les voisins, — mais comment ? C’est parce que je suis si seul avec l’oncle Jean que cela leur inspire de la méfiance. Si Cécile était encore ici, on ne s’inquiéterait pas tant de ce que devient le vieux ladre ; mais je ne suis pas si sot que d’enfermer le chat dans l’armoire pour garder la viande ! Et cependant le seul moyen de tranquilliser le curé, le bourgmestre et tous ces brouillons qui se mêlent de tout ce qui ne les regarde pas, serait de prendre quelqu’un dans la maison, en apparence pour faire les commissions, mais qui cependant ne verrait pas l’oncle Jean. De deux maux il faut choisir le moindre ! Et puis qui ? qui prendre dans la maison ?

Il se mit à songer, hochant la tête d’un air mécontent ; enfin, au bout d’un moment de réflexion, un sourire s’ébaucha lentement sur ses lèvres.

— Quelle idée ! dit-il ; si cela pouvait réussir ! Cela me coûterait passablement cher, — promesse vaut dette, disent les niais, — et puis, c’est dangereux. Ne nous décidons pas si promptement ; cela doit être mûrement pesé… Les herbes de l’oncle Jean doivent être cuites… Je réfléchirai encore sérieusement sur ce projet. Mieux vaut, dit-on, un prudent ennemi qu’un maladroit ami. Peut-être la mendiante donnera-t-elle dans le piége de meilleur gré que je ne l’imagine… Allons, je vais porter son déjeuner à l’oncle Jean…

Il ôta le pot du feu, quitta la chambre, et suivit une allée sombre aboutissant à un escalier qu’il monta. Parvenu à l’étage, il prit un long couloir au bout duquel il entra dans la chambre à coucher de l’oncle Jean.

Le malheureux vieillard gisait sur un lit dont la malpropreté eût soulevé le cœur du dernier des mendiants. La maladie avait consumé ses chairs ; ses joues affaissées ne semblaient soutenues que par les os ; ses yeux profondément enfoncés brillaient d’un éclat vitreux dans leurs orbites ; on n’eût pas même pu nommer pâleur la teinte livide de son visage : c’était l’absence de toute couleur, un ton qui n’a pas de nom, et sur lequel se détachaient, comme un lugubre contraste, des lèvres bleuâtres.

Tout, dans ce misérable réduit, portait le cachet de l’abandon et du dénûment, tout y serrait le cœur d’une inexprimable tristesse. Les hautes murailles voûtées, auxquelles on n’avait pas touché depuis la destruction du couvent, échappaient à la vue, cachées qu’elles étaient sous les teintes noires de la poussière et de la saleté. Du côté du couchant ; le mur était imprégné dé sels saumâtres ; l’eau en suintait et coulait à travers le plancher à demi pourri jusque dans les fondements de l’édifice. Aux abords de cette source impure croissaient mille végétations moisissantes et informes, et le salpêtre suspendait à la voûte ses aiguilles brillantes.

Une seule fenêtre, très-haute, aux vitres brisées, grillée d’épais barreaux de fer, dispensait à la chambre un jour crépusculaire auquel l’œil était obligé de s’habituer avant de pouvoir rien distinguer dans ces demi-ténèbres. Bien qu’au dehors les ardentes chaleurs de l’été calcinassent pour ainsi dire le sol, ici il faisait si froid et si humide qu’on y respirait avec peine. Auprès du lit se trouvaient une chaise et une table ; sur cette dernière on voyait un pot rempli d’eau et une croûte de pain noir qui portait encore les marques des dents qui s’y étaient imprimées. On eût cru, en vérité, voir le cachot d’un prisonnier condamné par une cruelle sentence à mourir lentement de faim.

L’oncle Jean paraissait dormir, mais il ne devait pas en être ainsi, car, à l’entrée de Mathias, il cacha sous sa couverture avec un mouvement convulsif un objet qui rendit un bruit pareil à celui de clefs qui s’entrechoquent.

Mathias vit ce mouvement et entendit ce bruit : un sourire rusé passa sur son visage, et il parut tendre l’oreille pour mieux saisir le son du fer. Puis il s’approcha du lit, posa sur la table le pot fumant et dit au vieillard d’une voix très-rude :

— Hé ! oncle Jean, voici votre manger !

Le malade fit effort pour se mettre sur son séant, mais, après une pénible tentative, il retomba lourdement sur sa couche.

— Je suis à bout de forces ! dit-il en soupirant ; oh ! mon cher Mathias, cette nuit a été bien mauvaise pour moi !

— Je vous aiderai ! dit Mathias en étendant les mains vers lui.

— Oh ! non, non ! dit le vieillard avec angoisse comme s’il eût redouté cette aide.

Mais Mathias n’eut pas égard à sa frayeur, passa ses bras sous le torse de l’oncle Jean, le souleva brusquement, et l’adossa comme un morceau de bois contre l’oreiller.

— Aïe ! Aïe ! tu me fais mal ! dit le malade d’une voix plaintive :

— Je vous fais mal ? demanda Mathias avec une feinte pitié ; si vous êtes si sensible, qu’y puis-je faire ? Il faut cependant que je vous soulève, puisque vous ne voulez pas le faire vous-même. Allons, c’est fait ; mangez un peu, et ne vous brûlez pas : c’est encore chaud.

Le vieillard prit la cuiller d’une main tremblante et pêcha quelques feuilles dans le pot en disant :

— Mon Dieu, Mathias, si ces herbes pouvaient me soulager un peu ! je suis si faible… si faible et si malade !

Mathias ne répondit pas à cette doléance, mais il attacha sur le vieillard un regard scrutateur. Bien que le scélérat s’efforçât de dissimuler ses émotions, un sourire de joyeuse surprise se peignit sur son visage ; il se réjouissait du visible affaiblissement du vieillard ; dans ses yeux brillait l’espoir que cela ne durerait plus longtemps.

L’oncle Jean avait mangé une ou deux cuillerées ; il hocha la tête, laissa tomber la cuiller et regarda fixement Mathias dans les yeux d’un air interrogateur ou qui exprimait le reproche.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Mathias.

Le malade répondit avec dégoût :

— Fi ! que c’est mauvais ! cela me brûle la bouche comme du feu et me donne des crampes d’estomac.

— Tout à l’heure vous vous croirez empoisonné ! dit Mathias d’un ton railleur. Le cresson de fontaine brûle toujours ainsi ; c’est cela que vous ne pouvez supporter.

Le vieillard mit son bras à nu et, le montrant à Mathias, lui dit d’une voix suppliante :

— Regarde, Mathias, n’as-tu pas pitié de moi ? regarde, je suis un squelette !

— Allons, allons, répondit l’autre, recouvrez voire bras… que signifie cela ? qui peut ressentir pour vous plus de pitié que moi ? mais la maladie vous rend fou : ne dirait-on pas que vous allez mourir ?

— Ne suis-je donc pas bien malade ?

— Malade oui, mais pas comme vous vous l’imaginez. Vous êtes encore robuste, oncle Jean, ce sont les gens maigres qui vivent le plus vieux ; si cela ne devient pas pire, il n’y a pas de danger…

— Puisses-tu dire la vérité, Mathias ! Un instant de silence suivit ce souhait désespéré.

— Oh ! j’ai si faim ! murmura le vieillard.

— Eh bien, mangez ! répondit Mathias en fourrant la croûte de pain noir dans la main du malade.

— Mathias, je voudrais bien manger autre chose ; ce pain me dégoûte ; on dirait du sable.

— Eh bien, que voulez-vous manger ? Il y a dans le livre beaucoup d’autres herbes qu’on peut essayer.

— Non… de la viande, de la soupe à la viande… Oh ! cela doit être bon ! je tremble quand j’y pense.

Le visage de Mathias s’enflamma de colère. Il se contraignit pourtant et répondit :

— De la viande, de la soupe à la viande ? Ce serait assez pour augmenter tout d’un coup votre maladie et vous faire mourir en un instant… Vous qui n’en avez pas mangé depuis tant d’années.

— Mathias, Mathias, pour l’amour de Dieu, donne-moi de la viande !

— Après cela, vous êtes le maître. Donnez-moi donc de l’argent ; et si cela cause votre mort, vous m’êtes témoin que je ne suis pour rien dans cette imprudente gourmandise.

— De l’argent ! grommela le vieillard ; de l’argent ! C’est toujours le premier et le dernier mot.

Il glissa ses mains sous la couverture et parut quelque temps occupé à compter ou à palper des pièces de monnaie. Enfin, il tendit la main vers Mathias et dit :

— Tiens ! va chercher un peu de viande.

— Ah ! ah ! dit Mathias d’une voix ironique et considérant la pièce de monnaie en riant, un stuiver[1] ! De la viande pour un stuiver ! ce serait un beau morceau. On ne donne rien pour si peu. Il me faut vingt cents ou je n’achète pas de viande.

— Ciel ! vingt cents ! Un tout petit peu de viande coûte-t-il vingt cents ? murmura le vieillard avec désespoir. Pourtant ce n’est que pour une fois… Tiens, Mathias… voilà encore quinze cents… et rapporte-moi le reste… Tu obtiendras bien cela pour un stuiver ou du moins pour quelques cents meilleur marché… Les os sont bons aussi pour la soupe, les os ne coûtent pas si cher.

— C’est bon, dit Mathias avec impatience ; s’il y a quelque chose de trop je vous le rendrai.

Il se leva, et il allait quitter la chambre, lorsque l’oncle Jean lui adressa de nouveau la parole :

— Mathias, dit-il, j’oubliais de te demander encore quelque chose.

— Ce n’est pas tout encore ? demanda Mathias avec mauvaise humeur.

— Ah ! ne sois pas si rude pour moi ! dit le vieillard. Vois-tu, Mathias, cette nuit j’ai eu peur de mourir, et cette peur m’a donné la sueur de l’agonie. Sais-tu pourquoi ? Si j’étais mort sans confession !

— Qu’est-ce que cette idée-là ? s’écria Mathias avec une anxiété mal dissimulée.

— Mathias, cher Mathias, dit le vieillard d’une voix suppliante, ne serait-il pas bon que le curé vînt ? que je me préparasse ? car, qui sait ? Dieu nous appelle à lui si à l’improviste !

Pas de réponse. Mathias, les bras croisés sur la poitrine, regardait le vieillard avec étonnement.

— Et Cécile, reprit celui-ci, Cécile ! je voudrais bien la voir une fois encore avant de mourir. Elle a mal agi, elle est coupable ; mais cependant je rêve toujours d’elle ; et ne faut-il pas que je lui pardonne avant de paraître devant Dieu ?

— Plus vous parlez, mieux vous dites ! s’écria Mathias : en vérité, je commence à croire que vous êtes tout à fait malade, non pas du corps, mais de la cervelle. Cécile se raille de vous ; elle demeure avec son amoureux et se moque pas mal de vous. Je lui ai demandé si elle voulait vous voir, elle m’a répondu que vous pouviez très-bien partir pour l’autre monde sans sa visite.

Le vieillard laissa tomber la tête sur sa poitrine et essuya deux grosses larmes :

— Soit ! poursuivit Mathias, appelez le curé, appelez le médecin ; ouvrez la maison à qui veut y entrer, mais ouvrez aussi votre bourse à qui veut en tâter. Ce ne sera pas avec des stuivers que vous en serez quitte : chaque visite, chaque parole vous coûtera des florins.

— Ah ! attendons encore un peu ! dit le vieillard en retombant épuisé sur son lit.

— À bientôt donc, dit Mathias. Ayez bon courage ; vous n’êtes pas aussi malade que vous vous l’imaginez.

En disant ces mots y il quitta la chambre et descendit l’escalier. Il s’arrêta un instant, tout pensif, près du foyer et dit :

— Voilà la bombe qui éclate ! Le curé, Cécile, de la viande… demain le docteur et après-demain le notaire ! Oh ! il peut crier tant qu’il voudra, il n’en sera pas plus avancé : je tiens le ladre à ma merci, et personne ne peut l’entendre. Mais si du dehors on voulait venir le voir ? Si le curé lui-même voulait lui rendre visite ? Il n’y a qu’un moyen ; la mendiante ! Mais allons-y avec prudence… Il ne peut cependant pas mourir sans confession ; je ne veux pas avoir cette charge-là sur la conscience. Il pourrait après sa mort témoigner contre moi… Mais il est encore temps de penser à cela… Ah ! il voudrait manger de la viande ! et se rétablir ! et changer son testament ! C’est aujourd’hui jeudi : impossible de trouver de la viande ; demain c’est vendredi et après-demain samedi : la viande est défendue ces jours-là… et par conséquent il n’en aura plus besoin… Voyons, allons trouver la mendiante, et essayons ce qu’on peut faire d’elle… Si cela ne marche pas comme je l’entends, je chercherai un autre expédient. Quoique cette femme me fasse peur, avec un peu d’argent et beaucoup de promesses, je la gagnerai peut-être. Cela ôterait deux obstacles de mon chemin : l’inimitié de cette femme et le bavardage des voisins. Et si elle est fidèle, ce sera de plus une surveillante pendant mon absence. Nous verrons qui est le plus fin de nous deux.

Ce disant ; il quitta le couvent et en ferma, en dehors, la porte à la clef.

— Si l’oncle Jean voulait s’en aller pendant que je suis loin ! murmura-t-il ; tout serait fini… Mais il n’aura pas cet esprit-là. Qui sait pourtant ? Tout est possible.

Et se parlant à lui-même, il continua sa route vers le village.

Tout à coup il vit de loin Cécile, qui venait à sa rencontre. Il pâlit à cette vue, mais se remit à l’instant même.

La jeune fille ne l’aperçut que lorsqu’elle fut tout près de lui. Sa physionomie prit une expression suppliante, elle s’avança vers lui en lui disant :

— Ah ! Mathias, je suis bien heureuse de vous rencontrer enfin. Soyez assez bon pour me dire franchement comment va mon oncle.

Le ton humble et affectueux de la jeune fille rassura Mathias sur ses intentions ; il répondit sans rudesse :

— Assez bien, Cécile. Il a la goutte ; c’est la maladie des gens riches. Personne n’en meurt, et il en guérira aussi, quoiqu’il ne quitte pas sa chambre depuis quelque temps.

— Et souffre-t-il beaucoup ?

— Cela va, cela va ! encore un peu.

Les yeux de Cécile s’humectèrent de larmes.

— Mais vous le soignez bien, n’est-ce pas> Mathias ? demanda-t-elle. Il ne manque de rien de ce qui peut le soulager ou le consoler.

— Que lui manquerait-il ? il est content, répondit l’autre.

Le regard de Cécile devint si suppliant que Mathias en fut tout étonné. Il crut probablement qu’elle voulait lui témoigner de l’amour, car il dit :

— Oui, Cécile, si vous aviez accepté ma proposition, un jour vous eussiez été une dame. Maintenant il est trop tard ; je suis seul héritier. Cela vient de votre refus.

— Mathias, dit la jeune fille donnant à sa physionomie l’expression la plus affable, Mathias, puis-je vous faire une prière ?

— Pourquoi non ?

— Me l’accorderez-vous, Mathias ? Je vous en serai si reconnaissante…

— Voyons votre demande.

— C’est bien triste pour moi, Mathias, que je n’aie pu voir mon vieil oncle une seule fois depuis sa maladie. Vous savez combien je l’aime ! Oh ! permettez-moi de l’aller voir, permettez-le-moi pour l’amour de Dieu ; je prierai pour vous, Mathias.

Le fourbe haussa les épaules et répondit :

— « J’y ai pensé aussi ; et si cela dépendait de moi, vous le verriez aujourd’hui encore, Cécile.

— Voyez-vous, Mathias, vous n’avez rien à craindre de moi ; quand même vous voudriez me céder l’héritage, je ne l’accepterais pas. Il y a un autre moyen d’être heureux sur la terre.

Elle joignit les mains et ajouta avec effusion :

— Mathias, cher Mathias, ah ! laissez-moi le voir ! pour un instant seulement ; cela le soulagera peut-être dans ses douleurs.

— Vous vous trompez, répondit Mathias ; moi-même je lui ai demandé vingt fois peut-être si je devais vous appeler auprès de lui ; mais jusqu’ici mes efforts n’ont pas réussi. Il est si irrité contre vous qu’il ne peut entendre prononcer votre nom sans entrer en colère… et cela n’est pas bon pour la goutte.

Cécile, le tablier sur les yeux, pleurait et sanglotait :

— Ô mon Dieu, quel mal lui ai-je fait ? Lui que j’aime toujours comme un père, lui que je vois sans cesse dans mes rêves ! Être irrité contre moi, me haïr ? moi qui depuis mon départ n’ai pas versé une seule larme que ce ne fût à cause de lui ! S’il savait l’amour que je lui porte, il ne me repousserait pas si cruellement,

— Ce que vous dites, Cécile, est en effet bien vrai, dit Mathias ; mais les vieilles gens ont d’étranges caprices. Consolez-vous donc, je ferai encore des efforts pour vaincre sa rancune. J’ai déjà beaucoup gagné : il n’est plus aussi méchant qu’autrefois. Je le connais : dans quelques jours je le ferai bien changer d’idée… et alors je viendrai vous appeler.

— Soyez assez bon pour cela, Mathias ; je vous en saurai gré aussi longtemps que je vivrai.

— Allons, Cécile, je suis forcé de vous quitter ; ayez bon courage.

— Et s’il arrivait d’ici là qu’il devînt tout à fait malade, Mathias ?

— Oh ! alors je viens vous chercher, qu’il le veuille ou non.

— Merci, merci, mon ami, dit la jeune fille tandis que Mathias s’éloignait déjà d’elle.

— C’est étrange, dit celui-ci en reprenant son chemin ; je crois vraiment qu’elle serait capable de dédaigner la succession si on la lui offrait. Elle est assez innocente pour cela ? Il y a d’autres moyens pour être heureux ! L’amour, sans doute ? Je suis curieux de savoir combien ce bonheur durera. L’oiseau qui n’a pas de graines dans son auge est bientôt à bout de chansons ! Ah ! elle a envie de voir son oncle ? Nous ferons bien en sorte qu’elle n’y réussisse pas…

Tout en réfléchissant à part lui sur ce sujet et sur beaucoup d’autres, il prit un sentier latéral et le suivit jusqu’à ce qu’il aperçut une cabane adossée à un taillis.

— Attention ! se dit-il, c’est là que demeure la veuve du maçon. Ne découvrons pas trop tôt notre dessein. Elle doit être chez elle ; car je vois là-bas son enfant qui se vautre dans le sable.

Il s’approcha, à pas circonspects, de l’humble chaumière d’argile. L’enfant ne l’aperçut qu’au moment où, arrivé tout près d’elle, il dit :

— Bonjour, chère Mariette ; où est ta mère ?

Comme si la petite fille eût entendu la voix d’un mauvais esprit, elle bondit sur ses pieds, toute tremblante, jeta un regard épouvanté sur Mathias, et s’enfuit, en criant et en pleurant, à travers le taillis, dans la direction des champs.

— Il paraît qu’on ne m’aime pas plus qu’il ne faut ici, grommela Mathias ; si la mère n’est pas plus aimable que l’enfant, je ne ferai pas de grandes affaires.

À ces mots, il entra dans la cabane, considéra tous les objets qui s’y trouvaient avec un ton railleur en se disant :

— Elle n’a pas gras la veuve ; tout ce que je vois ici ne vaut pas dix stuivers. Je commence à croire que je réussirai : l’argent doit être puissant dans une niche pareille… Asseyons-nous et attendons un peu ; l’enfant est peut-être allée chercher sa mère.

En effets il ne se trompait pas ; la petite fille s’était sauvée vers un champ où sa mère travaillait, et, toute tremblante de peur, elle lui avait annoncé la venue de Mathias.

À cette nouvelle, la veuve parut d’abord saisie d’étonnement. Que pouvait lui vouloir l’odieux fourbe ? Elle demeura longtemps, le regard fixé sur la terre, à chercher une réponse à cette question. Peu à peu cependant un sourire se dessina sur son visage, sourire dans lequel une maligne expression s’unissait à un certain sentiment de joie.

Elle laissa son enfant aux champs, auprès des autres femmes, et s’achemina, en réfléchissant, dans la direction de sa chaumière.

— Mathias qui me rend visite ! pensait-elle ; qu’est-ce que cela peut signifier ? Il doit être arrivé quelque chose, ou du moins une grave affaire est en train ? Je sais qu’il a peur de moi ; il tremble quand il me voit. Ainsi il ne vient pas par amitié ; il y a quelque anguille sous roche.

Attention, Catherine ! Il est rusé, et il est plus que probable qu’il a l’intention de te tromper. Je veux savoir ce qu’il a dans sa manche.

Elle arriva à la chaumière et entra en disant à Mathias :

— Eh ! est-ce bien vous que voila ? Je n’aurais pas cru que vous vous assoiriez jamais sous mon pauvre toit ; mais puisque vous y êtes, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Asseyez-vous, Catherine, répondit Mathias embarrassé dès le début par le ton résolu de la veuve ; j’ai à vous parler d’une chose sérieuse.

La veuve prit une chaise et répondit :

— Je n’ai pas beaucoup de temps ; dépêchez-vous donc ; j’écoute.

— Voyez-vous, Catherine, je sais que vous êtes pauvre ; j’ai pitié de vous, et si je pouvais rendre votre sort meilleur, ce me serait une véritable joie.

— Oui-dà ! dit la veuve avec un sourire moqueur, c’est par pitié peut-être que, pendant l’hiver, vous avez maltraité ma pauvre Mariette, et m’avez jetée à la porte comme un chien ?

— Oubliez cela, Catherine ; les temps changent et les hommes aussi. Je regrette ma dureté envers vous. Je voudrais bien réparer cela si c’était possible. Maintenant je puis vous venir en aide et vous porter secours si vous ne repoussez pas mon assistance.

La veuve le considéra avec méfiance et sans dire un mot, bien qu’il attendit évidemment une réponse.

— Si je vous donnais de l’argent, poursuivit-il, assez d’argent pour vous mettre, vous et vos enfants, à l’abri de tout besoin, m’en auriez-vous de la reconnaissance, Catherine ?

— Est-ce une aumône que vous voulez me faire ? demanda la veuve.

— Non, c’est plus que cela… Vous savez, Catherine, que je suis héritier unique de l’oncle Jean. Vous, du côté de votre mari, vous avez droit à une petite part de cet héritage. Vous le croyez du moins. C’est pour cela, — car vous sentez bien que vous n’obtiendriez jamais rien, — c’est pour cela que vous m’en voulez tant et toujours. Eh bien, jugez combien je vous porte d’affection, je viens vous offrir votre part d’héritage.

La veuve parut stupéfaite.

— Oui, reprit Mathias, que la succession me vienne ou qu’elle aille à un autre, jamais vous n’en auriez rien ; car votre droit est douteux, et vous ne pourriez l’établir qu’à grands frais. Vous êtes la seule parmi les soi-disant héritiers qui soyez dans une véritable misère, c’est pourquoi je viens à vous, mû par un sentiment de probité, vous donner la part qui, dans votre opinion, vous revient, et vous la donner sans exiger de titre, sans soulever de contestation. Qu’en dites-vous ?

— Oh ! vous êtes bien bon, dit la veuve ; mais est-ce sérieux, est-ce sincère ce que vous dites ?

— Quel besoin ai-je de venir vous faire cette offre ? Hé bien, Catherine, acceptez-vous ?

— Avec reconnaissance, avec une profonde reconnaissance, Mathias ; mais je voudrais bien, savoir si vous n’exigez pas de moi des conditions ; donner simplement n’est pas dans votre caractère, ou il faudrait que vous fussiez terriblement changé.

— Non, je vous donne le tout sans conditions, répondit Mathias.

— Alors, j’accepte avec joie. Votre générosité m’étonne tellement que je crois encore que vous voulez vous moquer de moi.

— Pourquoi cela ?

— Quand aurai-je l’argent, Mathias ?

— Dès que je serai moi-même en possession de l’héritage.

— Et quelle garantie ai-je que vous tiendrez vos promesses ?

— Ma parole d’honnête homme.

— Il est possible que cette parole ait quelque valeur, puisque, vous vous dites si profondément changé. Ainsi, je la prends pour ce qu’elle est… et je vous remercie. Maintenant il faut que je retourne à l’ouvrage.

Elle se leva et allait partir avec un sourire qui témoignait assez qu’elle ne croyait pas un mot de tout ce que Mathias lui avait dit :

— Demeurez encore un instant, dit Mathias, je vous prouverai que je dis la vérité. Vous savez ou vous ne savez pas, Catherine, que l’oncle Jean est malade. Il a la goutte et ne descend plus de sa chambre. Cette maladie me donne beaucoup d’occupation ; il y a des commissions à faire, il y a une chose ou l’autre à cuire, et je ne m’entends pas bien à cela. L’oncle Jean m’a prié de chercher une femme qui demeure pendant le jour au couvent pour m’aider. Elle aura un bon salaire et sera bien soignée de toute manière…

Depuis que Mathias avait abordé ce dernier point, la veuve avait fixé les yeux sur lui avec plus d’attention et de curiosité ; elle paraissait attendre au passage chaque parole qui sortait de sa bouche, mais s’efforçait de dissimuler autant que possible son émotion.

— Et je me suis rendu chez vous, Catherine, pour vous demander si vous ne voudriez pas venir au couvent ? Chaque soir vous retourneriez à la maison, et le matin vous reviendrez chez nous. Pour le peu de peine que cela vous donnera, vous recevrez autant par jour que si vous aviez travaillé aux champs. Et de plus vous aurez la nourriture, Est-ce une mauvaise offre ?

— Pas le moins du monde ; c’est encore ce qu’il y a de mieux. L’héritage, c’est un œuf qui n’est pas encore pondu, Mathias ; à vous-même il pourrait encore échapper par malheur ; mais le salaire de chaque jour c’est de l’argent assuré.

— Ainsi donc vous acceptez ?

— Sans doute, sans doute, Mathias ; qui refuserait une semblable proposition ?

— Mais vos enfants, Catherine ? je n’y avais pas songé.

— Mes enfants ? Il y en a deux chez ma sœur, à trois lieues d’ici au moins ; Mariette garde les vaches chez le fermier ; on aura bien soin d’elle pendant le jour ; je la verrai toujours le soir.

— C’est bien ! dit Mathias avec joie. Ainsi l’accord est fait… Allons, Catherine, donnez-moi la main pour ()prouver que nous nous entendons… Voilà l’affaire arrangée. Quand dois-je vous attendre ? Le plus tôt possible sera le mieux. Cette après-dînée ?

— Peut-être encore plus tôt ! répondit la veuve. Je n’ai pas autre chose à faire que d’aller dire un mot au fermier Claes et à sa femme pour Mariette et pour l’ouvrage.

Mathias se leva et fit semblant de vouloir partir, mais il s’arrêta et reprit avec une apparente indifférence :

— Catherine ; vous avez dit tout à l’heure que l’héritage pourrait m’échapper à moi-même ? Si cela arrivait, je ne pourrais vous donner votre part.

— Je comprends cela, dit la veuve ; mais ne craignez rien, il ne vous échappera pas.

— Tant mieux pour vous et pour moi, Catherine ; mais la prudence n’est jamais de trop. À la vérité, Cécile m’a cédé sa part de sa pleine volonté. Ce matin encore je voulais lui donner quelque espoir : elle m’a répondu par un refus positif. Mais il y en a d’autres qui n’ont aucun droit à la succession, et qui, pour pouvoir pénétrer dans la maison, répandent le bruit que l’oncle Jean est mortellement malade. Il faut dire la vérité au monde, et déclarer à chacun que l’oncle Jean a la goutte : vous ferez cela, n’est-ce pas ?

— Je ferai et dirai tout ce que vous voudrez, répondit la veuve.

— Voyez-vous, Catherine, si nous pouvons, comme il le faut, tranquilliser le monde là-dessus, on ne s’inquiétera plus autant de nos affaires.

— Laissez-moi faire, Mathias ; vous savez que je ne mets pas ma langue dans ma poche.

— Encore un mot, Catherine ; je dois vous dire cela, autrement vous pourriez vous en étonner. L’oncle Jean veut être servi par moi seul ; vous ne le verrez pas, à moins qu’il ne vienne en bas.

— C’était déjà comme cela avant qu’il fût malade ; cela ne me surprend pas.

— Vous ne laisserez entrer personne à la maison pendant mon absence, n’est-ce pas ? Vous fermerez la porte en dedans et ne l’ouvrirez pas, qu’on frappe ou non ?

— Je ferai ce que vous désirez. Je ne puis rien dire de plus.

— En effet. C’est que, voyez-vous, si vous ne vous mettiez pas à l’œuvre avec dévouement et intelligence, je serais forcé de chercher une autre femme de ménage, et tout serait fini entre nous.

— Retournez tranquille et sans inquiétude à la maison, Mathias, dit la veuve en se levant ; si vous n’êtes pas content de moi, vous ne le serez jamais de personne.

— Au revoir donc, et venez à midi ou plus tôt si vous le pouvez. Voici le denier à Dieu. Vous voyez que je ne suis pas chiche pour vous.

Il mit dans la main de la veuve une pièce de deux francs, sortit de la chaumière, et disparut bientôt derrière le taillis.

La veuve le suivit un instant du regard, puis se dit avec un sourire ironique :

— Ah ! ah ! le faux démon ! Il pense que je lui ai vendu mon âme… vendu pour de vaines promesses… Que peut-il se passer au couvent pour qu’il ait besoin d’un complice ? Ainsi il me faudrait l’aider à tromper Cécile, cet ange de bonté, et à la dépouiller de ce qui lui revient. Hypocrite Judas, qui croit-il donc que je suis ?… Maintenant je le tiens, le coquin !… C’est Dieu qui dans sa justice lui a réservé cela… C’est à moi justement qu’il devait avoir affaire…

Elle demeura un instant plongée dans ses réflexions ; bientôt le sourire railleur disparut de son visage pour faire place à une expression plus douce, et l’œil rayonnant de joie elle s’écria :

— Rendre à Cécile sa fortune et l’amour de son oncle ! Récompenser elle et Barthélemy, mes excellents bienfaiteurs, de leur compassion ! Punir le fourbe, combattre et vaincre le méchant… Ah ! ce serait beau ! Prions Dieu qu’il donne à la pauvre veuve assez d’habileté pour triompher de la scélératesse.

Elle quitta la cabane et prit un sentier. Alors seulement elle se souvint de la pièce que Mathias lui avait mise dans la main. Elle la considéra un instant avec dégoût, la jeta au loin par-dessus les arbres, et s’essuya la main à son tablier comme si l’argent y eût laissé une tache.

  1. Pièce de monnaie qui n’est plus en circulation et qui valait la vingtième partie du florin. Le nom de Stuiver a passé dans l’usage aux pièces de dix centimes qui représentent à peu près la même valeur (cinq cents).