L’Image de la femme nue/18

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Flammarion (p. 122-129).

XVIII

Marie-Eudoxie.

Dans la panique et l’angoisse, ce fut Séphora qui imposa l’ordre.

Elle prit Stéphane à part :

— Vous avez passé la nuit ici ? avec Flavie ?

— Oui.

— Mon Dieu ! fit-elle en joignant les mains, pourquoi ne vous ai-je rien dit ?… J’ai pu revenir un jour plus tôt… Mais j’aurais dû parler avant mon départ… Mon Dieu ! Mon Dieu !

Irène Karef, penchée sur la plaie, l’examinait. Séphora lui demanda :

— De l’espoir ?

— La blessure est assez loin du cœur… si la balle n’a pas dévié, on peut espérer.

— Et alors ?

— Il faut un chirurgien, dit Irène. Un chirurgien seul peut extraire la balle.

— D’ici là ?

— Rien à faire… un lavage… des compresses… Je m’en charge.

— Non, dit impérieusement Séphora. Je la veillerai. Élianthe, Véronique et moi… personne d’autre dans cette pièce… ni femme de chambre, ni personne…

— Pourtant…

— Personne d’autre. Personne que ses sœurs et moi. C’est leur volonté et c’est la mienne. Tu entends, ma petite Véronique. Tu la soigneras aussi et tu monteras la garde. Tu seras inflexible. Personne !

Elle poussa Irène Karef et Stéphane vers le couloir et dit à Stéphane :

— Réveillez Solari. Allez à Marseille avec le Castor, et ramenez le docteur Élie Fabre et un infirmier. Solari l’a déjà amené ici…

On entendit qu’elle refermait la porte au verrou derrière Stéphane et Irène.

À onze heures du matin, Stéphane ramenait le docteur Élie Fabre.

L’examen ne fut pas trop alarmant. On put extraire la balle sans difficulté. Mais, le soir, en s’en allant, le docteur refusa de se prononcer avant sa prochaine visite, c’est-à-dire cinq jours plus tard.

Ce fut, pour Stéphane, cinq jours d’épreuve infiniment cruels. Séphora avait insisté pour qu’il ne s’éloignât pas de la péniche. Tous les matins et le soir, elle accourait en hâte et lui rendait compte de l’état de Flavie. La fièvre tombait. La malade ne se plaignait plus.

Lœtitia était revenue au château. Les trois sœurs veillaient. Véronique ne quittait pas le chevet de Flavie, infatigable, somnolant quelquefois sur sa chaise, mais attentive au moindre mot, ne cessant de lui embrasser la main et de lui demander pardon, à voix basse. Flavie souriait, heureuse de sentir ses trois sœurs autour d’elle.

— Elle ne vous a rien dit pour moi ? interrogeait Stéphane.

— Rien. Votre nom n’est pas prononcé.

Le quatrième jour, Séphora, tranquillisée, resta plus longtemps avec lui. Elle raconta que Rosario l’avait conduite en Asie-Mineure où ils croisèrent en vue des côtes. Au cours d’une escale, profitant d’un jour où il s’était embarqué pour Smyrne avec le capitaine, elle avait soudoyé les hommes de l’équipage, qui la ramenèrent en France.

— Donc, jusqu’à nouvel ordre, conclut-elle, rien à craindre de Rosario.

Quant à Irène Karef, elle était tenue à l’écart. Il se produisait chez les trois sœurs une réaction curieuse et fort naturelle. Bouleversées, Élianthe et Lœtitia autant que Véronique, par le drame dont l’aînée était victime, se reconnaissant également coupables, elles reniaient tout à coup, avec une ingénuité charmante, leurs façons de vivre, de penser et de s’habiller. Vêtues à la manière de Flavie, coiffées comme elle, elles se montraient hostiles à tout ce qui évoquait le mauvais passé. Il leur semblait que la moindre compromission porterait malheur à Flavie. Plus de lectures douteuses. Plus de rêvasseries mythologiques. Élianthe refusa de voir Irène Karef. Toutes les trois se détournaient de Stéphane.

Rassuré sur l’état de Flavie, Stéphane sentit plus vivement combien l’acte de Véronique pouvait influer sur son amour. Si Véronique, dans un mouvement irréfléchi, avait voulu tuer sa sœur, c’est qu’elle aimait encore, lui, et d’une passion qui ne reculait pas devant le crime, et c’est qu’il s’était trompé en la croyant, sans preuves réelles, détachée et désireuse de rompre. Or, comment admettre que Flavie ne sacrifiât point son propre amour à celui de Véronique, qu’elle avait tout d’abord considérée comme la fiancée de Stéphane ? L’accord et l’intimité des quatre sœurs ne laissaient aucun doute à cet égard.

Le cinquième jour, le docteur Fabre déclara que, sauf complications improbables, Flavie était hors de danger. Le surlendemain était un dimanche, il promit de revenir une dernière fois en fin d’après-midi et de prescrire un régime de convalescence.

Cette journée de dimanche, qui devait être si chargée d’événements, fut d’une douceur d’automne, allègre, toute pénétrée d’une brise qui glissait sur la mer immobile, sous un ciel pâle et reposant.

Le matin, Stéphane reçut, par l’intermédiaire de la gitane, un billet de Séphora ainsi conçu :

« Des choses inquiétantes. Soyez à deux heures et demie exactement devant la tour de l’Acropole. Si Zoris vous faisait appeler, n’y allez à aucun prix. Irène, furieuse d’être tenue à l’écart, s’en va ce soir. Vous aussi, Stéphane, il vous faudra prendre une résolution. »

— La résolution de m’éloigner et de rompre, voilà évidemment ce que Séphora envisage comme inévitable, se dit Stéphane dont cette lettre exaspéra la nervosité.

Il lui semblait qu’une atmosphère lourde pesait sur le domaine. Les spectacles qu’il avait tant admirés, il ne les voyait plus qu’à travers un voile de brume. Ces quatre sœurs, si belles et si lumineuses, cloîtrées maintenant dans leur volonté d’isolement, repliées sur elles-mêmes, lui donnaient l’impression d’ennemies qui le repoussaient de toutes leurs forces conjuguées. Devrait-il renoncer à Flavie ? La nuit merveilleuse qu’il avait connue n’aurait-elle pas de lendemain ?

Il fut exact au rendez-vous. Mais une demi-heure, une heure, s’écoulèrent, et Séphora ne vint pas.

Tourmenté par ces choses auxquelles Séphora faisait allusion dans sa lettre du matin, il arpenta fiévreusement le sentier des tours. À bien y réfléchir, les menaces ne pouvaient se produire que du côté de Zoris ou d’Irène. Là seulement, il y avait des éléments d’hostilité et de rancune.

De la clairière d’Actéon, il apercevait le toit du pavillon. Il hésita, puis, rapidement, descendit jusqu’à la porte d’entrée.

Il monta l’escalier et frappa.

— Entrez.

Il entra.

Zoris était assis dans un fauteuil, plus pâle encore qu’à l’ordinaire, l’air plus chétif sous son veston de flanelle blanche et sous la couverture qui enveloppait ses jambes et en accusait l’extrême maigreur. Près de lui, sur la table, un plateau avec des fioles, et le livre qu’il lisait, des vers de Lamartine, La Mort de Socrate.

Il sourit.

— Cher monsieur, votre gitane est une fidèle messagère. Cependant j’ai pu avoir connaissance du billet par lequel Séphora vous conseillait, ce matin, de ne pas vous risquer chez moi. Comme je désirais vous parler, malgré la défense de Séphora, j’ai employé le seul moyen qui me restait.

— Et ce moyen ?

— La faire disparaître, J’étais sûr que vous voleriez à son secours.

Stéphane protesta.

— Je n’accepte aucune conversation en dehors d’elle.

— Nous sommes d’accord. Après mon déjeuner, Séphora est venue, comme chaque jour, me retrouver dans la pièce voisine. Je l’y ai enfermée. Je ne doute pas qu’elle ne vous attende. La clef est sur la porte.

Stéphane tourna cette clef. Séphora attendait, en effet, toute fiévreuse. Elle lui dit aussitôt :

— Il ne fallait pas venir… à aucun prix.

Et, s’adressant à Zoris, elle le conjura :

— J’insiste encore, Zoris. Vous allez commettre un acte abominable et inutile.

— Un acte nécessaire, répondit Zoris, puisqu’il empêchera le retour de quelque chose de beaucoup plus abominable… de quelque chose d’infâme…

Il se passa la main sur le front. Il semblait souffrir affreusement. Souffrance physique ou morale ? Les deux, sans doute. Il rejeta sa couverture et se mit à marcher, mais courbé en deux, et avec tant de peine qu’il se rassit, à bout de forces. Une grimace tordit son visage régulier, et il dit à Stéphane :

— Alors, jeune homme, vous avez été l’amant de Flavie ?… Oh ! ne vous indignez pas… Il faut parler franchement et ne pas reculer devant les mots… L’amant de Flavie ! L’amant de Flavie !…

Stéphane se dirigea vers la porte.

— Restez, dit Zoris, se dominant. Cela devait être… J’y veillais cependant… Mais vous avez dû vous brouiller un moment tous les deux, lorsque Jean de Milly est venu, et j’ai cru que c’était fini… avant d’avoir commencé… Et puis, j’étais malade… je ne me suis plus défié… Mais cela devait être… cela devait être… C’était dans l’ordre des choses, puisque…

Séphora l’interrompit :

— Je vous en supplie, Zoris.

— Silence, toi ! Rien ne me fera taire. C’est aujourd’hui le pendant de l’entrevue que j’ai eue avec son père… avec Guillaume Bréhange.

— Que dites-vous ? que dites-vous ? s’écria Stéphane… Ainsi vous avouez ?

— Il n’y a pas là d’aveu, jeune homme, mais un simple fait.

— C’est vous, l’individu qui lui avait annoncé sa visite ?… et qu’il a reçu un soir ?

— C’est moi. Rosario m’avait servi de secrétaire, comme d’habitude. C’est moi qui suis venu, un soir, dans son atelier.

— Et le lendemain, il se tuait…

— Il se tuait

— Par votre faute…

— Non.

— Que lui aviez-vous dit ? Qu’y avait-il entre vous ?

— De sa part, contre moi, rien. Il ne me connaissait pas.

— De votre part ?

— Une haine sans bornes.

— Pourquoi ?

— Vous le savez…

— À cause de la statue ?

— À cause de la femme… de la femme que j’aimais.

— La femme de Rome ? Celle qui lui a servi de modèle ?

— Oui.

— Cette femme vous aimait ?

— Non.

— Alors ?

— Elle m’aurait aimé. Elle m’aurait aimé, si votre père…

Il reprit, sourdement :

— Parlons net, sans phrases. Marie-Eudoxie était une honnête femme, courtisée par tous à cause de son extrême beauté. Je l’aimais en secret, mais je n’aurais pas osé lui dire mon amour. Un jour, elle a disparu, et personne ne sut ce qu’elle était devenue. Pendant des mois et des mois, je l’ai cherchée, et je finis par apprendre qu’elle s’était enfuie avec un sculpteur français, Guillaume Bréhange, qui lui avait tourné la tête. C’est à Rome que je découvris sa piste… par hasard… grâce à la rencontre d’une petite marchande de fleurs, Séphora… Marie-Eudoxie avait de nouveau disparu, lâchant son amant le sculpteur, et la petite fleuriste le consolait. Pas de mensonge, Séphora ! tu me l’as avoué. Un jour que tu essuyais ses larmes, il t’a prise, tu avais quinze ans… Que veux-tu ?… un Don Juan… un débaucheur de femmes… il t’a cueillie au passage. Une semaine plus tard, Mme Guillaume Bréhange arrivait de Paris, avec son fils Stéphane, et l’emmenait… De tout cela, il t’est resté un bracelet de corail, et un tel souvenir que, quand tu as retrouvé son fils, tu t’en es entichée jusqu’à me trahir.

— Zoris !

— Je m’en moque. Tu le sais bien. Je n’ai jamais aimé qu’une femme, Marie-Eudoxie, et je n’ai jamais souffert que par elle… Ah ! celle-là, jeune homme, quelle splendeur ! mais quelle gueuse ! On dirait que votre père l’avait déchaînée. Ce qu’elle a couru ensuite ! Tous les hommes la désiraient… et elle les désirait tous… sauf moi, qui aurais donné ma vie pour elle… Et j’allais toujours la ramasser dans les bras d’un nouvel amant ! Comment ne me suis-je pas cassé la tête ! Une gueuse, je vous le dis… Des femmes de cette sorte, on devrait les abattre. Et puis, un jour… Oh ! ce jour…

Il respira un moment, et continua :

— C’était à Paris… au Salon… en 1912… Vous vous rappelez, hein ? L’émotion du public… la gloire… le Russe qui s’est tué parce qu’il ne pouvait acquérir l’image de celle qu’il aimait aussi… Oh ! pour moi, je l’ai reconnue du premier coup. La Vénus Impudique ! J’ai reconnu son visage de désir, quand elle appelait l’homme… Et, pour la première fois, j’ai vu son corps… C’était bien cela que j’imaginais… et que j’ignorais… et que je n’avais jamais possédé… Ce corps de déesse… Et tout de suite, l’idée du vol m’a saisi. Je ne souffris même plus de la voir exposée aux regards de tous. Non. Dès que je l’aurais volée, elle serait à moi pour toute la vie… Et personne ne pourrait plus l’admirer… Personne !… pas même Guillaume Bréhange, qui me l’avait dérobée… Ah ! quelle revanche, jeune homme ! Et l’enlèvement avec Rosario, la réussite, l’expédition, que de joies surhumaines. Déjà, à cette époque, je devais acheter le château à Georges d’Esmiane. J’y fis bâtir le socle qui s’y trouve encore. Et puis, Rosario ayant découvert le souterrain…

Il était exténué. Il avala le contenu d’une fiole, ce qui le redressa un moment.

Stéphane s’approcha de lui et, à voix basse :

— Et mon père ?

— Votre père ?

— Oui, vous étiez vengé, puisque vous lui aviez volé sa belle œuvre, sa plus belle œuvre. Alors, pourquoi, dix-neuf ans plus tard, votre haine le poursuit-elle encore ?

— C’est lui qui a repris la lutte. Il est venu du côté d’Arles… Il a écrit des lettres…

— À qui ? À qui donc ? Qui était cette autre femme ? car il devait y avoir une autre femme, la première étant trop vieille… ou morte… Alors, quoi, vous avez intercepté des lettres, celles que mon père lui écrivait, à cette autre femme ?

— Ah ! cela, jeune homme, c’est le secret de ma visite, cela, et, puisque vous voulez le savoir…

Il hésitait. Stéphane s’acharna :

— Je veux le savoir !… Que lui avez-vous dit ? Pourquoi s’est-il tué ?… Il renaissait à la vie… Il reprenait son œuvre d’autrefois… Et vous l’avez acculé au suicide. Comment ? Par quelle machination ?


Séphora se leva précipitamment, plaqua sa main sur la bouche de Zoris et s’écria, le tutoyant :

— Tais-toi, Zoris… Le père s’est tué… Ça ne te suffit donc pas ?

Il ricana :

— Crois-tu que le fils se tuera ? À son âge ? Non, non, il n’a pas été détraqué, lui, par Marie-Eudoxie… comme son père… comme moi.

— Je te défends de parler, Zoris…

— Tu me défends !

Debout, penchée sur lui, elle serrait les poignets du vieillard, et elle prononça fortement :

— Si tu dis un mot là-dessus, je te dénoncerai…

— À qui, mon Dieu !

— À la justice.

Il éclata de rire :

— Tu me dénonceras !… Si tu te figures que j’ai peur ! Un crime… Eh bien, oui, j’ai commis un crime… J’ai tué, de cette main, un de mes semblables. Et après ? Est-ce que, toi aussi, tu n’as pas tué, Séphora ?

— Moi ?

— Eh ! parbleu, ton histoire de Rosario faisant escale à Smyrne, et tes manœuvres pour entraîner les matelots à revenir… Autant de mensonges… Tu l’as tué, bien gentiment, Séphora.

Elle répondit simplement :

— Rosario m’a toujours obsédé de son désir. Une nuit, sur le bateau, il s’est jeté sur moi… J’ai pu résister… J’ai crié… Il s’est enfui, et a sauté dans la mer où il s’est noyé, avant qu’on pût le secourir.

— Pourquoi se serait-il enfui ?

— Je l’ai su après. Il m’avait volé tous les bijoux.

Zoris sursauta :

— Tous les bijoux ?

— Tous.

— Tous les bijoux ? dit-il en la regardant… Par conséquent… il n’y a plus rien ? C’est fini ?

— Oui, affirma-t-elle.

Alors, il prononça, et Stéphane ne devait comprendre que plus tard le sens de ses paroles :

— « Pauvres petites ! »