L’Homme et la Terre/II/12

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Librairie universelle (tome troisièmep. 100-206).


INDE. — Notice Historique

Il n’est pas possible de prétendre à la moindre précision dans l’histoire hindoue antérieurement à l’époque où les Grecs d’Alexandre traversèrent l’Indus. C’est donc très vaguement que l’on place à trente-sept siècles avant nous la descente des Aryens dans le Pendjab, et à cinq ou six cents ans plus tard la formation de royaumes dans la plaine de la Gangâ.

Le Rig-veda fut composé en partie sur le plateau iranien, le Râmâyana se récitait, pense-t-on, dès le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, tandis que les trois autres Veda (Sama, Yajus, Atharva), le Mahâbhârata et les lois de Manu ne furent fixés que plus tard, aux premiers siècles de l’ère vulgaire peut-être.

La date de la mort du Buddha (Gautama, Siddartha, Çakya-Muni) est placée par les uns en 543 de l’ancien comput, — c’est le chiffre adopté pour le début de l’ère du Nirvâna —, par les autres entre les années −482 et −472.

Alexandre séjourne dans le pays des Cinq fleuves de −327 à −325. Cinquante ans plus tard, Açoka-Payadasi règne à Taxila ; c’est, avant l’époque des empires mogols, le seul prince dont le royaume s’étende des bords du Yaxartes aux rivages de Ceylan.

Sans nous arrêter à l’historique des petites principautés qui partagent ensuite l’Inde, citons seulement quelques individualités pacifiques :

Scylax de caryanda, voyageur, début du Ve siècle avant l’ère vulgaire.
Ctesias, voyageur, 
IVe
Panini, grammairien, 
milieu du IVe
Megasthènes, ambassadeur, 
fin du IVe
Kalidasa, auteur de Sakountata et autres poèmes, à 300 ans près IIIe de

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
INDE
Le seul nom de l’Inde suffit pour évoquer
tout un monde de prodiges.


CHAPITRE XII


INDES ET INDES. — CEYLAN. — PREMIERS HABITANTS

ARRIVÉE DES ARYENS. — PAYS DES CINQ RIVIÈRES. — CHANTS VÉDIQUES
BRAHMANISME. — VOIES ET BARRIÈRES
CASTES. — APPARITION ET ABSORPTION DU BOUDDHISME
EXPÉDITION D’ALEXANDRE. — GRECS EN ASIE. — COMMUNICATIONS MARITIMES

EXPANSION TRIOMPHALE DU BOUDDHISME.

Le nom géographique « Inde » a singulièrement changé de valeur pendant toute la période historique. Ce ne fut d’abord que l’appellation du fleuve Sindhu, — Hindu —, l’Indus de nos jours, qui s’appliqua par extension aux contrées qu’arrose ce puissant cours d’eau, puis, de proche en proche, à toutes les terres qui s’étendent au delà, jusque sur les rives de l’Océan Pacifique, et à toutes les îles éparses au loin. Même, deux ou trois mille ans après que des communications directes eurent commencé entre les rivages de la Méditerranée et les bouches de l’Indus, les mots « Inde » et « Indiens » se transmirent aux îles, aux continents et aux habitants du Nouveau Monde découvert par les Espagnols. Ainsi toutes les régions situées en dehors des parties de la Terre connues par les anciens Grecs furent considérées comme des « Indes », orientales et occidentales, continentales et insulaires. La singulière fortune de ce nom géographique qui, sous sa forme primitive, Sind, ne désigne plus que le pays du delta et un torrent, affluent du Djelam en aval de Srinagar, témoigne, plus que tout autre fait, du sentiment d’admiration que provoquèrent chez les Occidentaux les produits apportés d’au delà de l’Immaüs, et du respect mystérieux qui entoura les porteurs de la langue et de la civilisation aryennes, établis, aux origines de l’histoire écrite, sur les bords du grand fleuve.

L’Inde, en son sens étroit, se présente à nous d’une manière parfaitement déterminée et dans un ensemble de très belle unité. Elle est une « expression géographique », comme le fut autrefois l’Italie : la mer au sud, et, au nord, un prodigieux amphithéâtre de sommets, se déployant de la mer d’Arabie au golfe du Bengale, la détachant nettement du reste de l’Asie, en font une individualité distincte d’une étendue très grande, soit environ quatre millions de kilomètres carrés, si on l’embrasse dans ses grands contours, sans tenir compte des endroits précis où doivent passer les limites naturelles et des régions limitrophes ou insulaires qu’il faut considérer comme en dépendant. Le tout affecte une forme presque régulière, composée de deux triangles réunis par leur base, l’un, celui du nord, présentant sa pointe obtuse vers les sources de l’Indus, entre les monts de l’Afghanistan et ceux du Kachmir, l’autre, celui du sud, dardant son promontoire aigu dans les eaux de l’Océan Indien. Ces deux triangles juxtaposés, sous l’aspect d’une gigantesque raie, correspondent exactement à deux régions naturelles bien délimitées. Le triangle septentrional est constitué par les deux bassins de l’Indus et de la Gangà aux grandes plaines alluviales : c’est la région qui, sous la domination du grand Mongol, fut spécialement désignée par le nom d’Hindoustan. Le triangle méridional est un vaste plateau, le Dekkan, que limitent au nord presque géométriquement l’arête du Satpura et ses prolongements, au sud de la rivière Narbada. L’île de Ceylan fait évidemment partie de l’Inde méridionale, à laquelle la rattache une chaîne de récifs, débris d’un isthme ancien. De même les chaînes d’îles qui se suivent des Laquedives aux Maldives et aux bancs de Tchagos apparaissent sur une carte des profondeurs marines comme un appendice naturel de la péninsule hindoue.

N° 228. Inde primitive.

Entre les deux régions si distinctes du nord et du sud, tout contraste nettement, aspect du sol, géologie, ethnologie, histoire, et l’on se trouve amené par l’enchaînement des choses à les traiter à part.

Il est probable que l’Inde méridionale eut, aux époques préhistoriques, les populations les plus actives, les plus avancées en culture, grâce à ses ports naturels, aux îles qui en diversifiaient les contours, aux facilités de navigation qui, depuis les temps les plus anciens, la mettaient en relations avec les insulaires des archipels malais, avec les indigènes des côtes arabes et africaines. L’alternance des moussons, réglant d’avance le va-et-vient du commerce, sollicitait les riverains de la mer des Indes aux découvertes lointaines, aux visites de peuple à peuple, aux échanges réguliers des denrées et des marchandises. Le rythme des vents et des courants marins scandait les allées et venues des trafiquants, promettant aux équipages de les ramener dans la patrie après un certain nombre de semaines ou de mois ; on n’avait qu’à se laisser porter par le flot en calculant chaque jour les probabilités du voyage. Ce phénomène régulier du renversement des vents devait être, dès les premiers âges de l’humanité, le mieux connu par tous les habitants du littoral : leur genre de vie, leurs mœurs, leurs mouvements et même leurs actes en dépendaient. Un fait aussi dominateur que celui des « saisons » ou moussons successives, ayant chacune son courant atmosphérique distinct, ne pouvait échapper à aucun de ceux qui vivaient conformément à ce rythme de la nature, et la découverte d’Hippale, relative à la libre navigation du large sous le souffle des moussons alternantes, ne fut une découverte que pour les Grecs, habitués aux voyages dans la Méditerranée, parcourue de vents capricieux en apparence.

A des Arabes ou des Somal venus des terres arides, limitrophes du désert, combien devaient sembler admirables ces beaux rivages du Konkan et du Malabar, avec leurs villes blanches entrevues dans la verdure épaisse des manguiers au-dessous des palmes épanouies ! Aussi en racontaient-ils les merveilles avec enthousiasme. Grâce à eux, le seul nom de l’Inde suffisait pour évoquer dans l’esprit de leurs auditeurs tout un monde de prodiges : chez les Occidentaux ce mot était synonyme des trésors infinis provenant de la nature et de l’art : or, perles, ivoires, diamants, riches parures de plumes et de coquillages, fines étoffes de coton, de laine et de soie. En outre, on attribuait aux magiciens de l’Inde le pouvoir de créer par leurs incantations des richesses bien plus étonnantes encore. Alors la péninsule indienne avait toute la grandeur et la poésie que le mystère ajoute à une réalité splendide : tout ce que l’on savait et tout ce qu’on imaginait de l’admirable contrée entretenait de prestigieux récits, et les fables grossissaient à l’infini les prodiges racontés de peuple en peuple sur les chemins de l’histoire ; il semblait que l’Inde fût un immense paradis.

D’après une photographie communiquée par Mme Massieu.
vallée du sind, affluent du djelam, près de srinagar

Plus étonnantes encore que la Péninsule devaient apparaître aux marins les îles du sud qui en sont une dépendance naturelle, d’un côté les Maldives, de l’autre la terre de Ceylan. En beaucoup d’autres parages des mers tropicales s’élèvent des îles coralligènes, formées comme les Maldives d’anneaux de corail blanc émergeant des eaux profondes et contenant à l’intérieur un lac circulaire d’eau tranquille : mais nulle part ces atolls ou îles en cercle ne se succèdent en aussi grand nombre et avec une aussi constante régularité. Les dix-neuf archipels, occupant huit degrés de latitude du nord au sud, forment ensemble une bague allongée et chacun d’eux développe lui-même ses terres en anneaux ronds ou ovales, composés d’îles ou d’îlots également annulaires : le même type d’atolls se reproduit à l’infini. « Douze mille », tel est le nombre d’îles dont le sultan des Maldives s’attribue orgueilleusement la possession ; mais les marins, qui les ont comptées, en trouvent bien plus encore, quarante mille au moins, construites de la même manière que les polypiers et dressant uniformément leur ceinture de récifs à deux mètres au-dessus du flot : partout les mêmes cocotiers qui se penchent sur la ligne infinie des brisants, partout les mêmes coquillages qui remplissent les anfractuosités du rocher calcaire et recouvrent les sables de la rive. On redoutait ces îles qui surgissent brusquement de l’abîme océanique, mais depuis des milliers d’années, bien avant que l’or et l’argent ne servissent de moyen d’échange, les marins venaient ramasser sur les plages des Maldives les blanches porcelaines ou caouri, qui furent la monnaie universelle sur tous les bords de la mer des Indes et qui, récemment encore, étaient l’appoint indispensable sur les marchés de l’Afrique, jusque dans les bassins du Niger et du Sénégal.

Ceylan, la grande île qui est au moins en apparence, séparée du continent, le résume par la beauté de ses formes : c’est une deuxième Inde, déjà très étendue, mais présentant en raccourci toutes les splendeurs de la terre voisine. Le fier massif de montagnes qui la domine au sud ressemble aux groupes de monts presque insulaires du midi de la Péninsule, mais il est devenu de beaucoup le plus fameux, grâce à l’un de ses pitons, non le plus élevé, qui porte sur la rondeur de la cime, au milieu des bouquets de hauts rhododendrons, l’empreinte d’un pied, celui d’Adam, le premier homme, disent les chrétiens et les mahométans, celui du Buddha ou d’un dieu, pensent les gens des anciens cultes. Non seulement chez les dévots, mais aussi chez les adorateurs de la fortune, le pic est devenu célèbre à cause de sa richesse en pierres précieuses, grenats, saphirs, topazes et rubis ; au sud de la montagne, la plage exondée de Ratnapura ou « Ville des Rubis » est formée de la poussière des gemmes brisées par le flot. Vers le nord de l’île, la colline au pied de laquelle s’étendait la cité capitale d’Anaradjapura portait jadis un temple, dit la légende, que terminait une escarboucle couleur de feu, illuminant le ciel comme un phare. D’autres récits nous parlent d’un prodigieux aimant vers lequel les navires étaient attirés de force à travers les vagues de l’Océan : cet aimant c’est l’île même, l’admirable terre des cristaux et des perles.

N° 229. Ari, Atoll des Maldives

Les chiffres indiquent les profondeurs en mètres.
Mais la beauté de Ceylan lui vient surtout de sa végétation merveilleuse, comparable à celle de Java et de Bornéo. Un des sites les plus admirables et les plus admirés du monde est le jardin touffu de 200 kilomètres en longueur qui se déploie sur la courbe sud-occidentale de l’île entre Colombo, la capitale, et Matura, la ville située à l’extrémité terminale de Ceylan. Des milliers de cocotiers élèvent leurs hampes au-dessus des plantes basses odorantes et fleuries, d’autres palmeraies contrastent avec les cocotiers, entremêlant leurs feuilles, et parmi elles le merveilleux talipot (corypha umbraculifera), dont la fleur, que l’on vient admirer de tous les alentours, développe soudain, à la cinquantième année de la plante, son thyrse de dix à douze mètres de long, contenant plusieurs millions de florules. Et combien d’autres fleurs qui sont à peine moins belles ! Que de branches et de lianes entrelacées, à travers lesquelles on aperçoit les pentes bleuâtres des montagnes ! Que de fruits délicieux font ployer les tiges et les rameaux, offrant la nourriture aux hommes vêtus de longues robes qui cheminent lentement dans les allées et s’entretiennent avec grâce ! La nature est admirablement belle et les hommes qui l’habitent paraissent lui ressembler. « Nulle contrée du monde ne donne l’impression plus profonde du bonheur »[1] et nulle, ainsi qu’en témoignent les légendes antiques, n’exerça plus grande attraction sur les visiteurs étrangers. Aussi l’île de Ceylan prit-elle dès la plus haute antiquité une importance de premier ordre : la population était d’une extrême densité, comme l’attestent les prodigieuses ruines des villes actuellement recouvertes par la jungle.

Dans l’imagination des peuples lointains, éblouis par les récits qu’on leur faisait de la merveilleuse terre, l’île de Taprobane ou Tamraparni, « Resplendissante comme le cuivre », était amplifiée d’une manière démesurée. On la considérait comme dix, vingt fois plus grande qu’elle ne l’est en réalité : la carte de Claude Ptolémée la montre bien telle qu’on se l’imaginait, c’était l’Inde par excellence. Fut-elle un centre d’émigration ? Certainement, puisque toute civilisation amène un rayonnement de force. Un auteur, A. de Paniagua, essaie de prouver dans les Temps héroïques que la Dravidie, y compris Ceylan, fut par ses marchands pacifiques la grande éducatrice du monde, jusque dans l’Europe occidentale, à un âge antérieur à l’invasion aryenne.

Si fameuse qu’elle fût dans les légendes et les récits de voyages, c’était, aux époques lointaines de la protohistoire, une rare aventure que d’avoir pu visiter l’île « resplendissante ». Les voyages se faisaient avec lenteur et les accidents de toute nature les interrompaient fréquemment : le marchand qui voyait fuir au loin les plages de son pays n’avait au fond de son cœur qu’une vague espérance de les revoir. Échouages sur les récifs ; longs séjours sur des bancs de sable où le naufragé n’avait d’autre nourriture que des crabes, des coquilles, et peut-être quelque fruit apporté par le flot ; abordage en des pays inconnus peuplés de cannibales, longues captivités, tortures, expérience de toutes les misères, pratique de tous les métiers, batailles avec des pirates ou des matelots ennemis alternaient avec les heureuses trouvailles, avec les chances extraordinaires de la fortune et les spectacles les plus éblouissants des mondes lointains : de là ce mélange d’admiration et de terreur que présentent les récits des premiers navigateurs errant sur les mers indiennes.

N° 230. Ile de Ceylan.


Jusqu’à la fin du moyen âge, les géographes nous parlent des Laquedives, le rideau d’îles avancées qui défend au large la grande Ceylan, comme de terres vivant à la façon des plantes et parcourant tous les stades de la vie organique : naissance, croissance, vieillesse et décomposition. « Quand les habitants s’aperçoivent de l’insécurité du sol qui les porte, ils font choix d’une île qui grandit pour y transférer leurs cocotiers, leurs autres cultures, leurs ustensiles et établir leurs demeures »[2]. Les Mille et une Nuits reproduisent les fables et les impressions des navigateurs sous une forme relativement très moderne, mais les récits primitifs, que l’on répéta de bouche en bouche, datent certainement de plusieurs milliers d’années, et peut-être, avec les proverbes et les contes, furent-ils l’œuvre littéraire la plus antique du monde, bien antérieure aux Veda et aux Bibles.

Un aussi vaste ensemble de contrées que l’Inde méridionale avec ses dépendances insulaires devait, pendant le cours des âges, recevoir des populations très différentes les unes des autres : la nature du sol, son relief et son climat le voulaient ainsi. En considérant l’ensemble du vaste triangle de plateaux et de montagnes, limité au nord par les plaines sindo-gangétiques, on constate qu’il se compose de deux versants opposés, une pente rapide, brusque même en certains endroits, qui domine la mer d’Arabie, et une contre-pente à lente déclivité, presque insensible, descendant au golfe du Bengale. La distribution des peuples dans le grand territoire se fit naturellement en conformité avec cette disposition géographique. Les tribus aborigènes se maintinrent en îlots dans les massifs escarpés de montagnes qui dominent le plateau ou dans les profondeurs des forêts, là où il leur était le plus facile de résister aux invasions ; les nations policées, disposant de moyens considérables pour l’extension de leur pouvoir, s’établirent sur les parties régulièrement inclinées du plateau, tandis que les ports de la côte occidentale et l’étroite lisière à laquelle ils donnent accès reçurent les étrangers de toute provenance amenés des pays lointains par le souffle de la mousson.

À l’époque où l’histoire commence pour les contrées de l’Inde méridionale et de Ceylan, les peuplades indigènes ayant un caractère distinct étaient certainement plus nombreuses qu’elles ne le sont de nos jours, après trois mille années d’évolution qui contribuèrent au travail d’assimilation et d’unité. Il est donc probable que, malgré les refoulements produits par les colonisateurs et les conquêtes, les tribus encore rebelles aux mœurs de leurs voisines occupent les mêmes régions que leurs ancêtres : le territoire s’est rétréci au profit des grandes nations, mais les conditions de milieu, qui maintenant leur permettent de se défendre, protégeaient d’autant mieux ces peuplades que leur force numérique était plus grande. Les traditions locales témoignent de l’ancienne extension de peuples, jadis puissants, et réduits de nos jours à l’état de pariah ou de fuyards. Mais le sang de ces populations, dont le nom résonne de plus en plus faiblement et dont l’importance historique fut très minime, n’en coule pas moins dans les veines des Hindous actuels, désignés par des appellations différentes.

N° 231. Territoire indien, d’après Claude Ptolémée.
Anurogrammun est devenue aujourd’hui Anaradjapura, Cabura est Kabul, Patala est, pense-t-on, Haiderabad ; les ruines de Taxila sont encore visibles.

La plupart des tribus de l’Inde centrale et méridionale, comprises de nos jours par les Anglais sous le nom collectif de Hillmen « gens des monts », paraissent appartenir à une ancienne race refoulée dans les hauteurs par les grandes nations conquérantes des Dravidiens et des Aryens. Une de ces tribus, les Kohi de l’Orissa, a été choisie comme type de tous les congénères, que l’on désigne sous le nom de Kohlariens. Ils parlent des langues agglutinantes, sans autre rapport avec les idiomes des races dominantes que par l’usage de mots qu’on a dû introduire pour des besoins nouveaux, et les ethnologistes qui pénètrent chez eux y trouvent encore de remarquables exemples des temps primitifs.

D’abord l’aspect des villages. En maints endroits, le sentier tortueux ne mène point directement aux groupes des demeures. Surveillé par des tourelles de guet, par des échafaudages sur lesquels se tiennent des sentinelles, il se plie et se recourbe bizarrement, afin que l’ennemi, s’il se présente, soit exposé aux flèches et aux javelots des indigènes : c’est ainsi que, de nos jours encore, le génie militaire fait décrire les lacets les plus extravagants aux routes et chemins de fer qui traversent ou contournent les places fortes. D’ailleurs, pour ces malheureux primitifs, menacés par un incessant danger, le souci majeur, de tous les instants, est celui de la défense ; mais quand l’étranger sans intention mauvaise a franchi les abatis d’arbres, les fourrés de branches épineuses, les chausse-trapes qui gardent l’entrée du village, il est accueilli comme un frère dans la « longue maison » qu’ombrage le multipliant (ficus Indica), le sal (shorea robuta), ou tout autre arbre sacré.

Parmi ces peuplades qui maintiennent si péniblement leur existence distincte au milieu des nations dominantes de l’Inde, il en est, tels les Djangali ou « Broussards » des hautes rivières, les Brahmani et les Baïtarani, qui ne s’étaient pas encore élevés dans l’industrie jusqu’à la fabrication des poteries et des étoffes et ne connaissaient point l’usage du fer[3]. Les vieilles religions animistes et chthoniques dominent encore chez ces populations sauvages, « filles du sol », conscientes d’avoir été les premiers occupants de la contrée et d’en célébrer toujours les anciens rites. Les Kohlariens n’ont point de temples, pas même d’autels rustiques : Ils invoquent les premiers dieux, le soleil, père des hommes, la lune, la mer, les fleuves, les rochers et les arbres, le grand serpent primitif, symbole de la terre, le tigre surtout, le mangeur d’hommes, et les âmes des morts. Les Kharria du Singhbuhm, à l’angle nord-oriental du plateau, versent le sang de leurs victimes — autrefois des hommes — dans une fourmilière.

N° 232. Contraste des deux Versants.
Madras est, de nos jours, une cité de près de 500 000 habitants, les agglomérations de Bangalore et de Pondicherry en comptent environ 150 000, les autres villes indiquées ont une population qui dépasse 50 000 ou atteint presque ce chiffre.

Nulle part l’effrayante cérémonie des sacrifices ne s’accomplissait d’une manière plus affreuse que chez les Khond du Bustar et de l’Orissa, encore tout pénétrés de terreur enfantine devant les dieux mauvais. Par le moyen de maquignons qui parcouraient au loin la contrée, ils achetaient des hommes, des enfants, surtout des jeunes filles, destinés à devenir des meriah ou médiateurs entre la Terre et le pauvre peuple qui cherche à en tirer le pain nourricier. On accueillait bien ces futures victimes : on les choyait, on leur trouvait des parents, une femme ou un mari ; on cherchait par tous les moyens possibles à les rendre heureux, car tout sacrifice, pour être valable, doit être volontaire. Et souvent il le devenait en effet, tant l’influence d’un vouloir collectif peut déterminer les impulsions individuelles. Certains meriah, fanatisés par l’idée de féconder la Terre qui avait besoin de leur sang, de rendre les dieux favorables à la tribu qui les avait aimés, se livraient joyeusement au couteau des prêtres, ou du moins avec une apparence de joie dictée par le point d’honneur ; mais d’ordinaire, c’est au moyen d’une drogue stupéfiante que les sacrificateurs arrivaient à faire simuler l’acquiescement de la victime. Suivant les tribus et les modes, — car la mode s’introduit aussi dans ces effroyables coutumes —, les supplices variaient de forme et de raffinements ; mais quel que fut le procédé de décapitation ou d’égorgement, la terre ouverte buvait la liqueur chaude, fumante, et tous les spectateurs, rués sur le corps palpitant, avaient pu découper par le poignard ou déchirer par l’ongle ou par la dent un lambeau de chair, qu’on enterrait ensuite dans les champs pour s’assurer une belle récolte, ou sous le foyer de l’âtre pour obtenir la prospérité de la famille[4].

Les tribus refoulées dans les montagnes et les forêts, qui, par crainte et horreur de l’étranger, ont réussi à se maintenir dans l’isolement le plus complet, en arrivent à vivre presque en dehors de toute évolution, à se conserver semblables à leurs aïeux pendant des milliers d’années : elles se trouvent, pour ainsi dire, enkystées dans l’organisme général des nations vivantes. Telle peuplade des montagnes, parmi les Santal et les Oraon, évitait, par tous les moyens possibles, de se rencontrer avec les hommes des races policées, même de les voir : « La vue d’un Hindou, dit un de leurs proverbes, est plus effrayante que celle d’un serpent ou d’une panthère » (Hunter). Naguère les Veddah des forêts orientales de Ceylan évitaient même de se laisser apercevoir par les étrangers avec lesquels ils trafiquaient. Quand ces marchands s’étaient fait annoncer à son de corne ou de tambour, dans le voisinage d’un campement de Veddah, ceux-ci préparaient la pacotille d’objets, puis la déposaient pendant les ténèbres, à l’orée de la forêt. La nuit suivante, ils venaient chercher les denrées qu’ils avaient demandées au moyen de quelques signaux bizarres constituant leur écriture.
Document communiqué par Mme Massieu.
hutte de toda, montagnes bleues (nilghiri)
Les membres de la tribu des Toda, presque complètement disparue, portent l’ample cotonnade que le gouvernement indien leur imposa vers 1870[5].


On peut douter, il est vrai, que les Veddah soient, comme on l’imaginait autrefois, de véritables primitifs non encore émergés de l’ignorance rudimentaire : peut-être faut-il plutôt les considérer comme des immigrants déchus ayant oublié leurs anciens métiers et ne sachant plus même se construire des cabanes, se tisser des étoffes et cuire de l’argile au feu. D’après la plupart des anthropologistes et d’après les Cinghalais eux-mêmes, cette dernière opinion serait la vraie : les insulaires disent que les Veddah appartinrent jadis comme « Fils de rois » à une caste supérieure. Quatrefages[6] voit en eux les descendants des Negrito croisés avec des conquérants de race aryenne. Ollivier Beauregard croit que les Veddah sont le reste d’une ancienne colonie malaise qui, après s’être mélangée avec les indigènes dravidiens et en avoir appris la langue, aurait été graduellement refoulée dans les forêts par les envahisseurs aryens : c’est de leur hérédité malaise qu’ils auraient gardé l’amour invétéré du commerce.

Quoi qu’il en soit, l’étude des premières annales de l’Inde nous ramène à une période de l’histoire pendant laquelle les populations de la Péninsule n’étaient pas moins diverses qu’elles le sont de nos jours ou même l’étaient davantage. Outre les tribus sauvages et les peuplades déchues qui s’étaient retirées dans une citadelle de montagnes ou dans l’épaisseur des forêts, des races policées avaient aussi leurs représentants. Presque tous les types humains se rencontrent dans l’Inde méridionale : tels indigènes ressemblent à des nègres, à des Australiens, à des Malais, à des Juifs portugais ou polonais ; du noir au blanc on observe toutes les nuances de la peau. Mais, à en juger par les idiomes, la grande masse de la population se composerait de nations parentes les unes des autres auxquelles on a donné le nom de Dravidiens ou Draviriens. Les anthropologistes s’accordent en général à dire qu’il ne faut point voir en eux des aborigènes de la Péninsule, et qu’ils émigrèrent des contrées du nord-ouest, comme le firent après eux les Aryens : ils se rattacheraient aux Brahni du Balutchistan, mais aux temps de la protohistoire hindoue, ils étaient déjà établis depuis longtemps dans les provinces du sud, entourant comme une mer les îlots des kohlariens et autres vaincus. Il est probable qu’avant les invasions aryennes, les Dravidiens les plus puissants furent ceux dont les descendants parlent le telugu, « l’italien de l’Inde », dans le Maisur et le Coromandel, et qui possèdent la plus riche littérature de l’Inde méridionale en chansons, en contes, en proverbes ; ce sont ceux auxquels les missionnaires catholiques donnèrent dans les premiers temps le nom collectif de Gentoux, comme s’ils étaient les « gentils » ou païens par excellence. L’étude de leur langue a prouvé aux historiens que, bien avant l’action modificatrice du sanscrit, le telugu possédait un vocabulaire très riche en termes relatifs aux industries. Fort policés déjà, les Dravidiens savaient tourner et cuire les pots d’argile, filer, tisser et teindre les étoffes, construire des barques et même des navires pontés, employer les métaux, à l’exception de l’étain, du zinc et du plomb, bâtir des citadelles et des temples, tracer des caractères sur des feuilles de palmier[7]. Qu’ils aient eu du sang négrito dans leurs veines, comme le pense de Quatrefages, ou qu’on les considère comme apparentés à des races asiatiques, les Dravidiens n’en appartiennent pas moins depuis des milliers d’années à l’ensemble des peuples civilisés et, par les invasions aryennes qui se produisirent quelques siècles avant les premiers âges de l’histoire écrite, se rattachent indirectement à tous les peuples que les croisements de langages ont associés aux Indo-Européens.

Cl. Frish’s.
village hindou, près de calcutta

L’Inde du nord, spécialement le haut bassin de l’Indus, relié étroitement au monde de l’Iran et de l’Europe par les affinités de langue et de civilisation, est entrée plus tôt que l’Inde du sud dans le cercle de l’histoire écrite, et, par suite, a tellement attiré vers elle l’attention des écrivains, qu’elle a été souvent présentée comme représentant historiquement l’Inde dans son ensemble. Le Veda, c’est-à-dire le recueil de chants et prières des immigrants établis dans l’angle nord-occidental de l’Inde actuelle, le Veda « est un soleil central dont les rayons éclairent les origines de la vie hindoue : Perses à l’orient, Hellènes à l’occident, Slavo-Germains au nord-ouest et Touraniens au nord-est »[8]. Mais quel domaine étroit que celui dans lequel brille ce soleil à la naissance de notre monde de civilisation ! Il n’est pas un seul passage des 1 028 hymnes védiques dont on puisse inférer que les auteurs aient eu la moindre connaissance des bouches de l’Indus : ils ne mentionnent que les « Sept rivières », hauts affluents du fleuve le Satledj, la Gangà et la Djamna. Il y a donc trois mille sept cents ans, date probable de l’établissement du canon des Veda, que les immigrants iraniens occupent solidement le nord-ouest de la péninsule gangétique. Mais, à cette époque, ils n’avaient pas encore débordé dans les autres provinces[9].

Les chronologies mythologiques des Brahmanes divisent en quatre âges la série des temps qui, suivant la perspective naturelle de toutes les civilisations antérieures à la nôtre, sont censés avoir empiré graduellement. Dans le premier âge, qui correspond à l’ « âge d’or » des auteurs grecs, l’homme était plus vertueux, plus heureux et jouissait plus longtemps de l’existence ; dans le second âge, la vie s’abrège, le vice et le malheur font en même temps leur apparition ; dans le troisième âge, la corruption physique et morale fait de grands progrès ; puis, dans le quatrième âge, qui est la période actuelle, le mal a tellement triomphé que les gens de bien sont obligés de se retirer du monde. Aussi ne se donnent-ils pas la peine d’en raconter les événements, trop humiliants pour la dignité du sage ; du moins nous en indiquent-ils la date initiale : d’après les brahmanes, qui se sont livrés à ces spéculations, notre âge dure depuis cinquante siècles[10], c’est dire que, probablement, les plus anciens écrivains de l’Inde faisaient remonter jusqu’à cette date, comparable à celles de la chronologie biblique, des événements antérieurs à la venue des immigrants iraniens.

N° 233. Langages du Dekkan.

Certaines peuplades, les Bhil entr’autres, parlant actuellement une langue aryenne sont considérées comme de souche dravidienne.

D’où venaient ces chantres des hymnes védiques, en si intime communication de génie avec les Iraniens de l’ouest ? Les chemins sont tracés par les vallées et les cols à travers les grandes montagnes de l’Asie centrale. L’aspect de la carte montre d’une manière évidente comment la colonisation aryenne racontée par le Vendidad, chapitre de l’Avesta des Iraniens, avait dû se faire, surtout du nord au sud du Paropamisus, par la grande brèche qu’emprunte la rivière de Herat, entre l’Arachosie et la Margiane. Mais des routes plus directes avaient été ménagées par la nature à l’est de ce grand corridor de communication : les divers cols de l’Hindu-kuch, qui permettent de se rendre directement des hautes vallées du bassin de l’Oxus à celles des affluents supérieurs de l’Indus, offraient trop d’avantages aux peuples migrateurs pour qu’ils ne cherchassent pas à en profiter, et, en effet, les deux versants des monts présentent, en cette région du diaphragme de l’Asie, des populations aryennes à type très caractérisé, les unes solidement groupées, les autres dispersées parmi des tribus d’autre origine.

Un de ces passages des monts, le col de Bamian, eut tant d’importance dans l’antiquité qu’on peut le considérer comme un point vital par excellence dans l’organisme de l’Ancien Monde ; en outre, il prit une valeur spéciale de ce qu’il servit de voie majeure pour établir une communication active entre les deux branches principales des nations de langue aryenne, celles qui eurent depuis des milliers d’années la plus grande initiative dans le développement humain. Pendant deux mille cinq cents ans au moins, c’est-à-dire toute la période historique antérieure à la conquête de la mer par les Portugais, et probablement aussi un nombre indéfini de siècles aux âges de la préhistoire, ce passage de Bamian, continué vers l’Indus par la vallée de Kabul et le défilé de Khaïber, fut, à l’orient de Herat, la porte presque unique suivie par les caravanes de marchands, les pèlerins, les soldats et les peuples en marche. La traversée du rideau montagneux représente pourtant une fatigue sérieuse ; depuis l’altitude de 2 000 mètres dans la haute vallée du Kabul, la distance qu’il faut parcourir pour redescendre à ce même niveau dans une des vallées affluentes de l’Oxus est de plus de 150 kilomètres ; plusieurs cols secondaires, le Hadjikak au sud, le Karakotal au nord, flanquent la brèche suprême ; mais celle-ci est relativement peu élevée puisqu’elle se trouve à 3 715 mètres d’altitude seulement, entre le 34e et le 35e parallèles, — c’est-à-dire à un millier de mètres environ au-dessous de la limite inférieure des neiges persistantes ; elle offre de plus le grand avantage d’un accès facile sur les deux versants, si bien que les Anglais, suivant la sente frayée par des centaines de générations, purent sans trop d’efforts, en deux années successives, 1839 et 1840, franchir le seuil avec de l’artillerie[11].

D’après une photographie.
femmes kulu, haute vallée du bias


D’autres échancrures, de plus grandes hauteurs, l’Irak, le Tchibr, le Thal, le Kawak, découpent la crête de l’Hindu-kuch au nord-est du Bamian, toutes plus difficiles à cause de leur élévation ou de leurs neiges, mais toutes s’inclinant directement vers la rivière de Kabul et se rattachant ainsi au fil de jonction entre l’Inde et l’Iran occidental.

Ces lieux de passage, si importants par leur position même, dans l’histoire du monde, acquièrent, en outre, une valeur exceptionnelle par
D’après une photographie.
type d’hindou
leurs ressources minières. On sait de quel prix étaient jadis pour les populations occidentales les armes et les instruments de bronze ; or les gisements d’étain, où l’on trouvait le métal nécessaire aux alliages, sont rares à la surface du globe et plusieurs des régions minières les plus abondantes étaient inconnues des Grecs. Avant que les Phéniciens eussent appris le chemin des îles Cassitérides, les seuls lieux producteurs d’étain fréquentés par les marchands étaient ceux de l’Ibérie caucasienne et du Paropamisus, le moderne Hindu-kuch. De nombreux gisements, où l’on reconnaît encore les restes de puits et de galeries d’extraction, se trouvent dans le pays de Bamian, près du faîte de partage entre les affluents de l’Oxus, de l’Indus et du Helmend (Fr. Lenormant).

La voie historique du Bamian a été si fréquemment suivie par les armées conquérantes que le géographe pourrait être tenté d’y voir avant tout un grand chemin de guerre. C’est par là que passèrent les armées des Mèdes et des Perses et que plus tard descendirent les Macédoniens d’Alexandre, suivis par tant d’autres bandes guerrières, pendant les siècles de l’histoire écrite. Toutefois, la vie pacifique, représentée par le commerce, empruntait également cette voie : les industries, les idées se communiquaient ainsi de l’un à l’autre versant. Les autres passages de l’Hindu-kuch furent également utilisés sans intentions mauvaises par les populations voisines, et nul doute que la muraille occidentale de l’Inde, la chaîne dite aujourd’hui de « Salomon » (Suleiman-dagh), ait été aussi traversée par de nombreux chemins mettant en relations les habitants de l’Inde avec les populations des hautes terres de la Drangiane et de l’Arachosie.

N° 234. De l’Oxus à l’Indus.


Par suite d’une remarquable division du travail qui s’était opérée spontanément entre les nations limitrophes, un de ces passages, le col de Gomal, qui ne dépasse guère 2 100 mètres, quoique contournant au nord le haut piton de Takht-i-Suleiman, fut de tout temps employé par les caravaniers, habiles à éviter les chemins de la guerre : c’était la voie pacifique par excellence. On dit que jusqu’à dix mille « Povindah » ou « coureurs », partant ensemble des campagnes de l’Indus, gravissent parfois en longues files les sentiers des montagnes qui mènent à cette porte des plateaux. Sauvegardés par des traités avec les peuplades afghanes de l’intérieur, mais veillant aussi en toute prudence à leur sécurité, les caravaniers établissent leur camp en des lieux d’où ils peuvent dominer l’espace à de grandes distances ; dans les contrées dangereuses, les tribus amies sont convoquées pour venir au besoin prêter main-forte. De siècle en siècle se renouvelait le long voyage de commerce par le peuple itinérant des Povindah. Le chemin que choisissaient ces « francs voyageurs » n’est pas le plus commode de tous ceux qui mènent de l’un à l’autre versant ; mais les routes les plus faciles sont aussi celles que suivent les armées conquérantes et que jalonnent des villes fortifiées, des barrages d’arrêt, surtout des douanes « protectrices » et autres postes de soldats et de fonctionnaires, que fuit le commerce, de peur d’être réglé, surveillé, rançonné de toutes les manières. Il est donc tout naturel que les voyageurs pacifiques, portant leurs denrées à des peuples lointains, préfèrent aux grandes routes les sentiers discrets unissant des villages hospitaliers : ils choisissent volontiers les passages les moins fréquentés par les maraudeurs à patentes, ou même, s’il est possible, complètement ignorés par les chefs d’État dont ils parcourent les territoires.

Précisément, la voie historique par excellence, celle qui, descendue des seuils de l’Hindu-kuch, longe la rivière de Kabul, l’antique Cophen, rencontre l’Indus en un lieu qui, par le fait même de l’arrêt forcé des caravanes et des armées, devait prendre une importance considérable comme point stratégique. Attock, — c’est-à-dire l’ « arrêt » —, est le nom même de la cité guerrière située sur la rive gauche du fleuve, à l’endroit du passage. Une ville devait nécessairement surgir à ce point vital. La plaine, jadis lacustre, dans laquelle viennent se réunir les eaux de l’Indus et celles du Kabul, à leur issue des montagnes, forme comme une espèce de parvis du grand temple de l’Inde. Avant que l’art des ingénieurs eût appris aux belligérants à tourner les positions par des routes et des chemins de fer rapidement tractés, ce cirque de terres alluviales, bien limité de tous côtés par les montagnes, même au sud et au sud-est, où se profilent les arêtes pittoresques de la « chaîne Saline »,

N° 235. Alignement du Suleiman-dagh.


commandait le chemin majeur de l’Inde septentrionale, qui, d’un côté, mène aux passages les plus fréquentés des monts occidentaux, et, de l’autre, à l’orient, se poursuit vers le bassin de la Gangà, parallèlement à la base des grandes arêtes himalayennes. Dans cette plaine rase de terres alluviales que parcourent les hauts affluents de l’Indus, l’itinéraire des peuples en marche est tracé d’avance par la nature : ce chemin s’écarte de la zone marécageuse et fébrigène qui longe le pied des montagnes ; il ne peut qu’éviter également la région inférieure où les rivières n’ont plus d’eaux assez abondantes pour arroser toute la contrée en une campagne continue ; quant à l’emplacement des cités qui doivent s’y élever comme lieux d’étape et de commerce, il est indiqué par les points de passage des rivières. La ligne médiane de la plaine, de plus grande fertilité et de plus grande salubrité, est forcément l’axe de la population la plus dense : au delà, vers l’est, cet axe se ramifie suivant le cours des rivières du bassin gangétique ; leur direction est parallèle à celle du va-et-vient des populations, tandis que dans le Pendjab les rivières traversent normalement la grand’route.

La région nord-occidentale de l’Inde, qui déploie son beau golfe rayé de verdure entre les monts de l’Afghanistan et ceux du Kachmir, est celle qui devint fameuse dans l’histoire de l’humanité sous le nom de Pays des « Sept rivières ». De tous les fleuves de la Péninsule, le plus puissant par la masse liquide fut jadis celui qui donna son nom à l’Inde entière et qui même transmit son appellation au dieu d’alors le plus adoré et le plus redouté, le farouche et majestueux Indra. Mais les fleuves, comme les dieux, ont leur destin. Indra gît maintenant découronné, d’autres divinités ont pris son rôle dans la nature et sa place dans le ciel ; de même le Sindh a perdu son rang parmi les fleuves de la Terre et, dans la péninsule Indienne, il n’est plus que le troisième : quelques-uns de ses affluents se sont desséchés ; il en est même dont on cherche l’ancien cours sans être bien sûr de l’avoir découvert. Le nom de la contrée qu’il traverse a forcément changé pendant le cours des siècles, de manière à proclamer la déchéance de l’Indus. Il y a trente siècles, la plaine du haut fleuve était le Septa Sindhu ou les « Sept Indes », les « Sept fleuves » ; actuellement, on ne parle plus que du Pendjab, les « Cinq fleuves » ou Pentapotamie.

N° 236. Pays des Cinq Fleuves.
Le nom de Bias manque sur cette carte ; c’est la rivière qui coule à l’est du Ravi et rejoint actuellement le Satledj par la rive droite de ce dernier. Autrefois, elle a pu atteindre le Tchinab ou Tchenab sans se mêler au Satledj.

Les cours d’eau que mentionnent les Veda et dont parlent les écrivains postérieurs se retrouvent pour la plupart, quoique sous d’autres appellations : Djelam-Hydaspes, Tchenab-Akesines, Ravi-Iravati-Hyarotes, Bias-Hyphasis, Satledj-Hesydrus ou Satadru — la rivière aux cent chenaux — ; mais qu’est devenue la déesse Sarasvati, que le Rig-veda nous dit avoir été « la plus belle, la plus aimable, la plus honorée parmi les sept sœurs », celle qui fut par excellence la « rivière aux eaux abondantes, dépassant tous les autres courants par le fracas de ses eaux retentissantes » ? Les chants la disent avoir été « plus rapide qu’un char, plus difficile à traverser qu’une muraille de fer ». On cherche à s’expliquer la disparition de cette rivière sainte, racontée comme la « fuite de la déesse » par les poèmes postérieurs au Rig-veda. Il est vrai qu’un ruisseau dit Sarasvati ou Sarsout s’échappe d’une des portes de l’Himalaya, mais si peu considérable que les canaux d’irrigation l’ont bientôt bu dans son entier ; or, une rivière aussi grande que la décrivent les premiers chants védiques ne saurait avoir été tarie par les rigoles de quelques laboureurs. On ne peut s’expliquer le mystère de la Sarasvati que par un changement de cours dans le régime himalayen. Il semble probable que la rivière Djamna (Djemna), qui maintenant s’unit à la Gangà, se déversait autrefois dans l’Indus et en doublait le volume. En effet, dans la partie haute de la plaine hindoue, le cours de la Djamna n’est séparé du bassin de l’Indus que par un terrain d’alluvions d’environ 20 mètres d’altitude, et l’on croit reconnaître au travers de ce seuil les traces d’une coupure qui se continue vers l’occident par le lit de la Gagghar, serpentant au loin dans le désert : la fosse en est actuellement sans eau, mais assez large pour contenir tout un fleuve Indus, partout où elle n’a pas été obstruée par le sable des dunes. Ainsi, grâce à la Sarasvati-Gagghar qui fut en réalité la puissante Djamna, l’énorme Indus, plus grand que la Gangâ et que le Brahmaputra, descendait, majestueux et formidable, vers la mer. Du reste, depuis 2 000 ans, nombreuses ont été les modifications hydrographiques de la plaine hindoue : toutes les rivières se sont plus ou moins déplacées, le confluent du Bias et du Satledj était alors beaucoup plus loin du pied de la chaîne ; l’Indus lui-même empruntait, dans la partie basse de son cours, un autre lit que celui dans lequel il coule aujourd’hui : il s’épanchait dans le golfe de Rann par la dépression de la Narra.

N° 237. Cours actuel de la Sarasvati.

Il est certain que, même à l’époque où se chantaient les hymnes du Rig-veda en l’honneur de la divine Sarasvati roulant ses eaux bruyantes, des sécheresses partielles se produisaient souvent dans les campagnes situées à quelque distance des rivières, dans les Doab ou « Entre deux eaux » : les rogations dont les anciens Veda nous ont conservé les formules témoignent de ce manque d’eau qui effraya souvent les ancêtres aryens des Hindous. Les phénomènes de l’orage et de la pluie les préoccupaient trop pour qu’ils n’aient pas eu à souffrir de la sécheresse et que les averses bienfaisantes n’aient pas été, aux saisons favorables, la condition essentielle de leur existence. Plus heureux à beaucoup d’égards que les peuples de l’Asie sémitique, ils voyaient plus fréquemment les luttes grandioses des vents et des nuées, et leur mythologie s’enrichissait du spectacle de ces prodigieux combats auxquels ils apportaient une attention passionnée à cause de leurs moissons futures.


L’abondance en pluies tropicales, la richesse en eau que déversaient les rivières alimentées par les neiges de l’Himalaya leur avaient permis de couvrir les campagnes d’un réseau d’irrigation beaucoup plus étendu que celui qui arrose actuellement la contrée. Toute la région sableuse du Thar ou « désert » fut autrefois pays fertile et l’on y trouve, à côté des canaux oblitérés, des forêts pétrifiées, des villes encore debout, maintenant abandonnées aux bêtes sauvages. La cité de Brahmanabad est restée entière avec ses rues, ses palais, ses cours, ses bassins et réservoirs sans eau, mais il n’y a plus d’hommes pour habiter les chambres de pierre : d’après la légende, un peuple, condamné à la vie souterraine, gît endormi au-dessous des fondements de la cité, jusqu’au jour où réveillera la Trompette du jugement.

Très rapprochés des Iraniens par la langue, la religion, les mœurs, les Arya qui descendirent dans les plaines de l’Inde se modifièrent par reflet de leur nouveau milieu, mais sans que la parenté originelle puisse être mise en doute. Certains chants du Rig-veda hindou se retrouvent dans des textes de l’Avesta persan ; non seulement l’idée et la coupe des vers sont presque identiques, mais les mots eux-mêmes diffèrent à peine[12] : la divergence n’est pas plus grande qu’entre les parlers français de deux provinces juxtaposées ; on peut se comprendre mutuellement des rivages de la Caspienne aux campagnes qu’arrosaient les Sept rivières. Il est vrai que l’unité du langage fut artificiellement maintenue par les chantres errants, les troubadours de l’époque, qui cheminaient de cour royale en cour royale, pour réciter les mêmes épopées, les orner des mêmes louanges grossières en l’honneur de leur hôte et les terminer par les mêmes demandes cyniques d’argent ou de bijoux. De tout temps ce métier de poète voyageur fut très florissant en Asie.

Mais le trésor de chants qui se transportaient ainsi de pays en pays grâce à la parenté des langages se mêlait aussi d’éléments étrangers tout différents de ceux qui constituaient l’avoir primitif et que l’élan même de l’âme avait fait jaillir spontanément. Il a fallu trier avec soin les hymnes du Rig-veda, et, dans chacun des hymnes les strophes et les vers, pour en dégager la poésie naïve et pure qui naquit chez le peuple enfant à la vue des beaux astres du ciel, des nuages qui courent dans l’espace, des montagnes de l’horizon qui changent de nuance à chaque heure du jour, des torrents qui se précipitent avec bruit dans la plaine, des animaux qui bondissent joyeusement dans la prairie. À ce fond originaire sont venus s’ajouter maints détails imposés par l’aspect et les phénomènes d’une nature différente ; les échos de poèmes récités par d’autres peuples, alliés ou vaincus, les ont graduellement pénétrés, puis les prêtres en ont dénaturé le sens, les transformant en prières et en incantations, les réduisant en vain formulaire, et donnant un caractère sacré aux basses sollicitations des chanteurs itinérants.

« La poésie des Veda est avant tout, dit Brunnhofer, une poésie des Alpes et de leurs orages » ; mais pour les Aryens émigrés dans l’Inde, ces Alpes n’étaient plus l’Elvend ni le Demavend, c’était l’Himalaya, et les mots adressés à des formes différentes devaient prendre un sens nouveau.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
sarasvatî ou vâtch
Fille et épouse de Brahmâ, déesse de la parole, de la science et personnification de la rivière du même nom.


Pour les riverains des « Sept fleuves », les Alpes se dressaient de toute leur énorme hauteur au-dessus d’une plaine basse, et n’avaient pas à leur base, comme dans l’Iran, un large socle de plateaux : on les voyait deux, trois fois plus élevées et ceintes, en écharpes successives, de leurs cultures, de leurs flores diverses, de leurs glaces et de leurs neiges. En contemplant ces paysages grandioses et nouveaux pour eux, les émigrants aryens, qui apportaient leurs légendes aussi bien que leurs hymnes, avaient à les adapter de leur mieux aux conditions changées. Les montagnes sacrées, les paradis se montraient sous d’autres aspects, et c’est en d’autres termes qu’il fallait les décrire.

Le mont le plus chanté de l’histoire poétique et religieuse de l’Inde est le mont Mérou, dôme ou piton central, qu’on a certainement vu, suivant les résidences de ceux qui l’adoraient, en diverses parties de l’arête himalayenne, mais que les descriptions postérieures aux Veda placent en dehors de l’Himalaya des géographes et identifient avec un sommet de la chaîne du Gang-dis-ri, invisible de la plaine hindoue[13]. Quoique nous le sachions aujourd’hui bien inférieur à nombre de ses voisins, il était considéré à la fois comme le point culminant de la Terre et comme le lieu central du ciel visible. De là lui vint son nom de Kailas, qui appartient au même radical que le grec κοῗλον et le latin cœlum. Les deux mondes d’en haut et d’en bas se confondaient en ce pistil primitif et donnaient naissance par leur union au produit par excellence, c’est-à-dire à la terre de l’Inde, le Djambu, l’ « Arbre de Vie ». Sur les quatre contreforts du mont, où l’on imaginait l’existence d’un paradis parce qu’il était inaccessible, croissaient aussi des arbres merveilleux, les « Arbres des désirs » correspondant à l’ « Arbre du bien et du mal » qui s’élevait dans l’Éden des Chaldéens et des Hébreux. Une source suprême, la Gangà céleste, descendant du ciel et spécialement du séjour des « Sept Sages » ou Richi de la Grande Ourse, décrit sept fois le tour du mont Mérou pour alimenter quatre lacs d’où s’épanchent les quatre fleuves terrestres : par ce dernier détail le mythe hindou répète encore le mythe chaldéen[14], mais l’imagination orientale ajoute tout son luxe au tableau.

Les quatre faces du Mérou d’où jaillissent les sources consistent en matières différentes : l’une est d’or, l’autre d’argent, la troisième de rubis, la quatrième de pierre azurée. Qu’est-ce à dire ? Sinon que la lumière, en se reflétant sur les hautes neiges, les glaces, les roches étincelantes, soit à l’aube, au soleil de midi ou au crépuscule, s’y joue en couleurs
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
indra
ancien dieu védique du ciel et de l’atmosphère ; également un dieu guerrier, protecteur des Aryens.
et en nuances merveilleuses, plus belles que les gemmes et les métaux. Sur les flancs du Kailas, les pèlerins désignent les grottes d’où bondissent les quatre animaux mythiques, le lion, le cheval, la vache et l’éléphant, — d’autres disent le paon. Ces quatre animaux sont les symboles des quatre fleuves, le Satledj, l’Indus, la Gangâ et le Tsang-bo, divergeant vers les quatre points de l’espace. D’ailleurs la légende s’est fréquemment modifiée depuis que le Râmâyana cita pour la première fois le nom de la divine montagne Mérou. Lorsque la société hindoue se fut momifiée dans les étroites bandelettes de castes inviolables, on voulut voir dans les quatre faces de la montagne, dans les quatre animaux et les quatre sources de couleurs et de liqueurs différentes les archétypes des quatre castes, suivant l’ordre de préséance[15].

La légende du paradis et des fleuves divergents ne fut pas la seule importation chaldéenne, la tradition du déluge se présente également dans le pays des brahmanes sous une forme qui n’est pas originaire de la contrée des « Sept rivières » et qui indique une provenance mésopotamienne. Il y eut certainement emprunt, quoique les fleuves de la péninsule gangétique aient eu également leurs inondations diluviales et que l’on ait pu en conséquence greffer sur des souvenirs locaux l’histoire apportée du dehors. Manou, le personnage indien, est, comme le Chasi-Adra chaldéen, prévenu du cataclysme qui va se produire : il construit également un navire, dans lequel il a soin de mettre des semences de toutes les espèces, puis, lorsque les eaux commencent à baisser, il s’arrête aussi au sommet d’une montagne, la plus haute de la contrée : ici, c’est un sommet de l’Himalaya, tandis que chez les riverains de l’Euphrate et du Tigre, le lieu d’échouement avait été un des pitons suprêmes des mont Carduques[16]. Quoique la légende soit d’importation étrangère, elle ne pouvait se nationaliser qu’en s’accommodant à la mythologie et à la géographie locale.

Les documents s’amassent de plus en plus pour établir sans conteste que la civilisation hindoue fut dans une notable proportion influencée par celle de la Mésopotamie, non pas indirectement comme il arrive entre nations éloignées dont les relations mutuelles se produisent de proche en proche par une succession d’intermédiaires, mais d’une façon directe par des représentants mêmes des populations chaldéennes. Aucun document explicite légué par les anciens ne nous atteste ce fait, mais il n’en reste pas moins indubitable, appuyé comme il l’est sur l’ensemble de l’histoire. Une première preuve ressort de la division des mois et des années en phases de la lune, semaines ou durées de sept jours ayant conservé leurs noms babyloniens. Cette coïncidence est telle qu’on ne peut y voir l’effet du hasard : il faut admettre que des marins et commerçants venus des bouches de l’Euphrate furent assez nombreux et assez influents pour faire adopter leur division du temps aux indigènes avec lesquels ils étaient en rapport, c’est aussi de la même manière qu’ils enseignèrent, pour les besoins du commerce, l’emploi de leur monnaie avec ses multiples du système duodécimal : à cet égard, il dut y avoir une certaine lutte puisque les Aryens comptaient par dizaines. De même pour le langage, il y eut conflit, puis échange. Les termes passèrent de l’un à l’autre idiome en se modifiant suivant les parlers respectifs : les mots qui désignent le taureau, le lion, la corne, l’or, la vigne dans la langue aryenne primitive paraissent être d’origine sémitique, c’est-à-dire babylonienne ; tandis que le paon, le singe, l’éléphant, le bois de sandal, la cannelle ont en sémitique des noms d’origine hindoue[17].
figuier banian dans l’inde

Le style architectural des Hindous concorde également dans ses traits primitifs avec celui des Babyloniens : les plus anciens temples de l’Inde septentrionale sont des pyramides à étages, ne différant que par leur couronnement des montagnes artificielles de la Mésopotamie. Or, cette ressemblance, que l’on ne trouve pas à un égal degré entre les monuments des plaines d’Iranie et ceux des plaines de Chaldée, doit s’expliquer encore par des relations de navigation commerciale entre les ports du golfe Persique et ceux des rivages indiens. Comparée à la route de terre, si difficile à suivre dans les régions désertes et dans les terrains montagneux, la route de mer, que pouvaient emprunter facilement maçons et ingénieurs, avec leurs outils, leurs plans, leurs matières premières, est évidemment celle qui se prêtait le mieux au transport des procédés d’art et de construction. La voie historique par laquelle se fit la jonction entre le monde babylonien et celui de l’Inde est la route par eau unissant les bouches de l’Euphrate à celles de l’Indus.

Mais lorsque les porteurs des chants védiques descendirent dans la plaine des Sept rivières, à une époque de trente-six ou trente-sept siècles avant nous, ils n’avaient point encore connaissance des voies commerciales qui unissaient la mer Persique à celle de l’Indus ; ils ignoraient même le cours inférieur du fleuve au bord duquel ils étaient campés. Et cependant, eux aussi chantaient la mer et les combats des marins contre la violence des flots. Les hymnes du Rig-veda parlent souvent de la samudra, en mémoire de la Caspienne, dont leurs ancêtres avaient habité les rivages. Il est vrai que, pendant la longue durée du temps employé par les générations successives d’émigrants à leur voyage de l’Hyrcanie vers l’Inde, les Aryens orientaux, ayant cessé de voir la mer, ne pouvaient plus s’en faire aucune idée réelle et la confondaient dans leurs nouveaux chants avec la « mer » des nuages, agitée par la tempête ; toutefois, les hymnes anciens, transmis de père en fils, sont trop explicites pour que le sens précis puisse en être douteux. Dans ces documents vénérables, vieux de plus de quarante siècles, il s’agit bien de la samudra caspienne, destinée bientôt à être remplacée, dans l’imagination des Hindous, par la mer bien autrement vaste qui s’étend au sud pour aller rejoindre les grands bassins océaniques.

Lorsque le savant Colebrooke, initié par les brahmanes au commencement du XIXe siècle, eut révélé au monde l’existence de ces hymnes du Rig-veda, dont les éléments premiers remontent peut-être à quatre ou cinq mille années, tous ceux qui s’occupent des origines de l’humanité furent saisis comme par une sorte d’éblouissement. Heureux d’avoir retrouvé des poèmes d’une si haute antiquité, incontestablement les monuments de nos langues aryennes les plus vénérables par l’âge, ils se laissèrent facilement aller à un vertige d’admiration, justifié d’ailleurs par les images grandioses de quelques-uns de ces poèmes. À ce premier sentiment s’ajouta, surtout chez les érudits allemands, une sorte de revendication patriotique. Ils semblaient vouloir accaparer le génie aryen, auquel un des leurs[18] avait donné le nom d’ « indo-germanique » et, se plaisant à découvrir dans les Veda tout ce qu’ils attribuaient de grand à leur propre souche ethnique, ils n’étaient pas éloignés de voir en ces vieux chants des œuvres presque sacrées, des « écritures saintes », comme elles le sont encore pour les brahmanes. Certes le Rig-veda est un des trésors les plus précieux de l’histoire humaine, toutefois, il importe de le juger et d’en étudier le vrai sens, en dehors de tout esprit de race ou de nation.

Pour les commentateurs actuels, il devient évident que ce recueil présente un double caractère : par sa partie la plus ancienne, transmise de bouche en bouche, il appartient encore aux purs Aryens montagnards ; par de nombreuses additions, il date d’une époque où les envahisseurs ayant déjà conquis la plaine avaient profondément modifié leur civilisation première. Tel hymne, adressé à l’aurore, monte d’un superbe élan vers la glorieuse nature qui surgit, graduellement illuminée, des ténèbres de la nuit et, de la vue de l’espace s’élevant à celle du temps, rappelle les aurores qui ne sont plus, évoque celles qui ne sont pas encore. Tel autre hymne, beaucoup plus récent, n’est que la plate requête d’un piètre courtisan, qui, par la corruption de ses maîtres, veut conquérir graduellement la fortune et le pouvoir.

N° 238. Mer Arabique.
(Voir page 143).


Tels encore nous dépeignent des états de mœurs et de mentalité très différents les uns des autres, suivant qu’ils proviennent des âges iraniens très reculés de l’époque de la conquête, ou qu’ils soient dus à l’influence profonde et remontante des peuples vaincus.

À cet égard, les chants les plus curieux sont ceux qui se rapportent au mariage. La forme la plus antique de l’union est celle qui nous est décrite dans le Rig-veda et qui se pratiquait donc il y a trente-cinq siècles au moins. À cette époque, les mœurs dominantes avaient été déterminées par le milieu géographique sur les plateaux montueux du haut Iran et dans les vallées de l’Hindu-kuch. Dans ces régions de pasteurs, la femme devait être libre pour gérer le ménage, pour se défendre au besoin contre les ours et les voleurs dans sa cabane isolée, pour élever ses enfants en l’absence du père, des frères ou du mari : le nom même, dam, qui la désignait, s’est transmis jusqu’à nous. Tous les documents antiques nous montrent qu’elle était respectée, considérée par ses fils et frères avec un amour plein de vénération. Elle était non seulement tenue pour une égale, mais la tendresse de tous l’entourait d’une sorte de sainteté ; le mari était le deva, elle la devi, tous deux étaient dieux. Cependant le mariage était de type patriarcal, l’époux étant chargé par la coutume de prononcer des paroles sacrées comme le vrai prêtre de la famille ; mais avec quel charme d’expression il accueillait l’épouse en sa demeure : « Dans la maison tout prospérera sous ton regard, êtres humains et animaux ; c’est toi qui nous donneras la joie. Qu’Indra t’accorde dix fils, et que ton mari, moi qui te parle, puisse être le onzième ! » Est-il langage plus tendre dans la bouche d’un maître ?

Même jusqu’en plein brahmanisme, le simple mariage d’amour est considéré d’origine céleste par les lois de Manou, et les poètes le désignent comme ayant été pratiqué par les Gandharva ou « Musiciens du ciel ». Il naît simplement de l’amour des deux conjoints, sans que le père ou la mère, sans que les prêtres ou magistrats aient à intervenir. Les fiancés s’associent spontanément par leurs affinités électives ; néanmoins, avant de s’unir, ils invoquent la nature comme pour témoigner qu’ils font encore partie du Grand tout. Ensemble, ils s’adressent au soleil, à la lune, aux astres de la nuit ; ils parlent aux bêtes de la forêt et des champs, surtout aux chevreuils, aux biches, aux oiseaux, aux petits hoche-queue qui sautillent devant les bœufs de labour. La grande cérémonie, celle qui est censée donner au mariage sa principale vertu, est l’attestation de l’antique amitié avec les arbres et les herbes. Dans ce symbolisme primitif, les boutons et les fleurs de lotus, les fruits, les bouquets, les guirlandes, les plantes basses ou géantes sont invoqués comme agissant sur l’homme d’une manière sympathique, fraternelle : la jeune fille se croit vraiment la sœur de tel ou tel arbuste, et celui qu’elle aime est le frère de l’arbre superbe. Encore en mainte partie de la Péninsule, on croit que le manguier, l’oranger ne porteront point de fruits si la jeune fille n’en caresse le tronc de son pied ou de sa main : c’est par ce doux contact qu’elle fait s’épanouir les feuilles, pointer les boutons et mûrir les fruits.

Document communiqué par Mme Massieu.
charmeurs de serpents à lunettes


Elle est nécessaire à la vie des plantes, mais les plantes sont aussi nécessaires à la sienne. Quand elle se marie, elle paraît donc couronnée de fleurs, elle apporte des feuilles et des fruits dans sa main et fait plusieurs fois le tour de quelque arbre sacré, tandis que, de son côté, l’amoureux en vivifie un autre par ses gestes et ses embrassements. Solidaires de la nature, les deux savent que par leur amour, ils contribuent au développement de la vie universelle. En diverses formules anciennes reproduites par les épopées, le fiancé parle de ses deux épouses, la « Terre chérie qu’entoure l’Océan, et la femme bien-aimée ». Dans le drame merveilleux de Sakountala[19], le mariage, qui se célèbre suivant le mode des Gandharva, ne peut s’accomplir tant qu’un faon n’est pas venu boire dans la main de la jeune fille, ouverte comme une coupe.

Dans les bas-fonds de la vie sociale se retrouvent les mêmes mœurs. Le sentiment de la vie universelle est resté si puissant chez les Hindous que la religion et l’usage admettent parfaitement le mariage d’une femme avec un arbre réputé femelle. Ainsi le mariage de la femme étant de rigueur d’après l’opinion publique, les petites filles que leurs parents destinent à la prostitution sont mariées à un arbre et, prenant le nom d’épouses, échappent au déshonneur. De même dans les ménages polygamiques, l’homme qui a déjà deux femmes et qui en désire une troisième se choisit d’abord une épouse intercalaire parmi les plantes « femelles », et la convoitée prend le nom de quatrième femme, le numéro trois étant tenu comme destiné à porter malheur[20].

La longue habitude mentale que donnent les pratiques de monogamie officielle, d’ailleurs souvent remplacée en réalité par la polygamie, a fait admettre en Europe comme une vérité morale absolue l’immoralité de toute autre espèce d’union ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en toutes relations familiales, en tous rapports sociaux noués entre les êtres humains, ceux-ci apportent leurs qualités naturelles : en chaque milieu se développent des vertus correspondantes. Quoique de nos jours les rêches monogamistes s’imaginent volontiers avoir seuls la morale en partage, Draupadi, l’épouse polyandrique des cinq fils de Pandu, n’en était pas moins un type de noble vertu et pouvait parler de sa fidélité conjugale avec la même fierté que les plus chastes matrones contemporaines. C’est avec l’orgueil de l’amour qu’elle présente ses maris superbes : « Non, dit-elle, je n’ai ni souci ni terreur lorsque je vois Yudichthira. Son visage a la couleur de l’or pâle, il a les yeux larges, le nez proéminent, la taille élancée ; c’est le meilleur des fils de Pandu : il est mon époux !
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
brahma
dieu créateur du monde, considéré ensuite comme première personne de la Trinité ou Timourti et comme une émanation de Vichnu ou de Siva.
Cet autre, aux longs bras, que tu vois debout sur son char, aussi grand que l’arbre Sala, les lèvres serrées, les sourcils contractés, c’est Vrikodara et il est mon époux ! Cet habile archer, à l’âme ferme, constante, plein de respect pour les vieillards, c’est Ardjuna, et il est mon époux ! Cet autre, célèbre par sa beauté, protégé par les Pandava, ferme dans ses vœux, m’est plus cher que la vie : c’est le héros Nakula et il est mon époux ! Cet autre enfin, éclatant comme la lune et le soleil…, orateur même parmi les sages, plein de savoir, ce héros tout ardeur et prudence, c’est Sahadeva : il est mon époux ! »

Les transformations opérées chez les Aryens de l’Inde, dans leur genre de vie et leurs idées, par le changement de la nature ambiante et par le contact avec des peuples nouveaux, se montrent aussi nettement par le contraste des religions. Certainement le culte védique est frère de celui des Iraniens, mais aux époques de l’histoire où l’un et l’autre nous apparaissent, ils sont tellement différenciés que l’évolution graduelle, en les écartant, a fini par les rendre ennemis.

N° 239. Provinces de l’Inde.


De même que le catholicisme appliqua aux démons, aux génies mauvais des noms qui avaient appartenu jadis aux dieu vénérés, de même la terminologie religieuse de l’Avesta fut pervertie par les prêtres des confessions védiques.

N° 240. Relief de l’Inde.


Ainsi l’Ahura des Iraniens, qui est le « seigneur » par excellence, Ahur-a-Mazda ou Ormuzd, le « Seigneur très grand », n’est plus qu’un Asura, un mauvais esprit chez les brahmanes hindous, tandis que les deva ou diables de l’Iran sont devenus des génies favorables pour les Aryens orientaux[21]. Quand on compare la religion de l’Iran, qui aboutit à l’enseignement de l’Avesta, si noble, si élevé, d’une moralité si grandiose, avec l’évolution divergente de la foi qui se produisit chez les Aryens orientaux, on constate surtout que les immigrants de l’Inde avaient cessé d’être des pasteurs et agriculteurs pacifiques pour se faire conquérants, et qu’ils s’étaient donné des chefs de guerre, des rois, que commençaient déjà à entourer des prêtres, des bardes, des courtisans, en un mot, toute la tourbe des parasites.

Sur les plateaux de l’Iran oriental, les Aryens paraissent avoir officié en plein air, entourés de leurs familles. N’ayant pas besoin d’intermédiaires auprès de leurs dieux, ils étaient eux-mêmes leurs propres prêtres, et leur théologie, fort simple, se révélait par un ensemble de rites peu compliqués. Point de temples, point d’autels, si ce n’est une butte de gazon. Le père de famille s’adressait directement à l’aurore soulevant le voile de la nuit, au soleil dissipant les vapeurs de l’espace, au nuage dans lequel s’amassait la pluie, à la lune cheminant dans le ciel entre les blanches nuées, à l’étoile aimée du soir et du matin. Sans doute, ces Arya montagnards n’étaient pas dégagés de la terreur primitive qui transformait en esprits méchants ou du moins redoutables chaque objet des alentours, chaque bruit soudain, chaque souffle de l’air ; leur religion cependant était déjà un naturisme grandiose, témoignant chez eux d’une conception rudimentaire de l’ordonnance dans l’univers. Leurs sacrifices de propitiation aux mânes et aux dieux jaloux s’accomplissaient simplement : beurre, lait, boissons fermentées étaient leurs principales offrandes et, la fête terminée, ils aimaient à lamper « le divin somâ », la liqueur fermentée qui fait « la joie des hommes et des dieux », comme le fit aussi le jus de la vigne pour les Hébreux, les Grecs et les Romains, comme il le fait encore, du moins symboliquement, au repas de l’Eucharistie chrétienne. Dans la première époque de la religion védique, il ne s’agissait pas d’une simple coupe enfermant le « sang des dieux », mais d’outres profondes, de tonneaux énormes. Dans les vers des vieux buveurs aryens, le somâ, qui donne la force aux dieux, est par cela même plus puissant que les dieux.
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
soma
ancien dieu védique du sacrifice, personnification de la liqueur fermentée que l’on répandait sur le feu naissant pour lui donner plus de vigueur. Il est devenu le dieu de la lune.
Jamais ivrogne allemand ou polonais ne célébra plus éloquemment, avec plus d’ivresse poétique, la bière et le vin que les Aryens des Sept rivières chantaient le divin somâ. Indra foudroie les buveurs d’eau, les livre à la mort dans le courant des fleuves débordés. Lui-même s’est donné deux ventres, afin de pouvoir en emplir un quand l’autre est déjà plein, digérant sa boisson.

Fait qui semble bizarre, cette liqueur du somâ qui fit délirer les bacchants et les bacchantes de l’Inde nous est inconnue maintenant : des volumes ont été publiés sur ce sujet par des savants, historiens et botanistes, mais les assertions ne s’accordent pas. Dans les dictionnaires de botanique le nom de somâ se traduit par de nombreuses appellations latines : asclepias acida, sarcostemma viminale, sarcostemma brevistigma, periploca apkylia, et autres encore. Il est probable, en effet, que les liqueurs sacrées furent d’origines diverses, car le voyage des peuples de l’Atropatène et de la haute Iranie est fort long jusqu’aux plaines de l’Inde septentrionale et aux plateaux du sud. De nos jours encore, les brahmanes du Dekkan, les Parsi de Bombay et ceux de Yezd et de Kerman, en Perse, préparent le somâ de façons différentes. L’opinion générale est que ce mot a simplement le sens de liqueur « fermentée » et qu’il s’applique à toute espèce de boissons clarifiées par l’action des microbes. Dans les chants védiques il s’agissait probablement d’une sorte de bière faite avec le riz ou le froment et ressemblant à celle que l’on boit encore aujourd’hui dans le pays.

Une autre grande joie des Aryens, ceux de l’Inde comme ceux de l’Iranie, était, lors des sacrifices, de faire naître le feu et d’en voir les flammes aiguës darder vers le ciel. Leur adoration pour Agni semblait être mélangée de reconnaissance, comme s’ils se rappelaient encore l’époque lointaine à laquelle les ancêtres ignoraient la pierre du foyer, lorsque nul Prométhée n’avait encore apporté la précieuse étincelle ravie au dieu du tonnerre ou du jour. A certains égards, Agni était pour eux plus qu’un dieu, c’était un frère : « Père Jour, Mère Terre, Frère Feu »[22], ainsi commençaient certaines incantations. Ils ne manquaient jamais, dans les saintes cérémonies, de rallumer le feu suivant le mode antique, c’est-à-dire au moyen de deux baguettes de bois différents, l’une tournoyant dans une encoche de l’autre.

Mais lorsque les immigrants aryens de l’Inde, arrivant au milieu de peuples cultivant pacifiquement leurs campagnes, les dépossédèrent violemment, enlevant femmes, filles et biens, de pareils événements ne pouvaient s’accomplir sans que le conquérant y perdît la simplicité première de ses mœurs et sa propre liberté. Des chefs de guerre, se grandissant en rois, en empereurs, menaient leurs hommes à la bataille et au butin, les pervertissant par degrés en sujets et en esclaves. Parallèlement à la caste des rois s’en développait une autre, celle des prêtres sacrificateurs, qui étaient aussi les chanteurs et les bardes, ou du moins appartenaient à la même classe. Les pères de famille, les patriarches ne célébraient plus dorénavant leur culte isolément : ils prenaient part comme simples fidèles aux cérémonies de la nation, dans lesquelles officiaient des prêtres en grand nombre, ayant chacun un rôle spécial : attacher la victime au poteau, brandir le couteau de pierre, ouvrir les entrailles, verser le beurre, recueillir le sang, murmurer les prières, les réciter à voix haute, les déclamer ou les chanter. Une nouvelle caste, et de toutes la plus dangereuse, car elle devait un jour obtenir la domination des âmes, venait de se constituer.

Document communiqué par Mme Massieu.
temple de bhaniyar, haute vallée du djelam


Le terme d’andjira —. signifiant une sorte de prêtre ou d’anachorète —, que l’on trouve déjà dans le premier des 1 028 hymnes du Rig-veda, paraît être un mot d’origine étrangère à l’arya primitif, et qu’il faudrait attribuer peut-être à l’introduction d’un nouveau culte dans celui de la première civilisation aryenne. On voit dans le recueil comme deux courants religieux qui s’épanchent côte à côte dans le même lit.

Après le Rig-veda, l’évolution religieuse des Aryens de l’Inde se continue par une observation de plus en plus stricte des rites ; les chants, les hymnes, les prières, le tout répété dans une vieille langue dont le sens devient de plus en plus indistinct, s’accompagnent de formules inflexibles qui témoignent d’une constitution définitive de la caste ecclésiastique. Pendant que les prêtres consolidaient ainsi leur pouvoir, triomphant même de celui des rois, le mouvement de conquête continuait de s’étendre dans la direction de l’est et passait du bassin de l’Indus dans celui de la Djamna et de la Gangâ : les descendants des premiers envahisseurs aryens se trouvaient ainsi en contact avec un nombre croissant de types, de races et de religions. Il s’ensuivit des croisements de toute nature, les divers cultes bhutanais, dravidiens, kohlariens entrèrent dans le tourbillon de croyances aryennes, comme des eaux affluentes dans le courant d’une rivière. La pratique des sacrifices humains, qui peut-être avait existé en des cas de danger national chez les Aryens montagnards, devint générale, pense-t-on, et l’on égorgea jusqu’à des centaines de captifs : la guerre incessante fournissait les richesses en surabondance, il était toujours facile de satisfaire l’appétit des dieux. L’esclavage ou l’extermination, tel devait être le sort des vaincus, et cependant, comme il arrive toujours en pareil cas, ce furent les esclaves et les torturés qui modifièrent la mentalité des maîtres et oppresseurs.

Le quatrième recueil des Saintes Écritures, qui fut composé à cette époque, l’Atharva-veda, n’est plus aryen que par de rares emprunts, par quelques vers du Rig-veda encadrant des formules de magie, des recettes divinatoires, des incantations, des sortilèges. Le fond de l’Atharva est en réalité un pur chamanisme comme la religion des Tchuktchi et des Samoyèdes ; il est dû précisément aux Dasyu, c’est-à-dire aux « Ennemis », ainsi que les envahisseurs aryens avaient nommé les aborigènes quand ils ne réussissaient pas à en faire des Dasa ou « Esclaves ». Dans leurs poèmes, les Aryens ne manquent jamais d’exprimer leur aversion pour ces gens qu’ils viennent priver de leurs terres, pour tous ces individus à peau noire ou jaune, pour tous ces monstres à nez plat ou même sans nez, pour tous ces carnivores ou mange-cru et autres gens sans foi, sans roi, sans loi : c’est ainsi que de tout temps les vainqueurs ont traité les vaincus. Le terme de Dasyu, qui signifiait simplement « ennemi », finit même par prendre le sens de « démon » ou de « monstre ». Et pourtant ces êtres abominables étaient devenus les inspirateurs des livres sacrés et des coutumes religieuses. L’Atharva renferme les dogmes et le cérémonial de plusieurs religions successives et contemporaines, en sorte que les prêtres avaient à leur disposition, pour dominer les fidèles, tous les arguments possibles, même ceux qui se contredisent.

N°241. Plaine d’Attock.
Entre Pechaver et l’Indus, au sud d’Attock, se voient encore les traces de l’ancienne route royale. La rivière qui traverse la plaine au nord-ouest de la carte est le Sivat ou Swat dont la vallée forme le pays d’Udyêna ou « Jardin » (Voir page 202).


Les Brahmanes trouvèrent d’autant mieux dans les Veda les bonnes raisons nécessaires et suffisantes à la justification de leur pouvoir qu’à la façon de ceux qui évoquent les dieux dans la prière, ils les firent aussi parler à leur convenance. Devenant la religion triomphante, le brahmanisme absorba les autres cultes et les adopta partiellement, de même que, plus tard, dans l’occident, le christianisme s’assimila les rites et les divinités des religions païennes. C’est ainsi que la pratique terrible du sacrifice des veuves s’infiltra dans le cérémonial mortuaire des Brahmanes, mais non sans lutte, car on cite plusieurs passages qui prouvent l’introduction graduelle de cette coutume dans le monde brahmanique. Si d’anciens textes la condamnent formellement, c’est précisément parce qu’il était urgent de la combattre. Un commentaire s’exprime ainsi : « Au vers : Lève-toi, femme, la femme se lève et monte pour suivre son mari défunt. Le frère cadet du mort l’en empêche, et le prêtre s’il n’y a pas de beau-frère ; mais suivre le mort est interdit, ainsi le veut la loi des Brahmanes. Pour ce qui regarde les autres castes, on peut appliquer ou ne pas appliquer cette loi »[23].

Le brûlement des veuves n’était donc pas étranger aux populations barbares au milieu desquelles les Arya étaient descendus. Mais ce ne furent pas les mœurs de ces derniers, les civilisateurs, qui prévalurent. Les prêtres aryens ayant trouvé dans la coutume indigène un moyen puissant de domination, finirent par s’y accommoder et ne craignirent même pas de fausser les livres sacrés, en y interpolant des passages contraires à l’enseignement primitif. Pendant plus de deux mille années, ce sont les traditions des sauvages Dasyu qui, sous le nom des « augustes » Brahmanes, présidèrent aux sacrifices « volontaires » des veuves.

Déjà les divinités helléniques, nées dans les contrées de l’Orient méditerranéen aux formes si précises, sont des êtres aux contours indécis, changeant souvent d’attributs et de noms. Les dieux hindous, invoqués par un peuple en voie de migration lente, et s’épandant en un monde si vaste qu’il était pour lui sans limites, étaient encore plus flottants et souvent se confondirent ; on dirait des nuages, des brouillards se pourchassant dans le ciel. Les indianistes ont même grand’peine à reconnaître le rôle exact de chacun des dieux védiques, leurs fonctions changeaient avec le temps et les adorateurs ; seuls les initiés peuvent suivre les transformations d’un Indra ou d’un Somâ et distinguer entre les deux Brahma ou les deux Açvin.

Dans l’Inde brahmanique, les mille fragments sociaux des familles, les clans, les peuplades sont représentés par autant de dieux locaux. La terre en est vivante : pas un arbre, pas un rocher qui ne soit adoré.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
vichnu
ancienne divinité solaire, seconde personne de la Trimurti, créateur, conservateur et destructeur du monde, présent en tout et partout, omnipotent, omniscient, protecteur du sacrifice. A ses côtés, ses deux épouses, les déesses Lakchnû et Satyabhama.


Mais chaque souverain victorieux, chaque royaume envahissant avait son dieu majeur, et maintes fois, avant et après Râma, le conquérant qui descendit l’Himalaya et traversa victorieusement l’Inde jusqu’à l’île de Ceylan, le rêve de la monarchie universelle dut faire naître dans l’esprit d’un « grand roi » l’idée d’un dieu unique semblable à lui, d’un maître du Ciel et de la Terre, avec lequel il se confondait peut-être. C’est ainsi qu’à l’Occident de l’Asie naquirent les religions monothéistes, inspirées par l’âpre ambition d’un peuple d’être le seul élu à la richesse sur la terre et à la possession universelle. Mais dans les Indes, ce mouvement religieux ne devait pas se manifester avec le caractère simpliste, arrêté, précis dans son dogme, qu’il avait pris dans les régions monotones, rocheuses et ça et là d’une aridité repoussante de l’Asie Antérieure. Le monde prodigieux de l’Inde, avec les contrastes si nombreux de sa nature, la richesse exubérante de sa flore, les multitudes entremêlées de ses populations, ne s’accommodait pas d’une formule aussi nette, aussi tranchante que celle de l’étroite civilisation judaïque. L’Inde eut aussi son monothéisme, mais combien pâle en comparaison de celui du terrible Yahveh ! Brahmâ, dont le nom même signifie « Prière », l’âme universelle, qu’il ne faut pas confondre, disent les spécialistes, avec Brahmâ le démiurge, incarnation de Vichnu, Brahmâ n’a d’autre origine qu’un simple souffle : ce n’est qu’une ombre, une apparence, un mirage, une sorte d’abstraction symbolisant la vertu magique des brahmanes, eux-mêmes se refusent à adorer ce principe idéal de toutes choses ; et leur culte s’adresse à des dieux inférieurs de nature plus concrète. « Brahmâ n’est pas honoré des hommes », dit, au douzième siècle de l’ère vulgaire, un écrivain de Kachmir, Soma deva Bhatta, « parce qu’il est insolent » ; sans doute que, trop élevé, il ignore les hommes, et ceux-ci le lui rendent bien. Brahmâ n’a point de temples, — un seul, paraît-il, dans toute l’étendue de l’Inde —, tandis que Siva et Vichnu, sous leurs divers appellatifs, en ont des centaines et des milliers.

C’est ainsi d’une manière tout à fait idéelle, indépendante de toute réalité populaire, que l’ensemble des divinités hindoues est censé obéir à une sorte de « Trinité », ou Trimurti, de laquelle Brahmâ serait le créateur, Vichnu le mainteneur et Siva le destructeur. Sans doute ce genre de classement des dieux dut plaire à des théologiens commentateurs, mais, né dans les livres, il ne les quitta point. Le fidèle, au contraire, attribue au dieu devant lequel il se prosterne toutes les forces à la fois : à ce moment il l’exalte au-dessus de toutes les autres divinités, lui donne aussi bien la puissance de créer que de conserver et de détruire ; en son temple, à l’heure de la prière, chaque dieu devient le dieu unique, mais dans le sanctuaire voisin il se trouve détrôné.

Le fait capital des religions hindoues est l’avatar, l’incessante transformation. Les dieux changent de noms et d’attributs : ils naissent, grandissent, diminuent et meurent, laissant des héritiers.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
siva
Dieu solaire, âme universelle, essence et créateur de tous les autres dieux et des êtres, troisième personne, de la Trimurti.


Ils sont tous autant de protées, s’évanouissant et réapparaissant comme des tableaux changeants. Outre les neuf ou vingt-deux incarnations officielles de Vichnu, combien d’incarnations locales ou temporaires qui n’ont pas eu assez de célébrité pour entrer dans le canon théologique ! D’avance tous les dieux sont admis dans le Panthéon de l’Inde comme ils l’étaient dans celui de Rome à l’époque des Antonins : de longtemps ils ne manqueront de fidèles, mais, sous leur propre nom, la plupart d’entre eux sont condamnés à disparaître à brève échéance de la mémoire des hommes.

Telle est cette religion essentiellement mobile et changeante, qui a pris le nom de brahmanisme d’après le dieu symbolique de ses innombrables manifestations et surtout d’après la caste sacerdotale à laquelle le peuple est révérencieusement asservi. Porté par les envahisseurs de toute race, Aryens, Dravidiens ou Kohlariens, elle pénétra dans presque toutes les parties de la Péninsule, sauf dans les vals fermés des montagnes ou dans les forêts aux retraites inconnues. Même dans cette diffusion générale du culte des brahmanes, les nouveaux convertis, « régénérés, nés une seconde fois », s’imaginèrent volontiers qu’ils étaient infiniment supérieurs à leurs aïeux, et très sincèrement représentèrent ceux-ci comme ayant croupi dans une profonde barbarie et vécu en véritables animaux, sans morale ni connaissances aucunes. Rattachés par la religion aux Aryens du nord, Dravidiens et Kohlariens en vinrent à maudire leurs propres ancêtres du nom de « Démons » et autres termes infamants. De même, à d’autres époques de conversions en masse, les chrétiens, destructeurs de musées et de bibliothèques, ne virent dans les païens dont ils étaient issus qu’un ramassis de damnés, et les Arabes musulmans dépeignirent leurs pères du Hedjaz et du Nedjd comme autant de monstres.

Les mouvements de toute nature qui se produisaient pendant le cours des siècles dans la vie morale et religieuse, politique et sociale des populations hindoues durent naturellement se propager suivant les lignes de moindre résistance, c’est-à-dire le long des voies que leur plus grande facilité d’accès transforma par cela même en routes historiques, jalonnées de distance en distance par de puissantes cités, centres d’attraction naturels pour le commerce et l’industrie. La fameuse route du nord-ouest, formée par la convergence des sentiers qui descendent des passages de l’Hindu-kuch, s’oriente naturellement vers la zone de riches campagnes qu’arrosent les eaux pour sortir des vallées himalayennes, puis, franchissant le seuil d’alluvions tant de fois remaniées par les fleuves où se promenait l’ancienne Sarasvati, tantôt coulant vers l’Indus, tantôt vers la Gangà, elle entre dans le domaine de cette puissante rivière.

N° 242. Seuil de l’Hindoustan.


Cette partie du trajet entre le Pendjab et les plaines fertiles de l’est, du bassin de la mer d’Arabie à celui de la mer du Bengale, dut de tout temps avoir une importance historique, et spécialement militaire, de premier ordre, car en ces lieux la région fertile est étroite, et la route, resserrée entre les avant-monts de l’Himalaya, au nord, et les premiers promontoires boisés des hautes terres du sud, ne pouvait s’écarter beaucoup à droite ni à gauche ; là se trouve le point de contact entre les deux grandes moitiés divergentes de l’Hindoustan septentrional, et par conséquent le centre de la domination par excellence.

Aussi que de heurts se produisirent dans cette région entre les rois ambitieux du pouvoir ! C’est là que, d’après les anciennes traditions recueillies par le Mahâbhârata, se livrèrent les formidables batailles entre les fils de Kuru et les fils de Pandu, batailles qui décidèrent du sort de l’Inde. Par les mêmes raisons, conquête, possession du pouvoir, appel du commerce au passage le plus facile de monde à monde, de grandes cités durent s’élever à proximité de ces champs de bataille. Là se dressaient, il y a trente-quatre siècles, et probablement aussi à une époque antérieure, les murailles de la « Ville des Eléphants », Hastinapura, cette Troie Hindoue que se disputèrent les héros de la légende et que la Gangâ finit par engloutir. Plus au sud, sur les bords de la Djamna, rayonne Delhi, la ville sept fois sainte, que les fils de Pandu conquirent sur le peuple des Serpents et où ils plantèrent un pilier baignant dans le sang des nations vaincues. En aval de Delhi, les points vitaux où se concentrèrent les mouvements de l’histoire se succèdent le long de la Gangâ jusqu’au golfe du Bengale.

Une autre route historique, indiquée de la manière la plus évidente, se détache de la voie maîtresse de la vallée gangétique pour se diriger à l’ouest et au sud-ouest par la rivière Son, continuée, au delà d’un seuil peu élevé, par la rivière Narbada : ainsi les deux golfes qui baignent la Péninsule sont unis par une route naturelle contournant facilement les montagnes. La crête du plateau, qui se termine brusquement par des précipices ou des pentes raides au-dessus des campagnes côtières du Konkan et du Malabar, constitue aussi une voie majeure à laquelle se rattachent, d’une part, les routes en encorbellement ou à brusques degrés qui descendent par les brèches ou « ghât » vers les ports du littoral, d’autre part, les longs chemins à pente très douce qui vont rejoindre la côte de Coromandel. Partout des traits du relief primitif ont indiqué l’endroit où devaient se tracer les premières sentes, destinées à devenir un jour de larges routes. Enfin, l’île de Ceylan tint évidemment au continent par une voie frayée déjà par la nation pendant les âges préhistoriques : c’est le « pont de Râma », que la fable nous dit avoir été jeté à travers le détroit par les singes de Hanuman, alliés de l’armée des Aryens conquérants.

N° 243. Pont de Râma

Il est à constater que le réseau des routes historiques de l’Inde se trouve absolument coupé de celui du reste de l’Asie par les arêtes de montagnes qui se succèdent au nord, limitant les hauts plateaux du Tibet. Sans doute ces arêtes ne furent pas un obstacle infranchissable, et de tout temps des marchands, des pèlerins, même des voyageurs curieux de savoir passèrent de l’un à l’autre versant, mais ce mouvement de va-et-vient n’eut pas assez d’importance pour qu’on puisse attribuer à ces voies précaires de communication un rôle historique dans les rapports de peuple à peuple et dans l’équilibre général de la civilisation. La dernière voie majeure des nations, à l’est du col de Bamian et des passages voisins, est celle qui met en rapport la haute vallée de l’Indus avec celle du Tarim, en Kachgarie, par-dessus les périlleuses mais étroites arêtes du Kara-korum : là du moins la traversée des neiges et des glaces est relativement courte, aussi le sentier que suivent péniblement les caravaniers est-il indiqué dans l’air par le vol des oiseaux migrateurs. À l’autre extrémité des chaînes himalayennes, il faut aller jusqu’aux régions septentrionales de la Barmanie, limitrophes de la province chinoise de Yun-nan, pour trouver une autre voie historique, la « route d’or et d’argent », qui met en communication normale les deux mondes de l’Inde et de la Chine : entre les deux routes divergentes de l’est et de l’ouest, il n’y a pas moins de 3000 kilomètres à vol d’oiseau. C’est la longueur du mur qui tint si longtemps les deux civilisations principales de l’Asie presque complètement séparées.

Trop élevées pour qu’on les franchît aisément, les arêtes himalayennes l’étaient également pour que les gens des plaines basses et ceux des monts sourcilleux pussent entrer en conflit. À cet égard, l’Himalaya fait exception parmi les montagnes de la Terre. Dans tous les pays du monde où des plaines ou des « pied-mont » sont dominés par des chaînes ou des plateaux d’une altitude modérée, les habitants des campagnes inférieures ont à redouter les incursions des montagnards. Ceux-ci, nichés dans les rochers comme des vautours, menacent toujours les producteurs méprisés, bergers ou laboureurs qui veillent sur leurs brebis ou se penchent sur leurs sillons. Mais les monts du système himalayen se dressent trop haut dans le ciel pour que les populations des campagnes gangétiques aient à craindre les Tibétains et autres habitants des plateaux supérieurs. C’est ainsi que les bêtes et bestioles de l’Ecuador, vivant dans les plaines et sur les pentes des monts à moins de 2 700 mètres en altitude, sont à l’abri des serres du condor : le puissant oiseau qui vole au-dessus des Andes ne peut descendre dans l’air lourd des terres inférieures, et
Doc. comm. par Mme Massieu.
femme merwari en habit de fête (désert de thar)
même il succombe quand on l’amène en cage au littoral. Les Tibétains, accompagnés de soldats chinois, descendirent, il est vrai, au Nepâl, en 1793, mais leurs avant-postes n’atteignirent point la plaine basse : ils s’arrêtèrent dans les jardins de Nayakot, près de Khatmandu, à 700 mètres d’altitude, puis se hâtèrent de remonter. Dans le courant des siècles, cette incursion ne fut probablement pas la seule, mais, somme toute, les pillards redoutés par les campagnards d’en bas ne sont pas ceux des hauts sommets, ce sont les voisins immédiats des avant-monts. Comme dans la course de la vie, où les porte-lumière se transmettent la torche de main en main, sur les pentes de l’Himalaya les chocs de guerres se propagent de haut en bas, par l’intermédiaire de peuples différents.

Le centre de gravité des populations aryanisées n’était déjà plus dans le bassin de l’Indus et s’était transporté dans celui de la Gangâ, dans l’Audh et le Bengale actuels, lorsque, à une époque évaluée par la plupart des chronologistes à trente ou trente et un siècles avant nous, se firent vers l’Inde méridionale et Ceylan les grandes campagnes d’invasion qui asservirent, du moins temporairement, les habitants kohlariens et dravidiens aux Aryens du nord. Déjà une nouvelle génération de dieux régnait dans le ciel : Indra se retirait vers l’arrière-plan, tandis que Vichnu, Siva emplissaient le monde de leurs miracles. Des peuples inconnus jusqu’alors se montrent dans l’histoire, mais les récits, transmis de bouche en bouche pendant des siècles, ont perdu toute précision historique : les ennemis vaincus reçoivent des noms de diables et de dragons ; même les alliés des nobles Aryens sont tenus pour des animaux, trop heureux d’être illuminés par les rayons émanés de la face du souverain, Râma, le roi de la dynastie solaire. Les « singes » de Hanuman furent certainement une de ces nations associées aux expéditions de conquêtes aryennes. Un voyageur[24] se demande s’il ne faut pas voir dans ces compagnons quadrumanes de Râma des peuples de l’Indo-Chine qui se distinguent par la forme de leurs orteils, distincts et opposables. Le nom antique de l’Annam fut longtemps l’appellation chinoise de Van-Lang, « Royaume des Orteils déliés ». Quoi qu’il en soit, la conquête aryenne s’acheva triomphalement : la cité légendaire de Lanka, dans laquelle la divine Sitâ se trouvait enfermée, reçut à demeure non seulement les guerriers, mais aussi les immigrants venus des régions aryanisées de la Gangâ, car les langues d’origine aryenne, le pâli et le sanscrit, ont eu beaucoup plus d’influence sur le parler des insulaires que sur les langages de l’Inde péninsulaire continentale. Le cinghalais est classé par tous les ethnologistes parmi les idiomes de la grande famille aryenne.

Après les guerres de conquête viennent les guerres civiles. La dynastie solaire et la dynastie lunaire entrèrent en lutte pour la possession de l’empire, et si l’on ignore le détail des événements pendant le terrible conflit, car l’épopée du Mahâbhârata peut être interprétée de bien des manières par la géographie et l’histoire, du moins sait-on que de grands changements se firent alors dans l’équilibre des nations hindoues. Une légende très curieuse au point de vue de la géographie historique raconte comment le dieu Agni Vaiçvânara, le « Feu du Sacrifice », chemine à l’Orient de la divine Sarasvati et flambe triomphalement par-dessus tous les fleuves. Mais arrivé à la rivière Sadânirâ, qui descend tumultueusement des gorges des monts septentrionaux, il s’arrête longtemps, incapable de franchir le rapide courant. D’après Weber, la Sadânirâ serait le fleuve Gandaki, qui sert actuellement de limite entre l’Audh, l’ancien royaume de Râma, et le Bengale, qu’habitèrent longtemps des peuples païens et où se retrouvent encore de nombreuses tribus non aryanisées. Mais après cet arrêt temporaire, le feu reprit son élan pour aller purifier les terres orientales, car en Inde, disent les prêtres, le sol ingrat devient fécond, non pas, comme dans le reste du monde, par le zèle du paysan qui laboure et qui fossoie, mais par les sacrifices purificateurs des Brahmanes[25].

Document communiqué par Mme Massieu.
chariot indien pour les femmes

Dans cette société des Aryens de l’Inde, adorateurs du feu, et surtout observateurs des formules, tout, même la guerre, était réglé par les injonctions des prêtres. Avant la bataille, les combattants avaient à réciter les « devoirs du soldat », tels qu’ils se trouvent reproduits dans les lois de Manou et dans un traité militaire que l’on croit postérieur au Mahâbhârata. D’ailleurs, il faut le dire, le « code de l’honneur » était plus humain qu’il ne l’est de nos jours. Le roi qui daignait combattre n’avait point le droit de frapper au moyen de cannes à stylet, de flèches barbelées ou empoisonnées, ni de traits enflammés. « Qu’il ne frappe ni un ennemi qui s’est enfui sur une hauteur, ni un eunuque, ni un suppliant, ni un fuyard, ni un homme assis, ni celui qui s’écrie : « Je suis ton prisonnier ». Qu’il ne frappe pas non plus celui qui dort ou le guerrier qui a perdu sa cotte de mailles, ni l’homme nu ; ni celui qui est désarmé, qui regarde le combat sans y prendre part, ou qui est surpris avec un autre ennemi. Qu’il ne frappe pas l’homme dont les armes sont brisées, ni celui qui est amolli par la douleur, ni celui qui est grièvement blessé, ni celui qui a peur : mais qu’il se souvienne du devoir d’un loyal guerrier… Ceux-là seuls qui ont des armes pareilles peuvent se combattre : l’homme qui lutte en char ne peut attaquer d’autre adversaire qu’un guerrier luttant également en char ; le cavalier peut uniquement s’en prendre à un cavalier ; les fantassins doivent se battre contre les fantassins »[26].

Malgré les violences qui ressortent naturellement de l’état de guerre, ces préceptes étaient généralement observés, non par bonté d’âme, mais parce que la différence des castes était entrée dans la substance même de la pensée. Les Grecs qui visitèrent l’Inde après l’invasion des Macédoniens s’étonnaient de voir le laboureur pousser tranquillement la charrue alors que près de lui deux armées aux prises ébranlaient le sol[27]. Mais pourquoi cette philosophie pratique de l’humble manant, sinon parce qu’il n’avait aucun intérêt, dans la victoire ou la défaite de l’un ou l’autre parti ? Homme d’une caste inférieure, fatalement étrangère à tous, il n’avait point de patrie et tous ceux qu’il voyait lutter pour la possession du sol étaient également des ennemis. Jamais en aucun autre pays de la Terre, la division des hommes en espèces artificielles, foncièrement distinctes, ne s’était aussi nettement produite.

On a voulu expliquer la naissance des castes par la préoccupation prudente de législateurs édictant des prescriptions pour maintenir la pureté du sang : « l’hygiène de la race », telle aurait été la raison d’être de cette rigoureuse institution. Il y aurait parfaite coïncidence entre les mesures de préservation ordonnées par la loi de Manou et les conseils donnés par les hygiénistes modernes[28]. Toutefois, les règles formulées par les lois au sujet des mariages se rapportent non aux unions qui seraient contractées d’une caste à l’autre, mais à celles qui se font en une même caste, et quant aux croisements de peuple à peuple, de race à race, l’expérience faite en grand dans le monde entier ne prouve-t-elle pas surabondamment que le mélange des sangs peut, en beaucoup de circonstances, se faire non seulement sans inconvénients mais encore avec des résultats très favorables au beau développement de l’espèce ?

Document communiqué par Mme Massieu.
incinération des cadavres à bénarès


Les nations les plus civilisées ne sont-elles pas celles qui précisément ont appelé dans leur sein le plus d’hommes de toute origine et qui, par conséquent, ont été le plus intimement brassées et fondues de manière à constituer en chaque homme toutes les races de l’univers ? Mais ces mélanges s’accomplissent au hasard et l’on peut se demander quels sont les métissages justifiés par l’excellence des résultats, quels sont au contraire ceux que la nature réprouve. À cet égard, la science est loin d’être faite : toutefois on peut dire qu’il est au moins audacieux, et contraire à l’expérience générale, de prétendre qu’en établissant les castes, les Aryens de l’Inde se rendaient un compte raisonné des conséquences ethniques qu’amèneraient les croisements.

Et laissant de côté les hypothèses de « nationalistes » et chauvins, défenseurs d’une prétendue pureté originelle de leur race, il importe d’étudier les faits eux-mêmes. Considérées ainsi, les origines de la caste sont multiples. Certainement la conquête a été pour une grande part dans la formation de ce régime : le nom même des castes — varna ou couleur — semble indiquer que, lors de l’invasion des Aryens, les classes se superposèrent d’après la couleur de la peau chez les conquérants et les conquis. Les premiers étaient les blancs ; au-dessous d’eux venaient les rouges, les jaunes et les noirs, et, quoique cette division soit à maints égards très arbitraire, elle répond néanmoins d’une manière générale à la réalité : les envahisseurs se distinguaient en effet par la nuance, blanche ou blanchâtre de la peau, tandis que les populations asservies présentaient en très grande majorité des types à teintes plus foncées. Les vainqueurs ne manquent jamais d’exagérer les différences de cette nature au profit de leur vanité. Mais la conquête ne fut que le début du régime de la caste : l’oppression du maître, continuant pendant des siècles et des siècles, en fit une institution acceptée de tous, la transforma en un dogme religieux, en une sorte de fatalité d’apparence inéluctable et finit par modeler la société tout entière suivant un gabarit hiérarchique dont on put croire les lignes définitivement arrêtées.

D’après les commentateurs classiques, la société hindoue aurait été divisée depuis ses origines en quatre castes bien tranchées, les prêtres Brahmanes, les guerriers Kchatrya, les bergers ou agriculteurs Vaiçya, enfin, les Sudra, gens d’ordre inférieur s’occupant de divers métiers réputés sans noblesse. Ces quatre castes d’inégale dignité étaient cependant « pures » puisqu’elles sortaient toutes de diverses parties du corps de Brahmâ. Au-dessous grouillait la foule des « impurs », des barbares et des diables ne méritant pas même d’être classés parmi les hommes. Toutefois, cette division est purement théorique et ne correspond nullement à la réalité, car chaque peuple de l’Inde offrit toujours une différence dans le nombre et la hiérarchie des castes suivant les diversités d’origine, de migrations, de métiers, de traditions, de mœurs, de religions : les écrivains grecs et latins, au lieu d’énumérer quatre castes, en comptent sept, et dans chaque province
Cl. Bonfils.
agni
Dieu du feu, ses deux têtes représentent le feu domestique et le feu du sacrifice. Il porte aux dieux la fumée des autels et les prières des hommes.
le nombre varie, s’élevant ici à quelques dizaines, ailleurs à des centaines : dans le Bengale, pays de conservatisme à outrance, plus de mille castes sont inscrites dans les documents officiels, et avec les subdivisions, il en existerait plusieurs milliers : telle caste, rigoureusement délimitée, se compose de deux individus seulement, tant le travail de scissiparité a été poussé à l’extrême et à l’absurde[29]. Même les animaux furent divisés par castes : le rat palmiste, qui monte au sommet des arbres, se nourrissant d’aliments de choix, appartient à une très bonne caste ; le corbeau, oiseau lugubre de la mort, est tenu pour un être de classe impure et vile.

Les premiers âges de la race aryenne dans l’Inde ne furent certainement pas, quoi qu’on disent les brahmanes intéressés dans la question, une période caractérisée par la domination des prêtres. Durant la conquête, le pouvoir suprême appartint sans nul doute aux guerriers, et les prêtres qui les accompagnaient n’avaient qu’un droit secondaire, celui de prier pour faire descendre la faveur des dieux sur les armes de leurs maîtres ; il n’est parlé des castes d’une manière formelle que dans un seul passage du Rig-veda[30] quoique l’ensemble des textes constate certainement l’existence de très grandes inégalités sociales. À cette époque, la caste supérieure était encore celle des Kchatrya, mais avec l’exercice du pouvoir, les fils des anciens chefs de bandes, amollis par la jouissance de privilèges héréditaires, se laissèrent enlacer par le réseau des machinations et des intrigues savamment tissé par les astucieux brahmanes, flatteurs de la royauté. Faisant grand étalage de la morale, y compris la bienveillance et la charité envers les pauvres, les chanteurs, les poètes, les sacrificateurs brahmanes ne manquaient guère de terminer leurs hymnes par une prière d’une franchise presque cynique : « Donne moi une maison riche en chevaux, en vaches, en or ! Donne-moi deux, dix vaches. Donne-moi deux cent dix vaches ! Donne-moi dix millions de vaches ! Donne-moi par centaines, par milliers, des présents solides. »[31] C’est ainsi qu’en accroissant leurs biens, les bonshommes, quoique ne régnant pas en personne, devinrent néanmoins les maîtres du pays et découpèrent strictement la masse de la population hindoue en cette étrange hiérarchie de classes nettement séparées les unes des autres et tenues d’abandonner toute idée de droit personnel et d’initiative pour n’avoir d’autre idéal que celui de « garder leurs distances ».

De l’Audh, qui fut le centre de l’aryanisme dominateur, le système des castes se répandit dans l’Inde entière jusqu’à l’extrémité méridionale de Ceylan. Pour exprimer cette idée de la séparation absolue des hommes en groupes irréductibles, il n’existe de mot en aucun langage dravidien : le terme jati, employé dans le pays, est, comme la chose elle-même, d’importation aryenne. Terrible cadeau des « civilisateurs[32] ! Ce furent les envahisseurs venus du nord qui, se plaçant à la tête de la société pour la surveiller en silence, attribuèrent à chaque classe, dans la division du travail, une besogne constante, immuable, attachée à l’individu comme son ossature et sa peau. Quant aux brahmanes, ils sont au-dessus de toute caste. Ils portent sur l’épaule le fil à quatre brins qui les rend « dieux sur la terre ». Ce sont eux qui ont la volonté et le pouvoir, « eux qui tiennent les clefs du paradis et de l’enfer ». « Dans ma volonté, dit le brahmane, dans ma volonté je prends ton cœur, et la pensée suit ma pensée ». « Même mendiant, le brahmane est supérieur aux rois ». Le souverain que les prêtres ont
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
Fragment de char sacré
servant à la promenade des dieux.
sacré comme maître du peuple n’est pas leur maître ; ils n’obéissent qu’au somâ[33], c’est-à-dire à leur inspiration. La liqueur sacrée était pour eux non la boisson qui enivrait le peuple, mais leur propre volonté, leur pur et infaillible caprice.

Grâce à l’isolement relatif dans lequel se trouvaient les Aryens de l’Inde sub-himalayenne, vivant éloignés de la mer et n’ayant de rapports, hautains et réservés, qu’avec les populations méprisées des alentours, leur évolution morale et religieuse s’accomplissait, pour ainsi dire, en vase clos : elle devait aboutir pleinement à son terme logique, puisqu’elle n’avait pas eu l’occasion de se mêler à des éléments étrangers, et en effet, la caste des prêtres n’a pris nulle part un tel empire, même sans avoir besoin de s’appuyer sur le « bras séculier », par la pure illusion de l’autorité divine que leur assurait le consentement universel.

L’isolement absolu des brahmanes, acquis non seulement par la naissance, mais aussi par l’étude, par l’obéissance aux professeurs et l’assouplissement aux formules, souvent aussi par le renoncement et les macérations, n’arrivait pas toutefois à les rendre heureux, et, tout dieux qu’ils fussent, ils avaient à chercher ce bonheur qui les avait fuis. Ce fut là certainement une des causes de la grande révolution religieuse qui se produisit sous le nom de bouddhisme, quoique cette cause n’eût d’action que sur les hommes ayant le loisir nécessaire pour se livrer aux spéculations de l’esprit : une révolution profonde, remuant la masse entière de la nation, ne pouvait se faire sans jaillir du fond même des conditions sociales. Si les origines essentielles du mouvement bouddhique ont été oubliées et même ignorées, c’est que les historiens auxquels manquent les renseignements précis du temps sont naturellement portés à se contenter des seuls vestiges authentiques et certains qui sont à leur disposition : ils étudient seulement les dogmes et les enseignements religieux, l’organisation ecclésiastique, les mille détails subséquents des luttes qui suivirent les événements inconnus de l’explosion première. Et cette manière de procéder les expose à se tromper du tout au tout, c’est-à-dire à confondre la fin avec le commencement, à voir l’évolution régressive à la place de la période de formation, à étudier les institutions issues du mouvement et non les raisons mêmes qui le déterminèrent. Ils se trouvent dans la situation d’un peintre qui, n’ayant jamais pénétré dans une cité splendide, s’ingénierait à en représenter l’aspect d’après les ruelles et les sentiers des faubourgs.

Dans ces conditions, l’illusion de l’optique intellectuelle est fatale, d’autant plus que, par le développement même des idées en fermentation, la lutte des forces prend des caractères tout différents à l’origine des événements, au cœur du conflit et vers la période de retour qui fait suite à la crise. Ce qui se serait présenté tout d’abord comme une révolution sociale ne paraît être à la fin qu’une simple restauration de l’état antique des choses.

On a pu constater ce contraste des idées d’une manière saisissante à propos du bouddhisme hindou. D’ordinaire on n’étudie dans cet événement capital que la personne légendaire ou même complètement mythique de son fondateur, que la signification précise des dogmes ou même de tel ou tel mot employé par leurs codificateurs ou commentateurs : mais c’est comme révolution majeure, morale et sociale, que le bouddhisme a son importance, et, pour s’en rendre compte, il faut évoquer le passé des âges qui précédèrent cette période, montrer quels étaient les éléments sociaux en existence et de quelle manière s’établissait leur équilibre.

Eh bien ! on sait que les populations asservies étaient alors fort malheureuses dans l’Inde et que la classe dominante avait réussi, en systématisant la division par castes, à faire accepter leur assujétissement par la plupart des vaincus. La dolente multitude des « diables », des « pourceaux », des « chiens », ainsi qu’on désignait les autochtones avilis, se rangeait, douloureuse et résignée, dans les assises inférieures de la grande pyramide hiérarchique ; mais il y eut des révoltes là où la transition fut trop brusque, de l’indépendance à l’esclavage, et c’est un fait très remarquable que le lieu de naissance de la religion bouddhique fut précisément la contrée située à l’orient de cette rivière Sadânirâ, si longtemps infranchissable aux envahisseurs aryens[34]. Après avoir d’abord résisté par les armes, les habitants de ces pays revêches à la servitude continuèrent la lutte dans un autre domaine, celui de la pensée, de la volonté. Telle fut la genèse de la révolution bouddhique tendant vers un idéal d’égalité, vers la suppression des haïssables castes. Il est vrai que, plus tard, une nouvelle caste, graduellement constituée, celle des prêtres bouddhistes, a fait effort pour représenter cette révolution comme une ombre sans corps, pour lui enlever tout caractère économique et social en lui donnant une signification purement idéale et mystique : toute Église prend un soin pieux de cacher ses origines révolutionnaires.

On connaît la légende : à une époque indéterminée, mais évaluée en moyenne à vingt-quatre siècles et demi ou vingt-cinq siècles avant nous[35], alors que, par un mouvement parallèle, des tentatives de sociétés idéales se faisaient avec Pythagore et autres philosophes dans les contrées riveraines de la Méditerranée, un jeune noble, peut-être même un prince, Siddhartha, de la famille des Çakya ou des « Puissants », naquit à Kapilavastu, au bord d’un torrent qui descend de l’Himalaya vers le fleuve Gangâ. Il se maria, il eut même un fils, tradition qui plaide en faveur de l’existence réelle du personnage Buddha, car les disciples, laissés à leur libre invention, eussent certainement élevé leur maître au-dessus de ces états, réputés inférieurs, mariage et paternité. Jusqu’à l’âge de vingt-neuf ans, il vécut en son palais dans tout le bien-être apparent d’une existence somptueuse, mais la vue de toutes les inégalités sociales auxquelles il contribuait par le fait seul de son pouvoir, et qui rendait impossible toute fraternité humaine, le rongeait comme un remords et, sortant de sa riche maison, congédiant tous ses chambellans et ses serviteurs, revêtant le costume du plus pauvre parmi les pauvres, il quitta le pays des Aryens vainqueurs, traversa la Gangâ pour gagner les forêts du sud, au milieu des Dasyu, honnis et persécutés, et là il vécut dans la méditation et le renoncement. Quelques disciples l’accompagnaient, des brahmanes probablement. Mais c’est en vain que, pendant six, sept ou dix années, suivant les légendes, il chercha la paix : maintes fois il dut lutter contre son désespoir, figuré dans les imaginations populaires par le dieu de la Mort.

À la fin, il comprit que l’homme ne se doit pas à sa tristesse et que c’est une forme d’égoïsme honteuse et lâche que de ruminer ses chagrins, ses vertus, son orgueil, sa propre justice, et de savourer à l’aise une mélancolie poétique, en oubliant ses frères qui peinent là-bas, qui luttent et qui souffrent dans le grand combat pour l’existence. Sollicité à genoux par Brahma qui descend du ciel pour l’implorer, il abandonne les jungles de Gaya, et seul, car ses disciples scandalisés en restaient à leur aristocratique mépris du genre humain, il apparut dans la grande cité de Bénarès pour y prêcher dans les rues, sur les places publiques et les degrés qui descendent au fleuve, la bonne nouvelle de la fraternité. Plus de rois, plus de princes, plus de chefs ni de juges, plus de brahmanes ni de guerriers, plus de castes ennemies se haïssant les unes les autres, mais des frères, des camarades, des compagnons de labeur en commun ! Tous les êtres se valent d’après le Buddha, les plantes, les animaux, les hommes, aussi bien les vicieux que les vertueux, et chacun de nous ne doit avoir d’autre ambition que de faire du bien à tous. Personne ne doit s’enorgueillir, personne n’est tenu de s’humilier, chacun est à sa place, toute hiérarchie est supprimée : il n’y a point de rôle pour l’autorité, ce fait brutal que les maîtres considèrent si volontiers comme un « principe ».

On a voulu nier au Buddha et même à tout Hindou, fils d’Aryen ou fils de Dravidien, la moindre velléité révolutionnaire s’attaquant au système même de la caste, c’est-à-dire à l’inégalité sociale. D’après H. Oldenberg, « toute pensée de réforme dans l’organisation de l’État, tout rêve d’un idéal terrestre, d’une pieuse utopie visant au renversement des institutions serait absolument étranger au bouddhisme »[36].

N° 244. Inde des origines bouddhiques.

D’après Cunningham, le village actuel de Narhan Kas est le site de l’antique Kapilavastu ; d’autres le cherchent dans la boucle du haut Rapti.

Quarante-cinq années durant, nous dit-on, Gautama parcourut les campagnes et les villes de la Gangâ moyenne, en amont de Bénarès. Il proclamait la bonne doctrine pendant les huit mois de saison sèche et, de juin à octobre, pendant les pluies, s’occupait de former des disciples à l’apostolat.

Khatmandu est la capitale du Nepâl où un bouddhisme très mélangé est, encore actuellement, la religion officielle d’une grande partie de la population.

Le sommet à l’altitude 8 840 est le Chomokankar (voir p. 43), invisible de Khatmandu, tandis que le Gaurisankar des indigènes est une montagne qu’on peut apercevoir de la capitale du Nepâl.

Cette affirmation serait sans doute justifiée si l’on devait s’en tenir aux enseignements que nous ont transmis les disciples des disciples du Buddha. Car après que la première vénération des enthousiastes eut disparu et que, par la force de gravité, la société remuée dans ses profondeurs eut repris son équilibre, peu différent de celui qui avait précédé la crise, n’était-il pas inévitable que l’interprétation se fît de manière à rendre le sens des événements antérieurs conforme à la contre-révolution qui depuis s’était accomplie ? On nia toute intervention consciente et volontaire de la part du peuple méprisé : on ne voulut pas admettre qu’une atteinte eût été portée par la foule d’en bas aux nobles institutions des castes supérieures, et, par une opération de haute alchimie où se reconnaît bien l’habileté des prêtres, on essaya de donner un sens purement moral et mystique à l’égalité telle que la comprenait Siddhartha. En un discours des interprètes, la révolution prend un caractère strictement spirituel : « De même que les grands fleuves, si nombreux qu’ils soient, la Gangâ, la Djamna, l’Aciravati, la Sarabhù, la Mahî perdent leurs anciens noms quand ils entrent dans l’océan et n’ont d’autre appellation que celle de « Vaste mer », de même, ô disciples, ces quatre castes, les nobles et les brahmanes, les Vaiçya et les Sudra perdent le nom et la race quand, se conformant à la doctrine et à la loi proclamée par le Buddha, elles renoncent à la patrie et se détachent de la terre ».

Par une subtilisation analogue de tout ce qui se rapporte à l’inégalité sociale, à la pauvreté, à la maladie, les commentateurs bouddhistes n’ont vu dans les « quatre devoirs » de l’enseignement initial que des devoirs purement moraux, tandis que le sens naturel de cette énumération paraît bien s’être rapporté à ce qu’on appellerait de nos jours la « question sociale ». Ces quatre devoirs sont de « connaître la souffrance, d’en étudier les causes, d’en vouloir la suppression et d’en trouver le remède ».

Autre chose. L’équilibre moral entraînant la suppression de tout désir détourna facilement l’enseignement bouddhique vers le pessimisme, vers la mort volontaire et la suppression de la famille. « L’ascète Gautama est venu, dit un commentaire, pour amener le manque d’enfants, le veuvage, la fin des générations »[37]. L’humanité même eût été condamnée à mort. Il résultait de cette tendance, dérivée du bouddhisme primitif, une certaine diminution de la femme, considérée comme la redoutable tentatrice : les femmes n’étaient pas admises aussi volontiers que les hommes au nombre des sectateurs du Buddha : leurs couvents étaient tenus comme inférieurs en dignité à ceux qu’habitaient les moines. Même le dogme avait fini par s’établir que la femme ne pouvait s’élever au rang de Buddha qu’à la condition de renaître dans le corps d’un homme[38].

La réaction était fatale et pour plusieurs raisons, les unes inhérentes au bouddhisme lui-même, les autres provenant des attaques de l’extérieur. Tout d’abord une révolte tendant à rien moins qu’à l’abolition des castes devait par une conséquence logique aboutir à la disparition des êtres imaginaires qui peuplent le ciel. Le sage désormais avait à placer le mobile de ses actions ailleurs que dans la volonté des prêtres considérés comme les interprètes de la divinité : il devait chercher la raison de ses actes en soi-même, dans son vouloir de justice et de bonté, faire consister sa religion, non dans l’obéissance, l’asservissement de l’esprit, mais dans la dignité de sa propre vie et dans l’amour parfait de ses semblables, de tous les êtres animés.

Certes l’idéal était grand, mais ne pouvait se réaliser que très partiellement en une société qui reposait sur une conception si différente des choses. Soulever tout le poids du passé, renverser à la fois toutes les institutions mauvaises, renouveler la conception mentale et la pratique des hommes, l’œuvre était trop vaste pour les propagandistes auxquels manqua rapidement l’enthousiasme de la première heure ; un double mouvement de réaction devait de toute nécessité se manifester : chez les uns, la trahison pure et simple, la migration intéressée dans le camp des brahmanistes ennemis ; chez les autres, la claustration peureuse, le cénobitisme, la fuite de l’individu hors du monde.

À l’endroit même où Siddhartha s’était réfugié dans la jungle, on éleva des temples en l’honneur de l’ « anachorète » par excellence, désormais désigné sous le nom de Çâkya-Muni. Le pays où le roi devenu mendiant avait proclamé l’égalité des hommes devint bientôt une contrée de parasites privilégiés vivant dans les monastères : de là le nom de Vihara « Terre des Moutiers », nom qui dure encore. Cette terre est la province de Behar. C’est par le renoncement aux luttes du monde que des milliers d’hommes pensaient atteindre cet équilibre du Nirvana que le Buddha voulait obtenir par le continuel et triomphant effort. Pour les faibles, il semble en effet si naturel de se soustraire au combat de la vie, duquel on sort toujours, sinon vaincu, du moins meurtri, il semble si naturel de se confiner dans sa mélancolie, dans la tristesse des choses, ou bien dans la satisfaction de sa propre justice. Désormais on vivra dans sa retraite, au milieu des arbres et des fleurs, en jetant sur le vaste monde un regard désabusé, en se faisant une harmonie nouvelle des choses par l’évocation solitaire. Ou bien on cherchera le repos sans fin de la pensée, mais sans s’exposer à la mise en scène, au drame du suicide, qui demande déjà une certaine activité : on se laissera mourir. Ce renoncement du ci-devant révolutionnaire n’est-il pas une trahison, aussi bien que celle de l’homme retors se rangeant parmi les satisfaits ?

Et puis, la haine des ennemis directs fit le reste pour la destruction du bouddhisme. Les privilégiés de la race, de la naissance, de la fortune qui ne voulaient pas frayer avec la tourbe des Sudra et des Tchandala, avec les « chiens » et les « pourceaux », ne pouvaient tolérer les idées nouvelles d’égalité. Mais tout d’abord on s’empressa de concéder aux disciples la glorification de l’apôtre, dès qu’il eut disparu et qu’on n’eut plus à craindre de le voir accomplir son œuvre. On le transforma en un personnage plus que divin, on en fit un « Buddha » c’est-à-dire « éveillé », « éclairé », « sage ». On prétendit qu’il était la neuvième incarnation de Vichnu, l’une des divinités suprêmes ; tous les actes de sa vie furent autant de miracles, ses paroles se figèrent en dogmes, et tout un monde de prêtres naquit pour codifier sa doctrine et pour reconstituer les instructions du passé sous de nouvelles appellations. Aussi voyons-nous le bouddhisme se fondre graduellement dans l’ancien brahmanisme, même quand il triomphe en apparence.

Car il eut en effet un moment de triomphe officiel, trois cents ans après la date probable de la naissance de Çâkya-Muni ; de même que plus tard, et par un mouvement parallèle, l’empereur Constantin devait tuer le christianisme en l’inaugurant comme religion d’État, de même un roi de Behar, Açoka, donna le caractère officiel au culte du Buddha, nommant 64 000 prêtres, véritables fonctionnaires religieux avec traitement régulier sur le budget. Lui aussi, comme le firent ses imitateurs inconscients, les empereurs de Bysance, réunit des conciles pour fixer les dogmes, pour déterminer la valeur précise des mots et leur enlever tout caractère qui ne fût pas mystique ; lui aussi fit reviser le canon des « Bonnes Nouvelles » ou Évangiles, pour n’y recueillir que les idées agréées en haut lieu ; lui aussi établit un ministère d’inquisition pour veiller sur la pureté de la foi ; lui aussi, comme les convertisseurs espagnols dans le Nouveau Monde, lança des édits aux peuples barbares pour les sommer de suivre son culte.

D’après une photographie.
temple du buddha au sommet du pic d’adam
(Voir page 186).

Cependant il faut dire qu’il restait encore dans le monde bouddhique quelque chose des principes de douceur et tolérance qu’avait professés le Buddha, et qui d’ailleurs correspondaient si bien aux sentiments naturels de la population agricole, habituée à la vie douce et pacifique des champs, rythmée par la cadence des saisons. Bien que les castes eussent été rétablies, toutes les proclamations royales parlaient de la fraternité humaine et du devoir de répandre l’instruction chez les femmes et les enfants aussi bien que chez les hommes. Le long des routes, on creuse des fontaines de distance en distance et l’on plante des rangées d’arbres fruitiers pour les voyageurs. Toutes les villes ont leurs hôpitaux pour les hommes et les bêtes malades. Les rois, en de grandes fêtes, nourrissaient leur peuple et les étrangers, et le repas immense était présidé au jour du « grand renoncement » par le souverain revêtu de haillons : mais cet homme aux habits en loques n’en était pas moins le maître, et ce repas en commun ne provenait pas de la récolte collective, mais de l’impôt recueilli par les exacteurs.

Quarante inscriptions gravées sur des piliers, sur des rocs, à l’entrée des cavernes réputées saintes, rappelaient ses devoirs au peuple et l’engageaient à la propagande religieuse, non par l’épée mais par la parole. Quelques-uns de ces sermons lapidaires existent encore et témoignent du zèle qui animait à cette époque les missionnaires chargés de répandre la vraie foi : certes, ils devaient être poussés par une singulière force, ces apôtres qui surent assouplir un demi-milliard d’hommes d’une manière plus ou moins complète aux formes extérieures du bouddhisme ! Jusque dans le Pamir, à Tach-kurgan, le « Pierre-mont », où de tout temps se sont arrêtés les voyageurs et pèlerins, on a découvert les vestiges d’un ancien stoupa dont Açoka aurait été le constructeur[39].

Mais dans la péninsule même de l’Inde le culte du Buddha disparut presque complètement, sans doute à l’aide de quelques petites persécutions, toutefois d’une manière assez pacifique en somme. Néanmoins les effets de la révolution sociale et morale produite par l’ébranlement temporaire des castes avaient été si puissants que la société tout entière en fut renouvelée. En vertu de cet énergique appel fait à l’individualité humaine, on vit de toutes parts se dresser de beaux temples ornés de statues, d’élégantes dagoba couronner les rochers et les montagnes ; la poésie et la science eurent alors leur grande époque : Panini composa sa grammaire qui devint le modèle de tous les autres ouvrages du même genre et les rhapsodes se mirent à chanter les 220 000 vers de l’immense Mahâbhârata. Le même souffle de douceur infinie qui avait inspiré le Buddha pénétra aussi les poètes qui nous montrent Yudichtira forçant les dieux à admettre son chien dans le séjour des bienheureux : il refuse d’y entrer sans lui, préférant continuer de vivre en sa compagnie dans le monde des luttes et des angoisses
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
surya
nommé aussi Savitar ou Savitri, dieu du Soleil
humaines. Bien plus, Yudichtira, dans sa merveilleuse puissance de bonté libératrice, n’arrive-t-il pas à faire descendre les dieux du ciel pour illuminer les ténèbres de l’enfer et changer en jouissances les supplices des méchants ? Grâce à lui, le lieu même des éternelles tortures devient le séjour heureux[40].

Dès que le Buddha eut été admis dans le Panthéon brahmanique, son rôle était fini sur la terre : il n’y avait plus aucune raison de conserver en son nom des cérémonies spéciales qui se confondaient d’ailleurs avec celles des mille cultes de l’Inde et que les théologiens déliés pouvaient expliquer à leur fantaisie dans un sens ou dans un autre. L’exemple du Nepâl est là pour nous démontrer que même la religion prétendue bouddhique, enseignée par des missionnaires appartenant à la race privilégiée, n’est guère autre chose que le brahmanisme gangétique. Cependant l’île de Ceylan, qui contraste naturellement avec l’Inde péninsulaire, à la fois par divers traits du sol, des habitants, du langage et des mœurs, diffère également de la grande terre par le maintien d’anciennes formes religieuses réputées bouddhiques, mais comparables pour l’authenticité d’origine à la fameuse « dent du Buddha », simple canine de carnassier que l’on conserve dans le temple du pic d’Adam.

Le même mouvement de migration qui avait fait descendre les Aryens primitifs des hautes terres de l’Afghanistan dans le bassin de l’Indus se continua certainement de siècle en siècle, modifiant incessamment les cultes et les mœurs. C’est à ce point de vue que l’on peut considérer comme ayant une valeur historique la légende rapportée par Ammien Marcellin, d’après laquelle Hystaspes ou Vistâçpa, père de Darius, aurait pénétré dans l’Inde supérieure pour en explorer « les contrées secrètes » et visiter les brahmanes dans le « silence auguste des forêts » ; avec eux il aurait étudié les « mouvements du monde et des astres », scruté le « rituel des sacrifices », appris les « mystères de la magie »[41]. Cette légende indique du moins que des relations n’avaient cessé d’exister entre les Aryens des plateaux de l’occident et ceux des plaines orientales, et que les deux cultes arrivés à leur développement ecclésiastique, le zoroastrisme et le brahmanisme, eurent des occasions de se pénétrer mutuellement[42].

On peut citer un autre indice de ces relations. Il est généralement admis — mais non par tous les indianistes — que peu de temps après le Buddha, l’écriture était en train de se répandre chez les peuples de l’Inde ; un recueil, vraisemblablement de l’époque, le Ialita Vistara, énumère 64, et, dans une traduction chinoise, 65 espèces d’écritures. Parmi celles-ci, il en est une qui porte le nom de Kharôsti, c’est-à-dire de « lèvres d’âne », calembour probable qui fait penser à Cyrus, le Khusrau de l’histoire persane, considéré dans son propre pays comme un « mulet » parce que sa mère, une Mède, était l’épouse d’un Perse[43]. C’est un fait constant que lorsque des noms propres sont introduits en une langue étrangère, le peuple les altère graduellement de manière à leur donner un sens. Ce serait donc aux temps où Cyrus étendit sa domination sur les contrées limitrophes de l’Inde nord-occidentale que les Perses auraient fait pénétrer dans la Péninsule leur mode d’écriture avec une part de leur civilisation[44].

D’après une photographie.
éléphants royaux


Du reste, il ne serait pas douteux, nous dit Weber[45], que l’alphabet hindou, avec ses variantes, soit de provenance chaldéenne, origine encore plus lointaine que si l’écriture avait pris naissance sur les plateaux de l’Iranie.

Non seulement les migrations continuaient de l’ouest à l’est, vers le soleil levant, mais les émigrants se présentaient, comme leurs devanciers, en conquérants et en dominateurs. Les premiers envahisseurs aryens furent refoulés dans la direction de l’orient par leurs successeurs de même race, notamment vers le pays d’Ayoda ou d’Audh, dont les brahmanes occupent le premier rang parmi leurs consanguins de caste ; le fait est que cette même contrée des Sept ou des Cinq rivières qui, à l’époque des Veda, avait été célébrée comme la terre de bénédiction par excellence, finit par être considérée comme une région impure que les poètes hindous couvrent de leurs malédictions. Un long passage du Mahâbhârata, appartenant probablement à l’époque de la rédaction définitive du grand poème, avant ou après Alexandre, se rapporte aux Arattâ, les habitants réprouvés de cette partie du Pendjab, et la description qu’il en fait semble indiquer que le gros de la population s’y composait alors d’indigènes descendus des vallées de l’Himalaya. Ce qui indigne surtout le poète, c’est que dans les familles des Arattâ prévalait la règle du matriarcat, d’après laquelle l’héritage passe aux fils des sœurs[46].

Si l’on donne un fond de vérité à la légende, reproduite par Ctésias et Diodore de Sicile, qui nous montre Sémiramis faisant la conquête de l’Inde, les Assyriens furent peut-être au nombre des envahisseurs de la Péninsule. En tout cas, il est certain que les Perses prirent pied dans les plaines qui s’étendent par delà le Paropamisus. Hérodote décrit les riverains de l’Indus comme des sujets fidèles de Darius. Quoique le pays occupé par eux fût bien peu considérable en proportion des autres domaines immenses du « Grand roi », la part d’impôts qu’ils payaient, soit 760 talents d’or, devait représenter environ un tiers du revenu total de la Perse. Il est probable que ces trésors n’étaient pas apportés en tribut par les seuls habitants de l’Heptapotamie, et que les populations des campagnes plus lointaines contribuaient aussi à ces envois de riches présents pour acheter la faveur du puissant souverain[47]. Ainsi la partie de l’Inde à travers laquelle pénétra l’armée d’Alexandre était déjà soumise à l’Iranie, du moins attirée dans sa « sphère d’influence », comme le diraient des diplomates modernes : le conquérant macédonien ne faisait donc que se substituer à Darius en s’emparant de cette contrée.

D’après une photographie.
sagar et son lac artificiel, entre udjein et allahabad

Telle est la raison pour laquelle l’expédition d’Alexandre, qui accrut prodigieusement les connaissances des Occidentaux en étendant le monde de leur pensée, resta tout à fait inaperçue des Hindous eux-mêmes : on n’en voit trace ni dans leurs annales historiques ni dans les légendes transmises par la littérature. C’est que leur équilibre politique et social n’en fut aucunement changé. Alexandre, qu’ils virent seulement passer en apparition fugitive, ne fut pour eux qu’un lieutenant de Darius comme ils en avaient vu tant depuis deux siècles. Reinaud donne de ce fait une autre raison : les Brahmanes dominaient alors ; Alexandre, si grand qu’il fût, n’était pour eux qu’un de ces êtres impurs desquels il convient de ne pas faire mention[48]. Le roi macédonien voulait faire pâlir la gloire des dieux eux-mêmes : il fallait que pour lui on oubliât Hercule et Bacchus, mais il ne réussit pas à se faire nommer par les orgueilleux brahmanes.

L’itinéraire suivi par le Macédonien dans son expédition de conquête prouve que toutes ces contrées montagneuses et difficiles, au nord et au sud du diaphragme de l’Asie, étaient fort bien connues. Alexandre s’y joue comme un enfant au milieu des arbres dans une partie de barres : il est vrai que la durée totale de son voyage de conquêtes, au nord et à l’orient de Persepolis, ne dura pas moins de sept années. Arrivé à la suite des fugitifs persans devant l’une des « Cent portes » caspiennes, il descendit dans les plaines du Touran pour suivre facilement au nord, soit la base, soit une longue vallée médiane des montagnes bordières de l’Iranie jusqu’à la brèche qui traverse la chaîne de part en part, là où se trouve l’une des « clefs du monde », la fameuse Herat, qu’il nomma à sa propre gloire Alexandria in Ariis. Puis, au lieu de se rendre directement à Bactres, où résidait son ennemi Bessus, le meurtrier de Darius et son successeur comme roi des Perses, Alexandre, assuré, semble-t-il, de sa victoire future, se dirige au sud pour revenir sur la Bactriane par un immense détour à travers la Drangiane et l’Arachosie. Prenant la route que tant d’autres conquérants ont suivie après lui, il descendit vers le territoire de bas-fonds et de lacs appelé aujourd’hui le Seistan et remonta au nord-est par la vallée de l’Etymander, le Hilmend, pour atteindre la base de l’Hindu-kuch dans la région de Kabul : c’est exactement la route que prit, dans la dernière guerre de l’Afghanistan, l’armée du général Roberts. Obligé d’attendre au pied des montagnes que le printemps eût fait fondre les neiges de l’hiver, Alexandre employa son temps à construire une de ces villes qu’il aimait tant à marquer de son nom : une Alexandria ad Caucasum s’éleva dans le voisinage de la ville actuelle de Kabul, en un point où viennent se rejoindre les sentiers descendus des principaux cols de la chaîne. Des ruines ont été désignées en plus d’un endroit comme les restes de l’antique cité[49] ; du reste, depuis que des peuples se meuvent à travers le diaphragme de l’Asie, un centre de population dut s’élever à cette rencontre des chemins.

Arrivé sur le versant septentrional de l’Hindu-kuch, probablement à la descente du col de Kawak (Khawnk), Alexandre accomplit son projet, qui était à la fois de briser toute insurrection et de pousser jusqu’aux dernières limites du royaume des Achéménides, dans la direction du nord.

N° 245. Alexandre en Iranie.
En comparant ce tracé des campagnes d’Alexandre à celui de la carte n° 170, page 339, tome II, on peut relever quelques petites différences. Certains auteurs trouvent les ruines de l’Alexandrie du Caucase à Kherinan (15 kilomètres à l'Ouest de Kabul), les autres, et c’est le plus grand nombre, à Tcharikar (60 kilomètres plus au nord). L’Alexandrie la plus lointaine est dans la vallée du Jaxartes, soit à Khodjend, soit à Tchinas, soit même, suivant d’aucuns, à Marghinan (200 kilomètres à l’est de Khodjend).


Il franchit en effet Oxus et Jaxartes et fonda la « dernière Alexandrie », non loin de la Cyropolis qui passait alors pour être la borne du monde civilisé à l’entrée des pays barbares. Ayant traversé à nouveau les monts qu’il appelait le Caucase, cette fois par le col de Bamian, il ne lui restait plus qu’à descendre vers les plaines de l’Inde par la vallée du Kophen ou rivière de Kabul. Une partie de son armée s’engagea en effet sur cette route historique, le chemin par excellence de l’Inde : toutefois, entraîné par sa vanité, Alexandre s’arrêta pour guerroyer dans le pays que l’on s’imaginait être la patrie de Dionysos et d’Hercule, parce que la vigne sauvage y croît en abondance[50]. Là s’élevait ce rocher mystérieux d’Aornos, « Sans oiseaux », si haut que l’aile de l’aigle ne pouvait l’atteindre et que le puissant Hercule ne put le gravir : mais Alexandre « plus grand que les dieux » ne manqua pas d’en triompher.

Les connaissances géographiques des compagnons d’Alexandre étaient trop imparfaites pour qu’il soit possible de reconstituer les itinéraires de cette partie de l’expédition fameuse ; mais la pointe qu’il poussa dans l’intérieur de l’Inde, au delà du grand fleuve, ne pouvait s’accomplir que par la route même qu’indique supérieurement la nature et qui, de tout temps, avait été prise par les prédécesseurs du Macédonien, comme elle le fut aussi par tous ses successeurs. Il lui fallait franchir l’Indus immédiatement en aval du confluent de la rivière de Kabul, à l’endroit où le large courant venant de l’est réunit ses flots errants dans la plaine pour s’engager dans une étroite cluse aux inabordables falaises[51]. Vers l’origine de l’étranglement, indiqué sinon par un tracé rigoureux et inflexible du moins dans sa direction générale par le mouvement du sol, le groupement des populations et la position des cités, l’itinéraire de l’expédition devait être sensiblement parallèle aux arêtes de l’Himalaya et à tout l’ensemble orographique des avant-monts, des talus, des coulées qui s’épandent dans la plaine et les espaces déserts incultivables qui se prolongent au sud. Les routes qui se tracèrent sous les pas des caravanes et des armées, l’ancienne « Route royale » et, depuis le milieu du XIXe siècle, la ligne du chemin de fer suivent toutes cette direction normale, imposée par l’architecture même et le climat de l’Inde.

Cunningham a retrouvé les ruines de la première ville traversée par Alexandre à l’est de l’Indus : elle portait alors le nom de Takchasila (Taxila).

N° 246. Alexandre au pays des Sept Rivières.
Les seuls points de l’itinéraire d’Alexandre dans le Pendjab qui soient fixés avec grande probabilité sont Attock et Taxila. Pour le reste, tout est conjectures. Le point de passage de l’Hydaspes a été cherché à Djelam et à Djalalpur, mais il pourrait être ailleurs. La ville de Sangala a été identifiée avec Lahore, Amritsar et bien d’autres villages entre l’Hydraotes et l’Acesines. On ignore si le point extrême de l’expédition fut en amont ou en aval de la jonction de l’Hyphasis et de l’Hesydrus, laquelle, avant 1796, se trouvait à proximité de Firozpur.


Un demi-siècle plus tard, elle devint la résidence du fameux roi bouddhiste Açoka, le fervent constructeur de monastères et de stoupa, le propagandiste zélé qui envoyait les apôtres de la foi nouvelle vers toutes les contrées des alentours. À l’est de Takchasila, le chemin de l’armée macédonienne rencontre le fleuve Hydaspes ou Djelam (Djhilam), mais sur ses bords les archéologues n’ont que l’embarras du choix pour désigner, d’après leur interprétation des auteurs, les emplacements probables des villes de Nicée, bâtie à la gloire d’Alexandre, et de Bucéphale, érigée en souvenir de son cheval. Ensuite l’armée macédonienne traversa successivement deux autres des « Cinq rivières », l’Acesines ou Tchinab, l’Hydraotes ou Ravi, puis s’arrêta devant les flots de l’Hyphasis ou Bias, où l’on dressa douze autels pour commémorer à jamais ses victoires ; il est probable que le fleuve errant démolit ces monuments dans une inondation, car on n’en retrouve aucun débris.

Sans avoir dépassé la contrée de l’Inde déjà connue des Persans, les Macédoniens rapportaient du moins un itinéraire assez précis qui permettait de fixer approximativement quelques points géographiques. À cet égard le retour fut encore plus instructif. S’embarquant sur le Hydaspes dont le courant, rejoignant en aval celui de l’Indus, porta le conquérant jusque dans le voisinage de la mer, Alexandre employa neuf mois entiers pour un voyage que l’on pourrait accomplir en quinze jours, mais deux corps d’armée l’accompagnaient par terre, l’un à droite, l’autre à gauche, et de temps en temps il descendait pour guerroyer contre les populations qui ne se soumettaient pas au passage. Arrivé à la tête du delta fluvial, il explora successivement les deux bras principaux jusqu’à la mer, pour aller contempler l’Océan Indien et assister au phénomène, redoutable pour lui, de la marée, car le courant de flux causa de graves avaries à plusieurs de ses embarcations. Avant de descendre l’Indus, Alexandre se faisait une idée si confuse de la géographie des pays traversés qu’il croyait voir dans le fleuve indien une branche du Nil, et cela parce que des crocodiles vivaient dans l’un et dans l’autre cours d’eau. Il est à présumer que le grand Aristote ne doit pas être tenu pour responsable de cette crasse ignorance de son pupille, car lui du moins savait que, deux siècles auparavant, Scylax de Caryanda, sur l’ordre de Darius, avait descendu le fleuve Indus et navigué sur la mer Rouge[52].

De même qu’Alexandre voulait faire oublier les expéditions antérieures des Perses dans l’Inde, de même il voulut rejeter dans l’ombre toute expédition maritime ayant précédé celle de son lieutenant Néarque : en toute chose, il lui fallait être le premier. Et, fait qui pourrait sembler extraordinaire, si les foules n’étaient facilement subjuguées par qui les violente, la postérité crut longtemps Alexandre sur parole ! Les historiens sont encore presque unanimes à célébrer le roi macédonien comme le conquérant qui ouvrit aux Occidentaux les portes de l’Inde ; ils négligent aussi de mentionner le voyage de Scylax pour reporter le mérite de la navigation première sur un compagnon d’Alexandre ; c’est aussi à ce Néarque, qui navigua pendant quelques mois seulement sur la mer d’Oman et le golfe Persique, que d’aucuns attribuent la découverte du régime des moussons[53]. D’après les auteurs, on eût dit également que la traversée de la stérile Gedrosie était un exploit sans exemple, puisque la souveraine légendaire, Sémiramis, puis Cyrus, s’étant aventurés en cette redoutable contrée, y auraient perdu les multitudes qui les suivaient.

Après Alexandre, sous la domination des Séleucides, les relations devinrent presque fréquentes entre les Grecs et les Hindous ; il est certain même qu’il n’eut aucune solution de continuité au point de vue historique et que les satrapies instituées par Alexandre sur l’Indus furent maintenues par son successeur à l’occident du grand fleuve[54] et pourvues de nouveaux titulaires. Mais une modification profonde venait de se produire dans l’équilibre politique de l’Inde septentrionale. Un monarque puissant, Tchandra-Gupta, le Sandracottus des Grecs, qui résidait à Pataliputra (Palibothra), la moderne Patna, au confluent de la Gangâ et de la Son, avait réuni sous son pouvoir toutes les populations du bassin gangétique et ses armées s’avançaient vers le bassin des Cinq rivières : Seleucus comprit qu’il aurait affaire à trop forte partie s’il essayait de défendre les conquêtes d’Alexandre. Il fit évacuer la région du Pendjab et céda tous les districts de la plaine au sud des passages du Paropamisus, en échange de l’amitié de Tchandra-Gupta et d’un cadeau de cinq cents éléphants, précieux appoint dans ses guerres contre les autres héritiers du Macédonien. À titre d’allié, il envoya son ambassadeur Mégasthènes à la cour de Pataliputra, et, grâce à ce Grec intelligent, qui résida plusieurs années sur les bords de la Gangâ et qui semble avoir été moins porté aux exagérations que la plupart de ses compatriotes, les Occidentaux de la Grèce et de Rome apprirent à peu près tout ce que l’on devait savoir de l’Inde et de ses habitants jusqu’au voyage de Vasco de Gama : ses descriptions, reproduites par Arrien et Strabon, commentées par Ératosthènes avec l’aide d’un autre récit de voyage, celui de Patrocle, furent pendant 18 siècles le document classique par excellence. À l’époque où Mégasthènes était l’hôte de Tchandra-Gupta, la caste des brahmanes était encore souveraine, mais les philosophes sarmanes, c’est-à-dire les Sramana, ainsi que l’on désignait les bouddhistes, étaient fort considérés : c’était vers eux que regardait le peuple comme vers des sauveurs.

Les rapports directs qui s’établirent entre l’Inde et les terres riveraines de la Méditerranée et qui mirent en mouvement de grandes masses d’hommes amenèrent sans aucun doute des progrès considérables à tous les points de vue. « Les Yavana savent tout, est-il dit dans un verset des Mahâbhârata, et leur force surpasse celle des autres hommes » ! L’influence hellénique se manifesta même directement dans le domaine de la science, puisque des traités astronomiques hindous, datant des premiers siècles de l’ère chrétienne, reproduisent des vocables grecs, tels que « centre », « diamètre », « heure », sous des formes peu modifiées[55]. Le texte de ces ouvrages montre en toute évidence que les théories d’origine occidentale avaient été importées par la voie d’Alexandrie, « Yavanapura », qui était alors la ville hellénique par excellence. En dehors de l’astronomie, il ne paraît pas que l’Inde ait beaucoup reçu de l’Occident en arithmétique et en algèbre : c’est bien sans l’intervention des Grecs que les Hindous auraient trouvé le système de numération dit « arabe », caractérisé par la position respective des chiffres en colonnes distinctes comme les rangées de boules sur l’abaque, et par la figuration du point ou zéro qui représentait d’abord le vide intercalaire des colonnes, ainsi que le défaut des unités finales[56].

L’influence grecque s’est manifestée surtout dans la sculpture et dans l’architecture. Les formes régulières du stoupa bouddhique, à peu près pareilles à celles d’une cloche et probablement inspirées par un symbolisme analogue, ne pouvaient être modifiées, puisque la coutume les imposait, mais les statues figurées sur ces monuments témoignent de l’étude des œuvres de l’art grec ; probablement des sculpteurs hellènes travaillèrent pour les souverains de la contrée, car on sait qu’après l’ambassade de Megasthènes, les hauts personnages du bassin gangétique appelèrent à leur cour un grand nombre de danseuses et d’actrices[57], qu’accompagnèrent d’autres Grecs distingués par leurs connaissances ou leurs pratiques d’art.

Document communiqué par Mme Massieu.
ruines de martand


Dans le pays de Kachmir, qui se trouve en un bassin des montagnes bien éloigné de la route historique de l’Inde, mais où, par conséquent, les édifices ont eu grand’chance de se conserver intacts, on compte plus de soixante-dix temples dont le style est évidemment gréco-bactrien, et, parmi ces sanctuaires, il en est un, celui de Martaud, dont les colonnades et les bas-reliefs sont de la plus haute élégance : tous les voyageurs s’accordent à y voir une œuvre des architectes hellènes[58]. L’art de la gravure fit aussi de grands progrès sous l’influence occidentale : de nombreuses médailles en fournissent les preuves. Si le nom d’Alexandre le Macédonien n’est mentionné dans aucun document hindou, on cite d’autres personnages grecs des époques postérieures : d’abord un Alikasunari (Alexandre) de la cour d’un Séleucide, Antiochus, et un Ménandre, qui s’avança victorieusement d’un côté jusqu’à la Djamna, de l’autre jusqu’à la péninsule de Gudjerat. Le nom de Dattâmitra, un Demetrius, est également connu ; et le Mahâbhârata entre enfin dans l’histoire, en parlant de Turamaya, — Ptolémée, — le mathématicien et géographe qui tenta de fixer les formes précises du contour péninsulaire[59].

Légende de la Carte n° 247

Grâce à la multiplicité des royaumes hindous, des centaines de villes pourraient réclamer le titre de capitale, nous n’en citons que quelques-unes avec les périodes ou les personnalités qu’elles évoquent.

Hastinapura, dynastie lunaire ; Ayodhya (Audh), dynastie lunaire.
Delhi (Indraprastha), maintes fois capitale de l’Inde, de Yudichthira aux Mogols.
Benarès, capitale buddhique ; Rajagriha, siège du premier concile.
Patna (Pataliputra), capitale de Tchandra-Gupta ; Taxila, capitale d’Açoka.
Allahabad (Prayâga), confluent sacré ; Paithan (Pratichtana), bardvan (Vardhamâna), Udjein, capitales des premiers siècles de l’ère vulgaire.
Vijayanagar, Canoge (Kanudj) ; Gwalior, capitales au moyen âge.
Calicut, Goa rappellent les Portugais ; Pondicherry, les Français.
Djaipur, Haidarabad (et Golconde), Maisur sont des capitales récentes.
De nos jours, Bombay et Madras sont des sièges de gouverneurs, Calcutta est la capitale du vice-roi en hiver, Simla, la résidence d’été.
Lhassa, Srinagar, Khatmandu et Punakha sont les chefs-lieux respectifs du Tibet, du Kachmir, du Nepâl et du Bhutan.


Même au point de vue religieux, il y eut un certain échange d’idées, ainsi qu’en témoigne un passage du Mahâbhârata (18e livre), introduit, d’après Weber, il y a seize siècles environ, dans le grand poème indien. Ce récit raconte la légende d’un pèlerin brahmane qui se serait dirigé vers le pays des « Hommes Blancs », où se trouve une cité dans laquelle on reconnaît Alexandrie, et y aurait été initié aux mystères du culte de Krichna, tel qu’on le pratiquait dans ce pays lointain.

Il y eut certainement des infiltrations entre les cultes buddhique et catholique, mais il n’existe pas d’analogie, comme divers l’ont prétendu, entre le nom de Christos et celui de Krichna, l’incarnation de Vichnu, dont le culte se propagea dans l’Inde, il y a quinze cents ans environ. Krichna, c’est-à-dire « le noir », est un mot qui se prononce kœerchna’s et dont les Grecs ont voulu rendre l’énoncé par la forme Κορϐανης, bien différente de Χριστός, on le voit.

N° 247. Capitales de l’Inde.


Or il faut ajouter, dit E. Monseur, que les chrétiens de l’Inde, s’étant probablement toujours rattachés aux églises syriaques, n’ont pas dû se servir du mot grec, mais du vocable sémitique dont le français a fait « Messie ».

Les deux civilisations de l’Orient et de l’Occident se pénétrèrent donc mutuellement pendant les siècles gréco-romains. Le rhéteur Chrysostome, qui visita l’Inde gangétique après Megasthènes, nous dit que les Hindous avaient entendu parler de la guerre de Troie et se récitaient les hauts faits d’Achille et d’Hector, les lamentations d’Andromaque et d’Hécube[60]. Évidemment les échanges d’idées et les acquisitions nouvelles de savoir durent se produire de part et d’autre bien plus activement même que l’histoire écrite n’en témoigne, car les faits sont tellement complexes et mélangés dans leurs origines qu’on ne peut en distinguer tous les éléments : maint phénomène qui paraît purement hindou n’en devrait pas moins être ramené à des influences occidentales.

D’ailleurs l’hellénisme ne coulait point à flots d’une source pure : si quelques relations directes s’établissaient alors entre les bords de la Gangâ et les grandes cités grecques d’Antioche et d’Alexandrie, presque toutes les communications se faisaient avec des contrées qui n’étaient point grecques, si ce n’est officiellement par l’origine de leurs dynasties. La Bactriane était à cette époque le principal intermédiaire, les armées passant et repassant incessamment de l’un à l’autre versant par les cols de l’Hindu-kuch : ce n’était plus l’art d’Athènes que les Grecs bactriens apportaient de ces régions lointaines. Combien plus trouble fut encore l’hellénisme de Bactres lorsque, il y a deux mille ans, les « Scythes » ou Çaka, qui en réalité étaient des Turcs des frontières de la Chine, croisés de Dsungares, de Mongols et de Chinois, conquirent la Bactriane et s’emparèrent des domaines grecs en Iranie et dans l’Inde nord-occidentale !

Jusqu’à quel point ces Asiates étaient-ils devenus Grecs ? Autant que les Anglais devinrent Français après avoir été conquis par les rois normands. Les souverains maintenaient l’idiome qui devait leur assurer le plus d’ascendant, mais qu’ils ignoraient peut-être eux-mêmes. Pendant près de deux siècles, des mots grecs figuraient sur les monnaies hindoues jusqu’à la Gangâ et dans tous les ports de la côte occidentale. Mais, perdus dans un milieu ethnique absolument différent de celui d’où leurs pères étaient venus, les hauts personnages parmi les dominateurs de l’Inde qui se disaient encore Hellènes se transformaient en Hindous des hautes castes par leurs
Musée du Louvre.Cl. Giraudon.
statue gréco-hindoue
habitudes, les préjugés et les mœurs. Les inscriptions des monnaies les plus anciennes étaient purement grecques ; puis elles se présentent comme des traductions de paroles iraniennes, enfin, elles deviennent bilingues, jusqu’à ce que le grec disparaisse complètement. Le costume change aussi ; le diadème des monarques grecs est remplacé par des bonnets à tête d’éléphant, levant la trompe. Le bouddhisme triomphe enfin sur les anciens dieux, quoique par lentes évolutions et sans changement brutal[61].

Si le flot des conquérants avait eu à descendre dans l’Inde par des chemins relativement faciles, comme jadis les Aryens d’Iranie, et comme plus tard les Parthons des hautes vallées afghanes, les Bactriens avaient à franchir des obstacles bien autrement redoutables. Pour se soustraire à une attaque de flanc des Parthes et autres habitants du plateau, il leur fallait traverser les multiples remparts du Paropamisus. Avant de pénétrer dans l’Inde, les Scythes, venus de par delà l’Oxus et le Jaxartes, devaient en outre franchir les seuils de partage qui séparent les versants des deux mers intérieures : d’un côté les sables de la Mongolie, de l’autre, les eaux lacustres de l’Aral. C’est un phénomène historique du plus haut intérêt que de voir une route de migration se créer de la Chine à l’Inde par l’immense détour de la Bactriane, alors que, du côté de l’infranchissable Tibet, ces contrées sont limitrophes ; mais on comprend aussi fort bien que la longue voie détournée ne fût pas toujours libre devant les émigrants. Souvent l’empire bactro-indien, obéissant pour ainsi dire à la force d’une double attraction, se décomposa en deux moitiés distinctes, nettement délimitées par les hautes arêtes neigeuses de l’Hindu-kuch : la géographie le voulait ainsi[62].

N° 248. Courants de l’Océan Indien durant la mousson d’été.

Les deux cartes nos 248 et 249 sont établies d’après J.-G. Bartholomew.

De juin à octobre, le vent souffle du sud-ouest vers l’Inde et l’Indo-Chine ; les mouvements de l’atmosphère ainsi que les courants marins facilitent les voyages de l’ouest à l’est.

Malgré tous les événements de guerre qui s’accomplissaient dans les contrées nord-occidentales de l’Inde, sur les chemins qui y conduisent par l’Iranie, le commerce direct, confié en grande partie à des convoyeurs neutres, se maintenait des bords de la Méditerranée à ceux de l’Océan Indien. On juge de l’importance de ce trafic par voie de terre à la vue des très nombreuses monnaies romaines, frappées entre la fin de la République et le règne de Caracalla, que l’on trouve dans la région de Pechaver : c’est là que les caravanes descendues des plateaux afghans devaient échanger l’or romain contre les produits de l’Inde. Vers le milieu du IIIe siècle, des guerres interrompirent brusquement ce trafic, et les voyages ne purent alors se continuer que par mer, mais en des conditions infiniment supérieures à celles où s’étaient trouvés les Scylax et Néarque six ou huit siècles auparavant, car les marins qui desservaient le mouvement des échanges gréco-romains avaient fini par découvrir ou plutôt avaient appris des matelots arabes un secret de géographie physique qui devait singulièrement faciliter leur tâche.

N° 249. Courants de l’Océan Indien durant la mousson d’hiver.

D’octobre à mai, le vent souffle du nord-est sur les golfes qui encadrent l’Indoustan. C’est l’époque des voyages de la Malaisie vers Ceylan et de l’Inde vers le golfe Persique, la mer Rouge et la côte d’Afrique.

Cette découverte capitale qui rapprochait l’Inde et l’Europe était celle des moussons ou vents alternants qui fluent et refluent à travers la mer indienne, poussant les navires devant eux pendant une saison et les ramenant pendant une autre. Ce fut un marin, probablement grec, à en juger par son nom, Hippale, qui attacha sa mémoire à cette conquête commerciale, et l’on imagine qu’il faut en fixer la date à la deuxième moitié du premier siècle du comput vulgaire, puisque Pline, qui la mentionne le premier, se sert de l’expression his annis comperta, (VI, 23.) Hippale choisit d’abord comme point de départ le promontoire Syagrius de la côte méridionale d’Arabie, le ras Fartak des riverains actuels, et se lança directement vers la côte de la péninsule hindoue ; mais, enhardis par la réussite, d’autres navigateurs appareillèrent en des ports plus rapprochés de l’Égypte, au sortir de la mer Rouge ou au promontoire des Aromates (cap Guardafui), et prirent pour but tel ou tel marché de la côte de Konkan ou du Malabar, suivant les marchandises qu’ils portaient et les denrées qu’ils allaient charger.

On pourrait identifier les ports où ils abordaient par la nature des objets qu’ils demandaient aux trafiquants : ainsi le poivre et les perles provenaient certainement de l’Inde méridionale, tandis que les soies de la Chine ne pouvaient être obtenues que sur les marchés du nord, approvisionnés par les marchands « scythes » de la Bactriane. Des témoignages directs, entre autres celui de Marinus de Tyr, établissent que le terme le plus habituel des voyages était un port de la côte occidentale : cependant des navires doublaient aussi le cap Comorin, le « Kumâri » de la géographie sanscrite, et remontaient jusqu’à l’emporium de la Gangâ, peuplé par les « Gangarides » : la capitale de la contrée était alors Varddhamâna, la « Florissante », la Bardvân de nos jours[63].

On évalue à plus d’une centaine les navires qui, bon an, mal an, passaient le détroit de Bab-el-Mandeb pour aller trafiquer sur les côtes de l’Inde, et divers documents parlent des passagers grecs qui furent ainsi transportés en grand nombre dans l’Inde, médecins, architectes, peintres, sculpteurs, artisans de tous métiers, mais surtout musiciens, musiciennes et courtisanes pour les harems des radjahs. Des colonies de marchands juifs et, plus tard, de marchands chrétiens se fondèrent ainsi sur le littoral de la péninsule dravidienne. Pline[64] essaie de chiffrer la valeur du commerce qui se faisait de son temps entre l’Empire romain et l’Inde. Les exportations de l’Occident représentaient un avoir d’au moins cinquante-cinq

millions de sesterces, et l’on ramenait en échange des denrées revendues au centuple du prix d’achat.
les bains sacrés à Benarès

C’est probablement à la prospérité commerciale des ports de la côte occidentale et de toute la région voisine de la mer « Érythrée » que l’on doit attribuer le déplacement du centre de gravité de la puissance politique. La mouvement de conquête des Aryens et de tous les autres envahisseurs devait naturellement se propager vers l’est par la « route royale », que continue le cours même de la Gangâ, et le centre de la résistance ne pouvait se trouver ailleurs que dans les régions très populeuses où viennent s’unir les grands affluents, irriguant les campagnes à perte de vue. Plus tard, lorsque les conquérants aryens, ou du moins ceux qui gouvernèrent sous leur nom et qui fondèrent la dynastie solaire, puis la dynastie lunaire, se disputant l’empire en d’effroyables guerres, eurent acquis la suprématie dans l’Inde entière, le foyer de leur puissance devait rester également dans la contrée des Prasiens ou Prachya, c’est-à-dire des « Orientaux », qui vivaient dans le bassin de la Gangâ, de l’Audh au Bengale. Quand Alexandre pénétra dans l’Inde, le centre de la puissance hindoue était à Patna, mais peu de décades après cet événement, on voit le siège de l’empire changer et se rapprocher de l’emplacement qu’occupe de nos jours le camp anglais de Rawal-Pindi. Trois ou quatre siècles plus tard, à l’époque où le commerce gréco-indien prenait un essor rapide grâce à la découverte d’Hippale, un autre souverain, Vikramâditya, le roi qui a la « Force du soleil », fit de sa ville royale et sainte, Udjein, près du seuil de partage des deux mers, une cité de très grande splendeur, dont on admire encore les ruines ombragées et fleuries au nord de la ville moderne du même nom. Udjein était considérée comme une métropole ; l’ère de samwat[65] fondée en l’honneur de Vikramâditya, était naguère la plus répandue dans toute l’Inde du nord, et le méridien qui passe par le mont Mérou était censé traverser la ville d’Udjein pour aboutir à l’île de Lanka, c’est-à-dire à Ceylan[66]. Sans doute les astronomes hindous se trompaient, mais leurs erreurs étaient pourtant notablement moindres que celles des Ératosthènes et des Ptolémée.

À cette époque de l’histoire hindoue, qui fut celle de la grande expansion de la foi bouddhique, l’Inde débordait sur le monde environnant par sa propagande religieuse. La région nord-occidentale entre l’Indus et le Sivat, pays qui constituait alors le royaume d’Udyêna — mot qu’on a rapproché de celui d’Eden[67] — ou le « Jardin », était le centre du prosélytisme[68]. Mais cette propagande était essentiellement pacifique, et, du reste, la nature même du sol voulait qu’il en fût ainsi : on fait irruption dans l’Inde en descendant des montagnes environnantes, tandis que de l’Inde, on s’élève vers les hauteurs en se présentant en hôte. D’une manière générale on peut dire que, sur le pourtour de l’Inde, les mouvements de conquêtes se firent toujours de l’amont à l’aval, de la région haute des âpres montagnes à la basse plaine du fleuve Indus, tandis que les expansions pacifiques agissaient en sens inverse, de l’aval vers l’amont. Mais du côté de l’est, où l’hémicycle des monts ne dresse pas les mêmes escarpements, et où des brèches nombreuses se présentent des deux côtés des massifs, les événements violents ou pacifiques purent se produire de part et d’autre ; cependant la nature débonnaire des populations agricoles qui peuplent l’un et l’autre versant, les bassins de la Ganga et du Brahmaputra, et celui de l’Irrauadi (Irâvadi, Aïravati), fut certainement favorable à l’expansion paisible de la civilisation hindoue avec ses religions et ses mœurs.

On ne saurait douter que les points de contact aient été très nombreux sur les chemins de l’Occident entre le culte du Buddha, et celui qui, succédant aux religions gréco-romaines, se développa sous la forme de christianisme. On cite de bizarres exemples de ce mouvement d’extension du bouddhisme dans le monde occidental, opéré, soit directement par les missionnaires, soit de proche en proche par la voie lente des échanges. C’est ainsi que dans un lauza, l’une de ces tombes en pierres brutes éparses en Languedoc, on a découvert une tête du Buddha, transférée maintenant à Rennes ; et l’on constate que cette effigie appartient à une époque non préhistorique pour la Gaule mais du moins préromaine, puisque les lauza n’ont livré aux chercheurs aucun objet des temps qui suivirent la conquête de César[69].

Du reste, les preuves directes du pénétration mutuelle des deux
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
symbole solaire bouddhique
identique à maint ostensoir catholique.
religions ne manquent pas. Il fallait que la vénération des philosophes alexandrins envers la religion bouddhique fût bien profonde pour que, au milieu du IIIe siècle, Plotin accompagnât l’armée de Gordien contre les Parthes, dans l’espoir, d’ailleurs déçu, d’aller trouver dans l’Orient sacré des frères en la foi (Lassen).

L’analogie surprenante de costumes et de rites que l’on constate entre le culte catholique romain et celui des bouddhistes du Tibet serait également tout à fait inexplicable si l’on n’admettait pas une origine commune à ces deux héritages dont les formes sont presque identiques. Des adversaires de l’Église romaine ont vu dans cette ressemblance des deux religions un témoignage de simples emprunts faits au cérémonial bouddhique, tandis que les catholiques zélés ont voulu expliquer la chose par le plagiat de prêtres bouddhistes ayant surpris des catholiques dans l’Inde, ou mieux encore, par un artifice miraculeux du démon essayant d’imiter l’œuvre de Dieu[70]. Quoi qu’il en soit, on ne saurait prétendre que les beaux vêtements de brocart et d’or, que les cérémonies pompeuses et les processions solennelles des prêtres de Rome et de Lhassa aient été reçus en héritage, soit des prêtres de Jésus, soit des moines retirés dans la forêt de Gaya ; c’est donc ailleurs qu’il faut chercher les fastueux modèles des prélats de nos jours à l’Orient et à l’Occident. N’est-ce pas encore vers Babylone, vers Suse et Ecbatane que l’on doit se tourner pour y découvrir les origines de ce rituel, conservé de part et d’autre avec un si fidèle respect ? Que de fois la différence des noms fait illusion relativement à la ressemblance des choses !

Du côté du nord, le mouvement de propagande de l’Hindouisme, avec ses idées et ses religions diverses, ne pouvait se faire qu’avec une extrême lenteur, le haut rempart des montagnes parallèles, aux âpres froidures, se dressant en obstacle presque infranchissable. Néanmoins, le travail s’accomplissait de proche en proche, et même les effets en étaient d’autant plus durables qu’ils se produisaient chez des populations auxquelles leur milieu donnait un caractère plus lent et plus tenace. Ainsi le pays du monde où la religion bouddhique, sous une forme du reste très différente de celle des premières communautés de Benarès, est le plus solidement assise, le Tibet, ne reçut les premiers missionnaires que mille ans après le Buddha, et le premier temple n’y fut bâti que deux cents ans plus tard. Mais où la nature ne posait pas de si difficiles barrières, l’élan de vie fut bien autrement rapide. Si les montagnes étaient presque impossibles à franchir là où elles opposaient leur masse dans toute sa largeur, le col de Bamian offrait un passage relativement facile, et les pèlerins bouddhistes s’y pressaient, allant à la conversion du monde. Bien avant la période chrétienne, ce passage était fréquenté par les missionnaires qui se rendaient vers les pays lointains de la Tartarie : de nombreuses dagoba montrent de distance en distance leur fin profil de cloche le long de la route, tenue alors pour sacrée. Ce col paraissait une brèche providentielle ménagée par les bons génies d’un monde à l’autre monde.

Mais tandis que la religion nouvelle se propageait dans les pays éloignés, elle cessait d’exister dans l’Inde continentale, du moins dans ses formes officielles. Peut-être pourrait-on, néanmoins, classer parmi les bouddhistes les Djaina ou « triomphateurs » qui comprennent un peu plus d’un million d’individus, vivant presque en dehors de l’Inde proprement dite, dans la péninsule de Kattyavar ou du Gudjerat et dans les montagnes écartées, principalement sur le mont Abu et sur les pentes de l’Arawali. Les Djaina, fils de persécutés, ont fait comme les Parsi, les Arméniens, les Juifs, les protestants : prospérant au point de vue matériel, ils se sont enrichis, ont construit des villes ; un grand nombre d’entre eux sont devenus manieurs d’or et d’argent, grands connaisseurs de bijoux : leurs temples sont de vastes écrins aux admirables ciselures.

Document communiqué par Mme Massieu.
intérieur d’un temple djaina sur le mont abu


Ils s’en tiennent scrupuleusement aux dogmes de la religion traditionnelle ; ils affectent aussi d’être parfaitement solidaires avec les animaux et se gardent bien de verser la moindre goutte de sang. Dans leurs demeures, ils entretiennent les singes malades, des écureuils, des pigeons, perroquets, paons et tourterelles. Pour épargner les animalcules, ils balaient soigneusement la place où ils vont s’asseoir, se frottent doucement au lieu de se laver, de peur de détruire quelque infusoire, ne boivent que de l’eau filtrée, ne respirent qu’à travers un voile, jettent de la farine sur le sol pour donner à manger au fourmis. Leurs « quatre devoirs » consistent à exercer la bienfaisance ; mais par leurs pratiques, le talent de s’enrichir aux dépens du populaire, ils sont devenus une caste féroce, composée d’ennemis publics, et le peuple les déteste justement.

Tel est le sort des religions : en se fixant, elles nient leur point de départ, systématisent la trahison et le désaveu de leurs propres fondateurs. Jésus-Christ, le Buddha revenant aujourd’hui seraient maudits précisément par les chrétiens et les disciples de la « Vraie Foi ». C’est à d’autres qu’a passé la mission du bon combat.



  1. Ernest Haeckel, Lettres d’un Voyageur dans l’Inde, Paris, 1884.
  2. Albirouny ; Jos. T. Reinaud, Relations des Voyages des Arabes, tome I, Paris, 1845.
  3. Dalton, Ethnology of Bengal.
  4. Élie Reclus, Les Primitifs, pp. 357 et suiv., d’après Arbuthnot, Macpherson, Dalton, etc.
  5. Elie Reclus, ouvrage cité, p. 311.
  6. Introduction à l’Étude des Races Humaines, pp. 347 à 349.
  7. Julien Vinson.
  8. Hermann Brunnhofer, Vom Aral bis zur Gangâ, p. XXV.
  9. Même ouvrage, p. X.
  10. Jos. T. Reinaud, Mémoire sur l’Inde, lu en 1846. Commencement de l’ère actuelle, 4 948 ans avant cette date.
  11. Kaye, Proceedings of the Geographical Society of London, avril 1879.
  12. Ch. Bartholomæ, Handbuch der alt-iranischen Dialekte, Einleitung ; Hermann Brunnhofer, Urgeschichte der Arier, Erster Band, passim.
  13. Voir le Mérou sur la carte n° 242, page 157.
  14. Burnouf, A. de Rémusat, Lassen, Wilford, etc.
  15. F. Lenormant, Les Origines de l’Histoire, tome II, p. 20.
  16. Burnouf ; R. von Ihering, Les indo-Européens avant l’Histoire, trad. par O. de Meulenaere, pp. 217 et suiv.
  17. Fritz Hommel, Von Ihering, etc.
  18. Fried, Schlegel, Franz Bopp, Jakob Grimm ? Terme popularisé par Aug. Schleicher, Compendium der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen, 1861.
  19. Publié en 1789 par Will. Jones qui, le premier, proclama la commune origine du sanscrit, du grec et du latin.
  20. W. Crooke, The popular Religion and Folklore of Northern India, Westminster, 1896.
  21. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, vol. 1, p. 141.
  22. Zenaïde A. Ragozin, Vedic India, p. 157.
  23. Max Muller, Essais de Mythologie comparée, trad. G. Perrot, p. 48.
  24. Paul d’Enjoy, Les Pédimanes, Revue Scientifique, 28 mai 1899.
  25. Hermann Oldenberg, Buddha, pp. 10, 11.
  26. E. W. Hopkins, The social and military Position of the ruling Caste in India, p. 227 ; Ernest Nys, l’Inde Aryenne, p. 24.
  27. Megasthènes ; Irving, Theory and Practice of Caste, p. 75, cité par Oldenberg, Buddha, p. 12.
  28. Sir J. Fayrer, Préservation of Health in India.
  29. Nelson, Madura Country.
  30. A. Ragozin, Vedic India, p. 281.
  31. Rig-Veda. Trad. de Langlois.
  32. William Logan, Malabar, Madras, 1887-1891.
  33. H. Oldenberg, Buddha, pp. 14, 15, etc.
  34. Hermann Oldenberg, Buddha, p. 11.
  35. Même ouvrage, p. 97.
  36. Ouvrage cité, pp. 155, 156.
  37. Max Schreiber, Buddha und die Frauen.
  38. Max Schreiber ; — G. Oppert, Globus 10 déc. 1903, p. 352.
  39. A. Stein, Report on a Journey of… Exploration in Chinese Turkestan.
  40. Eichhoff, Poésie héroïque des Indiens, pp. 295 et suiv.
  41. Ammien Marcellin, Livre XXIII, ch. VI, §§ 32. 33.
  42. Brunnhofer, Vom Aral bis zur Gangâ, p. 164.
  43. Hérodote, Histoires, l. I, 55.
  44. Terrien de la Couperie, Babylonian and Oriental Record, vol. I, n° 4.
  45. Indische Skizzen, p. 77.
  46. Vivien de Saint-Martin, Géographie grecque et latine de l’Inde, pp. 402 à 410.
  47. E. H. Bunbury, History of ancient Geography, vol. I, p. 226.
  48. Jos. T. Reinaud, Mémoire géographique, historique et scientifique sur l’Inde.
  49. Wilson, Cunningham, Vivien de Saint-Martin, B. Haussoulier ; Bunbury, History of ancient Geography, passim.
  50. Wilson, Ariana, p. 193.
  51. Voir carte n° 241, p. 151.
  52. Hérodote, Histoires, IV, 44.
  53. Leop. von Ranke, Weltgeschichte, I, p. 213.
  54. Bunbury, ouvrage cité, p. 554.
  55. Vivien de Saint-Martin, Traité sur la Géographie grecque et latine de l’Inde, p.192.
  56. Goblet d’Alviella, Ce que l’Inde doit à la Grèce, p. 109 ; — Eugène Monseur, Inde et Occident, p. 30.
  57. A. Weber, Indische Skizzen, p. 85.
  58. Cunningham, Ferguson, Lejean, etc.
  59. A. Weber, Indische Skizzen, p. 96.
  60. A. Weber, Indische Skizzen, p. 162.
  61. Goblet d’Alviella ; Darmesteter ; Eugène Monseur, Inde et Occident, pp. 20, 21.
  62. E. H. Bunbury, History of ancient Geography, tome II, p. 102.
  63. Vivien de Saint-Martin, ouvrage cité, pp. 293, 312.
  64. Pline, vi, 23, 7, 110.
  65. L’année 1900 de l’ère vulgaire occidentale correspond à l’année 1843 de l’ère samwat.
  66. Jos. T. Reinaud, Mémoire géographique, historique et scientifique sur l’Inde.
  67. E. Renan ; F, Lenormant, les Origines de l’Histoire, II, p. 59.
  68. James Burgess, Journal of Indian Art, 1894, 1899, etc.
  69. Collection Lapouge-Cavalier, Congrès des Sociétés Savantes, Paris 1896.
  70. Hue, Souvenirs d’un Voyage en Tartarie, en Chine et au Thibet.