L’Image de la femme nue/09

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Flammarion (p. 59-66).

IX

Élianthe.

Jardin des Hespérides, 20 mai.
« Mon cher docteur,

« Toute la documentation historique, toutes les études effectuées sur les ruines que l’on a découvertes soit dans la mer proche, soit dans la région, tendent à prouver que, à l’époque des Romains, l’espace qui s’étend entre les deux branches du Rhône n’était qu’une vaste forêt, de quelques mètres plus élevée que le niveau actuel de la Camargue. À tel moment et à la suite de tel cataclysme que l’on ignore, et qui provoqua un affaissement, tout le delta fut submergé.

« Tout le delta ? Non. Il est un point de la côte qui, lors du cataclysme initial, ne céda pas, un point d’affleurement rocheux, qui demeura ferme au-dessus du champ de bataille inférieur où s’affrontèrent le flot bientôt immobilisé en étangs et en marais, et le Rhône toujours plus envahissant avec ses sables et son limon.

« Le point de stabilité et de domination, c’est l’îlot de granit long de trois kilomètres qui borde le rivage comme une petite falaise, et qui monte en pentes douces jusqu’à vingt-cinq ou trente mètres d’altitude. Il est à peu près certain qu’aux temps romains, et même liguriens, il formait déjà un domaine particulier, et que l’enceinte de pierres et de blocs énormes que l’on retrouve a fortement contribué à le rendre inexpugnable aux assauts des éléments. Quoi qu’il en soit, au xive siècle, le cartulaire d’une abbaye provençale évoque le domaine d’Esmiane. Ce nom d’Esmiane, il le porte encore aujourd’hui.

« Les archives de la famille d’Esmiane ayant été détruites, lors de l’incendie du château sous Louis XV, on sait seulement qu’au milieu du siècle dernier, Raymond d’Esmiane, gentilhomme ruiné, émigra en Grèce, devint Raymond Desmianos, et que son petit-fils, Georges, dirigeait à Athènes, en 1900, la puissante banque « Desmianos et Zoris ».

« Georges épouse une riche Grecque d’Asie Mineure, dont il a quatre filles, Flavie, Élianthe, Lœtitia et Véronique. Sa femme meurt à la fin de la guerre. En 1919, Georges Desmianos, qui reprend le vieux nom de d’Esmiane, débarque en France avec ses quatre filles. La demeure ancestrale n’a pas changé de mains. Il restaure le château, se construit un pavillon, et, deux ans plus tard, meurt subitement.

« Voilà pour le passé. Le présent ? Un merveilleux jardin à l’italienne escalade le flanc du coteau, dans un cadre de pins parasols. De beaux vases sculptés alternant avec des pierres debout, véritables dolmens du pays, ornent la partie plane, terrasse et pelouse, qui mène à un vieux château, très simple de lignes. De la terrasse, on domine les deux baies que sépare le promontoire et, à droite et à gauche, les ondulations du rivage. C’est là, dans ce petit royaume, fortifié pourrait-on dire, où l’on parvient si difficilement du côté de la terre qu’il est permis de le considérer comme inaccessible, c’est là, entre mer et Camargue, que les quatre filles poussent en liberté, sans entraves ni direction, suivant les mouvements de leurs natures.

« De surveillance, point. Il y a bien Zoris, l’ancien associé du père, qui a liquidé la Banque d’Athènes, qui leur sert en quelque sorte de tuteur, gère leur fortune, et subvient sans compter, par l’intermédiaire de la gouvernante Séphora, à tous leurs besoins et caprices. Mais ce Zoris, qui habite le pavillon isolé — je lui ai été présenté fortuitement dans les bois, par Véronique, c’est un homme à cheveux blancs et à barbe blanche, taillée en pointe, jeune encore, maladif d’aspect, et qui a été fort aimable avec moi, comme on le serait avec un futur gendre dont la demande en mariage vient d’être agréée — ce Zoris ne s’est occupé de ses quatre pupilles que pour leur faire, en langue grecque d’autrefois, des cours d’esthétique et de morale épicurienne où il exalte la beauté corporelle, les exercices physiques, les déesses de l’Olympe, les mérites du paganisme et le siècle de Périclès et de Phidias…

« Qu’est-il résulté de cette éducation, où, je ne sais trop pourquoi, j’aurais quelque tendance à voir comme une secrète pensée de démoralisation ?

« Tout d’abord, à vingt ans, Flavie, l’aînée, quitte le château où elle ne vient qu’à de longs intervalles. Pourquoi ce départ, et que fait-elle à l’étranger ? Désir d’échapper à l’influence de Zoris ? Je ne pourrais le dire.

« Sur les trois autres, cette influence s’est exercée librement, quoique je ne pense pas que leurs idées sur le paganisme soient très nettes. Elles ont, certes, adopté des noms. Il y a le promontoire de Leucade et la grotte d’Andromède, et le môle où s’attache le Castor s’appelle la pointe de Minerve. Mais ce sont là jeux et fantaisies. Ce qui est plus caractéristique, c’est que toutes trois, tour à tour et selon leur âge, mènent la vie la plus indépendante. Élianthe et Lœtitia achètent un bateau de plaisance, choisissant ainsi l’espace libre de la mer. Véronique, terrienne et solitaire, s’éprend de la Camargue.

« Sur la vie intime de Lœtitia, je n’ose affirmer rien de précis, sauf qu’elle m’a reçu en place d’un amant qu’elle attendait, et sauf que je l’ai aperçue en compagnie d’une adorable enfant de trois à quatre ans, sa fille, qui est en nourrice quelque part, m’a dit Véronique sans le moindre embarras.

« Élianthe ? Le hasard ne m’a pas mis en face d’elle. Elle se promène beaucoup en mer avec son amie Irène Karef, l’étrangère à poitrine plate et cigarette aux lèvres qu’elle a ramenée un jour d’Italie et qui me semble un être assez équivoque.

« J’ai visité le rez-de-chaussée du château, de vastes salons, avec de très beaux meubles anciens disposés avec goût dans des pièces sobres que font valoir leurs lignes pures.

« À l’autre extrémité, une aile comprend la chambre et le boudoir de la gouvernante Séphora. Elle y vit tout à fait à part. Elle y a même un petit jardin personnel, à l’abri de haïes et de massifs.

« Le personnel se compose de domestiques grecs assez rébarbatifs et d’un quarteron de romanichels embauchés aux Saintes-Maries. On a mis à ma disposition une petite gitane qui s’occupe de ma nourriture et de mon logement. Car je suis chez moi, n’ayant voulu habiter la péniche qu’après l’avoir achetée et payée à Séphora.

« Le ravitaillement se fait par mer, grâce au Castor, qui, trois fois la semaine, dès l’aurore, file vers Marseille ou Port-Saint-Louis, où Solari fait les courses et recueille la correspondance.

« Et ainsi, depuis quinze jours, au vu et au su de tous ces gens, je mène près de ma chère Véronique une existence délicieuse. C’est la femme la plus charmante qui soit, mais que je ne puis considérer encore, malgré sa formation, que comme une enfant, une enfant sans pudeur et chaste, toujours nue sous son vêtement de laine ou de lin, lisant beaucoup, mais ne lisant que des livres licencieux, infatigable dans ses courses à cheval, et pourtant songeuse et contemplative, irréfléchie et raisonnable, influencée par l’exemple de ses sœurs et les prédications de Zoris, mais en même temps soumise à ses propres instincts.

« — Véronique, pourquoi vous êtes-vous donnée à moi ? »

« Enfin, voilà prononcée la phrase essentielle. Véronique hésite, étant de celles qui parlent peu d’elles-mêmes.

« — Pourquoi ? J’ai toujours pensé qu’un jour j’agirais selon la prédiction de la vieille Bohémienne… prendre le bonheur. Mais je ne voulais le prendre que dans des circonstances exceptionnelles. Mes sœurs et Irène Karef, qui se sont toujours un peu moquées de moi et de ma naïveté, me traitaient en petite fille romanesque et chimérique. Or, l’autre jour, Irène, après m’avoir fait les cartes et m’avoir lu dans la main, me dit avec étonnement :

« — Véronique, un grand événement se prépare. Selle ton cheval demain matin à la première heure, et va jusqu’à l’Arche-d’Ormet… Là, tu attendras.

« — Qui ?

« — Le Prince Charmant, ou du moins l’homme à qui tu es destinée. »

« Bien entendu, j’ai ri, n’en croyant pas un mot. Tout de même, cela m’amusait. J’ai sellé Bucéphale et me suis mise en route. À l’Arche-d’Ormet, personne. Je m’endors. Et voici qu’à mon réveil, j’aperçois, non pas le Prince Charmant…

« — Loin de là !

« — Mais, vous, Stéphane, vous qui veniez vers moi également, et que j’aurais soi-disant appelé. J’ai bien pensé qu’il y avait quelque chose là-dessous, et que le hasard s’expliquerait un jour ou l’autre. Malgré tout, c’était si imprévu, cette rencontre, au milieu de ma bien-aimée Camargue ! Cela réalisait si bien mon vieux rêve de me trouver un jour, en rôdant, face à face avec celui que je cherchais ! Était-ce lui ? Était-ce vous ? Mon émotion ne fit que grandir au cours de la journée, puis dans la cabane. Tout ce que vous disiez me plaisait. La tempête… la solitude… le secret de notre rendez-vous… tout nous unissait… J’avais l’intuition de plus en plus profonde qu’il ne fallait pas tarder. Mon destin se jouait. Et j’ai joué à coup sûr, sans angoisse et sans regret.

« Elle ajouta, en souriant :

« — Et puis, il y avait la tentation. J’aurais voulu voir clair en moi et ne me décider que par réflexion. Mais combien c’était plus facile de défaire cette agrafe ! »

« Véronique, je n’en doutai pas un instant, disait l’entière vérité.

« — Alors, ma chérie, ce serait Irène Karef qui m’aurait téléphoné en réponse à mon annonce de journaux ?

« — J’en suis convaincue, quoiqu’elle s’en défende.

« — Je vous ai dit qu’une femme avait déjà donné à mon père, par téléphone, le même rendez-vous, au même endroit. Ce serait donc Irène ?

« — Sans doute.

« — Et Irène, en vous envoyant à moi, savait qui j’étais ?

« — J’en ai la preuve. Le surlendemain, c’est-à-dire le matin du jour où vous êtes arrivé ici, Élianthe et Irène ont été, par la mer et par le Rhône, à Port-Saint-Louis. À la gare de chemin de fer où elles cherchaient un colis, Irène a vu votre nom sur l’étiquette d’envoi de deux valises. Elle a dit qu’elle était chargée de prendre ces valises. L’employé, qui la connaît très bien, n’a fait aucune difficulté. Vous voyez, Stéphane, comme tout cela est clair !

« — Clair comme vous, Véronique, mais obscur comme vous, aussi, qui êtes bien l’être le plus mystérieux et le plus simple qui soit. »

« Mon cher docteur, ne pensez-vous pas que mon histoire s’appuie désormais sur une certitude absolue ? Jusqu’ici, je pouvais me demander si j’étais sur la bonne voie. Le puis-je encore, maintenant ? Est-ce que je ne sais pas, de façon irréfutable, que tous les fils de l’intrigue nouée il y a vingt ans aboutissent à ce domaine ? Certains faits, certaines impressions m’ont amené en Provence, d’autres en Camargue. N’ai-je pas aujourd’hui des preuves suffisantes pour affirmer que l’aventure marquée par le vol de la statue et par le suicide de mon père doit trouver sa solution au château d’Esmiane ? Et dois-je oublier la double tentative de meurtre dirigée contre moi le jour de mon arrivée ? Pensez à cela, cher ami ! Faut-il que ma présence soit redoutée et que l’on craigne mon enquête et mes investigations !

« Enfin, dernier argument, et qui n’est pas le moindre à mes yeux : la parenté qui existe entre la Vénus et les deux sœurs, Véronique et Lœtitia. Certes, elles ne peuvent, ni l’une ni l’autre, avoir servi de modèle puisqu’elles n’existaient pas, et non plus de modèle à la seconde épreuve de la Vénus Impudique. Mais l’artiste a été inspiré par la même vision que j’ai contemplée. Ce sont des corps de même plastique, de même exubérance, de même origine, de même idéal, créés dans la même atmosphère et sous le même soleil, sculptés par le même amour et par le même désir. Cher ami, j’affirme que la statue est quelque part dans cette région, que l’œuvre immortelle de mon père sera ressuscitée, et que ceux qui l’ont tué, lui, seront punis. Déjà, deux personnes sont mêlées à l’action je ne sais comment ; Irène Karef et Séphora. Toutes deux seront interrogées et m’apporteront de nouveaux éclaircissements, j’en suis convaincu.

« Je vous embrasse, cher ami, et vous dis toute ma joie, tout mon espoir. Le Castor attend ma lettre et moi j’attends ma divine amie fleur de beauté et de mystère. »

La divine amie ne vint pas ce jour-là. Un tendre billet, écrit la veille au soir, avertit Stéphane qu’elle courrait la Camargue dès le matin.

Il en fut interloqué. La Camargue ! Le vagabondage recommençait donc ? Les gardians aviseraient donc de nouveau la Dame errante, et ses jambes nues qui pendaient de chaque côté du cheval blanc ? Malgré lui, il se rappela les vilains racontars, les méchancetés, les cabanes où des lueurs quelquefois brillaient à travers les volets mal joints. Malgré lui, il se dit que la jeune fille qui s’était donnée à lui avait peut-être eu d’autres intrigues, inachevées celles-là… et tout à coup la douce aventure lui apparut sous une autre face.

Pensées fugitives, et qu’il n’eut pas besoin de chasser. Stéphane ignorait la jalousie. Il se savait crédule et, délibérément, voulait que cette crédulité, garantie de sa paix nonchalante, fût de la confiance et de la compréhension.

Cependant, le Castor s’éloignait au large de la terrasse, et doublait le promontoire de Leucade, qui formait l’autre pointe de la baie. Sur le versant opposé, il savait que s’accrochait une seconde jetée, qu’on appelait Andromède, comme la grotte voisine. Plus proche du château, cette seconde jetée servait d’embarcadère à Élianthe et à Irène. Stéphane supposa que le yacht s’y arrêtait et prenait ses deux passagères habituelles.

La matinée était chaude et lumineuse. L’eau bleue s’abandonnait au soleil. Stéphane flâna sur la plage.

Tout ce paysage de mer donnait la même impression de solitude que le paysage des lagunes et des étangs. Sur le socle bas de la terrasse, les pelouses et les allées du jardin montant étaient toujours désertes, sauf aux heures de travail matinal des jardiniers. Les communs se trouvaient par derrière les bâtiments, on ne voyait personne et l’on n’entendait aucun bruit. Sur la mer, pas de barques de pêcheurs. À l’horizon, parfois, la silhouette d’un navire… Le sable était chaud sous les sandales dont il s’était muni, et chaude aussi la mousse blanche des petites vagues où il trempait ses pieds. Tout cela, qui était infiniment doux, exaltait son plaisir de vivre.

Au bout d’une heure, il s’engagea sur les affleurements de roches. Quelques-unes, plus hautes, éparses, formaient le dos abrupt du promontoire. Un sentier s’insinuait entre elles, qui le conduisit en vue de l’autre baie dont l’aspect plus tourmenté s’alliait au même apaisement. Une barque, avec ses avirons étendus comme des bras, s’enchaînait à l’un des anneaux de la jetée.

Le murmure d’une chanson fredonnée quelque part l’attira au-dessus d’une crique, close comme un étang. Il s’arrêta. En avant et sous lui, il ne voyait pas, à cause de la roche qui surplombait le rivage. La voix, une voix de femme, chantonna encore, puis se tut.

Il glissa le long du sentier. Le sable, qu’il atteignit, remontait en dune courte. Sur cette dune, une femme reposait à plat ventre, tournée vers la mer, offrant au soleil ses longues jambes, son dos et sa nuque. Le maillot de bain, mouillé, était rabattu jusqu’à la taille. La tête se redressait un peu, le menton s’appuyait au creux des mains jointes, entre les bras accoudés. Le chignon était tordu à la grecque. Et, comme chez Véronique et Lœtitia, deux bandelettes d’or serraient les ondulations.

— C’est toi, Irène ? dit-elle.

Par discrétion, Stéphane se fût retiré, s’il avait pu le faire sans bruit. Mais il hésita, tout en pensant que ce devait être la troisième sœur, Élianthe, et qu’elle et son amie Irène avaient renoncé à leur promenade en mer.

— Viens donc, Irène. Quel délice ! Des pieds à la tête le sable tiède me moule le corps, et les pointes de ma gorge se font de la place… petit à petit. Pourquoi ne viens-tu pas, Irène ?

Il lui suffisait d’un mouvement de tête pour voir Stéphane, qui se trouvait plutôt de côté. Quand elle l’eut vu, elle se mit à rire :

— Allons, bon ! un indiscret ! Il fallait tousser, monsieur, ou vous enfuir ! Jetez-moi mon peignoir.

Elle rit de plus belle.

— Ah ! j’oubliais… il n’est pas là… Irène doit me l’apporter…

« Allons, présentez-vous… Stéphane Bréhange, n’est-ce pas ? Ici à plat ventre, Élianthe.

— Stéphane Bréhange, en effet, approuva-t-il, ne sachant trop quoi dire. Vous m’excuserez. Je croyais qu’il n’y avait personne par ici… et que vous étiez en mer avec votre amie Irène.

— Non…, répliqua-t-elle en essayant, sans se retourner, de hausser son maillot. C’est ma sœur Lœtitia qui a été à Marseille.

Elle se débattit un moment contre son maillot qui était si entortillé sur lui-même qu’elle ne savait pas où le saisir. Alors elle y renonça et se levant, le buste nu, elle tendit la main d’un geste amical.

— Bonjour, Stéphane. Je suis contente de vous connaître. Que je vous regarde un moment… Très bien. De la franchise. Des yeux directs, comme je les aime. Maintenant, allez-vous-en, mon ami.

Il sourit.

— Pas encore.

— Pas encore ?

— Non. Moi aussi je demande le droit de vous regarder un moment.

Il recula de deux pas, et elle se présenta, comme elle l’eût fait pour permettre à quelqu’un d’examiner sa robe ou son chapeau, et il n’y eut pas plus de gêne ou de raideur dans son attitude que si elle se fût contemplée dans la glace de sa chambre.

Aucune coquetterie non plus, ni orgueil.

— Comme vous êtes belle ! murmura-t-il.

— Et impudique, ainsi que la Vénus que vous cherchez ? dit-elle gaiement.

— Vénus, oui. Impudique, non. L’impudeur de la statue provenait de son expression et de son désir. Vous êtes belle en toute pureté.

Pour la troisième fois, il retrouvait dans l’espace de ce domaine l’image merveilleuse. Comme Véronique, comme Lœtitia, Élianthe offrait la même magnificence antique, gonflée de cette même sève qui palpitait dans l’œuvre de son père.

Il s’inclina sur sa main qu’il effleura des lèvres et il allait partir, non sans quelque regret lorsqu’elle lui dit vivement :

— Ne remuez pas… Silence…

On entendait des pas et une voix appela :

— Élianthe !… Tu es par ici ?… Où donc es-tu, Élianthe !

Elle murmura :

— C’est Irène qui me cherche… Ne répondez pas… je vous en prie.

Elle paraissait très agitée, et sa main, qui se crispait à la main de Stéphane, l’attirait en arrière, jusqu’à la roche qui bombait au-dessus d’eux et elle disait avec inquiétude :

— Il ne faut pas qu’elle nous voie… C’est une créature ombrageuse… Son amitié est exigeante.

Irène Karef continuait d’appeler, d’une voix qui s’irritait. Elle devait être sur la roche même et n’aurait eu qu’à se pencher pour les voir tous deux blottis au-dessous d’elle. Mais elle dut perdre patience et s’en aller.

— Elle est partie… elle est partie… chuchota Élianthe… Je crois entendre son pas !… Dans une minute ou deux je pourrai vous quitter.

Une nouvelle alerte la rejeta vers son compagnon. Elle prêta l’oreille. Elle s’était trompée. Cependant elle ne bougeait pas, retenue par une langueur dont elle ne s’était pas défiée en se serrant à demi nue contre Stéphane, et, bien qu’elle cherchât à s’éloigner, elle n’en avait plus la force. L’épaule de Stéphane effleurait sa chair, et il murmura :

— Élianthe…

Elle se cabra, et ils se séparèrent brusquement, révoltés tous les deux. L’image de Véronique surgissait. En vérité, jusqu’ici, ils n’avaient pas eu, au plus secret d’eux-mêmes, la moindre arrière-pensée, et ni l’un ni l’autre n’acceptaient de succomber à cette tentation imprévue. Ils étaient effarés. Élianthe riait nerveusement, et se cachait la poitrine de ses deux bras croisés.

— Allez-vous-en, je vous en prie… ou plutôt non… je vais retourner à la mer… Aidez-moi… voulez-vous ?…

Elle se débattait encore avec son maillot. Stéphane eut le tort d’accourir à son appel. Quand il eut touché son dos et sa gorge, et qu’il vit, si près de lui, ce visage crispé de désir, il saisit la bouche qui s’offrait et ils s’embrassèrent éperdument, pressés l’un contre l’autre, enlacés comme s’ils ne faisaient déjà plus qu’un. La jeune femme soupirait d’aise et ses jambes fléchissaient et le maillot déchiré, arraché par tant d’efforts communs, coula complaisamment jusqu’aux pieds. C’était fini.

Par malheur, une ombre se profila tout à coup devant la grotte. Ils la reconnurent en même temps. C’était Irène qui revenait. Élianthe se détacha, bondit vers la petite plage et plongea aussitôt dans l’eau avec le rire effarouché d’une naïade surprise.