L’Envers de la guerre/I/17

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Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 194-208).


JANVIER 1916


— Le 1er. L’historien Lavisse, dans le Petit Parisien, donne doucement des conseils à la minorité qui voudrait la paix. Car il veut la guerre, lui, encore des morts, beaucoup de morts, car il songe à l’avenir, lui, il aime son pays, lui ! En fait, ses raisons témoignent de la démence générale. Les voici :

1o Il ne faut pas que tant de Français soient morts inutilement. (Donc faisons-en mourir encore autant d’autres.)

2o Nos deuils réclament la consolation de la vengeance. (Sentiment qu’on jugerait barbare et préhistorique, en temps lucide.)

3o Il faut que cette guerre « qui nous a été imposée » soit la revanche de 1870. (Hé, hé, pas fâché, par conséquent, d’avoir été contraint à la revanche.)

4o Le Français ne peut pas vivre sans honneur et sans gloire. Il doit libérer le monde de la tyrannie, etc. (Ah ! si on soulevait la chemise des mots, quelle sale anatomie apparaîtrait !)

— Le Congrès socialiste clôt ses séances. Son manifeste veut le retour de l’Alsace-Lorraine, mais envisage subsidiairement le vote des populations. Cette vue révolte le patriotisme bien pensant. L’abbé Watterlé — qui fut pourtant autonomiste — se rebelle contre cette possibilité de référendum, dans un article de journal. L’Allemagne, en 1870, dit-il, n’a pas consulté les populations. Mais est-ce une raison pour être aussi injuste qu’elle le fût ?

— Les très vieux et les très jeunes sont les plus grands ennemis de la paix. Les uns n’ont plus le goût de la vie, les autres ne l’ont pas encore. Les uns se souviennent de la défaite de 1870. Les autres ont la curiosité sportive du combat, subissent la vaniteuse contagion de l’ambiance.

— Les savants qui sont autour de Painlevé, aux Inventions, ne quittent guère leur uniforme d’officier de complément. Physiciens, mathématiciens de valeur, c’est par leur savoir qu’ils peuvent servir. Mais ils semblent surtout fiers de leur temps de présence aux armées, et de leur costume.

— À propos des projets qu’on prête aux Allemands d’aller en Égypte, aux Indes, on jette à la figure du kaiser l’exemple de Napoléon qui s’est brisé dans ses raids à trop longue portée. Est-ce curieux que, pour montrer aux Allemands la stupide vanité de leurs vues, on se serve de cet empereur dont tant de monuments célèbrent la gloire, de l’Arc de Triomphe à la colonne Vendôme !

— Tristan Bernard a dit depuis longtemps que la paix devrait être élaborée par un comité d’écrivains qui prouverait à chaque nation qu’elle est victorieuse. Cette fantaisie est plus vraisemblable que jamais.

— Le frère de Sarrail raconte que ce dernier, constatant de nombreux éclatements de canons, fit construire de ses deniers (5.000 francs) des appareils vérificateurs. Il s’aperçut que les obus n’étaient pas de calibre, le signala au G.Q.G. et en reçut une lettre de blâme signée Joffre, lui disant qu’il se mêlait de ce qui ne le regardait pas.

— Le premier mari de Mme Poincaré, Quiloran, est actuellement chauffeur de taxi. Aussi Clémenceau de dire : « Ce Poincaré, pour aller au front, s’habille en chauffeur. Sans doute pour rappeler à sa femme son premier mari. »

— J’ai sous les yeux la photographie d’un groupe de soldats qui viennent de prendre un canon allemand au 25 septembre 1915. Il y a là le médecin Noël X…, martial, croix de Genève au bras. À ses pieds, trois cadavres allemands, en tableau de chasse. Je me demande les réflexions que lui inspirera ce cliché, quand on aura recouvré la raison.

— Beaucoup de gens refusent de lire, dans les journaux suisses, le communiqué allemand. Ils lisent le communiqué français. La vérité est entre les deux. Comment ces gens-là seraient-ils impartiaux ? C’est d’ailleurs la thèse de nombreux patriotes. Ils rejettent tout le défavorable.

— Le 8. Chez Victor Margueritte, un capitaine de « houzards », Fabien M…, écrivain à ses heures. Il conte ses campagnes. Il dit sa première impression de guerre, en août 1914. Cent cinquante soldats français, morts, déjà noirs, dans une tranchée. « Je me suis approché, je les ai flairés et, comme je ne flanchais pas, je me suis dit que la guerre pouvait durer. » Il se plaignait aussi que les Allemands eussent une odeur intolérable. Déjeunant, dans un château, à la table qu’avait dû abandonner Von Kluck à la retraite de la Marne, il fut forcé d’achever son repas dehors.

— On habille les petits en soldats, comme naguère au carnaval. Des fillettes ont le bonnet de police et le manteau « horizon ». Et les socialistes qui voient la dernière guerre ! On leur prépare des générations qui aimeront l’uniforme, une des raisons d’être de la guerre.

— Feuilletons : Les Marchands de Patrie. La Poilue.

— L’impôt sur le revenu doit être appliqué le 1er mars 1916. C’est comique. Tant de gens souhaitaient la guerre plutôt que cet impôt ! Ils ont les deux.

— À la formation automobile de Boulogne-sur-Seine, il faudrait traverser une route pour avoir de l’eau. Alors, on lave les roues avec l’essence des réservoirs.

— Les restaurants de Paris refusent du monde. Stupeur. Cela viendrait d’une intense circulation d’argent, de l’enrichissement des fournisseurs de guerre, des hauts salaires ouvriers…

— Mon voisin B… constate que l’humanité n’a fait aucun progrès depuis la préhistoire et qu’un parisien de 1916 est aussi féroce qu’un noir du centre africain.

— Quelle pénible situation, celle d’un officier de complément qui ne pense pas comme les autres, dans les popotes d’arrière-front où il est obligé de vivre en commun depuis 18 mois. À la table de R… — des médecins, pourtant — un des convives déclare qu’on n’était pas prêt à la guerre par le fait des Juifs et des Dreyfusards.

— On rapporte que, surtout dans le Nord, Français et Allemands sortaient des tranchées envahies d’eau et vivaient sur le parapet sans se tirer dessus, d’un tacite accord. On échangeait même des victuailles. Ces récits provoquent un malaise chez les patriotes, bien que la détente soit bilatérale. Ils veulent qu’on ne cesse pas d’être féroces. Ils ont peur que cela finisse.

— Pour voir leur mari au front, des femmes se sont fait délivrer des cartes de filles soumises par la préfecture. L’une d’elles, voulant prolonger son séjour, s’est vu refuser en ces termes : « Non. Cela suffit pour la section. »

— Jean T… rentre d’Allemagne par la Suisse, comme infirmier fait prisonnier. Sur le quai de la gare, à Lyon, ses compagnons et lui sont assaillis de questionnaires écrits qui commencent par : « Avez-vous été maltraités ? » Jean T…, en conscience, répond : « Non. » Un de ses amis répond : « Oui. » T… s’étonne. L’autre s’excuse : « Je n’ai pas osé. »

— L’héroïne de Loos, dont le Petit Parisien publie les Mémoires, a été caviardée hier. Elle racontait précisément comment, à l’abri d’une porte, elle avait tué des Allemands. La Censure n’a pas permis qu’elle racontât les circonstances de ces exécutions qui lui valurent tant d’honneurs.

— Une ancienne domestique revient des régions envahies par l’Allemagne. Elle dit qu’en Allemagne et en Suisse il y eut des repas chauds aux haltes, des soins, des visites d’infirmiers, de médecins. À partir d’Annemasse, en France, un traitement de bagnards. Défense de bouger, de descendre, même pour satisfaire un besoin naturel. Des détours insensés, qui la firent passer par Montauban pour rejoindre Paris.

— Le cas Clemenceau apparaîtra curieux dans le recul du temps. Ce labeur prodigieux, à 70 ans passés, cet article quotidien. Sa haine fanatique de l’Allemand, son patriotisme embrasé. Enfin, son âcre critique. En dehors de la jouissance d’exprimer sa pensée, de servir sa cause et de fouailler son prochain, il semble chercher encore l’approbation de quelques intimes à qui marquer ainsi sa verdeur et sa puissance : « Ah ! mon cher, comme vous avez enlevé le morceau, ce matin ! »

Et tout cela aboutit à un contraste énorme et comique. Ce patriote blindé, cet assoiffé de sang allemand, se trouve être le grand collaborateur des journaux allemands. Car ils s’emparent de ses critiques. Nul ne leur fournit autant de copie. Le journal publié, en France envahie, par les Allemands, reproduit soigneusement ses articles.

— Un être odieux, en régime de vie chère, c’est le gros intermédiaire, qui profite froidement, grassement, de la guerre. C’est le boucher en gros, qui ne veut pas que la ville ou l’État taxe la viande, et à qui on est obligé de faire une guerre timide, oblique, en lâchant sur le marché de la viande frigorifiée qui fera concurrence et abaissera peut-être les cours… Oh ! cet effroyable et cupide égoïsme, en contraste avec tout ce qu’on demande aux petits soldats, aux mères…

— Le syndicat des constructeurs d’autos de Lyon a mis en interdit le pacifiste Ford. Cette haine de la paix se trouve servir leurs intérêts, puisque Ford inonde de ses autos tous les marchés du monde.

— Un journal hollandais remarque que les socialistes des pays neutres, ceux des Alliés, ceux des Empires Centraux, ont tenu respectivement un Congrès depuis la guerre. Et ces trois Congrès se sont trouvés d’accord sur quatre points :

1o Principe des nationalités. 2o Modernisation de la diplomatie. 3o Arbitrage obligatoire. 4o Limitation des armements.

Qu’on y ajoute deux idées : étatisation des industries de guerre, pas d’annexion, et on aura un programme d’ensemble. Sera-ce de cette naissante conformité de vues que sortira la paix ?

— Une affreuse et déconcertante cruauté continue de régner, au nom du patriotisme, chez ceux qui s’expriment, même chez les femmes. Une actrice, qui est infirmière, constate avec satisfaction qu’il n’y a pas cet hiver de trêves de tranchées (ce qui est faux, d’ailleurs), et se félicite que les Français fusillent les Allemands qui tentent un rapprochement. Il y a là une étrange perversion de l’esprit. C’est ainsi que le capitaine M… trouvait héroïque et charmant ce trait qu’il rapportait : des trêves de tranchées ont établi des rapports réguliers entre les adversaires ; mais un jour les Français tuent le sous-officier allemand qui s’avance en confiance.

— On demande à un prisonnier allemand, un professeur, qui sera victorieux : « Les vaincus, ce seront les morts ; les vainqueurs, ceux qui reviendront. »

— Un officier du G.Q.G., invité à la popote de Doullens, rééditant un propos que j’avais noté d’après Bouttieaux, dit ingénument : « Oh ! nous, au G.Q.G., nous ne parlons pas de la guerre. »

— Le médecin L…, retour du front, signale qu’en décembre 1914 il y eut une terrible épidémie de typhoïde dans la région de Bar-le-Duc : 40.000 cas. On n’inocula qu’ensuite.

— Le 18. La reddition du Montenegro est appréciée sévèrement. On rappelle la vénalité du roi Nikita, qui aurait joué à la baisse avant d’engager la première guerre balkanique et dont d’Estournelles de Constant disait alors : « Il met le feu à l’Europe pour faire cuire son œuf à la coque. »

— Depuis 18 mois, la guerre coûte au total, chaque jour, 3.000 vies humaines et 350 millions en moyenne. Personne ne s’émeut plus de ces chiffres stupides.

— Malgré le farouche espoir des forcenés, les hommes se parlent, de tranchée à tranchée. Et une sentinelle allemande demande à une sentinelle française, un soir : « Dis donc, comment que ça se fait, une république ? »

— Chez Victor Margueritte, Gabriel Voisin dit que le mal dont souffre l’aviation vient de la main-mise des officiers qui ont voulu régenter une industrie naissante. Il traite ces professionnels d’incapables, de salauds, de lie de la société. Il prend surtout à témoin Paul-Boncour, ancien ministre, actuellement officier d’État-Major, qui se défend d’y être pour quelque chose et d’y pouvoir quelque chose.

— Le culte de la patrie, hissée au niveau d’une idole, est une nouvelle religion, la plus terrible, puisqu’elle fait mourir pour elle.

— Ils sont un petit nombre d’exprimeurs qui veulent de la haine, encore de la haine. N’ai-je pas lu hier que les pacifistes, avant la guerre, nous conduisaient au renoncement de toutes nos gloires !

— On parle d’une évolution de la guerre dans le sens de l’économie : user moins d’hommes, moins d’argent, pour durer plus. « Une guerre à tempérament », dit Charles-Henry Hirsch. Je doute fort qu’elle se réalise.

— Il n’y a qu’un peuple où 43 députés sur 360 refusèrent de voter les crédits de guerre, et où les femmes pauvres renversèrent les tables de restaurants riches : c’est l’Allemagne.

— Le médecin L… se plaint de la dureté pour les militaires des populations de la Meuse, de l’arrogance du maire de Sampigny — village natal de Poincaré — tout gonflé d’importance depuis que Poincaré lui a dit : « Appelle-moi donc Raymond, vieille bête. »

— On me cite ce trait d’orgueil germanique. Un officier allemand, moribond, qui balbutie : « N’est-ce pas… que Gœthe… est le premier poète du monde. »

— J’accompagne Bouttieaux à un train pour Châlons. Il part comme général commandant le Génie d’un corps d’armée. Dans le métro qui nous conduit à la gare de l’Est, un fantassin retournant au front dit à un camarade : « Je donnerais mon bras gauche pour ne pas y retourner. » Il ajoute qu’il a vainement tendu pendant une heure sa main au créneau de sa mitrailleuse pour être atteint par une balle.

Il est 10 heures du matin. Autour de la gare, d’innombrables permissionnaires attendent l’heure d’ouverture des restaurants. Car nul militaire n’a le droit de manger avant 11 heures. Ordre de la place. Les hommes sont assis sur les chariots à bagages, sur les soubassements des grilles, par centaines. Certains ont voyagé deux nuits… Tout est absurde dans l’absurde.

Sur le quai, des permissionnaires repartent. Il y a des femmes qui leur tendent une dernière fois leur petit mioche. Et je vois à l’un de ces hommes un tel masque de douleur, que je me sauve sans me retourner. Tenez : c’est cela, quand on le réalisera, qui empêchera le retour de la guerre !

— Le 20. Clemenceau, malgré sa haine du socialisme, écrit qu’il est prêt à tendre la main au socialiste Renaudel, pour constituer un Comité de Salut Public.

— Déjeuner avec la fille et le gendre de Sarrail. Mobilisé comme capitaine, celui-ci fut voir son beau-père à Salonique.

D’après lui, Briand, Bourgeois, Painlevé, soutiennent Sarrail au Conseil des ministres.

Joffre verrait d’un mauvais œil un succès possible de Sarrail. S’il lui a envoyé Castelnau, c’était pour que ce dernier ne prît pas sa place sur le front français, pour l’écarter un moment et n’en faire que son second.

Briand a engagé Castelnau à être gentil pour son vieux camarade Sarrail, à ne pas faire d’histoires. Castelnau, tout en regrettant que Sarrail ne crût pas en Dieu, admit que cela n’avait rien à voir avec les questions militaires. Les deux hommes ne s’étaient pas parlé depuis 25 ans. Castelnau aurait été cordial.

Quant aux officiers grecs, ils relèvent la moustache à la Guillaume II quand les alliés fléchissent et ils la laissent retomber quand les alliés sont forts.

— Le 21. Visite à l’usine Renault. Des milliers de femmes travaillent à la vérification et à la fabrication des obus et fusées. Pénible spectacle, celui de ces femmes qui, parmi les longs alignements de machines-outils, font de minutieux engins à tuer, bagues de cuivre des fusées, perles d’acier des shrapnells, bijoux de mort.

— Les bourgeoises demandent placidement à qui revient du front : « Le moral est-il bon ? » Ce qui veut dire : « Les hommes sont-ils toujours bien résignés à tuer, à se faire tuer ? »

— Un journal imprime que M. Clémentel, ministre du Commerce, va taxer le fret. Taxer le fret ! Limiter les bénéfices des gros intermédiaires ! On s’émeut. Vite, il dément.

— Nouvel acte du drame. C’est l’antagonisme des deux partis autour de l’offensive au printemps. Tous ceux qui reviennent du front assurent qu’on ne le brisera pas. Pour l’offensive, il y a les États-Majors, et tous ceux à qui on promet la victoire au printemps, depuis deux ans…

— Un journal dit que la Censure a interdit, par téléphone, de parler de la paix.

— Jadis, le Journal et le Matin rivalisaient à coups de concours, de loteries, etc. Aujourd’hui, l’un organise une exposition du vandalisme allemand. Aussitôt, l’autre décide d’ériger contre le mur des Tuileries un monument à Miss Cavell, l’anglaise fusillée en Belgique par les Allemands. Sinistre, cette publicité « nationale ».

— Le 25. Richard, directeur de la Sûreté Générale, à un déjeuner de l’École Hôtelière, évoque des souvenirs. Pendant le voyage à Bordeaux, dans le train présidentiel, il dormit la tête sur une valise qui renfermait les fonds secrets. (D’où son nom de Richard, dit Mme X…) Pendant le trimestre de Bordeaux, il accompagnait Poincaré au front. Il voyageait alors avec le général D…, de l’Élysée. Les deux hommes parlaient peu. Et D… rompait le silence pour dire : « Combien y a-t-il de moutons dans ce troupeau ? — Je l’ignore. — Eh bien, il y en a 425. Oui, c’est un don, un sens inné que j’ai cultivé, de dénombrer un troupeau. » Richard lui demanda s’il comptait les pattes et divisait par quatre.

Comment Poincaré était-il accueilli au front ? demandai-je à Richard. Il me répond qu’il n’était pas accueilli du tout. Il passait inaperçu.

À un dîner où figuraient Kitchner et Joffre, pendant la bataille de l’Yser, Poincaré demanda combien durerait la guerre. Joffre déclara que ce serait fini pendant l’été de 1915. Et Kitchner répondit que cela durerait : des hans (des années).

Un soir tragique fut celui du 1er novembre 1914, à Dunkerque. Il y eut des heures d’angoisse dont les communiqués n’ont rien laissé soupçonner. Des troupes en masses remontaient jour et nuit vers le Nord. C’est à ce moment que se place l’histoire de Foch suppliant French de ne pas reculer. La lettre ouverte qui fit connaître cette scène, lettre qu’on crut tendancieuse, fut écrite par un officier de réserve de l’armée de Franchet d’Espérey. On l’identifia et il fut frappé.

Parmi les agitateurs pacifistes, Richard cite les révolutionnaires russes de Paris. Il dit qu’il y a beaucoup de tracts, mais qu’il y a peu de tentatives de réunions publiques. Le groupement syndicaliste s’agite sous la direction de Merrheim.

— Le 26. Painlevé m’explique comment il défendit Sarrail et l’un de ses généraux, Leblois, au Conseil de Défense. Cela dura deux séances, de 9 heures du matin à 6 heures du soir.

On voulut mettre, au-dessus de Sarrail, Lyautey ou Franchet d’Espérey. On voulut lui refuser une promotion dans la Légion d’honneur. Painlevé tint bon. Poincaré avait l’air empoisonné. Enfin Painlevé l’emporta. Joffre et Castelnau ne rentrèrent pas ce soir-là à Chantilly. Craignaient-ils le blâme de leur entourage ? Painlevé les entendit, quand ils montaient en auto, s’adjuger ce testimonial : « Enfin, nous avons lutté jusqu’au bout. »

— Richard signalait l’existence de ce carnet bleu, contenant 3.600 noms de suspects à arrêter à la mobilisation. Il fut de ceux qui proposèrent de n’arrêter personne.

— Le 26. Deux faits sur l’omnipotence du G.Q.G. Poincaré voulut aller voir certains généraux avant l’offensive de septembre. Le G.Q.G. l’en détourna. Pour passer outre, il eût fallu qu’il fût couvert par le ministre de la Guerre. Mais Millerand se déroba.

Poincaré, à une autre occasion, va voir Sarrail. Celui-ci lui montra un ordre, apporté une heure avant par un capitaine du G.Q.G. « Défense au général Sarrail de parler de questions stratégiques et extérieures avec le président. Envoyer un rapport sur la conversation. »

— À propos de Sarrail, un fait : après la double enquête de Dubail, le Conseil décida, non de le relever, mais de le nommer en Orient. Au Conseil suivant, Sarrail est frappé avant d’être nommé. Millerand prétend alors qu’il a oublié de faire connaître au G.Q.G. la décision du Conseil…

— Ironie. Le mystique Castelnau, lors de son voyage d’inspection à Salonique, était embarqué sur le cuirassé Ernest-Renan.

— On a mobilisé 5 préfets de moins de 45 ans. On leur a donné des remplaçants. Mais on leur a conservé leurs appointements. Ces 5 soldats coûtent donc à l’État 100.000 francs par an.

— Le médecin L… dit que les aumôniers font distribuer aux troupes des chapelles portatives. Par ailleurs, on m’a communiqué la liste des objets cultuels que doivent emporter les armées en campagne. Et nous sommes en régime de séparation.

— Une anecdote de Tristan. Des troupiers aux tranchées ont un colonel grincheux. Quand ils apprennent qu’il doit venir les visiter, ils tirent quelques coups de fusil. Les Allemands savent ce que cela signifie. Ils font un tir de barrage d’artillerie qui décourage le colonel. L’artillerie française rend le même service pour barrer le colonel allemand.

— Le 28. Déjeuner avec le colonel L…, qui fut des premiers combats et dirige la métallurgie dans la Loire. Il se plaint des États-Majors, dit qu’on faisait sombre mine à ces officiers au front, lorsqu’après une nuit sous le feu on les voyait arriver de l’arrière, fringants, gantés, vernis. Il croit à une manifestation pour ce printemps, où on dépensera beaucoup de vies et d’obus, puis la paix… Il croit aussi au surarmement, plus en matériel qu’en personnel, seul moyen, selon lui, d’être fort et de ne pas être embêté.

— Chez un coiffeur, on n’a pas pu promettre à une dame de la coiffer de toute la semaine prochaine, à cause d’un bal costumé pour lequel il y a 20 têtes à faire.

— Les théâtres regorgent. Duberry, secrétaire général de la Comédie-Française, dit que le théâtre est plus plein que dans la paix.

— On signale de petites confiseries de Montmartre où l’on boit de l’alcool après l’heure de fermeture des débits.

— Le 29 au soir, raid de zeppelins sur Paris. Un plafond de brume où se brisent les rayons des projecteurs. On entend de lointaines détonations. Je reste chez les R…, où j’étais, jusqu’à ce que sonne la fin de l’alerte.

— Les journaux du matin étaient pleins du raid de la veille, qui a fait 26 victimes. Tous crient au crime abominable, honte de l’humanité, odieuse barbarie et, sauf deux, concluent : « Faisons-en autant. »

— La censure a interdit de nommer les points de chute des bombes qui ont tué 26 personnes. Les soldats et les provinciaux qui ont des attaches à Paris doivent cruellement et inutilement s’inquiéter, du fait de cette ignorance

— Tristan me dit qu’en lisant tout haut ces articles où on a supprimé les noms des rues sinistrées et des hôpitaux où sont les victimes, en a l’impression d’avoir le hoquet.

— Mon neveu Claude, six ans, nourri de l’idée que les inventeurs se ruinent et ruinent leurs familles, pleure à grosses larmes en apprenant que je suis au Service des Inventions. (J’y suis entré comme secrétaire général du Comité interallié, à titre honorifique.)

— Sa sœur Solange, deux ans, dit à sa mère en montrant à Saint-Nazaire un troupier : « Oh ! Maman, un soldat qui n’est pas mort ! »

— Le médecin R… dit l’envahissement clérical des hôpitaux, le prêtre guettant les moments, voulant se glisser à leur chevet pour les administrer, même quand le médecin a donné à ces malheureux la bienfaisante illusion de la guérison possible.

— Il dit aussi que Joffre a toujours deux trains sous pression, car il n’aime pas les longs voyages en auto. Ces trains ont wagon-lit, wagon-restaurant…

— La dernière attaque par zeppelin a naturellement révélé des héros. Il y a la dame qui a utilisé l’attente pour rédiger son courrier, le monsieur qui a généralement des insomnies et qui s’est, ce soir-là, endormi dès l’alerte, à 9 h. 20. Il y a la dame qui allait partir en voyage et qui, crânement, reste.

— Constatant l’attitude de la France, sa résignation aux deuils, aux sacrifices, Painlevé a cette formule : « La France est sous la morphine. »