L’Indienne/9

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Ch. Vimont (p. 57-68).



CHAPITRE IX.


L’Indienne se retira dans sa chambre, visitant ses parures, ses bijoux, cherchant des fleurs ; mais elle pleura en revoyant ces parures de l’Inde que Julien oubliait. Elle se coiffait, tendre et mélancolique, devant son miroir, quand Bess (l’irlandaise) accourut pour annoncer à sa maîtresse qu’une voiture venait de s’arrêter à la porte, et qu’un monsieur et deux dames qui en descendaient la demandaient. Ils s’étaient fait annoncer M. et mesdames Bolton. L’Indienne ôta les fleurs qu’elle avait mises dans ses cheveux, ne voulant pas se montrer si parée ; mais son abord avait tant de grâce, il y avait tant de charme dans le son de sa voix et dans son sourire, son front était si beau et si imposant, que les Anglais furent ravis.

M. Bolton était un avocat laborieux, destiné aux grandes places, absorbé par le travail. Un besoin seul de s’entendre avec Julien sur les élections qu’on prévoyait à cause de la maladie du roi, et où il espérait d’être élu, l’avait fait venir à Hampstead. Il amenait sa femme, à laquelle il devait une fortune considérable : femme timide et soumise, mère ou nourrice chaque année, épuisée par les devoirs de la maternité et du ménage, comme son mari l’était par le travail ; car on a fait des occupations publiques et des affections de famille une lourde charge en Angleterre, où rien n’est compris d’un côté heureux. M. Bolton amenait aussi sa sœur aînée, une fille de quarante ans, très-grande, très-maigre, toujours droite : l’Angleterre est peuplée de ces filles qui inspiraient une grande pitié à l’Indienne. Mesdames Bolton venaient à Hampstead, quoique le divorce d’Anna commençât à occuper le public ; mais elles n’étaient pas sévères pour M. Warwich et l’aristocratie, comme elles l’eussent été pour des personnes de leur classe.

M. Bolton parla peu ; il n’avait qu’une idée, sa profession et le pouvoir, mais le pouvoir terne, sans imagination, sans l’éclat du pouvoir ; il parviendrait peut-être un jour à la chancellerie, pour élaguer péniblement les lois civiles et criminelles. Sa femme parla moins encore que lui, le regardant de temps à autre avec timidité. Mademoiselle Bolton fit, d’un ton sec, un éloge de la campagne. L’Indienne les examinait, ne sachant comment les animer. Madame Bolton se leva, s’avança dans le jardin d’un air gauche, y cueillit quelques fleurs dont elle fit un bouquet. Son mari, ne pouvant pas attendre Julien plus longtemps, se leva pour partir ; madame Bolton prit aussitôt son shall en le regardant. Ils engagèrent Anna à venir les voir, mettant dans leurs adieux la chaleur qu’ils n’avaient pu répandre dans la conversation.

Quand Julien rentra, l’Indienne voulut lui répéter les commissions dont M. Bolton l’avait chargée ; mais Julien était trop agité pour l’entendre : le roi était mort. Julien devait partir pour sa province, y reconquérir les suffrages au milieu d’une élection générale. Anna le suivrait-elle ? Sachant qu’il serait toujours absent, elle ne s’en souciait pas. Dès que les élections seraient terminées, il devait revenir à Hampstead ; elle préféra l’y attendre. Les apprêts de son départ lui étaient douloureux ; bien qu’elle souhaitât de voir développer le talent de son amant, elle était jalouse qu’il se laissât dominer par des choses étrangères à l’amour. Julien avait des retours plus délicieux que la constance ; mais Anna craignait que le Parlement ne l’entraînât encore plus loin.

Des lettres arrivaient de la province ; on venait demander Julien jusqu’à la campagne ; il répondait à tout, voulait retrouver ses votes, et pressait les choses pour partir. Le moment arrivait où il fallait quitter l’Indienne : un mois peut-être serait le terme de cette première absence. Le jour où il devait partir, il montra des regrets et une faiblesse qui attendrirent Anna : il devait partir le matin, le départ fut remis au soir. Dans un moment d’exaltation il lui dit :

« Si ce départ vous afflige trop, si mes affaires vous importunent, dites un mot, je reste, je vous sacrifie mon ambition : je vivrai à vos pieds, je lirai, j’étudierai avec vous, heureux de passer mes jours dans la retraite et l’innocence ! »

Mais l’Indienne repoussa des offres qu’elle eût craint d’accepter de son amant.

D’ailleurs Julien semblait si dévoué, si disposé à rester près d’elle, qu’elle perdit de sa jalousie. À dix heures du soir les chevaux de poste arrivèrent. Tandis que les domestiques arrangeaient les porte-manteaux et la voiture, les deux amans se faisaient les tendres adieux d’une première séparation. Ils promettaient de s’écrire tous les jours, de se réunir le plus promptement possible. Anna s’informait si Julien avait gardé son manteau pour la nuit ; lui recommandait sa santé délicate, s’inquiétant pour lui comme si c’était son premier voyage, et qu’il n’eût pas fait le grand trajet des Indes. Tout était prêt pour le départ : John, le domestique indien de Julien, vint prendre les livres et les objets que son maître gardait près de lui dans la voiture. On entendait le hennissement des chevaux et le bruit des gens. Julien ne se hâtait pas, disant à l’Indienne mille choses, restant assis près d’elle.

« Tout est prêt, lui dit-elle, avec ses doux yeux pleins de larmes ; si je vous priais de rester encore ce soir, le feriez-vous ?

— Oui.

— Vous resteriez ?

— Ce me serait bien facile.

— Vous dites cela.

— Voulez-vous que je renvoie les chevaux ?

— Et vos élections ?

— Elles seront retardées d’un jour. John, cria-t-il en ouvrant la fenêtre, montez ! »

L’Indienne était dans la joie ; elle trouvait cette action si gracieuse ! il semblait que Julien ne dût jamais partir : elle oubliait ses regrets et ses inquiétudes.

Les chevaux furent renvoyés. Les amans restèrent encore ensemble et ne furent jamais plus heureux de se retrouver.

Le lendemain matin le départ revint avec toute sa tristesse ; mais Julien ne savait pas partir ; il demanda à Anna de l’accompagner à moitié chemin, et de prendre là une autre voiture pour revenir à Hampstead. Elle consentit facilement ; ils partirent ensemble. Le voyage fut gai. Julien lui disait qu’ils parcourraient le monde ensemble, qu’il n’était heureux qu’avec elle ; lui faisant remarquer la campagne, les mouvemens du terrain, les jolies maisons devant lesquelles ils passaient, il vantait l’Angleterre ; mais Anna se moquait de la nature arrangée, de la verdure noire, des petites barrières, et disait qu’il ne faut parler à une Indienne ni de la campagne, ni des arbres, ni des fleuves, ni des mers. Arrivés à l’endroit où ils devaient se séparer, Julien voulut dîner avec Anna : ils oubliaient qu’ils s’allaient quitter ; enfin, le moment tant retardé arriva. Jamais Julien n’avait paru si triste, si tendre ; jamais il n’avait trouvé des paroles ni des accens si touchans. Anna resta pénétrée de sa tendresse, de sa bonté ; elle était reconnaissante pour tant d’amour. Voyageant seule, elle se livra, au retour, à une exaltation qu’elle n’avait jamais connue : le visage de son amant, sa pâleur, sa distinction, sa délicatesse, cette santé qui semblait l’annonce d’une vie fragile, lui inspiraient des sentimens d’une langueur qui épuisait son âme. La religion lui faisait trouver dans son amant une ressemblance avec ce Dieu périssant jeune dans des douleurs inexprimables pour sauver le monde, et gardant jusqu’à la fin sur son front décoloré une résignation céleste.

L’Indienne portait la religion partout : c’était Julien, c’était Dieu qu’elle aimait ; c’était un être qui pouvait souffrir et mourir, et avec lequel il fallait aussi souffrir et mourir.