L’Internationale, documents et souvenirs/Tome II/III,10

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L’INTERNATIONALE - Tome II
Troisième partie
Chapitre X
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X


La Semaine sanglante. — Les manœuvres marxistes contre nous. — Arrivée des réfugiés communalistes en Suisse. — Réponse d’un international à Mazzini, par Bakounine (14 août). — Préparation de la Conférence de Londres.


Les journaux du lundi 22 publièrent la dépêche annonçant que la porte de Saint-Cloud avait été franchie le dimanche à quatre heures par l’armée versaillaise ; puis ils nous apportèrent, jour après jour, les nouvelles de la guerre des rues, de l’héroïque résistance des fédérés, des incendies, de la défaite et du massacre.

Que dirai-je de nos impressions, de notre rage, de notre douleur pendant la Semaine sanglante ? À mesure qu’arrivaient les nouvelles tragiques, chaque jour s’exacerbaient davantage nos sentiments. On ne tenait plus en place, on se sentait la tête perdue, le cœur accablé. Ma femme ne se trouvait pas auprès de moi à ce moment ; sa santé étant ébranlée, je l’avais envoyée, avec notre bébé de six mois, passer quelque temps à la montagne, chez sa sœur, dans un village du Jura vaudois, Sainte-Croix. Dans ma solitude, le chagrin, l’angoisse m’étreignaient doublement. Je me rappelle comment un jour, enfin, à la lecture des télégrammes féroces des Versaillais annonçant les massacres, donnant les noms de mes amis qu’on disait fusillés[1], n’y résistant plus, je succombai au désespoir : des sanglots incoercibles me secouaient convulsivement, et je ne pus redevenir maître de moi qu’après un long intervalle.

Bakounine, lui, n’eut pas de faiblesse. Il s’attendait à la défaite ; il ne craignait qu’une chose, c’est que, dans la catastrophe finale, les communards vinssent à manquer d’audace et d’énergie. Mais quand il sut qu’ils se défendaient connue des lions, et que Paris était en flammes, il poussa un cri de triomphe : « À la bonne heure ! ce sont des hommes ! » dit-il à Spichiger (qui me l’a raconté plus tard), en entrant brusquement à l’atelier coopératif et en frappant de sa canne sur la table. Schwitzguébel, de son côté, écrivait à Joukovsky : « Vive Paris ! cette fois ils se font sauter et ils mettent le feu à la ville ».

Nous nous rencontrâmes, le dimanche 28, aux Convers ; la ferme contenance de mes amis, leurs propos, leur vaillante belle humeur, triomphèrent de mon découragement et rendirent moins sombre ma tristesse. Bakounine n’avait plus rien à faire aux Montagnes : il nous annonça qu’il repartirait pour Locarno le lendemain.

Le lundi, il quitta le Locle le matin pour descendre à Neuchâtel, où il s’arrêta et où il passa la nuit ; il continua sa route le mardi, et arriva à Locarno le jeudi 1er juin.

Le mardi 30 mai j’écrivais à ma femme :


Merci pour ta bonne lettre reçue hier soir, elle m’a fait du bien... Hier Bakounine, retournant à Locarno, est venu à Neuchâtel. Émilie m’a supplié de lui faire faire sa connaissance ; d’accord avec ma mère, j’ai invité Bakounine à prendre le thé chez moi : ma mère, Émilie, Julie et Georges y sont venus. Michel nous a raconté sa vie et ses voyages, nous avons fait de la musique, etc. Aujourd’hui il est parti pour tout de bon...

David Perret est revenu hier soir. Il fait un tableau sinistre de la terreur qui règne dans toute la France.


Il fallait maintenant reprendre le cours de la vie ordinaire, veiller à l’administration des affaires courantes, à l’exécution des décisions de la réunion de Neuchâtel, et tout d’abord s’occuper du journal. Le 31 mai, j’écrivais à Joukovsky que, pour diminuer les dépenses, les amis des Montagnes, réunis le dimanche précédent aux Convers, avaient été d’avis d’adopter le format du Progrès : dans ces conditions, le journal ne devait pas coûter plus de trente francs ; et je démontrais, par un devis détaillé, que l’imprimeur Czerniecki ferait encore un bénéfice d’un tiers. Le 2 juin, nouvelle lettre :


Nous venons de former à Saint Imier, la Chaux-de-Fonds, le Locle et Neuchâtel des Comités de secours fraternel pour les réfugiés de la Commune ; cette mesure a été rendue publique par un communiqué adressé au National suisse. Grande émotion des bourgeois[2].

Faites-en autant. Adieu.


Ma femme m’avait écrit, la veille, qu’elle partirait de Sainte-Croix le samedi matin ; je devais aller à sa rencontre jusqu’à Fleurier. Je profitai de ce petit voyage pour aller rendre visite au père Meuron, que je trouvai profondément abattu par le désastre de la Commune : il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Le 4 juin, je transmis à Bakounine une lettre de Sibiriakof, du 2, relative à l’impression de la seconde livraison de L’Empire knouto-germanique. Il me la renvoya quelques jours après ; sur un feuillet blanc de cette lettre, il avait écrit, le 10 :


Mon cher. Je te renvoie la lettre de Sib. ; je l’accompagne d’une lettre qu’au besoin, si tu le trouves utile, tu peux lui envoyer. Tu as reçu maintenant, sans doute, celle que je t’ai écrite le 5 de ce mois et que je t’ai envoyée, comme nous étions convenus, par l’ami de Zürich[3]. Que penses-tu de l’arrangement que je t’y ai proposé ? il me semble réalisable. S’ils vendent 40 exemplaires [de L’Empire knouto-germanique] à Saint-Imier, la Chaux-de-Fonds, le Locle, ce qui ne me paraît pas impossible, cela fera 60 francs ; avec les 30 fr. envoyés de Munich[4], cela fera 90. Sur cela 40 fr. pour le Locle, 40 fr. pour Sonvillier[5], 6 fr. que je dois comme responsable de la Solidarité[6], 4 fr. de frais de poste. Je resterai te devoir pour deux livres de thé, si tu m’en envoies ; si tu ne l’as pas envoyé, n’en envoie pas, car j’en attends de Genève…

Quant à la somme nécessaire pour la seconde livraison, j’ai la confiance qu’elle se trouvera bientôt, et le manuscrit de cette livraison ne tardera pas de t’arriver tout complet. L’ami de Zürich se donne aussi beaucoup de peine pour compléter cette somme, et puis j’aurai encore d’autres amis.

Envoie-moi au plus vite les 210 ou 200 exemplaires, pour que je les expédie en Italie, où des amis les attendent déjà.

Je t’ai envoyé ce matin par la poste non huit, mais onze volumes de Grote[7] et quatre volumes d’Auguste Comte. Je te prie d’envoyer immédiatement ces derniers à Fritz Robert, auquel je les ai promis. Tu vois que tu es plus heureux que Numa Pompilius, puisque tu en reçois onze sur douze, tandis que Numa n’en a eu que six, ou même seulement trois sur douze[8].

Ma lettre t’arrivera ou est déjà arrivée de Zürich à l’adresse de M. Gustave J.

N’oublie pas de bien saluer de ma part ta femme d’abord et sa mère, puis la tienne et tes sœurs. Je suis heureux de les avoir rencontrées. Salue bien ton frère aussi et envoie-moi sa brochure.

J’ai reçu une lettre de Ross[9]. Je l’engage beaucoup à écrire son journal le plus détaillé et le plus sévèrement véridique. Nous le traduirons, d’abord pour les amis intimes, parce que toute vérité n’est pas bonne à dire en public : nous ne devons pas diminuer le prestige de ce fait immense, la Commune, et nous devons défendre à outrance, dans ce moment, même les jacobins qui sont morts pour elle. La traduction faite, tu verras quel parti tu pourras en tirer pour le public, n’est-ce pas[10] ? J’attends avec impatience ta lettre.

Ton dévoué M. B.

J’ai été bien content pour toi et pour toute ta famille de la nomination de ton père[11]. Et toi, quand redeviendras-tu maître d’école ?

Voici la lettre de Sentiñon que j’avais oublié de t’envoyer. Tu dois absolument me la renvoyer.


Cependant Joukovsky ne donnait plus signe de vie ; et nous désirions vivement faire paraître un numéro de la Solidarité. Je lui récrivis le 8 juin, en lui disant que si Czerniecki refusait d’imprimer un numéro du format du Progrès pour trente francs, nous ferions faire le journal à la Chaux-de-Fonds.

La raison du silence de Joukovsky était son absence de Genève : sa femme, revenant d’un voyage en Russie, était tombée malade à Berne ; il était allé la rejoindre dans cette ville, et il avait négligé de m’avertir de son déplacement ; je finis par apprendre qu’il était absent, mais par un tiers, et sans qu’on pût me donner son adresse. Ozerof, au défaut de Joukovsky, me fit savoir que Czerniecki refusait de recommencer à imprimer la Solidarité. Il fallait prendre une décision : une réunion eut lieu au Locle le 20 juin, et le lendemain j’écrivis à Joukovsky pour lui annoncer qu’il venait d’être décidé que la Solidarité s’imprimerait au Locle, dans le format du Progrès, et le prier de m’envoyer immédiatement le registre des abonnés et le livre de comptes du journal, avec les factures de l’imprimeur. J’ajoutais que Robin m’avait demandé de Londres, quinze jours auparavant (10 juin), de lui expédier une copie des pièces authentiques qui prouvaient que la Section de l’Alliance de Genève avait bien été admise en 1869 par le Conseil général, pièces dont Joukovsky était le détenteur. Ne sachant toujours pas où il se trouvait, j’adressai ma lettre à l’imprimeur Czerniecki, dans l’espoir que celui-ci réussirait peut-être à la faire parvenir au destinataire.

On se rappelle que Robin était devenu membre du Conseil général en octobre 1870. La lettre qu’il venait de m’écrire, et dont j’entretenais Joukovsky, se rapporte à des incidents dont je n’ai pas parlé encore, afin de ne pas interrompre le récit de ce qui concerne les insurrections communalistes. C’est au Mémoire de la Fédération jurassienne que j’en emprunterai l’exposé :


Pendant l’hiver de 1870-1871, au milieu des événements les plus importants peut-être de l’histoire du dix-neuvième siècle, et pendant que se déroulaient les phases palpitantes de cette révolution du 18 mars qui remuait si profondément, d’un bout du monde à l’autre, les masses prolétaires, Messieurs les meneurs du Conseil général étaient essentiellement préoccupés de profiter de l’occasion que leur offraient les circonstances pour établir solidement dans l’Internationale leur autorité en supprimant les Congrès généraux, et pour écraser définitivement les opposants qui avaient excité leur haine.

Oui, tandis que chacun des membres des Sections de nos Montagnes ne vivait plus que de la vie des héroïques Parisiens, tandis que les hommes d’action dans l’Internationale concentraient toute leur activité et toutes les forces de leur intelligence sur ce seul but : venir en aide à la Commune de Paris, — Marx et ses créatures ne songeaient qu’à faire servir les péripéties de ce drame gigantesque à la réalisation de leurs petits calculs, et ils disposaient d’avance, avec une adresse infernale, leurs toiles d’araignées, comptant prendre au piège les Fédérations sans défiance et faire de l’Internationale tout entière la proie de leur vanité et de leur esprit d’intrigue.

C’est une chose difficile à croire, mais parfaitement vraie : en mars 1871, les acolytes de Marx en Suisse, Outine, H. Perret et consorts, n’avaient qu’une préoccupation, absolument étrangère à la révolution sociale et aux événements de Paris ; cette préoccupation était d’achever de se débarrasser de la Section de l’Alliance, et pour cela ils venaient d’inventer un truc nouveau. Ils osèrent déclarer en assemblée générale des Sections de Genève que jamais la Section de l’Alliance n’avait été admise par le Conseil général. Cette étrange assertion fut rapportée à l’Alliance, et le secrétaire de cette Section (Joukovsky), en réponse aux mensonges d’Outine, produisit publiquement les originaux des deux lettres écrites à l’Alliance par Eccarius et par Jung, en date du 28 juillet et du 25 août 1869 ; la première de ces lettres annonçait que le Conseil général avait admis la Section de l’Alliance à l’unanimité, la seconde accusait réception des cotisations de cette Section. La réplique était écrasante, semble-t-il ? Pas du tout : Outine et ses amis payèrent d’audace et affirmèrent cyniquement que ces deux lettres devaient être des faux, et qu’une personne bien renseignée, venant de Londres, le leur avait dit.

Cette personne bien renseignée était Madame Dmitrieff, une amie d’Outine, Russe comme lui, et, — disons-le, car c’est un détail caractéristique, — Juive comme lui, comme Marx, comme Borkheim (collaborateur de la Zukunft de Berlin et du Volksstaat de Leipzig), comme Moritz Hess ; comme Hepner, rédacteur du Volksstaat ; comme Frankel, membre de la Commune de Paris[12].

Madame Dmitrieff, connue aussi sous le nom de la citoyenne Élise, est une admiratrice fanatique de Marx, qu’elle appelle, en style de synagogue, le Moïse moderne. Elle venait de passer quelque temps auprès de lui à Londres (en février), et s’était ensuite rendue à Genève, munie évidemment d’instructions confidentielles. Ce fut après son arrivée que fut remise sur le tapis la question de l’Alliance, et qu’on fit en assemblée générale des Sections genevoises cette fameuse déclaration, que l’Alliance n’avait jamais été reçue dans l’Internationale.

Cependant, quand on avait imprudemment affirmé que les lettres d"Eccarius et de Jung étaient des faux, tout n’était pas fini par là ; il fallait encore le prouver ; et pour cela on s’adressa de Genève au Conseil général. Le secrétaire perpétuel de la coterie genevoise, Henri Perret, écrivit donc à Londres, pour demander ce qu’il fallait penser, en réalité, de l’authenticité des deux lettres[13].


Ce qui se passa au Conseil général de Londres, après la réception de la lettre écrite par Henri Perret, a été raconté par Robin dans un document rédigé en 1872 sous le titre de Mémoire justificatif[14], et qu’il m’envoya :


J’arrivai à Londres en octobre 1870, — raconte Robin, qui fait connaître, au début de son Mémoire, ses relations avec Marx : — ... sitôt que j’y eus trouvé de modestes et temporaires moyens d’existence, je fus présenté au Conseil général par le citoyen Marx et admis à l’unanimité. Pendant plusieurs mois, peu familiarisé avec la langue anglaise, je pris à peine part aux travaux du Conseil, d’ailleurs presque nuls à ce moment... Exclusivement préoccupé de la guerre… je revins à l’espoir le 18 mars. Que j’aurais voulu alors courir à Paris et prendre part à la grande lutte sociale ! Mais d’un côté j’étais très souffrant, de l’autre je venais d’obtenir une position qui assurait pour quelques mois la vie de ma famille. C’était par un hasard véritable que mes enfants avaient échappé à la mort : sans la police belge j’allais en effet vers le 8 septembre m’enfermer dans Paris[15], et l’on sait que les enfants en bas âge n’en sont pas revenus. Après cela je n’eus pas le courage de les laisser avec leur mère isolée et sans ressource aucune, en pays étranger. D’autres révolutionnaires auraient peut-être passé là-dessus ; en ne le faisant pas, je ne crus pas perdre le droit de travailler encore à la révolution sociale, et je me promis de racheter mon abstention d’alors. D’ailleurs, quoique n’ayant plus, depuis des années, l’ombre de confiance dans les bourgeois libéraux, je ne pouvais croire de leur part à une guerre d’extermination ; j’attendais avec confiance une transaction, après laquelle j’aurais, je le pense, pu me rendre très utile pour l’organisation de l’enseignement intégral.

On comprend que pendant ce temps j’avais rarement pensé au différend entre les Sections de la Suisse. Depuis la guerre, aucune lettre, aucun journal ne m’était arrivé de ce pays. Cependant j’en avais vaguement causé une ou deux fois avec Marx comme d’un incident terminé, et, bien qu’il eût contre certaines personnes des préventions que je ne partageais pas, je ne voyais pas là sujet de lutte, et je comptais même sur son influence pour m’aider à apaiser le conflit, s’il renaissait. Ceci est tellement vrai que, quand mes relations d’ami avec Guillaume, interrompues par les événements, furent rétablies vers la fin de janvier [1871], je communiquai naïvement à Marx plusieurs lettres de cet ami. Ce fut alors qu’à plusieurs réponses équivoques je commençai à pressentir une hostilité systématique ; mais, plein d’une extrême confiance dans l’esprit de justice et la bonne foi de Marx, je refusais de croire aux indices les plus évidents.

Vers le mois de mars, le hasard me fit, au Conseil général, lire d’avance une lettre du secrétaire du Comité fédéral romand de Genève, H. Perret. Il y rendait compte d’une très orageuse séance publique à Genève, où les partisans et les ennemis de l’Alliance s’étaient fort malmenés. Ceux-ci s’appuyaient sur le témoignage de la citoyenne Élise[16], qui, revenant de Londres où elle avait été chargée de prendre des informations sur la question de l’Alliance, soutenait que cette société n’avait jamais été reconnue comme Section de l’Internationale. Un des membres de l’Alliance[17] avait alors tiré de sa poche deux lettres officielles du Conseil général constatant son admission. On avait répondu que ces pièces étaient fausses. Le secrétaire suisse[18] priait le Conseil général de lui faire connaître immédiatement la vérité.

Il y avait là un oui ou un non à répondre ; des hommes loyaux l’eussent envoyé courrier par courrier. Cinq semaines après, la lettre n’avait pas obtenu de réponse nette.

Je recevais presque en même temps, dans une lettre d’ami, le récit de cette nouvelle agression par la bande d’intrigants et de brouillons dont M. Outine est le chef[19]... Je répondis aussitôt et demandai la copie des deux lettres incriminées de faux[20]. Je les reçus après quelques retards[21]. Dans l’intervalle je m’inscrivis pour une interpellation à propos des affaires suisses. J’avais déjà sur Marx de très graves soupçons ; j’étais convaincu que c’était lui qui avait donné à Madame Élise les faux renseignements causes du désordre nouveau. Mais voulant être confiant jusqu’au bout, je parvins à me persuader qu’il avait été trompé, et je voulus remettre la question suisse en discussion dans le seul espoir d’arriver à un apaisement définitif. J’avais beaucoup réfléchi pour trouver le moyen de n’attaquer personne, et d’arriver à la reconnaissance des deux Fédérations d’une manière égale, et surtout à la fin de toute hostilité publique.


Cependant Joukovsky était revenu à Genève dans les derniers jours de juin, et la copie des deux documents, réclamée par Kobin, avait pu être expédiée à celui-ci. Les manœuvres employées par nos adversaires nous prouvaient que les haines n avaient pas désarmé ; mais nous étions sans crainte. Le Conseil général avait pu se tromper et être trompé ; des explications claires, des preuves documentaires l’obligeraient à reconnaître son erreur. Et d’ailleurs, si les événements avaient fait supprimer le Congrès général en 1870, il n’en serait pas de même en 1871 ; et devant le Congrès, dans le grand jour des discussions, la pleine lumière se ferait, les intrigants et les imposteurs seraient démasqués. Nous ne doutions pas que la force irrésistible de la vérité s’imposât à tous, et fît crouler tout le vain échafaudage du mensonge.


Depuis son retour à Locarno, Bakounine s’occupait à préparer la suite de L’Empire knouto-germanique. Il m’avait repris les pages 139-285 de son manuscrit, et son calendrier-journal le montre commençant le 5 juin la rédaction d’un « Préambule pour la seconde livraison » ; il continue à l’écrire les jours suivants ; il note, le 12, une lecture de Kolb (Kulturgeschichte) ; le lendemain, il reçoit l’Histoire universelle de Schlosser ; il est question pour la dernière fois du Préambule le 13 juillet[22].

On trouve, dans ce « Préambule pour la seconde livraison », un exposé très net des deux tendances qui se partageaient à ce moment le socialisme, et un jugement sur la portée historique de cette grande manifestation révolutionnaire que fut la Commune de Paris. Au sujet des deux tendances, celle des « socialistes ou collectivistes révolutionnaires » et celle des « communistes autoritaires », Bakounine s’exprime ainsi :


Je suis un amant fanatique de la liberté, la considérant comme l’unique milieu au sein duquel puissent se développer et grandir l’intelligence, la dignité et le bonheur des hommes... ; la liberté qui, après avoir renversé toutes les idoles célestes et terrestres, fondera et organisera un monde nouveau, celui de l’humanité solidaire, sur les ruines de toutes les Églises et de tous les États. Je suis un partisan convaincu de l’égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des Individus aussi bien que la prospérité des nations, ne seront jamais rien qu’autant de mensonges. Mais, partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations productrices librement organisées et fédéralisées dans les communes, et par la fédération tout aussi spontanée des communes, mais non par l’action suprême et tutélaire de l’État.

C’est là le point qui divise principalement les socialistes ou collectivistes révolutionnaires des communistes autoritaires partisans de l’initiative absolue de l’État. Leur but est le même : l’un et l’autre parti veulent également la création d’un ordre social nouveau, fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, inévitablement imposé à chacun et à tous par la force même des choses, à des conditions économiques égales pour tous, et sur l’appropriation collective des instruments de travail. Seulement les communistes [d’État] s’imaginent qu’ils pourront y arriver par le développement et par l’organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, avec l’aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoque, pensent, au contraire, qu’ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l’organisation de la puissance non politique, mais sociale, et par conséquent anti-politique, des masses ouvrières tant des villes que des campagnes, y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec tout leur passé, voudraient franchement s’adjoindre à eux et accepter intégralement leur programme.

De là, deux méthodes différentes. Les communistes [autoritaires] croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des États. Les socialistes révolutionnaires s’organisent en vue de la destruction, ou, si l’on veut un mot plus poli, en vue de la liquidation des États. Les communistes sont les partisans du principe et de la pratique de l’autorité, les socialistes révolutionnaires n’ont de confiance que dans la liberté… C’est la contradiction, devenue déjà historique, qui existe entre le communisme scientifiquement développé par l’école allemande et accepté en partie par les socialistes américains et anglais, d’un côté, — et le proudhonisme largement développé et poussé jusqu’à ses dernières conséquences, de l’autre, accepte par le prolétariat des pays latins[23].

Le socialisme révolutionnaire vient de tenter une première manifestation éclatante et pratique dans la Commune de Paris.


Et Bakounine continue en montrant comment, dans la Commune, se trouvèrent en présence les socialistes révolutionnaires, membres de l’Internationale, qui furent en minorité, et les « jacobins » ou autoritaires, qui formaient la majorité :


Je suis un partisan de la Commune de Paris, qui, pour avoir été massacrée, étouffée dans le sang par les bourreaux de la réaction monarchique et cléricale, n’en est devenue que plus vivace, plus puissante dans l’imagination et dans le cœur du prolétariat de l’Europe ; j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été une négation audacieuse, bien prononcée, de l’État.

C’est un fait historique immense que cette négation de l’État se soit manifestée précisément en France, qui a été jusqu’ici par excellence le pays de la centralisation politique, et que ce soit Paris, la tête et le créateur historique de cette grande civilisation française, qui en ait pris l’initiative…

La Commune de Paris a duré trop peu de temps, et elle a été trop empêchée dans son développement intérieur par la lutte mortelle qu’elle a dû soutenir contre la réaction de Versailles, pour qu’elle ait pu, je ne dis pas même appliquer, mais élaborer théoriquement son programme socialiste. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, la majorité des membres de la Commune n’étaient pas proprement socialistes, et s’ils se sont montrés tels, c’est qu’ils ont été invinciblement poussés par la force irrésistible des choses, par la nature de leur milieu, par les nécessités de leur position, et non par leur conviction intime. Les socialistes, à la tête desquels se place naturellement notre ami Varlin, ne formaient qu’une très infime minorité : ils n’étaient tout au plus que quatorze ou quinze membres. Le reste était composé de jacobins. Mais entendons-nous, il y a jacobins et jacobins. Il y a les jacobins avocats et doctrinaires, comme M. Gambetta... ; et il y a les jacobins franchement révolutionnaires, les héros, les derniers représentants sincères de la foi démocratique de 1793, capables de sacrifier et leur unité et leur autorité bien-aimées aux nécessités de la Révolution, plutôt que de ployer leur conscience devant l’insolence de la réaction. Ces jacobins magnanimes, à la tête desquels se place naturellement Delescluze, une grande âme et un grand caractère, veulent le triomphe de la Révolution avant tout ; et comme il n’y a point de révolution sans masses populaires, et comme ces masses ont éminemment aujourd’hui l’instinct socialiste,... les jacobins de bonne foi, se laissant entraîner toujours davantage par la logique du mouvement révolutionnaire, finiront par devenir des socialistes malgré eux.

Telle fut précisément la situation des jacobins qui firent partie de la Commune de Paris. Delescluze et bien d’autres avec lui signèrent des programmes et des proclamations dont l’esprit général et les promesses étaient positivement socialistes. Mais comme, malgré toute leur bonne foi et toute leur bonne volonté, ils n’étaient que des socialistes bien plus extérieurement entraînés qu’intérieurement convaincus,... ils ne purent jamais sortir des généralités, ni prendre une de ces mesures décisives qui rompraient à jamais leur solidarité et tous leurs rapports avec le monde bourgeois. Ce fut un grand malheur pour la Commune et pour eux ; ils en furent paralysés, et ils paralysèrent la Commune ; mais on ne peut pas le leur reprocher comme une faute. Les hommes ne se transforment pas d’un jour à l’autre, et ne changent ni de nature ni d’habitudes à volonté. Ils ont prouvé leur sincérité en se faisant tuer pour la Commune. Qui osera leur en demander davantage[24] ?

Ils sont d’autant plus excusables que le peuple de Paris lui-même, sous l’influence duquel ils ont pensé et agi, était socialiste beaucoup plus d’instinct que d’idée ou de conviction réfléchie. Toutes ses aspirations sont au plus haut degré et exclusivement socialistes ; mais ses idées ou plutôt ses représentations traditionnelles sont loin encore d’être arrivées à cette hauteur. Il y a encore beaucoup de préjugés jacobins, beaucoup d’imaginations dictatoriales et gouvernementales, dans le prolétariat des grandes villes de France et même dans celui de Paris...

La situation du petit nombre des socialistes convaincus qui ont fait partie de la Commune de Paris était excessivement difficile. Ne se sentant pas suffisamment soutenus par la grande masse de la population parisienne, l’organisation de l’Association internationale, très imparfaite elle-même d’ailleurs, n’embrassant à peine que quelques milliers d’individus, ils ont dû soutenir une lutte journalière contre la majorité jacobine. Et au milieu de quelles circonstances encore ! Il leur a fallu donner du travail et du pain à quelques centaines de milliers d’ouvriers, les organiser, les armer, et surveiller en même temps les menées réactionnaires ; ... il leur a fallu opposer un gouvernement et une armée révolutionnaires au gouvernement et à l’armée de Versailles, c’est-à-dire que, pour combattre la réaction monarchique et cléricale, ils ont dû, oubliant ou sacrifiant eux-mêmes les premières conditions du socialisme révolutionnaire, s’organiser en réaction jacobine... Je sais que beaucoup de socialistes, très conséquents dans leur théorie, reprochent à nos amis de Paris de ne s’être pas montrés suffisamment socialistes dans leur pratique révolutionnaire... Je ferai observer aux théoriciens sévères de l’émancipation du prolétariat qu’ils sont injustes envers nos frères de Paris : car, entre les théories les plus justes et leur mise en pratique, il y a une distance immense qu’on ne franchit pas en quelques jours. Quiconque a eu le bonheur de connaître Varlin, par exemple, pour ne nommer que celui dont la mort est certaine[25], sait combien, en lui et en ses amis, les convictions socialistes ont été passionnées, réfléchies et profondes. C’étaient des hommes dont le zèle ardent, le dévouement et la bonne foi n’ont jamais pu être mis en doute par aucun de ceux qui les ont approchés. Mais précisément parce qu’ils étaient des hommes de bonne foi, ils étaient pleins de défiance en eux-mêmes en présence de l’œuvre immense à laquelle ils avaient voué leur pensée et leur vie : ils se comptaient pour si peu ! Ils avaient d’ailleurs cette conviction que, dans la Révolution sociale, diamétralement opposée, dans ceci comme dans tout le reste, à la Révolution politique, l’action des individus était presque nulle et l’action spontanée des masses devait être tout. Tout ce que les individus peuvent faire, c’est d’élaborer, d’éclairer et de propager les idées correspondantes à l’instinct populaire, et, de plus, c’est de contribuer par leurs efforts incessants à l’organisation révolutionnaire de la puissance naturelle des masses, mais rien au-delà ; et tout le reste ne doit et ne peut se faire que par le peuple lui-même. Autrement on aboutirait à la dictature politique, c’est-à-dire à la reconstitution de l’État, des privilèges, des inégalités, de toutes les oppressions de l’État...

Varlin et tous ses amis, comme tous les socialistes révolutionnaires, et en général comme tous les travailleurs nés et élevés dans le peuple, partageaient au plus haut degré cette prévention parfaitement légitime contre l’initiative continue des mêmes individus, contre la domination exercée par des individualités supérieures ; et comme ils étaient justes avant tout, ils tournaient aussi bien cette prévention, cette défiance, contre eux-mêmes que contre toutes les autres personnes.

Contrairement à cette pensée des communistes autoritaires, selon moi tout à fait erronée, qu’une Révolution sociale peut être décrétée et organisée, soit par une dictature, soit par une assemblée constituante issue d’une révolution politique, nos amis les socialistes de Paris ont pensé qu’elle ne pouvait être faite ni amenée à son plein développement que par l’action spontanée et continue des masses, des groupes et des associations populaires.

Nos amis de Paris ont eu parfaitement raison...


En même temps qu’il écrit ces pages, — qui ne furent malheureusement pas publiées de son vivant, — Bakounine se préoccupe de l’état des esprits en Italie, où les événements de Paris avaient produit une agitation considérable ; les mazziniens étaient hostiles à la Commune, les garibaldiens, au contraire, lui étaient sympathiques ; Bakounine entre en relations, par une lettre écrite le 24 juin, avec Achille Bizzoni, directeur d’un petit journal radical de Milan, le Gazzettino rosa, au moyen duquel, à défaut d’un organe socialiste qui n’existe pas encore, il espère pouvoir faire pénétrer en Italie les idées du socialisme révolutionnaire ; il allait bientôt intervenir directement, et avec un éclat qu’on n’a pas oublié, dans les affaires italiennes, par sa polémique retentissante contre Mazzini (voir plus loin p. 173).

Il suit également les événements d’Espagne, où l’Internationale est persécutée ; il reçoit le 3 juillet une lettre que Sentiñon, arrêté depuis quelques jours, lui écrit de la forteresse de Montjuich : Sentiñon avait mis sa signature, en même temps qu’un autre international de Barcelone, Clemente Bové, au bas d’une protestation contre les égorgeurs du prolétariat français (Manifiesto de algunos partidarios de la Comuna a los poderosos de la tierra, « Manifeste de quelques partisans de la Commune aux puissants de la terre ») ; ce manifeste fut saisi et ses deux signataires emprisonnés.

Mais Bakounine apprend ce qui se passe à Londres et à Genève, et aussitôt il prend feu : il pense que la question du conflit entre la Fédération des Montagnes et la Fédération de Genève sera portée devant le Congrès général dont la convocation ne peut manquer d’être prochaine, et le 4 juillet il commence à écrire un exposé des origines du conflit, qui est désigné, dans son calendrier-journal, tantôt sous le nom de Protestation de l’Alliance, tantôt sous celui d’Appel ; dès le 9 juillet, il m’envoie les 41 premières pages de ce nouveau travail ; le 16 il m’expédie les pages 42-91, et le 20 la fin, pages 92-141. Je possède encore les feuillets 63-141 de ce manuscrit, les 62 premiers feuillets, que j’avais envoyés en communication à Genève, ont été perdus.

Le travail de Bakounine n’a pas été utilisé[26]. Il me semble intéressant de faire connaître, à titre de témoignage de son état d’esprit à ce moment, un passage remarquable de cet écrit (feuillets 105-108). Après avoir exposé le fait de la solidarité universelle des prolétaires, fait sur lequel est fondée l’existence de l’Internationale, Bakounine profite de cette occasion pour rendre un juste hommage à Marx, ainsi qu’à deux autres socialistes allemands, Engels et Becker :


Il résulte de ce que j’ai montré plus haut, — dit- il, — que tous les corps de métier dans tous les pays du monde sont réellement et indissolublement solidaires.

Cette solidarité se démontre par la science autant que par l’expérience, la science n’étant d’ailleurs rien que l’expérience universelle mise en relief, comparée, systématisée et duement expliquée. Mais elle se manifeste encore au monde ouvrier par la sympathie mutuelle, profonde et passionnée, qui, à mesure que les faits économiques se développent et que leurs conséquences politiques et sociales, toujours de plus en plus amères pour les travailleurs de tous les métiers, se font sentir davantage, croît et devient plus intense dans le cœur du prolétariat tout entier. Les ouvriers de chaque métier et de chaque pays, avertis, d’un côté, par le concours matériel et moral que, dans les époques de lutte, ils trouvent dans les ouvriers de tous les autres métiers et de tous les autres pays, et de l’autre par la réprobation et par l’opposition systématique et haineuse qu’ils rencontrent, non seulement de la part de leurs propres patrons, mais aussi des patrons des industries les plus éloignées de la leur, de la part de la bourgeoisie tout entière, arrivent enfin à la connaissance parfaite de leur situation et des conditions premières de leur délivrance. Ils voient que le monde social est réellement partagé en trois catégories principales : 1° les innombrables millions de prolétaires exploités ; 2° quelques centaines de milliers d’exploiteurs du second et même du troisième ordres ; et 3° quelques milliers, ou tout au plus quelques dizaines de milliers, de gros hommes de proie ou capitalistes bien engraissés qui, en exploitant directement la seconde catégorie, et indirectement, au moyen de celle-ci, la première, font entrer dans leurs poches immenses au moins la moitié des bénéfices du travail collectif de l’humanité tout entière.

Du moment qu’un ouvrier est parvenu à s’apercevoir de ce fait général et constant, quelque peu développée que soit son intelligence, il ne peut manquer de comprendre bientôt que, s’il existe pour lui un moyen de salut, ce moyen ne peut être que l’établissement et l’organisation de la plus étroite solidarité pratique entre les prolétaires du monde entier, sans différence d’industries et de pays, dans la lutte contre la bourgeoisie exploitante.

Voilà donc la base de la grande Association internationale des travailleurs toute trouvée. Elle nous a été donnée non par une théorie issue de la tête d’un ou de plusieurs penseurs profonds, mais bien par le développement réel des faits économiques, par les épreuves si dures que ces faits font subir aux masses ouvrières, et par les réflexions, les pensées qu’ils font tout naturellement surgir dans leur sein. Pour que l’Association ait pu être fondée, il avait fallu que tous ces éléments nécessaires qui la constituent : faits économiques, expériences, aspirations et pensées du prolétariat, se fussent déjà développés à un degré assez intense pour former une base solide. Il avait fallu qu’au sein même du prolétariat il se trouvât déjà, parsemés dans tous les pays, des groupes ou associations d’ouvriers assez avancés pour pouvoir prendre l’initiative de ce grand mouvement de la délivrance du prolétariat. Après quoi vient sans doute l’initiative personnelle de quelques individus intelligents et dévoués à la cause populaire.

Nous saisissons cette occasion pour rendre hommage aux illustres chefs du parti des communistes allemands, aux citoyens Marx et Engels surtout, aussi bien qu’au citoyen Ph. Becker, notre ci-devant ami, maintenant notre adversaire implacable, qui furent, autant qu’il est donné à des individus de créer quelque chose, les véritables créateurs de l’Association internationale. Nous le faisons avec d’autant plus de plaisir, que nous nous verrons forcés de les combattre bientôt. Notre estime pour eux est sincère et profonde, mais elle ne va pas jusqu’à l’idolâtrie et ne nous entraînera jamais à prendre vis-à-vis d’eux le rôle d’esclave. Et tout en continuant à rendre pleine justice aux immenses services qu’ils ont rendus et rendent même encore aujourd’hui à l’Association internationale, nous combattrons à outrance leurs fausses théories autoritaires, leurs velléités dictatoriales, et cette manie d’intrigues souterraines, de rancunes vaniteuses, de misérables animosités personnelles, de sales injures et d’infâmes calomnies, qui caractérise d’ailleurs les luttes politiques de presque tous les Allemands[27], et qu’ils ont malheureusement apportée avec eux dans l’Association internationale.


Le samedi 1er juillet, un télégramme m’annonçait l’arrivée à Neuchâtel du père Meurou. qui venait me rendre visite. C’est la seule fois qu’il soit sorti de sa retraite de Saint-Sulpice. Il passa la journée chez moi. Il était bien changé : ses facultés avaient visiblement baissé. Après le choc douloureux qu’il avait reçu des massacres de mai et de la ruine de nos espérances, il essayait de se consoler en faisant le rêve innocent d’une humanité rendue libre et heureuse par un moyen bizarre. Il me conta qu’un de nos amis, un vieux graveur du Locle que nous appelions Bourquin des cachets, — un homme de beaucoup de talent et d’esprit, qui malheureusement était un buveur d’absinthe, — était allé le voir et lui avait confié qu’il avait découvert le mouvement perpétuel. Grâce à la merveilleuse invention de Bourquin, on allait pouvoir construire des moteurs qui travailleraient sans rien dépenser ; cette force motrice gratuite, mise à la disposition de tous, allait supprimer la misère et faire régner partout l’abondance et la paix. Il eût été cruel de souffler sur une chimère qui adoucissait, pour mon vieil ami, l’amertume de son chagrin ; et, m’associant de tout cœur aux vœux qu’il formait avec tant de candeur et de foi, je le confirmai de mon mieux dans l’assurance que le bien l’emporterait sur le mal, et que la justice et la fraternité auraient enfin leur jour.


Avant de reprendre le récit des incidents relatifs à la Section de l’Alliance, à Londres et à Genève, je veux consacrer quelques pages à l’arrivée, dans la Suisse française, des réfugiés de la Commune, ainsi qu’au début de la lutte entreprise par Bakounine contre Mazzini.

On a vu que nous avions constitué, dans le Jura, des Comités de secours pour les réfugiés de la Commune ; à Genève, nos amis pensèrent à fournir à ceux des survivants de la bataille qui se tenaient cachés à Paris le moyen de franchir la frontière. À la fin de juin, je reçus de Charles Perron une lettre m’annonçant qu’il s’était procuré un certain nombre de passeports et d’actes d’origine suisses, et qu’il allait me les envoyer, ajoutant qu’il me priait de m’occuper de les faire parvenir à Paris, attendu qu’il n’avait pu trouver personne à Genève qui voulût se charger d’aller les porter. Les papiers annoncés arrivèrent : ils étaient cachés dans le double fond d’un sac de voyage. Je fis part de la lettre de Perron à quelques intimes : aussitôt Adhémar Schwitzguébel s’offrit pour aller à Paris ; en nous cotisant, nous réunîmes l’argent nécessaire, et, le lundi 3 juillet, l’excellent Adhémar arrivait chez moi, tout équipé pour le voyage. Perron m’avait donné l’adresse de la personne à laquelle les passeports devaient être remis : Mlle Pauline P. ; il m’avait en outre envoyé un passeport spécialement destiné à l’ami qui se rendrait à Paris. Le signalement porté sur ce passeport pouvait s’appliquer à peu près à Schwitzguébel, sauf sur un point ; il disait : « barbe naissante », et Adhémar, qui joignait à sa qualité d’ouvrier graveur celle de sous-lieutenant dans un bataillon de la milice, avait déjà une assez forte moustache. Notre ami aurait fait bien volontiers le sacrifice de cet ornement ; mais cela n’eût pas fait l’affaire, car le signalement n’était pas celui d’un jeune homme rasé. Le seul parti à prendre était d’essayer, par d’habiles coups de ciseaux, de ramener la moustache à des dimensions telles qu’elle pût être, à la rigueur, qualifiée de « naissante ». Ma femme mit toute la dextérité possible à cette opération, à laquelle Adhémar se prêta avec cette gaîté bonne enfant qui était un trait essentiel de son caractère ; et le résultat fut, à l’unanimité, déclaré acceptable. Schwitzguébel partit, nous laissant fort inquiets, et bien impatients de recevoir la nouvelle de son arrivée à bon port.

Le même jour, un de mes amis d’enfance, un jeune peintre, Gustave Jeanneret, devenu aujourd’hui un artiste éminent, — qui, fixé à Paris depuis 1869, était revenu à Neuchâtel au commencement de la guerre, et, gagné aux idées socialistes, s’était affilié à l’Internationale, — venait m’annoncer son prochain départ pour Paris, où il allait reprendre ses travaux et ses études. Je regrettai vivement de ne l’avoir pas su plus tôt, car il aurait pu se charger du sac.

Voici deux billets écrits à Joukovsky, — enfin retrouvé, — le 4 et le 5 :


4 juillet.

Mon cher, Adhémar est parti hier à quatre heures. Je ne puis t’en dire davantage pour le moment. J’ai bon espoir.

Envoie au plus vite à Spichiger les comptes du journal et le registre des abonnés. Absolument il faut qu’un numéro paraisse cette semaine, et cela dépend de l’activité que tu mettras à faire cet envoi.

Mes amitiés à Charles.

J. G.


Mercredi après-midi.

Mon cher, J’espère pouvoir te donner demain des nouvelles d’Adhémar, qui est parti lundi conformément au télégramme.

Je suis très angoissé, j’ai grand peur qu’il ne lui arrive un accident. Je me reproche de l’avoir laissé partir, d’autant plus qu’une heure après son départ j’ai trouvé quelqu’un qui aurait pu plus facilement que lui faire ce voyage.

Enfin, demain nous saurons ce qu’il en est.

J. G.


Schwitzguéhel revint de Paris sain et sauf, le samedi ou le dimanche suivant. Il avait vu Mme André Léo, qui était cachée chez Mlle P. ; et ce fut avec un des passeports apportés par lui que Léodile Champseix[28] quitta Paris, une quinzaine de jours plus tard, pour venir en Suisse.

Je me rendis à Genève vers le 10 juillet : quelques réfugiés de la Commune y étaient déjà arrivés, et une réunion avait été convoquée, à laquelle Perron et Joukovsky m’avaient engagé à assister. Je rencontrai là plusieurs proscrits ; un tout petit jeune homme, noiraud, fort laid, vint me donner une poignée de main en me disant d’un air mystérieux qu’il était Léo Frankel ; avec lui était une dame, Mme Paule Mink, qui m’annonça qu’elle voulait faire une tournée de conférences et m’offrit d’aller à cet effet à Neuchâtel et aux Montagnes. Je ne vis pas Lefrançais, quoiqu’il fût arrivé à Genève quelques jours auparavant, le 3 juillet ; par prudence, il se tenait encore caché ; il se dissimula longtemps sous le nom de Bedel, qui était celui de l’ami dont il avait emprunté le passeport pour franchir la frontière à Bellegarde. La réunion avait pour but de constituer une Section de l’Internationale qui ferait de la propagande en France ; mais ce projet n’aboutit pas pour le moment. On parla aussi du conflit avec Londres, et il fut, dès ce moment, question de la suppression du Conseil général.

Il existe une lettre (sans date, mais qui doit être du dimanche 16 juillet) écrite par Schwitzguébel à Mlle Pauline P., et que la destinataire avait soigneusement conservée[29]. Je veux en citer ici quelques passages, parce que la personnalité de Schwitzguébel s’y dessine mieux que dans les articles de journaux et les circulaires :


Ma chère demoiselle,

Il m’a été impossible de vous écrire plus tôt ; arrivé à la maison, j’ai dû me mettre au travail, sans pouvoir broncher, afin de racheter les bonnes grâces de mes parents, qui étaient quelque peu mécontents de mon absence de quelques jours.

... Je suis impatient de recevoir des nouvelles de nos amis de Paris. [Suivent des indications sur la façon de correspondre au moyen d’un dictionnaire chiffré]... Dans votre prochaine lettre, vous voudrez bien aussi me donner quelques détails sur la situation morale des ouvriers à Paris : si la chute de la Commune les a démoralisés, oui ou non ; s’il y a espoir d’arriver, alors que la terreur blanche aura cessé, à un regroupement sérieux et général ; enfin si vous, qui avez exprimé, en ma présence, la résolution énergique de vous occuper de réunir de nouveau les éléments socialistes, êtes déjà arrivée à quelque résultat pratique.

Croyez bien que lorsque j’ai communiqué à nos amis sûrs le résultat de notre entrevue avec vous et Mme Léo, tous ont admiré votre fermeté morale à toutes deux. Il était bien naturel que nous, qui voyions les événements de loin, devenions encore plus énergiquement résolus en apprenant les atrocités commises contre nos frères ; mais au centre même de l’orage réactionnaire, rester ferme, sereine, ne point montrer de colère, mais de la réflexion, du calme, un pareil spectacle a produit sur moi une impression qui ne s’effacera pas et qui m’attache à vous par l’estime, le respect...

J’apprends que les réfugiés français vont constituer à Genève une Section ayant surtout pour but la propagande en France. Vous voyez que partout, loin de nous affaiblir, les événements, quoique désastreux, nous fortifient et augmentent l’énergie de tous les amis dévoués et sincères. Il vous sera sans doute agréable de savoir les noms de quelques-uns des réfugiés résidant à Genève : Lefrançais, Dereure, Mégy, Razona, Frankel, Mme Paule Mink, quelques Lyonnais, Marseillais, et encore quelques Parisiens dont j’ignore les noms. Malheureusement ces amis arrivent parmi nous au milieu d’une lutte intestine, suite de la scission survenue au Congrès romand de la Chaux-de-Fonds et dont Mme Léo a eu connaissance. M. Outine, un intrigant, un vaniteux, dans un moment si critique, se laisse guider par des animosités personnelles et remue ciel et terre pour faire exclure de l’Internationale les meilleurs éléments de notre Fédération, James Guillaume, Perron et d’autres encore. Les Français se sont fait expliquer tous ces faits et prennent parti pour notre Fédération. Nous avions, pendant longtemps, bêtement laissé faire ces messieurs, et ils en profitèrent pour ourdir contre notre Fédération un véritable complot ; le Conseil général lui-même était sur le point de nous exclure, mais, grâce à Robin, l’affaire est ajournée. Tout ceci viendra au prochain Congrès général.

Je ne voudrais pas que ces quelques lignes vous fassent une mauvaise impression relativement à nos adversaires, qui, je crois, cherchent aussi à vous être utiles ; éloignés comme vous l’êtes, vous ne pouvez apprécier tous ces faits, et le mieux c’est de rester neutres en attendant que les circonstances vous permettent de juger en entière connaissance de cause.

James Guillaume m’envoie à l’instant le billet qu’il a reçu de Mme Léo. Nous ne comprenons ni l’un ni l’autre le passage relatif à Lemaire ; je pense que cela concerne Perron ; je lui envoie le billet... Pour ce qui concerne les pass... s’adresser directement à James, à l’adresse convenue, ou à Perron, qui arrangeront.

Chères dames, recevez toutes les deux les amitiés fraternelles de votre dévoué

Adhémar Schwitzguébel, graveur.

Saluez aussi les amis présents à Paris.


L’ordre chronologique m’oblige à ouvrir ici une parenthèse relative à notre journal.

La Solidarité ne devait pas recommencer à paraître. Dans une nouvelle réunion des Sections montagnardes tenue à la Chaux-de-Fonds le 9 juillet, on s’était occupé des moyens de réunir les ressources nécessaires ; mais nos finances étaient absolument épuisées par les sacrifices de tout genre qu’il avait fallu s’imposer, en particulier en vue du sauvetage des proscrits et des secours aux réfugiés. La Section du Locle, désignée pour éditer et administrer le journal, ne voulut pas s’aventurer dans une entreprise incertaine, et déclara par une circulaire aux autres Sections (12 juillet) qu’elle ne recommencerait la publication de la Solidarité que lorsqu’une base financière solide aurait été préalablement établie.

Le 13 juillet, le nouveau Comité fédéral — composé d’Alfred Andrié, monteur de boîtes, Sylvain Clément, photographe[30], Ali Eberhardt, horloger, Arthur Hæmmerli, monteur de boîtes, Alfred Monnier, guillocheur, Georges Rossel, horloger, Adhémar Schwitzguébel, graveur — annonçait aux Sections son entrée en fonctions par une circulaire que signa Schwitzguébel comme secrétaire correspondant.

Une seconde circulaire du Comité fédéral, du 26 juillet, convoqua pour le 6 août une réunion des garants de la Solidarité : cette réunion, qui eut lieu à Saint-Imier, exprima son mécontentement de la façon imprudente dont Joukovsky avait engagé des dépenses qui n’avaient pas été prévues, et, à quelques exceptions près, les garants se refusèrent à couvrir un déficit dont ils n’acceptaient pas la responsabilité. Mais la Section du Locle insista, et — j’achève l’histoire de ces tentatives qui n’aboutirent pas — une nouvelle réunion de ceux des garants qui avaient fait un premier versement fut tenue aux Convers le 27 août ; au nom de cette réunion, Schwitzguébel écrivit à Joukovsky, le 3 septembre, pour réclamer une fois de plus les comptes de la Solidarité : il ne put pas les obtenir. Le projet de recommencer la publication du journal fut définitivement abandonné.

La Liberté, de Bruxelles, était devenue quotidienne au printemps de 1871, et le resta pendant quelque temps ; un certain nombre de membres de nos Sections s’y abonnèrent, et la Liberté, en échange des abonnements pris par nous, se déclara prête à publier les communications que nous pourrions lui envoyer ; jusqu’à l’automne de 1871, elle remplaça ainsi pour nous, plus ou moins, l’organe qui nous manquait.


Il me reste, pour achever ce que j’ai à dire à propos du sauvetage des proscrits de la Commune, à parler de l’arrivée à Neuchâtel de Mme Champseix et de Malon, et du voyage à Paris de mon ami Gustave Jeanneret.

Le mardi 23 mai, au moment de l’occupation des Batignolles par les Versaillais, Malon (qui était maire du 17e arrondissement) avait été sauvé par mon ami F. Buisson et sa vaillante mère : celle-ci l’avait caché, au moment du péril pressant, chez le concierge d’une chapelle protestante ; on lui trouva ensuite une retraite plus sûre chez le statuaire Otin (l’auteur du groupe Polyphème, Acis et Galatée, qui orne la fontaine de Médicis, dans le jardin du Luxembourg) ; mais il fallait l’y conduire : ce fut le pasteur Edmond de Pressensé qui, bien que d’une opinion politique très opposée, se chargea de lui faire traverser, en lui donnant le bras, les rues encore toutes remplies d’officiers fusilleurs. Vers le 15 juillet, Malon quitta Paris pour se rendre en Suisse par la ligne de l’Est, accompagné d’Ottin et de Mme Ottin, et muni d’un passeport au nom de leur fils Léon. Les voyageurs, arrivés à Bâle, s’y arrêtèrent pour attendre Mme Champseix, qui ne les y rejoignit que huit jours plus tard ; Ostyn, membre de la Commune (19e arrondissement), les y rencontra aussi fortuitement. Tous ensemble prirent le train pour Neuchâtel le mardi 25 juillet, après m’avoir télégraphié la veille pour m’annoncer leur arrivée. Ma femme était absente : elle se trouvait depuis quelques jours, avec notre enfant, en visite à la campagne, chez son frère aîné, au canton de Vaud. Ma première idée avait été d’offrir l’hospitalité, sinon aux cinq voyageurs, du moins à deux ou trois d’entr’eux, chez moi et chez mes parents, qui m’y avaient autorisé : mais ils ne voulurent pas accepter, et se logèrent tous à l’hôtel. Le vieux statuaire qui servait de père à Malon voulait profiter de son passage à Neuchâtel et de mes relations pour faire connaître aux autorités compétentes une méthode d’enseignement du dessin dont il était l’auteur, et dont il espérait pouvoir obtenir l’introduction dans les écoles de la Suisse française ; sur ses instances, je le conduisis chez M. Louis Favre, professeur de dessin, qui le reçut poliment, mais froidement, et lui fit comprendre que la Suisse se suffisait à elle-même et n’avait pas besoin des lumières de Paris. Toute la caravane repartit pour Genève le jeudi matin, excepté Mme André Léo, qui, se proposant d’entreprendre immédiatement une campagne de conférences sur la Commune, et voulant commencer par la Chaux-de-Fonds, où elle avait des amis, demeura encore trois jours à Neuchâtel. Le jeudi 27 juillet, j’écrivais à ma femme :


... Mme André Léo est encore à Neuchâtel jusqu’à dimanche ; elle va faire des conférences à la Chaux-de-Fonds, puis à Genève. J’espère que tu la verras lorsqu’elle repassera par ici.

Malon est parti ce matin. Je suis enchanté de lui ; j’ai rarement rencontré d’homme aussi sympathique. Tu le verras aussi lorsqu’il reviendra.

Mme André Léo loge à l’hôtel du Raisin ; elle passe ses journées à travailler à un livre qu’elle écrit ; et elle m’a prié de venir chaque soir après souper la prendre pour faire un tour de promenade. Je le ferai avec grand plaisir, car sa conversation est très intéressante. En même temps elle est simple au possible : ce matin je l’ai trouvée reprisant des bas, comme une vieille grand-maman.

Ma mère est remise ; elle est revenue hier s’informer si elle aurait à loger un de nos visiteurs ; mais ils ont voulu rester à l’hôtel. Je voudrais pourtant bien qu’on pût épargner à Mme Champseix, qui est pauvre, ses frais d’hôtel ; mais comment faire ?


De la Chaux-de-Fonds, Mme Champseix adressa la lettre suivante, le mercredi 2 août, à Mlles Mathilde Rœderer et Élise Grimm, à Bischwiller, deux jeunes Alsaciennes avec lesquelles elle était liée d’amitié, et qui par son intermédiaire allaient devenir nos amies aussi[31] :


Chaux-de-Fonds, 2 août 1871.

Mes bien bonnes et chères amies, il me vient ce matin comme un soupçon, comme un remords presque, que je ne vous aurais point écrit mon arrivée en Suisse. Dans le grand nombre de lettres que j’ai expédiées de Bâle, il y a huit jours, aurais-je cru vous écrire et ne l’aurais-je point fait ? Mes amis me tourmentaient tant, m’arrachaient si souvent à ces lettres, auxquelles je revenais toujours, car elles portaient la joie de mon salut à ceux qui m’aiment ! Répondez-moi vite (chez Mme Bovy, 14, rue des Granges), et pardonnez-moi si réellement cet oubli a eu lieu ; car je croyais bien vous avoir parlé de ma plume, ainsi que de mon cœur.

Oui, me voici en Suisse, mais sans mes enfants. J’ai dû me cacher pendant deux mois pour disputer aux bourreaux de Versailles ma santé et ma liberté. Quelles scènes ! mes chères filles, quelles horreurs ! La pensée seule de les dire, de les dénoncer à la conscience humaine me consolait de vivre après tant de martyrs. J’en commence demain ici le récit public. Je le porterai à Genève, en Angleterre, partout où je pourrai être entendue[32].

Plusieurs sont saufs ici : Malon, Vaillant, Lefrançais, Ostyn, Clémence ; mais que de morts ! que de vrais héros tombés !

Je pensais bien à vous : mais je ne devais écrire que le moins possible, et je pensais que vous aviez de mes nouvelles par le jeune Lebloys. Je n’ai reçu vos lettres que peu avant mon départ… Maintenant écrivez-moi en toute liberté, tout de suite à la Chaux-de-Fonds, ou dans quelques jours à Genève, rue de Lancy, Carouge, chez Ch. Perron.

J’irai probablement en Angleterre très prochainement…

Votre sincère amie L. Ch.


Très peu de jours après, un second envoi de passeports fut fait de Suisse à Mlle Pauline P. dans le même sac de voyage ; ce fut Gustave Jeanneret, cette fois, qui se chargea de le transporter, en retournant s’installer à Paris. Mon ami avait en outre accepté une mission spéciale : celle de faire une enquête sur le sort de Varlin, celui de nos amis parisiens auquel nous portions l’intérêt le plus vif, et que nous voulions aider de tous nos moyens à échapper, s’il était possible, aux bourreaux de Versailles. C’était une croyance assez générale, à ce moment, que Varlin n’était pas mort, et qu’il se trouvait caché dans quelque retraite qu’il s’agissait de découvrir. Ce n’est qu’après plusieurs mois que le récit[33], qui paraît authentique, publié par le journal royaliste le Tricolore et reproduit par la Liberté de Bruxelles, des circonstances de son supplice, vint nous forcer à renoncer définitivement à l’espoir auquel nous nous étions cramponnés aussi longtemps qu’il fut possible.

À ma demande, Gustave Jeanneret a écrit, cette année même (1905), les quelques détails qu’il a pu retrouver dans sa mémoire sur cet épisode ; je reproduis l’essentiel de la lettre qu’il m’a adressée à ce sujet :


Je suis effrayé du vague de mes souvenirs. Ces événements de 1871 sont ensevelis sous une telle couche de poussière que je ne sais plus rien de précis... Je me souviens que le sac de voyage m’a été envoyé de Sonvillier, qu’il avait un double fond, et que j’ai dû à mon arrivée à Paris le déposer chez Mlle P. ; celle-ci devait me mettre en relations avec des gens ayant connu ou approché Varlin, dont on ne savait rien de précis à ce moment ; elle m’a fait connaître, entre autres, la fille de Pierre Vinçard. Je suis allé à la Marmite, rue Larrey ; à Montmartre, rue Lepic ; et, je ne sais plus où, chez Mme Lallemand (Mme Lefrançais), pour avoir des renseignements sur Varlin, sans rien pouvoir découvrir, naturellement.

Mais, pendant mes recherches, on me parla de communards en détresse, et en particulier d’un colonel nommé Doux, dont le signalement ne correspondait à aucun de ceux des passeports dont je pouvais disposer. Comme le mien propre pouvait mieux s’appliquer au cas, j’allai à la légation suisse, et fis faire un passeport pour moi ; ... je le lis légaliser ensuite à la préfecture de police, et mon colonel s’en fut avec la pièce, je ne sais où. Ce sont des amis de Mme Rouillier, la femme du secrétaire de Vermorel[34], qui m’avaient mis en relation avec le colonel Doux.

Je n’ai pas vu Mme André Léo[35]. Mais j’ai eu des relations avec l’avocat Laviolette ; avec Paul Lanjalley, qui venait de publier avec Paul Corriez la première histoire de la Commune ; avec le Dr Robinet, le positiviste ; avec Dupont (de Bussac), très connu alors pour ses plaidoyers devant les Conseils de guerre. J’avais pour Mme Lallemand une lettre de son mari (Lefrançais). C’est aussi à cette époque que j’ai fait la connaissance de Tajan-Roger, le beau-père de Henri Brisson, un vieux saint-simonien qui avait organisé jadis la partie musicale d’une expédition en Algérie. Il me demandait alors anxieusement ce qu’on pensait de son gendre dans l’Internationale, et entre temps m’envoyait copier rue Mazagran (chez Brisson) son portrait en costume saint-simonien, tunique boutonnant au dos.


Je n’aurai, dans ces souvenirs, à parler des réfugiés de la Commune qu’incidemment, au point de vue des rapports personnels que j’ai eus avec quelques-uns d’entre eux, en particulier avec Lefrançais, Ch. Beslay, Élie et Élisée Reclus, Pindy, et de leur action dans l’Internationale en Suisse. Pour tout, le reste, je renvoie à l’ouvrage que prépare Lucien Descaves sur la proscription communaliste, ouvrage en vue duquel il réunit, depuis plusieurs années, une documentation qui promet un livre des plus intéressants. Je me contente de citer les noms des réfugiés que j’appris à connaître à Neuchâtel, pendant le séjour plus ou moins long qu’ils tirent dans cette ville : c’étaient Adolphe Clémence, relieur, un ami de Varlin ; le vieux Charles Beslay, l’ami de Proudhon, à la Banque d’échange duquel il opposait une banque de son invention qu’il essaya de faire fonctionner en Suisse ; le vannier Gaffiot, du Creusot ; le peintre en bâtiments Dargère ; un ouvrier sellier d’origine russe, Mahler ; le blanquiste Jeallot, qui fut réduit pendant longtemps, pour gagner son pain, à tourner la roue d’une presse dans une imprimerie ; les deux Berchthold, l’oncle et le neveu, architectes ; un jeune ingénieur, Decron, qui travailla plusieurs années dans les bureaux du département cantonal des travaux publics ; Huguenot, jeune professeur, qui avait trouvé à donner des leçons dans un pensionnat de jeunes gens ; enfin Rougeot, voyageur de commerce, et plus tard fabricant de « rouge » pour l’horlogerie, métier, disions-nous, auquel son nom l’avait prédestiné.


En février 1871, Mazzini avait fondé une revue hebdomadaire, la Roma del Popolo, dans laquelle il exposait ses idées politiques et religieuses. De mars à juin, il y combattit à plusieurs reprises la Commune de Paris, le fédéralisme et le socialisme. Dans le numéro du 13 juillet, il attaqua formellement l’Internationale, qu’il dénonça aux ouvriers italiens comme une institution dangereuse. Cet article (Agli operai italiani) tomba une dizaine de jours plus tard sous les yeux de Bakounine, qui prit aussitôt la plume pour répondre ; dans son calendrier-journal, à la date du 25 juillet, on lit : « Commencé Réponse à Mazzini ». Cette réponse fut écrite en quatre jours : le calendrier-journal porte, le 28 : « Fini premier article contre Mazzini ». Ce fut Emilio Bellerio qui la traduisit en italien (27 juillet : « Emilio prend réponse pour traduire » ; 31 juillet : « Emilio vient me lire le commencement de la traduction de ma Réponse à Mazzini »), et qui la porta ensuite à Milan pour la remettre à Bizzoni, directeur du Gazzettino Rosa (4 août : « Emilio parti pour la rédaction »). L’original de la Réponse, en français, fut envoyé le 6 août par Bakounine à la rédaction de la Liberté de Bruxelles (6 août : « Lettre aux rédacteurs de la Liberté avec article sur Mazzini »). La Réponse de Bakounine à Mazzini parut à Milan, en une brochure formant un supplément au numéro du 14 août du Gazzettino Rosa, sous ce titre : Risposta d’un Internazionale a Giuseppe Mazzini, per M. Bakounine, membro dell’ Associazione internazionale dei Lavoratori, 32 p. (les pages 24-32 sont occupées par un autre opuscule, aussi de Bakounine, intitulé L’Internazionale e Mazzini, article extrait du journal l’Eguaglianza de Girgenti, que dirigeait Saverio Friscia). Le texte français parut dans les numéros des 18 et 19 août de la Liberté.

Dans cette réponse, Bakounine traitait Mazzini avec les égards dus à son caractère ; il l’appelait « l’une des plus nobles et des plus pures individualités de notre siècle, je dirais même la plus grande, si la grandeur était compatible avec le culte obstiné de l’erreur ». Et il ajoutait : « Ce n’est pas de gaîté de cœur que l’on peut se décider à attaquer un homme comme Mazzini, un homme qu’on est forcé de révérer et d’aimer même en le combattant,... mais la piété, si légitime qu’elle soit, ne doit jamais tourner en idolâtrie ».

Mazzini avait reproché aux socialistes d’être des matérialistes, des athées ; sur quoi Bakounine dit simplement :


À cela nous n’avons rien à répondre, car nous le sommes en effet... Les matérialistes, conformant toujours leurs théories sociales aux réels développements de l’histoire, considèrent la bestialité, l’anthropophagie, l’esclavage, comme les premiers points de départ du mouvement progressif de la société, — tandis que les idéalistes, qui prennent pour bases de leurs spéculations l’âme immortelle et le libre arbitre, aboutissent fatalement au culte de l’ordre public comme Thiers et à celui de l’autorité comme Mazzini, c’est-à-dire à la consécration et à l’organisation d’un éternel esclavage... Hier, sous nos yeux, où se sont trouvés les matérialistes et les athées ? Dans la Commune de Paris. Et les idéalistes, les croyeurs en Dieu ? Dans l’Assemblée nationale de Versailles. Qu’ont voulu les hommes de Paris ? Par l’émancipation du travail, l’émancipation définitive de l’humanité. Et que veut maintenant l’Assemblée triomphante de Versailles ? Sa dégradation finale sous le double joug du pouvoir spirituel et temporel.


Puis, prenant énergiquement en main la défense du prolétariat parisien et de l’Internationale, il écrit cette page éloquente :


Aujourd’hui Mazzini vient d’outrepasser la mesure. Toujours de bonne foi et toujours inspiré par un idéalisme aussi fanatique que sincère, il a commis deux crimes qui, à nos yeux, aux yeux de toute la démocratie socialiste de l’Europe, sont impardonnables.

Au moment même où la population héroïque de Paris, plus sublime que jamais, se faisait massacrer par dizaines de milliers, avec femmes et enfants, en défendant la cause la plus humaine, la plus juste, la plus grandiose qui se soit jamais produite dans l’histoire, la cause de l’émancipation des travailleurs du monde entier ; au moment où l’affreuse coalition de toutes les réactions immondes… déverse sur eux toutes les calomnies qu’une turpitude sans bornes peut seule imaginer, Mazzini, le grand, le pur démocrate Mazzini, tournant le dos à la cause du prolétariat et ne se rappelant que sa mission de prophète et de prêtre, lance également contre eux ses injures !…

Depuis qu’il a commencé à agir, Mazzini n’a cessé de répéter au prolétariat de l’Italie et de l’Europe ces paroles qui résument son catéchisme religieux et politique : « Moralisez-vous, adorez Dieu, acceptez la loi morale que je vous apporte en son nom, aidez-moi à établir une république fondée sur le mariage (impossible) de la raison et de la foi, de l’autorité divine et de la liberté humaine, et vous aurez la gloire, la puissance, et, de plus, vous aurez la prospérité, la liberté et l’égalité ».

Le socialisme leur dit, au contraire, par la bouche de l’Internationale :

« Que l’assujettissement économique du travailleur à l’accapareur des matières premières et des instruments de travail est la source de la servitude dans toutes ses formes : misère sociale, dégradation morale, soumission politique, et

« Que, pour cette raison, l’émancipation économique des classes ouvrières est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un simple moyen[36]. »

Telle est dans sa simplicité la pensée fondamentale de l’Association internationale des travailleurs.

On comprend que Mazzini ait dû la maudire : et c’est le second crime que nous lui reprochons.


L’impression en Italie fut considérable. Mazzini n’essaya pas de riposter, mais le journal mazzinien l’Unità italiana publia quelques articles contre Bakounine en août et septembre. Il sera parlé plus loin de la suite de cette polémique.


Il faut maintenant revenir aux répugnantes intrigues de Londres. Je copie la suite du manuscrit de Robin[37] :


Les ordres du jour étant très chargés, mon interpellation fut plusieurs fois remise ; mais malgré toute ma bonne volonté, je ne pus m’empêcher de voir que cela devenait systématique. Je savais par Jung, secrétaire correspondant pour la Suisse, qu’il avait bien répondu à H. Perret, mais pas le oui ou le non demandé, le Conseil n’ayant pas encore eu le temps de décider. Comme si le Conseil pouvait décider sur l’existence ou la non-existence d’un fait passé !

Après plusieurs semaines il fallait enfin y venir. Alors le premier ministre de Marx, M. Engels[38], me dit qu’on allait voter une Conférence, que l’affaire suisse y serait traitée, et que je devais y remettre mon interpellation.

Le 16 mars [1871] j’avais aussi proposé de réunir le plus tôt possible une Conférence. Elle devait, selon moi, au point de vue administratif, remplacer le Congrès de 1870 empêché par force majeure. De plus M. Serraillier[39] avait récemment présenté son rapport au Conseil sur l’état de l’Internationale à Paris pendant le siège. Plusieurs membres, entre autres Malon, y étaient accusés de faits qui les eussent rendus indignes de continuer à faire partie de l’Association. Il me paraissait juste de les convoquer à la Conférence pour entendre leur défense. Enfin on y eût achevé d’apaiser l’incident suisse, que je pensais à peu près terminé. Ma proposition fut combattue par Marx et ses acolytes et repoussée presque à l’unanimité. Pourquoi pareille proposition fut-elle adoptée plus tard ? Parce qu’on escamotait ainsi le Congrès de 1871, que rien n’empêchait[40].

Je ne fus plus la dupe d’Engels. Je répondis qu’il ne s’agissait pas d’une discussion, que je remettrais volontiers à la Conférence, mais d’une simple question très brève. Impossible de l’éviter. Je lus alors l’extrait ci-joint des deux lettres :


« High Holborn, Londres W C, le 28 juillet 1869.

À la Section de l’Alliance de la démocratie socialiste à Genève.

Citoyens,

J’ai l’honneur de vous annoncer que vos lettres ou déclarations, aussi bien que le Programme et Règlement, ont été reçus et que le Conseil général a accepté votre adhésion comme Section à l’unanimité.

Au nom du Conseil général :
Le secrétaire général, J. G. ECCARIUS. »

« Au citoyen Heng, secrétaire de la Section de l’Alliance de la démocratie socialiste,
à Genève.
Citoyen,

J’ai bien reçu votre lettre avec la somme de 10 fr. 40 c, représentant la cotisation de 104 membres, pour l’année 68-69... Dans l’espoir que vous pratiquerez activement les principes de notre Association, recevez, cher citoyen Heng, de même que tous les amis, mes salutations fraternelles.

H. JUNG,
secrétaire pour la Suisse auprès du Conseil Général.
25 août 1869. »


Puis je lus ces deux questions :

1° Ces lettres sont-elles authentiques ?

2° Y a-t-il eu depuis le 25 août 1869, date de la dernière, une décision du Conseil suspendant, conformément à la résolution VI du Congrès de Bâle, la Section de l’Alliance de la démocratie socialiste ?

Jung, qui présidait la séance, fait un discours diffus où il raconte longuement l’histoire d’une lettre qu’il a écrite à Guillaume après le différend suisse, lettre laissée sans réponse[41]. Je lui avais déjà expliqué familièrement la cause de cet insignifiant malentendu. Enfin, pressé de questions, il finit par avouer qu’il a écrit la seconde lettre (ce qui prouve en même temps l’authenticité de la première). Engels bredouille aussi quelques mots, mais, après un gros quart d’heure de divagations, il est impossible de nier les deux lettres.

En réponse à la première question, j’écris : Oui.

Pour la seconde, Engels rebredouille : « Vous préjugez la question, il faut attendre la Conférence, etc. — Pas du tout, dis-je, ce que je demande est simple : l’Alliance est-elle suspendue, oui ou non ? — Mais, dit Marx qui enrageait d’être pris au piège, elle n’est pas en règle avec le Conseil[42]. — Je vais donc écrire en réponse à la seconde question : Non, mais elle l’est de fait, comme n’étant pas en règle avec le Conseil général. (Or l’on sait que sur vingt Sections, dix-neuf au moins sont dans ce cas.) — Mais non, dit Marx. — Que dois-je mettre alors ? — Mettez : Non ; mais tout cela se réglera à la Conférence (sic). »

J’écris, et je passe le papier au secrétaire pour le contresigner, et y mettre le sceau du Conseil.

« Faites-moi voir cela, dit Marx ; c’est encore une nouvelle machine contre nos amis, et il y a à Genève une Section russe que je veux prévenir (!!!). » Quel commentaire ajouter à cela[43] ?

L’écrit était en deux doubles : l’un pour l’Alliance, l’autre pour le Comité fédéral siégeant à Genève, tous deux étant prévenus que l’autre en recevait une copie. Marx n’était pas habitué à cette manière loyale d’agir. Le grand homme, ordinairement si sûr au milieu de ses courtisans, était abasourdi. Il était pris en flagrant délit de mensonge, et son acte était authentiquement constaté[44]. J’avais le cœur soulevé de voir le philosophe socialiste si petit.

Eh bien, malgré tout, en sortant de la séance, dans mes pénibles réflexions, je rejetais sur la pitoyable nature humaine la mesquinerie d’un seul. Pour moi, le dieu était descendu de son autel, mais il restait encore l’homme autrefois utile, trompé jusqu’au point de commettre une indignité, et qu’il fallait, si possible, empêcher de persévérer dans l’erreur. Aussi, à quelque temps de là, ayant reçu de Genève une lettre d’ami qui me parlait de la nullité actuelle de l’Internationale dans cette ville, je crus devoir, dans une lettre à Marx à propos d’autres choses, intercaler un paragraphe où je lui conseillais, avec tout le respect et la modération que l’on pouvait souhaiter vu nos âges respectifs, de n’être pas trop sûr d’avance à propos de l’affaire suisse, d’avoir le simple doute philosophique, et d’attendre la discussion à la Conférence. Marx a sans doute bien ri de ma candeur, et, comme de juste, ne m’a jamais répondu.


Ce fut par mon intermédiaire que Robin fît parvenir à la Section de l’Alliance de Genève le double qui lui était destiné ; Robin m’annonçait en même temps qu’une Conférence allait être convoquée à Londres. En transmettant à Joukovsky le document et la lettre de Robin, le 27 ou le 28 juillet, je l’engageai à examiner si, maintenant qu’elle avait obtenu ainsi du Conseil général la reconnaissance de la régularité de sa situation, la Section de l’Alliance, prenant en considération l’intérêt supérieur de l’Internationale, n’agirait pas sagement en renonçant d’elle-même à prolonger davantage une existence qui, depuis longtemps, n’avait plus aucune utilité. J’avais pu constater que les réfugiés de la Commune avaient beaucoup de peine à se rendre compte de la véritable situation ; nos adversaires cherchaient à leur persuader que la scission n’avait nullement été le résultat d’une divergence sérieuse de principes, qu’elle était due simplement à des querelles de personnes, et en particulier à l’obstination ridicule d’une poignée d’hommes qui voulaient absolument imposer à la Fédération genevoise l’obligation de recevoir dans son sein une Section dont elle ne voulait pas. Il était chimérique d’espérer que ceux de ces réfugiés qui habitaient Genève se décideraient à devenir membres de l’Alliance : celle-ci allait donc voir son isolement devenir plus grand encore ; tandis qu’une fois que sa dissolution aurait été prononcée par elle-même, les membres qui l’avaient composée n’auraient plus rien qui les empêchât d’établir entre eux et les proscrits français des liens sérieux de solidarité en vue d’une action commune.

Les mêmes conseils furent certainement donnés à Joukovsky et à Perron par ceux des réfugiés de la Commune qu’ils durent consulter, Malon, Lefrançais, Claris, Jules Guesde, Jules Montels, et autres.

Par la dissolution de la Section de l’Alliance, ajoutais-je, on enlevait du même coup à la coterie marxiste du Conseil général le prétexte qu’elle croyait déjà tenir pour prendre contre nous et faire approuver par la future Conférence des mesures funestes, qui pourraient entraver la libre organisation de nos Sections.

J’écrivis à Bakounine dans le même sens qu’à Joukovsky. Mais il ne goûta pas mes raisons. Il fallait, pensait-il, accepter la lutte sur le terrain où nous nous trouvions ; et si la Section de l’Alliance devait se dissoudre un jour, ce ne pourrait être qu’après avoir triomphé de ses ennemis. Dès le 20 juillet, il avait commence la rédaction d’un « Mémoire justificatif » pour la Section de l’Alliance, mémoire destiné à être présenté au Comité fédéral de Saint-Imier et dont il m’envoya le 5 août les 28 premiers feuillets. Le lendemain, il m’écrivit pour m’exposer son point de vue, une longue lettre, que je n’ai plus (toute ma correspondance avec Bakounine, excepté celle de 1869 et deux lettres de 1871, a été détruite). Il adressa également, le même jour, par mon intermédiaire, une lettre aux membres de la Section de l’Alliance, à Genève, pour leur dire son avis sur le conseil que je leur avais donné, et pour leur proposer un plan de campagne tout différent du mien. Cette lettre s’est retrouvée dans les papiers de Joukovsky[45], et je reproduis ici in-extenso ce remarquable document :


Le 6 août 1871, Locarno.

Aux amis de la Section de l’Alliance de Genève.
Amis et Frères,

Notre ami James vient de m’écrire qu’il vous a envoyé une lettre de Robin (lettre que je vous prie de m’envoyer au plus vite, comme il vous l’a recommandé, je pense), qui lui annonce qu’un orage formidable, longuement préparé par nos sales ennemis de Genève, de concert avec les autoritaires communistes de l’Allemagne, menace de fondre non seulement sur l’Allianee, mais encore sur toute la Fédération des Montagnes, et qu’il ne s’agit de rien de moins que d’exclure cette Fédération, la seule qui représente le vrai esprit de l’Internationale en Suisse, de la communion internationale des travailleurs.

Justement inquiété par cette nouvelle, l’ami James, qui vous a envoyé en même temps l’acte du Conseil général qui reconnaît la légitimité de notre Section, vous a donné le conseil de profiter de cette nouvelle déclaration du Conseil général pour faire ce qu’il appelle un coup de maître, et ce qui ne serait à mes yeux qu’un acte de défaillance malhabile. Il vous conseille de déclarer volontairement votre dissolution, et de demander comme conséquence de ce suicide généreux votre rentrée dans la Section centrale.

Il s’imagine sans doute que ce qui vous sépare de nos adversaires de Genève n’est qu’une question d’organisation, tandis que tous les principes et toutes les organisations ne sont pour eux rien que des prétextes qui leur servent à masquer leurs haines féroces, leurs ambitions, leurs intérêts et leurs vanités personnelles. Votre acte de dissolution notifié par vous au Comité fédéral de Genève serait accepté par eux sans doute avec joie comme un aveu public de votre faute supposée et comme un désaveu de notre principe, et votre demande de rentrée aurait pour conséquence infaillible, je vous le jure sur ma tête, la réponse suivante : Nous consentons généreusement à recevoir dans le bercail tous nos frères égarés et repentants de l’Alliance, moins Perron, Jouk, Bakounine et Sutherland, qui ont été expulsés de la Section centrale pour différents délits, par un jugement en règle. Au besoin, ce que je ne pense pas, ils pourraient consentir à nous accorder une amnistie, — ils ne nous l’accorderont pas, j’en suis sûr, leurs haines sont trop vivaces et ils nous craignent trop pour cela, — mais en supposant même qu’ils nous l’accordent, je vous déclare, pour mon compte, que moi au moins je ne l’accepterai pas. Leurs intrigues et leurs calomnies contre nous, ce jugement odieux, ridicule, et l’expulsion prononcée contre nous, ont été autant d’infamies, et je ne consentirai jamais à me mettre dans la position de recevoir un pardon lorsque c’est moi qui dois pardonner.

Qu’on ne dise pas que je dois faire un sacrifice pour la paix, pour le bien de l’Internationale. Jamais aucun bien ne pourra être obtenu par une lâcheté. Nous n’avons pas le droit de nous abaisser devant eux, parce qu’en nous abaissant nous abaisserions notre cause et notre principe, et pour sauver l’apparence, le mensonge de l’Internationale, nous en sacrifierions la vérité et la réalité.

Je pense en général que ce n’est pas par une politique de lâches concessions et de chrétienne humilité, mais seulement par le ferme et franc maintien de notre droit, que nous pourrons triompher de nos ennemis, pour le bien même de l’Internationale. Notre droit n’est-il pas assez clair ? N’avons-nous pas souffert depuis plus d’un an toutes les attaques, toutes les calomnies, toutes les intrigues, sans nous défendre et sans même répondre ? Notre silence a été une grande faute, notre dissolution serait un suicide honteux.

Voici le plan que je vous propose en opposition à celui de Guillaume :

1° Adressons un Mémoire justificatif au Comité fédéral de Saint-Imier, le seul que nous puissions reconnaître, — j’ai déjà envoyé la première partie d’un projet de mémoire à James, je lui en enverrai dans ces jours la fin. Il est trop long, mais il contient tous les éléments de notre défense, et il sera facile soit à Jouk, soit à Perron, soit à James, d’en faire un mémoire très court, — et, après y avoir établi par des faits la justice de notre cause, notre droit, déclarez, si vous le trouvez bon et le décidez à l’unanimité, — quoique vraiment je n’en voie aucune nécessité, — déclarez que pour le bien de l’Internationale (ce qui serait toujours un aveu implicite que vous avez été le mal) vous voulez bien vous dissoudre, mais pas avant qu’on ait publiquement reconnu, soit dans un Congrès, soit dans cette Conférence de Londres, votre droit, l’injustice des attaques qu’on a soulevées contre vous et la généreuse grandeur de votre dissolution volontaire.

2° La Fédération des Montagnes peut-elle, doit-elle faire le même sacrifice ? Doit-elle aussi se dissoudre pour se soumettre à la despotique direction du Comité fédéral de Genève, baisser pavillon devant Outine, Perret, Becker et compagnie[46] ? Il me paraît que poser cette question, c’est la résoudre. C est comme si l’on demandait : Faut-il, sous le prétexte de faire une unité apparente dans l’Internationale de la Suisse romande, sacrifier son esprit, et tuer le seul corps qui soit constitué selon cet esprit ?

Je vous répète ce que j’ai écrit à Guillaume. Un tel sacrifice serait une lâcheté gratuite, mais nullement obligatoire.

Enfin, mes chers amis, croyez-vous vraiment que l’Internationale soit arrivée à ce point en Europe, qu’on ne puisse plus vivre, respirer, agir dans son sein que par une série d’actes humiliants mais diplomatiques, que par la lâcheté, que par l’intrigue ? S’il en était ainsi, l’Internationale ne vaudrait plus un sou, il faudrait vite la dissoudre comme une institution bourgeoise ou dépravée par l’esprit bourgeois. Mais ne lui faisons pas cette injure. Ce n’est pas elle qui est devenue mauvaise, c’est nous qui sommes devenus lâches et faibles. Nous renfermant dans le sentiment de notre droit, nous nous sommes tus comme de prudents martyrs, tandis que nous devions traîner nos calomniateurs au grand jour et leur rendre coup pour coup. Nous ne l’avons pas fait parce qu’intérieurement nous étions divisés[47], et que dans le moment critique chacun sembla vouloir tirer son épingle du jeu, boudant sous sa tente comme Achille. .le ne fais pas de personnalités, je fais de l’histoire. Et les ennemis n’ont que trop bien profité de nos divisions et de notre silence. Il en a été de même de la Fédération des Montagnes, non qu’elle ait été divisée, par bonheur elle fut et reste comme une famille de frères, mais parce qu’elle a eu le malheur d’adopter la politique de Notre Seigneur Jésus-Christ, politique de patience, d’humilité volontaire et de pardon des injures. Est-ce que cela a touché nos ennemis ? Point du tout, ils n’en ont profité que pour la mieux calomnier et salir. N’est-ce pas une preuve qu’il faut mettre fin à cette politique de chrétiens, de crétins ! Que faut-il donc faire ? Une seule chose, renouveler notre combat au grand jour. Ne craignez pas de tuer par là l’Internationale. Si quelque chose peut la tuer, c’est précisément la diplomatie et l’intrigue, c’est la pratique souterraine, celle qui constitue maintenant tout le jeu de nos ennemis non seulement de Genève, mais de Londres aussi. La lutte au grand jour rendra à l’Internationale la vie et la force, d’autant plus qu’au grand jour ce ne pourra être une lutte de personnes, cela deviendra nécessairement une grande lutte de deux principes : celui du communisme autoritaire et celui du socialisme révolutionnaire.

Je propose donc que le Comité fédéral de Saint-Imier, après avoir reçu votre mémoire, rédige un mémoire pour son compte, où, en racontant tous les faits qui se sont passés au Congrès de la Chaux-de-Fonds et depuis, il démontrera victorieusement le droit de la Fédération des Montagnes.

a) Le mémoire doit être adressé à Londres, et une copie doit en être envoyée en Belgique, en Italie, en Espagne, en France, — ou plutôt à l’émigration française, — et en Allemagne aussi.

b) Le Comité fédéral de Saint-Imier doit s’adresser à l’Internationale belge et la prier de prendre sur elle le rôle d’arbitre dans ce débat.

c) Enfin puisqu’une Conférence sournoise, une sorte de Congrès anonyme et au petit pied, doit se réunir à Londres, il faut que les Montagnes y envoient absolument un délégué, et ce délégué, selon moi, ne doit être autre que James Guillaume. Combien cela peut-il coûter ? Quatre cents francs ? Eh bien, je tâcherai d’en trouver au moins deux cents. J’en ai déjà écrit à nos amis italiens et russes. Vous trouverez bien le moyen de réunir aussi quelque chose. Mais il me paraît absolument nécessaire que Guillaume parte. Il passerait par Bruxelles où il s’entretiendrait préalablement avec les Belges. Eh bien, mes chers amis, je suis convaincu, moi, que si Guillaume se présente à Londres, il remportera et il fera remporter à notre organisation des Montagnes, aussi bien qu’à l’Alliance, une victoire éclatante. Nos ennemis seront littéralement écrasés, car la justice est de notre côté et leurs intrigues ne sont malfaisantes que dans la nuit, non au grand jour.

Enfin, mon dernier mot : cessons d’avoir honte de nous-mêmes, de notre droit, de notre principe ; n’ayons pas l’air de demander pardon d’exister ; ne faisons plus de lâcheté sous le prétexte de sauver l’union dans l’Internationale ; ne tuons pas l’âme de cette dernière sous le prétexte de faire vivre son corps. Ne cherchons pas notre force dans l’habileté et dans la diplomatie, où nous serons toujours les plus faibles parce que nous ne sommes pas des coquins. Luttons et triomphons au nom de notre principe.

Votre ami et frère, M. Bakounine.


Le jour même (le 6) où Bakounine écrivait cette lettre, les membres de la Section de l’Alliance, avec une inexplicable précipitation, tenaient une réunion à laquelle assistèrent un certain nombre de réfugiés français, et, après un discours de Joukovsky, qui raconta en détail l’histoire de l’Alliance, prononçaient la dissolution de leur Section. Joukovsky, leur négligent secrétaire, n’avait fait part à Bakounine ni de la lettre de Robin, ni de ma proposition, dont Bakounine n’avait connu l’existence que par moi ; et, après leur coup de tête, il resta plusieurs jours sans donner signe de vie : ce fut seulement le 9 qu’il me griffonna trois lignes au crayon, — qui me furent apportées par un camarade espagnol venu de Genève à Neuchâtel pour me rendre visite, — afin de m’apprcndre que la Section de l’Alliance était dissoute ; et il n’écrivit pas un mot à Bakounine, qui apprit la dissolution de la Section de l’Alliance le 12 seulement, par une lettre d’Ozerof (calendrier-journal).

Des extraits de cinq lettres écrites par moi à Joukovsky, les 10, 11, 15, 20 et 27 août, donneront des détails sur la suite de cette affaire, et sur quelques points concernant notre Fédération. Voici la première[48] :


Neuchâtel, 10 août 1871.

Mon cher Jouk,

Je t’écris par la même voie par laquelle j’ai reçu ton billet d’hier[49]... Les fameux comptes de la Solidarité sont-ils enfin envoyés à Schwitzguébel[50] ? Je sais qu’il t’a écrit dernièrement, mais j’ignore encore si tu lui as répondu. Je t’avais écrit par l’entremise de Perron une lettre fort indignée : te l’a-t-il communiquée ?

Quant à l’Alliance, je ne puis pas juger de ce que vous avez fait d’après tes trois lignes au crayon. Mais, dès maintenant, il me semble que vous êtes allés un peu vite. J’avais insisté pour que Michel fût consulté et pour qu’on lui envoyât la lettre de Robin. Or, d’après une lettre de Michel que j’ai reçue hier et que j’ai envoyée immédiatement à Perron pour qu’il la communique aux amis[51], il semble que Michel n’a rien reçu de vous, et qu’il n’a été instruit du projet de dissoudre l’Alliance que par moi. Tu verras, d’après sa lettre, qu’il différait d’opinion avec nous, et qu’il aurait voulu conserver le statu quo jusqu’au Congrès ; j’aurais aimé que vous attendiez sa lettre avant de prendre une décision, afin que son opinion pût être comptée et discutée.

Et maintenant que faites-vous ? J’espère qu’au moins pour cette affaire si grave, vous allez agir régulièrement. Il y a deux choses à faire tout d’abord :

1° Écrire au Comité fédéral romand à Saint-Imier que [la Section de] l’Alliance est dissoute, et lui en exposer les motifs ;

2° Écrire au Conseil général de Londres, d’abord pour lui accuser réception de sa lettre (Robin l’exige absolument), puis en même temps pour lui annoncer votre dissolution. Voici l’adresse :

Hermann Jung, watchmaker,
4, Charles’ Street, Clerkenwell, Londres.

Je crois que le Mémoire préparé par Michel, et dont je vous ai envoyé hier la première partie, a toujours sa raison d’être. Tout en cessant d’exister, l’Alliance peut et doit réfuter les calomnies sans nombre dont elle a été l’objet. Il faudrait donc vous réunir encore pour examiner ce Mémoire, y faire les changements que vous trouverez convenables, et ensuite le faire publier, de manière à ce qu’il puisse être mis entre les mains de chacun des délégués de la Conférence de Londres, qui aura lieu — je le sais maintenant[52] — le troisième dimanche de septembre.

J’en t’en prie, mon cher, réponds-moi exactement et vite sur tous ces points, car c’est notre mort que ce manque de ponctualité dans la correspondance...

Le citoyen espagnol qui te portera cette lettre me paraît mériter notre confiance. Je lui ai donné l’adresse de Sentiñon...


Au reçu de ces lignes, Joukovsky, secouant son indolence, écrivit sur-le-champ la lettre suivante[53], destinée à Londres, lettre dont il m’envoya aussitôt copie :


Au citoyen correspondant auprès du Conseil général pour la Suisse.
Citoyen,

L’Alliance de la démocratie socialiste me charge de vous accuser réception de la lettre du Conseil général, datée du 25 juillet 1871, reconnaissant l’authenticité des lettres adressées à l’Alliance par les citoyens Eccarius et Jung, reconnaissant en même temps que le Conseil général, depuis le 25 août 1869, n’a pris aucune mesure suspendant l’Alliance de sa qualité de Section de l’Association internationale des travailleurs.

Je vous prie, cher citoyen, de remettre au Conseil général la déclaration ci-jointe[54] par laquelle l’Alliance de la démocratie socialiste se déclare dissoute.

Je vous prie, citoyen, de bien vouloir m’accuser réception de ladite déclaration, en adressant votre honorée lettre à mon nom. Pré-l’Evêque, 40, Genève.

Acceptez, citoyen, mon salut fraternel. Le secrétaire : N. Joukovsky.

10 août 1871. Genève.


Joukovsky eut aussi une velléité d’écrire au Comité fédéral de Saint-Imier, comme je l’avais engagé à le faire ; Nettlau a retrouvé dans les papiers de cet homme aimable, mais oublieux, le projet d’une lettre à ce Comité, destinée à lui faire part — comme la chose venait d’être faite pour le Conseil général — de la résolution votée le 6 août par la Section de l’Alliance, après que lecture lui eut été donnée de la déclaration du Conseil général du 20 juillet 1871. Voici le texte de cette résolution :


En présence de cette déclaration catégorique qui met fin à toutes les infâmes intrigues, à toutes les calomnies lancées contre l’Alliance ;

Afin de les rendre impossibles à l’avenir ;

Afin de ne plus servir de prétexte de la désunion qui existe entre les Sections genevoises et celles des montagnes du Jura, — désunion qui est essentiellement basée sur la différence des conceptions des principes internationaux :

L’Alliance de la démocratie socialiste, Section de l’Association internationale des travailleurs, se déclare dissoute. Les membres de l’ex-Alliance ne renoncent pas au programme qu’ils ont accepté, ils ne pourront y renoncer jusqu’à ce qu’un autre programme plus socialiste et plus révolutionnaire soit formulé.


Mais la lettre au Comité fédéral de Saint-Imier ne fut jamais expédiée, et ce Comité, comme on le verra, n’apprit la dissolution de la Section de l’Alliance que par le bruit public.

En m’envoyant copie de la lettre destinée au Conseil général, Joukovsky y avait joint le projet, en trois pages, d’une lettre à la Conférence de Londres. Je reçus son envoi le 11, et je répondis[55] :


Neuchâtel, 11 août 1871.

Mon cher Jouk,

Je reçois à l’instant le projet de lettre à la Conférence de Londres. D’autre part, Charles [Perron] a dû te communiquer le Mémoire de Michel que je lui ai envoyé avant-hier. Lequel choisir ?

... Je vote pour ma part : 1° pour l’envoi au Conseil général de la déclaration de la dissolution de l’Alliance, telle qu’elle est contenue dans ta lettre ; 2° pour l’envoi à la Conférence du Mémoire de Michel, préférablement à cette apologie en trois feuillets que tu m’as envoyée. Nous avons le temps d’attendre que Michel ait fini son travail, puisque la Conférence a lieu le troisième dimanche de septembre. Cependant, il faut qu’il se dépêche. Écris-lui dans ce sens[56] : je lui ai ai déjà écrit hier.

... Ainsi, mon cher, je te prie de répondre à cette lettre et à celle d’hier courrier par courrier, afin que je sache si le Mémoire de Michel est goûté à Genève, et si vous voulez l’accepter...


C’est dans cette lettre du 11 août que se trouve le passage reproduit antérieurement (p. 12), relatif au malentendu à la suite duquel Joukovsky s’était figuré, en avril 1870, que quelques socialistes du Locle, dont j’étais, auraient fait partie de la Section de l’Alliance de Genève.

À quelques jours de là, Joukovsky m’annonçait que les anciens membres de la Section de l’Alliance, unis à un certain nombre de proscrits français, voulaient constituer à Genève une nouvelle Section de l’Internationale sous le nom de Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste[57]. Je répondis aussitôt par la lettre suivante[58] :


Neuchâtel, 15 août 1871.

Mon cher Jouk,

Merci de ta lettre. Deux mots d’observation.

Tu ne me dis rien quant à Michel : l’a-t-on consulté, oui ou non, sur la dissolution de l’Alliance?

Maintenant, pourquoi diable former cette Section de propagande ? Voilà que vous gâtez par là tout le bon effet de la dissolutioni de l’Alliance. L’essentiel est qu’il soit bien constaté que vous êtes dissous, désorganisés, renonçant à toute idée de groupement spécial, et demandant seulement à vous joindre à la Section centrale. La Section centrale vous refusera, c’est à prévoir : alors vous aurez le droit de créer une nouvelle Section, — ou plutôt, non, même alors je voudrais vous voir rester à l’état d’individualités sans Section, et réclamant auprès du Conseil général contre l’exclusivisme de la coterie genevoise qui vous ferme ses portes.

Ne vois-tu pas que, de cette façon, nous les battrons, nous les mettrons au pied du mur, — au lieu qu’en recréant une Section, vous donnerez lieu à la remarque parfaitement juste que c’est l’Alliance sous un autre nom ?

Dis à M[alon], de la part de Lacord[59], que celui-ci prie Tridon (si Tridon est à Genève et si vous avez son adresse) de lui prêter l’argent nécessaire pour aller en Angleterre. Il n’y aura qu’à m’adresser la somme, je la lui remettrai. Je ne veux pas dire du mal de Lacord, — mais nous serons bien aises de lui voir les talons. Ainsi, veuillez voir Tridon à ce sujet. Mille amitiés à Léon [Malon] et à Mme André Léo. À mon premier moment de liberté, je vous enverrai copie d’une lettre de Robin.


Dans un passage de cette lettre, passage dont Nettlau n’a pas donné la copie, je devais parler à mon correspondant de l’idée de réclamer la suppression du Conseil général, car ma lettre du 20 août, que je vais reproduire, fait allusion au projet de cette suppression, d’ailleurs mis en avant déjà au moment de mon voyage à Genève en juillet (voir p. 167).

Le 15 août (d’après le calendrier-journal), Bakounine m’avait adressé une longue lettre, dans laquelle il se plaignait vivement que la Section de l’Alliance eût prononcé sa dissolution sans qu’il eût été informé, en temps utile, de la mise à l’ordre du jour de cette question ; il m’annonçait qu’il envoyait à l’adresse d’un ami à Genève une Protestation contre ce procédé et contre la décision prise. J’écrivis aussitôt à Joukovsky ce qui suit[60] :


Neuchâtel, 20 août 1871.

Mon cher Jouk,

Quelques questions auxquelles tu voudras bien répondre à lettre vue :

As-tu vu la protestation de Michel contre la dissolution de l’Alliance ? Sinon, demande-la à Pinier, je crois que c’est à lui qu’il l’a adressée. Je trouve que Michel a parfaitement raison de se plaindre de vos procédés à son égard : on ne l’a pas averti ni consulté, on ne lui a pas envoyé la lettre de Robin que je t’avais expressément prié de lui communiquer.

Ah ! mon cher, vous faites les choses en artistes : vous n’êtes pas assez bourgeois, assez positifs, assez hommes d’affaires, tous n’avez pas assez de régularité, de ponctualité, enfin toutes ces qualités fort ridicules, si tu veux, mais essentielles dans toute organisation ; vous êtes paresseux, volages, étourdis, capricieux comme des artistes. Et je vois, hélas ! qu’il n’y a rien à faire pour vous convertir à des pratiques moins fantaisistes : un Maure changerait-il sa peau et un léopard ses taches ?

2° Persistez-vous à créer une nouvelle Section ? Je te répète qu’à mes yeux c’est une très grande faute, que cela détruit tout le bien qu’aurait fait la dissolution de l’Alliance. Il faut, suivant moi, demander l’entrée dans la Section centrale de Genève, il faut que vous soyez refusés, refusés avec bruit, avec scandale ; il faut que vous mettiez ainsi vos adversaires complètement dans leurs torts ; il faut que cela soit publiquement constaté, que cela crève les yeux à tout le monde, et surtout aux Français réfugiés, — et alors vous ferez ce que vous voudrez : vous fonderez une Section, ou, comme le propose Michel, vous vous affilierez à celle de Saint-Imier ; mais je serais plutôt d’avis de vous grouper entre vous à Genève ; peut-être même serait-il mieux d’attendre la Conférence de Londres avant de reformer une Section, et de vous présenter devant cette Conférence comme des membres de l’Internationale repoussés par la Section centrale [de Genève] sans motif valable...

J’ai modifié mes idées à l’égard de la suppression du Conseil général. Il me semble que si nous pouvions faire la paix avec lui, cela vaudrait encore mieux, pour le moment, que d’amener une guerre générale.

En outre, les renseignements contenus dans la lettre de Robin, et tout ce qui s’est passé depuis mon voyage à Genève, me font penser que notre proposition[61] ne serait pas votée[62], et qu’en outre on y verrait tout simplement une conspiration organisée par Bakounine contre Marx. Or, tout en défendant énergiquement la personnalité de Michel contre les calomnies de nos sales ennemis, je suis d’avis qu’il faut éviter tout ce qui pourrait faire dire aux autres : Ah ! ce sont des agents de Bakounine !

Et à propos de Michel, as-tu vu dans la Liberté d’hier sa lettre à Mazzini ? Je suis enchanté que la Liberté l’ait insérée. Il y aura encore, je l’espère, moyen de s’entendre avec les Belges...


Joukovsky répondit sur un ton piqué à ma semonce relative à sa négligence. Mais sa réponse, écrite le lundi 21, mit une semaine à me parvenir, parce qu’il avait oublié de la jeter à la poste. Je la reçus le samedi 26 au soir, et le lendemain je lui écrivis ceci[63] :


Neuchâtel, 27 août 1871.

Mon cher Jouk.

Vraiment tu me fais rire. Tu te fâches parce que je t’appelle artiste, que je me plains de ton manque de régularité dans la correspondance, que je constate que tu n’as pas les qualités d’un bourgeois ponctuel et méticuleux, tandis que tu as celles — fort appréciées par moi d’ailleurs — d’une imagination riche et féconde, mais capricieuse : tu te fâches, dis-je, et voilà que tu as soin, en même temps, de justifier de point en point mon jugement.

En effet, tu prétends me répondre à lettre vue : aussi tu m’écris lundi soir, à minuit ! heure un peu indue. Seulement tu oublies la lettre dans ta poche, et tu ne la mets à la poste que le samedi matin, comme le constate le timbre de Genève, — en sorte qu’elle m’arrive le samedi soir.

Puis, dans cette réponse à lettre vue qui a mis une semaine à me parvenir, tu ne me parles que d’une seule chose, et tu persistes à garder un silence incompréhensible sur les points les plus essentiels.

Ainsi, je n’ai jamais pu obtenir de toi une réponse à l’égard des comptes de la Solidarité. Tu te rappelles que lorsque je suis allé à Genève, au moment où je commençais à te faire des reproches au sujet de ces comptes que tu négligeais d’envoyer au Comité fédéral, tu m’as coupé la parole en m’affirmant que tu venais de les envoyer. Et cependant tu ne les avais pas envoyés, je l’ai appris à mon retour. Aussitôt je t’ai écrit lettre sur lettre : tu as toujours négligé de me répondre sur ce point...

Je persiste à croire que vous aviez le temps de prévenir Michel de ma proposition concernant l’Alliance. Il ne s’agit pas ici de l’autorité d’un homme, de dictature, etc. ; il s’agit d’égards dus à un ami. Vous pouviez très bien fixer à huit jours la séance dans laquelle on discuterait la question, et dans l’intervalle écrire à Michel. Enfin, c’est fait, n’en parlons plus...


À partir de ce moment, je m’abstins de toute récrimination au sujet du fait accompli.


Au printemps de 1871, pendant que la Commune luttait contre l’armée de Versailles, nous avions appris que Netchaïef s’était rendu à Paris ; et j’avoue que je m’attendis un moment à voir citer son nom, associé au récit de quelque exploit téméraire ou de quelque acte de sauvagerie désespérée. Mais il ne semble pas que Netchaïef ait combattu dans les rangs des défenseurs de Paris : ou bien il se trouva dépaysé dans ce milieu qu’il ne comprenait pas, ou bien il se réservait. Après l’écrasement de la Commune, nous n’entendîmes plus parler de lui durant tout le reste de l’année 1871 : il était, je crois, revenu en Suisse, et s’y tenait caché. Pendant les mois de juillet et d’août, les journaux publièrent fréquemment des nouvelles du procès qui se déroulait en ce moment même à Saint Pétersbourg, et où figuraient, avec ceux qui avaient été ses associés, des personnes plus ou moins sympathiques au mouvement révolutionnaire qui s’étaient trouvées compromises par les imprudences de Netchaïef ou par ses manœuvres. On voit, par le calendrier-journal de Bakounine, que celui-ci lisait le compte-rendu de ce procès ; et une note de ce journal nous fait connaître le genre de sentiments que cette lecture lui inspirait : le 1er août il écrit :


« Procès de Nietchajeff. Quel infâme ! »


J’ai dit que Bakounine avait commencé le 28 juillet un Mémoire justificatif (qu’il appelle, dans sa correspondance, Rapport sur l’Alliance), et qu’il m’en avait expédié le 5 août les 28 premiers feuillets, envoyés aussitôt par moi à Genève. Il continua, pendant la plus grande partie du mois d’août, à travailler à ce manuscrit. Les feuillets 29-68 me furent envoyés le 21 août : au bas du feuillet 68 il a écrit cette annotation :


Fin immédiatement. — Je ne sais pas l’usage que vous trouverez bon de faire de ce manuscrit. Ce qui est certain, c’est que je ne ferai pas d’autre rapport [que celui-ci], qui ne peut pas être imprimé dans sa forme présente, mais qui contient des détails suffisants pour éclaircir tous les points et pour vous fournir tous les matériaux nécessaires pour un mémoire plus serré et plus court. — Je vous prie instamment, chers amis, de ne point égarer ce manuscrit, et de me le renvoyer tout entier, après en avoir [tiré] le parti que vous voudrez.


Le 23, Bakounine m’envoya les feuillets 69-77, et le lendemain les feuillets 78-98. Au haut du feuillet 88 il a écrit cette ligne: Pour les très intimes amis. Le 25, le calendrier-journal nous le montre commençant à écrire un second article contre Mazzini, qu’il interrompit le soir pour reprendre le manuscrit du rapport et tracer ce portrait d’Outine dont j’ai donné des extraits (t. Ier, pages 227-229). Il commence par cette phrase :


Ce soir, je veux m’amuser. Je remets donc à demain la continuation de mon second article contre Mazzini, et je m’en vais tâcher de peindre le portrait de M. Nicolas Outine.


Le 26, Bakounine ne travailla qu’au rapport sur l’Alliance ; il acheva le portrait d’Outine (feuillets 99-110), esquissa celui d’Henri Perret (feuillets 111-112), et écrivit les trois premières lignes de celui de J.-Ph. Becker, qu’il laissa inachevé. S’il renonça à pousser plus loin ce travail, c’est qu’il voulait maintenant se consacrer tout entier à son second article contre Mazzini, qui allait devenir un livre, et qui l’occupa, à partir du 27, pendant la fin du mois d’août, tout le mois de septembre, la plus grande partie de celui d’octobre, et la première moitié de celui de novembre, jusqu’au 16[64].

En m’envoyant les feuillets 99-111 du rapport (il conserva par devers lui le feuillet 112), il ajouta au verso du feuillet 111 cette note :


Presque fin de mon rapport sur l’Alliance, pages 99-111. — J’ai vraiment très peu de choses à y ajouter : Portrait de Philippe Becker ; leurs[65] exploits triumviriques pendant l’hiver 1869-1870, jusqu’au Congrès de la Chaux-de-Fonds. Tout le reste vous est aussi bien connu qu’à moi-même.


Aucun usage ne fut fait de ce « rapport » de Bakounine à ce moment-là, parce que sa proposition, présentée aux membres de la Section de l’Alliance par la lettre du 6 août, « d’adresser un mémoire justificatif au Comité fédéral de Saint-Imier », ne fut pas adoptée, non plus que celle d’envoyer au Conseil général de Londres et aux principales Fédérations de l’Internationale un mémoire dans lequel ce Comité fédéral raconterait les faits qui s’étaient passés au Congrès de la Chaux-de-Fonds et depuis. Mais en 1872, j’insérai dans le Mémoire de la Fédération jurassienne deux fragments du manuscrit de Bakounine: le premier, feuillets 38-56), dans les Pièces justificatives pages 45-58 ; le second, feuillets 58-78 (avec beaucoup de suppressions et d’atténuations), aux pages 68 (l. 3)-78 (l. 11) du texte.

Je suis resté en possession de ce manuscrit, à l’exception des feuillets 1-28, envoyés par moi à Genève et perdus, comme je l’ai dit, et du feuillet 112, conservé par Bakonine, et qui existe dans ses papiers (où Nettlau l’a retrouvé et copié). J’ai donné, dans le premier volume de ces Documents et Souvenirs, un certain nombre de passages inédits, extraits des feuillets 29-36, 57-58, 79-81, 88-110.

On a vu que Bakounine aurait désiré qu’un délégué fût envoyé nous à la Conférence de Londres, et avait proposé que ce délégué fût moi. Je refusai catégoriquement d’accepter une semblable mission. Je pressentais qu’à Londres je me serais trouvé en présence d’une majorité prévenue, parfaitement résolue à fermer l’oreille à tout plaidoyer ; ma situation, comme représentant des Sections des Montagnes, aurait été celle d’un accusé comparaissant devant des juges dont il reconnaît la compétence et dont il accepte la sentence : ne valait-il pas mieux, puisque nous étions condamnés d’avance, qu’on ne pût pas se prévaloir de ce qu’un défenseur de notre cause aurait esquissé le simulacre d’une vaine défense, et qu’il fût, au contraire, bien constaté qu’on nous condamnait sans nous avoir entendus ? D’ailleurs, il ne m’était pas possible de quitter, pour une si longue absence, l’imprimerie où j’étais employé et où ma présence était, à ce moment, plus indispensable que jamais.

Il avait été question, un instant, dans le courant d’août, de confier notre délégation à Malon, qui, en arrivant à Genève, avait parlé de se rendre en Angleterre, où Mme André Léo avait d’abord projeté de se fixer. Mais ce projet fut abandonné presque en même temps que formé, Malon ayant renoncé à l’idée d’aller à Londres et s’étant décidé à rester à Genève, où il s’occupait à écrire son livre sur la Commune, La Troisième défaite du prolétariat français, dont l’impression se fit en septembre et octobre à Neuchâtel, dans l’atelier G. Guillaume fils, sous ma surveillance.

Le Comité fédéral de Saint-Imier avait écrit, le 6 août, au Conseil général pour lui annoncer son entrée en fonctions, et lui demander de renouer la correspondance interrompue. Le Conseil général ne répondit rien (le secrétaire correspondant Hermann Jung ne lui ayant pas même communiqué la lettre), et aucune invitation ne fut adressée à notre Comité fédéral pour la Conférence. Nos Sections, consultées sur la résolution à prendre, décidèrent que, vu la situation, et en particulier les obstacles matériels, qui eussent été presque impossibles à surmonter, elles n’enverraient pas de délégué à Londres. En conséquence, le Comité fédéral écrivit la lettre suivante, adressée à la Conférence qui allait s’ouvrir le 17 septembre :


Aux membres de l’ Association internationale des travailleurs,
réunis en Conférence à Londres.
Compagnons,

C’est le cœur navré que, au milieu des événements pleins de terribles conséquences qui se déroulent en Europe, nous voyons ceux qui ont la mission de travailler au développement de notre Association conserver à l’égard de toute une Fédération de l’Internationale un silence injuste et compromettant.

Le 6 août dernier, en annonçant au Conseil général par l’intermédiaire du citoyen Hermann Jung, secrétaire pour la Suisse, le renouvellement de notre Comité fédéral, nous l’invitions, après un an de silence, à se mettre en relations suivies avec nous, désireux de remplir toutes nos obligations internationales, comme aussi d’être constamment au courant des renseignements émanant du Conseil général. Nous n’avons obtenu aucune réponse.

Nous apprenons aujourd’hui indirectement qu’une Conférence extraordinaire est convoquée à Londres pour le 17 septembre. Il était du devoir du Conseil général d’en aviser tous les groupes régionaux ; nous ignorons pourquoi il a gardé le silence à notre égard. Malgré cela, nous aurions envoyé à Londres un délégué, si nos moyens financiers nous l’eussent permis ; mais les nombreux sacriices que nous devons nous imposer pour l’accomplissement d’un devoir sacré[66] ont épuisé nos faibles ressources.

Dans l’impossibilité d’être représentés par une délégation, il eût été du moins utile que nous eussions adressé à la Conférence un mémoire sur la scission qui s’est produite dans la Fédération romande, à la suite du Congrès de la Chaux-de-Fonds. Nous avons été prévenus trop tard de la tenue de la Conférence pour que nous pussions élaborer ce travail. Nous devons donc renoncer à tous moyens de justifier notre Fédération des attaques qui, sans aucun doute, seront dirigées contre elle.

Cependant, comme il ne nous est pas permis de douter de l’esprit d’équité qui doit animer toute réunion de l’Internationale, nous ne voulons pas laisser passer cette circonstance solennelle sans faire un appel à la justice.

Depuis dix-huit mois nous sommes comme des parias au sein de l’Internationale, pour la simple raison qu’à un Congrès régional les Sections que nous représentons ont eu une opinion différente de celles professées par un autre groupe de Sections. Le Conseil général a pesé de tout son poids dans la balance, et, depuis lors, toute une contrée de la Suisse romande s’est vu priver de toute communication avec le Conseil général. Nous croyons savoir que la Conférence sera appelée à statuer sur ce conflit ; nous nous permettons de la rendre attentive à ce qui suit :

1° Ce serait contraire à l’équité la plus élémentaire que de se prononcer contre une Fédération à laquelle on n’a pas procuré les moyens de se défendre ;

2° Une décision annulant les droits de notre Fédération aurait les plus funestes résultats quant à l’existence de l’Internationale dans notre contrée ;

3° Un Congrès général, convoqué régulièrement, peut seul être compétent pour juger une affaire aussi grave que celle de la scission dans la Fédération romande.

Nous avons donné des preuves de notre dévouement sincère et actif à notre Association ; c’est parce que nous désirons continuer à lui consacrer toutes nos forces que nous élevons la voix, pour que ses mandataires ne commettent aucune injustice qui nécessairement lui nuirait.

Nous demandons donc que la Conférence décide simplement de charger le Conseil général d’ouvrir une enquête sérieuse sur le conflit survenu dans la Fédération romande. Cette enquête, faite avec impartialité, permettra au prochain Congrès général de juger, avec connaissance de cause, une affaire qui, si elle était jugée actuellement sans qu’une des parties fût entendue, aurait peut-être les plus fâcheux résultats.

C’est un acte d’équité que nous réclamons de la Conférence : nous avons la ferme conviction qu’elle ne nous le refusera pas. Nous émettons le vœu ardent que ses délibérations servent puissamment au progrès de l’Internationale.

Agréez. compagnons, notre salut fraternel.

Ainsi adopté en séance du 4 septembre 1871.

Au nom du Comité fédéral romand (siège fédéral : Val de Saint-Imier),

Le secrétaire correspondant :
Adhémar Schwitzguébel,
graveur, à Sonvillier (Jura bernois, Suisse).


Cette lettre fut envoyée par Schwitzguébel à Robin, avec prière d’en donner lecture à la Conférence. On verra comment celle-ci devait répondre à cet appel fait, en termes si mesurés et si dignes, « à l’esprit d’équité qui doit animer toute réunion de l’Internationale. »


Si je ne fis pas le voyage de Londres, par contre j’allai rendre visite à Bakounine à Locarno. Mais je ne puis préciser la date exacte : tout ce que je sais, c’est que c’était dans la saison chaude, en août ou en septembre. Je n’ai pu retrouver, dans les quelques papiers qui me restent de cette époque, aucune indication sur ce voyage ; et Bakounine n’a pas noté ma visite dans son calendrier-journal, qui présente plusieurs lacunes.

Il y avait longtemps qu’il me pressait d’aller le voir ; à chaque fois que quelque incident se présentait, affaires italiennes, question de la Section de l’Alliance, Conférence de Londres, etc., il m’écrivait qu’il était absolument nécessaire que nous pussions causer, que la correspondance était un moyen insuffisant pour arriver à l’ententt complète, et que seule la conversation permettait de bien s’expliquer. Bakounine se déplaçait fréquemment et volontiers : depuis le moment où il s’était installé à Locarno en octobre 1869 il n’avait pas fait moins de sept voyages plus ou moins longs[67]. Il trouvait étonnant que les autres ne fissent pas comme lui, et il nous avait reproché souvent d’être trop casaniers. Je finis par céder à ses instances, une semaine où je trouvai la possibilité de prendre un congé de quelques jours : mais tout en me rendant à son appel, je restais persuadé que ce déplacement coûteux était parfaitement superflu, et que nous n’échangerions aucunes explications qui n’eussent pu parfaitement être confiées au papier. L’événement justifia mes prévisions : nos conversations furent des plus attrayantes pour moi, car Bakounine, je l’ai déjà dit, était un charmeur, mais elles n’eurent aucun résultat pratique quelconque : mon voyage à Locarno fut une simple partie de plaisir, dont j’ai gardé un souvenir très agréable.

Parti de Neuchâtel pour Lucerne par le premier train, je débarquai à Fluelen vers midi, et pris la diligence du Gothard, qui m’amena le soir à Gœschenen où je couchai ; au dîner, je fis connaissance pour la première fois avec le risotto italien. Cette première partie du trajet m’était familière, car deux fois déjà j’avais visité le lac de Lucerne et le canton d’Uri, en juillet 1865 avec mon père, en octobre 1869 avec ma femme. Le lendemain, je franchis le Gothard, en diligence, et, après avoir beaucoup souffert de la chaleur et de la soif dans l’interminable descente de la vallée du Tessin par une après-midi et une soirée brûlantes, j’arrivai vers minuit à Bellinzona, qui fut ma seconde étape. Le troisième jour, la voiture postale me conduisit de Bellinzona à Magadino, où je pris le bateau à vapeur pour Locarno. Bakounine m’attendait au débarcadère ; il avait retenu pour moi une petite chambre dans une auberge voisine; arès que j’y eus déposé mon bagage, il me conduisit à la maison de la Signora Vedova Teresa Pedrazzini, où il habitait. Sa femme était absente, ainsi que les deux enfants ; mais il avait un hôte, un jeune ouvrier de Florence, nommé Gaetano Grassi, arrivé de la veille ou de l’avant-veille. Pendant la journée, Bakounine se tenait dans une grande pièce du rez-de-chaussée, donnant sur un jardin, et qui lui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail. Pour les repas la table était dressée dans le jardin. Il m’est resté peu de souvenirs précis de l’emploi de notre temps. Un matin je fis l’ascension du sentier escarpé et du long escalier, en partie taillé dans le roc, qui mène au sommet sur lequel est juchée la chapelle de la Madonna del Sasso : Bakounine, naturellement, n’était pas là, mais Grassi m’accompagnait ; comme il ne savait pas un mot de français, je tâchais de lui parler italien, et je me rappelle combien me surprenait la prononciation florentine de mon interlocuteur, avec ses étranges intonations gutturales, héritage des vieux Étrusques : je compris pour la première fois la raison d’être du dicton italien, lingua toscana in bocca romana. Dans l’après-midi, quand le soleil déclinait, Bakounine, après avoir pris le thé, sortait pour faire une promenade : nous allâmes ensemble, une fois ou deux, sur la route de Minusio, au nord-est de Locarno. Nous passions la soirée, jusqu’à une heure avancée de la nuit, sous les arbres du jardin, à jouir de la fraîcheur ; il me demanda un soir de chanter, car il aimait beaucoup la musique, et je me souviens que je lui chantai l’Hymne à la Nuit, du Désert de Félicien David. Je ne crois pas être resté plus de deux jours à Locarno. Je repartis enchanté de ma visite, très content d’avoir vu de mes yeux la retraite où mon grand ami vivait tranquille depuis deux ans, mais ne rapportant de mon expédition au-delà des Alpes qu’un seul bénéfice positif : la recette du risotto, qu’à ma prière Bakounine avait demandée pour moi à Mme Pedrazzini.


On sait que Marx publia, quelque temps après la Commune, au nom du Conseil général de l’Internationale, une brochure écrite en anglais, datée du 30 mai 1871, intitulée La guerre civile en France (The Civil War in France). Cette brochure, qui, publiée également en allemand, fut beaucoup lue et appréciée en Allemagne[68], passa à peu près inaperçue en France et dans les pays latins. La traduction française ne parut qu’en juin 1872, à Bruxelles.

Dans un passage remarquable de cet écrit, Marx a défini en ces termes l’idée moderne de Commune (je traduis sur l’original anglais, n’ayant pas la traduction française) :

« L’unité nationale ne devait pas être brisée, mais, tout au contraire, organisée, par la constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir de l’État, qui prétendait être l’incarnation de cette unité, indépendant de la nation et supérieur à elle, tandis qu’il n’en est qu’une excroissance parasite. Les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental une fois supprimés, ses fonctions légitimes, enlevées à une autorité qui usurpait la prééminence sur la société elle-même, devaient êre restituées aux agents responsables de la société... C’est la destinée ordinaire des créations historiques complètement nouvelles, d’être prises, par erreur, pour la reproduction de formes plus anciennes, et même défuntes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. On a voulu voir, à tort, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir de l’État moderne, la reproduction des Communes du moyen âge, qui ont précédé, d’abord, ce pouvoir d’État, et en sont devenues ensuite le substratum même. On a voulu y voir aussi une tentative d’émietter en une fédération de petits États, comme l’avaient rêvée Montesquieu et les Girondins, cette unité des grandes nations, qui, si elle a été produite, à l’origine, par la force politique, est devenue aujourd’hui un puissant coefficient de la production sociale. On a voulu voir, enfin, dans l’antagonisme de la Commune contre le pouvoir de l’État, une forme exagérée de l’ancienne lutte entre l’excès de centralisation. Autant d’interprétations erronées. La constitution communaliste aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’à présent absorbées par l’État, ce parasite qui exploite et qui entrave le libre mouvement de la société. Par ce seul acte, elle aurait inauguré la régénération de la France.

« La Commune a été en même temps, en sa qualité de hardi champion de l’émancipation du travail, éminemment internationale. Sous les yeux même de l’armée prussienne, qui venait d’annexer à l’Allemagne deux provinces françaises, la Commune a annexé à la France le peuple travailleur du monde entier. »

Voilà une étonnante déclaration de principes, où Marx semble avoir abandonné son propre programme pour se rallier aux idées fédéralistes. Y a-t-il là une conversion réelle de l’auteur du Kapital, ou du moins un entraînement momentané auquel il a cédé sous le coup des événements ? ou bien était-ce de sa part une habileté, afin de recueillir, par une adhésion apparente au programme de la Commune, le bénéfice du prestige qui s’attachait à ce nom ? Cette adhésion, quel qu’en fût le mobile, est en bien étrange contradiction avec l’attitude que Marx allait prendre à la Conférence de Londres, et, un an plus tard, au Congrès de la Haye. Dans une lettre destinée au journal de Bruxelles la Liberté (datée du 5 octobre 1872, restée inédite, et publiée seulement en 1894 par les soins de Nettlau, dans la Société nouvelle de Bruxelles), Bakounine a écrit à ce propos :


L’effet de l’insurrection communaliste fut si formidable partout, que les marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent plus : à l’encontre de la plus simple logique, et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé. Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous, tellement la passion que cette révolution avait provoquée dans tout le monde avait été puissante.


Mais on n’est jamais trahi que par les siens. Une publication inattendue — qui a vu le jour depuis que cette page de mes Souvenirs a été écrite — nous a révélé ce que Marx pensait en réalité de la Commune et jusqu’à quel point son admiration était sincère. Le 9 novembre 1871, à un moment où il avait dû constater, à son vif déplaisir, que les réfugiés de la Commune, à Genève et Londres, refusaient de se courber sous son autorité, il écrivit à son ami Sorge, à New York, ces lignes incroyables, tout récemment publiées (1906) :


Et voilà ma récompense pour avoir perdu presque cinq mois à travailler pour les réfugiés, et pour avoir sauvé leur honneur par la publication de l’Address on the Civil War[69].


Marx sauvant l’honneur de la Commune !



  1. On annonçait l’exécution de Pindy, Longuet, Lefrançais, Malon, Vaillant, Chambon, Courtet, Ostyn, etc., sans parler de Dombrowski, Delescluze, Vermorel, Minière, Varlin et tant d’autres, réellement tués pendant ou après la bataille.
  2. On se rappelle l’odieuse circulaire par laquelle Jules Favre avait invité les gouvernements étrangers à refuser le droit d’asile aux réfugiés de la Commune, et à procéder à leur arrestation immédiate et à leur extradition, attendu que « l’œuvre abominable de ces scélérats ne pouvait être confondue avec un acte politique ».
  3. Un étudiant nommé J. Ponomaref.
  4. Ceux dont il est parlé dans la lettre de Sibiriakof du 13 mai.
  5. Pour le paiement de son entretien pendant son séjour dans ces deux endroits.
  6. Il faisait partie de la société des garants, constituée à la suite de l’assemblée du 26 février.
  7. Bakounine m’avait dit, à Neuchâtel, qu’il avait à Locarno les huit premiers tomes de la traduction, par A.-L. de Sadous, de la History of Greece de Grote (un livre que j’avais lu dans le texte anglais, avec une vive admiration, lorsque j’étais étudiant à Zürich), et m’avait promis de me les envoyer. Il se trouva qu’il en possédait onze : l’ouvrage complet en a dix-neuf (et non douze, comme Bakounine, ainsi que le montre la suite de sa lettre, se le figurait). Ces volumes lui avaient été donnés autrefois par la princesse Obolensky, mais n’étaient pas coupés ; en fait d’ouvrages historiques, Bakounine consultait surtout la Kulturgeschichte de Kolb, qu’il appréciait beaucoup : il retrouvait et louait en Kolb ses propres tendences, son goût pour les Grecs et leur fédéralisme, son antipathie pour Rome et pour l’esprit conquérant.
  8. Bakounine ne se piquait pas d’érudition : les « professeurs allemands » voudront bien lui pardonner d’avoir, dans une lettre familière, écrit « Numa Pompilius » pour Tarquin l’Ancien, et « douze » au lieu de « neuf », à propos des livres sibyllins.
  9. Ross était revenu de Paris sain et sauf ; son camarade Valence Lankiewicz, comme je l’ai dit, avait été tué.
  10. Il ne fut pas donné suite à ce projet : Ross n’a rien écrit sur la Commune.
  11. Mon père venait d’être réélu membre du Conseil d’État neuchâtelois.
  12. Je reproduis sans y rien changer cette phrase et la suivante. Calomniés et vilipendés par une séquelle d’intrigants, nous avions bien été obligés de constater que quelques-uns des plus acharnés contre nous étaient des Juifs allemands et russes, qui semblaient se soutenir entre eux par esprit de corps, — et nous avions cru devoir le dire. Mais nous n’avons jamais eu d’animosité contre aucune des races qui composent l’humanité. Nous savions bien que si Marx était Juif, son alter ego, Engels, bien moins intelligent et bien plus haineux que lui, ne l’était pas ; et nous n’avons pas ménagé l’expression de notre admiration et de notre sympathie pour des Juifs comme Henri Heine et Ferdinand Lassalle. Nous avons compté dans nos rangs, au nombre de nos camarades les plus dévoués, des Israélites, hommes et femmes ; et aujourd’hui n’existe-t-il pas des groupes de Juifs russes anarchistes où la mémoire de Bakounine est l’objet d’un véritable culte ?
  13. Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 198.
  14. J’ai utilisé ce manuscrit de Robin, dont j’ai déjà cité quelques passages dans le tome Ier, pour la rédaction de la plupart des pages du Mémoire de la Fédération jurassienne qui concernent la Conférence de Londres.
  15. Sur l’odyssée de Robin après sa sortie de la prison de Beauvais, le 5 septembre 1870, voir ci-dessus p. 103.
  16. Madame Dmitrief.
  17. Joukovsky.
  18. C’est H. Perret que Robin désigne par ces mots.
  19. Ce n’est que dans la seconde moitié d’avril que j’appris, par Joukovsky, ce qui se passait à Genève, et ce n’est donc qu’à cette date que je pus en informer Robin.
  20. Ce fut vers le 10 juin que je reçus la lettre de Robin me demandant de lui envoyer une copie des lettres d’Eccarius et de Jung. Il s’était donc écoulé au moins un mois entre ma lettre de la fin avril et la réponse de Robin : l’adverbe « aussitôt » est donc inexact.
  21. Dus à l’absence de Joukovsky (voir ci-dessus, p. 156).
  22. Le début de ce Préambule a été publié dans le Travailleur de Genève, numéro d’avril-mai 1878, sous ce titre imaginé par Élisée Reclus : La Commune de Paris et la notion de l’État. Une édition complète de ce morceau (resté inachevé), d’après le manuscrit original (14 feuillets), a été faite en 1892 par Bernard Lazare dans les Entretiens politiques et littéraires.
  23. Il est également accepté et il le sera toujours davantage par l’instinct essentiellement anti-politique des peuples slaves. (Note de Bakounine.)
  24. Rapprocher ce passage du dernier alinéa de la lettre que Bakounine m’avait écrite le 10 juin (p. 156).
  25. Ainsi qu’on le verra plus loin, quelques-uns d’entre nous espéraient encore, contrairement à l’opinion de Bakounine, que Varlin n’était pas mort : nous fîmes en juillet une tentative pour lui faire parvenir un passeport dans la retraite où nous le supposions caché.
  26. À l’exception d’un fragment assez étendu, comprenant les feuillets 123-139, qui a été imprimé, à la fin de 1871, dans notre Almanach du Peuple pour 1871, sous ce titre: Organisation de l’Internationale.
  27. La correspondance de Marx, d’Engels et de Becker avec Sorge, qui vient d’être publiée, justifie pleinement cette appréciation de Bakounine.
  28. On sait que Mme André Léo — de son nom de fille Léodille Béra — avait épousé en 1851 un républicain français beaucoup plus âgé qu’elle, Champseix, mort vers 1860 ; elle était mère de deux fils jumeaux, André et Léo, et ce sont les prénoms de ses fils qui lui fournirent le pseudonyme sous lequel elle se fit connaître comme écrivain.
  29. Elle l’a remise cette année même (1905) à mon ami Lucien Descaves, qui a bien voulu me la communiquer.
  30. Clément avait fait, en mai 1871, une photographie de Bakounine, prise de face ; c’est un des plus connus parmi les portraits de ce révolutionnaire.
  31. Je dois la communication de cette lettre à l’obligeance de Mme Charles Keller (Mathilde Rœderer).
  32. De ces conférences, qui ne furent pas publiées, mais dont le manuscrit lui fut communiqué, B. Malon a extrait plusieurs passages cités dans son livre La Troisième défaite du prolétariat français (pages 441, 450, 490) ; il indique en note le titre du manuscrit en ces termes : « André Léo, Les Défenseurs de l’ordre à Paris en mai 1871.
  33. Ce récit a été imprimé à la p. 479 du livre La Troisième défaite du prolétariat français, de B. Malon. — L’officier qui commandait le peloton d’exécution, le lieutenant Sicre, s’appropria, comme un trophée, la montre de la victime : c’était la montre d’argent que les ouvriers relieurs avaient donnée à leur camarade après leur grève victorieuse de 1864, et qui portait ces mots gravés sur la cuvette : Hommage des ouvriers relieurs à Varlin. Septembre 1864. (Biographie de Varlin, par E. Faillet, payes 18 et 61.)
  34. Éd. Rouillier, aujourd’hui directeur des usines à gaz de Turin, était lié depuis 1869 avec Gustave Jeanneret ; il nous avait adressé quelques correspondances pour la Solidarité en 1870. Arrêté après la Commune, il fut envoyé sur les pontons ; il bénéficia d’un acquittement, et je fis sa connaissance à son passage à Neuchâtel, lorsqu’il quitta la France.
  35. On a vu que Mme Champseix avait déjà quitté Paris.
  36. Bakounine, comme précédemment dans le manuscrit Protestation de l’Alliance (fragment publié dans l’Almanach, du peuple pour 1872 ; voir plus loin, chap. II de la Quatrième Partie, p. 258, note 1), cite d’après la version imprimée dans le Socialiste de Paris du 11 juin 1870.
  37. Voir plus haut pages 158-160.
  38. Engels, qui avait habité pendant de longues années Manchester, où il était associé intéressé dans une filature, s’était retiré des affaires en juin 1869, et, vivant désormais de ses rentes, avait établi son domicile à Londres en 1870, il avait pris immédiatement au Conseil général une situation prépondérante, par l’influence qu’il exerçait sur Marx ; cette influence venait non seulement de son caractère dominateur et violent, de sa combativité, de son zèle de polémiste, toutes choses qui lui donnèrent sur son ami — bien supérieur à lui, pourtant, par l’intelligence — un ascendant subi jusqu’au bout sans révolte, mais encore des relations qui s’étaient établies entre eux au point de vue pécuniaire. On sait que, de 1866 à 1869, Marx s’était trouvé dans de grands embarras d’argent ; il en sortit par une double intervention, celle de sa famille, en Allemagne, et celle d’Engels, qui, en liquidant sa situation commerciale à Manchester, assura à Marx, par un acte qui honore également les deux amis, une rente annuelle dont nous ne connaissons pas le chiffre. Marx écrit a ce propos à son ami Kugelmann, le décembre 1868 : « Ma situation économique recevra à partir de l’année prochaine, par suite d’un settlement [arrangement], une forme satisfaisante » et, le décembre 1868 : « En ce qui concerne le settlement, il ne pouvait pas être question pour moi d’accepter un emploi ou d’entrer dans les affaires [comme Kugelmann se l’était imaginé à la lecture de la lettre précédente], tant que mon livre n’est pas achevé. Sans cela, il y a longtemps que j’aurais pu me soustraire à la gêne de ma situation. Voici tout simplement la chose — mais ceci entre nous : d’une part j’ai fait un arrangement avec ma famille, et d’autre part Engels, à mon insu, par un accord avec son partner [associé] concernant ses propres revenus (il doit se retirer des affaires en juin prochain), a fait un settlement pour moi, grâce auquel je pourrai travailler tranquillement à partir de l’année prochaine. »
  39. Correspondant du Conseil général pour la France.
  40. La proposition faite par Robin en mars 1871 émanait de son initiative personnelle, et il n’avait consulté personne avant de la faire. « Je déclare — écrit-il à la p. 18 de son Mémoire — l’avoir faite spontanément, et je défie de prouver le contraire. » Nous avions ignoré sa demarche. Cela n’empêcha pas Marx d’écrire en 1872 (p. 13 la Circulaire privée Les prétendues scissions dans l’Internationale), en assimilant la Conférence proposée par Robin « pour remplacer le Congrès de 1870 » à la Conférence imaginée quatre mois plus tard par Marx et Engels « pour escamoter le Congrès de 1871 », que nous étions mal fondés à contester la compétence de cette dernière Conférence, « dont nous avions cependant — osa-t-il prétendre — les premiers demandé la convocation. »
  41. Voir ci-dessus, pages 17-18 et 46.
  42. C’est-à-dire qu’elle est en retard pour le paiement de ses cotisations.
  43. Cette scène, qui s’est passée le 25 juillet 1871, a été racontée dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, où, par erreur, je l’ai datée « d’un soir du mois de juin ». J’avais, dans le Mémoire, abrégé le récit de Robin, et adouci quelque peu les formes de son langage.
  44. C’est-à-dire que ce qu’il avait dit à Mme Dmitrief était reconnu n’être pas conforme à la vérité.
  45. Nettlau l’a donnée, p. 556.
  46. Il n’avait jamais été question de semblable chose. Bakounine formule une hypothèse que personne n’avait émise.
  47. Bakounine perse ici à Perron, à Robin, à Joukovsky, à Brosset.
  48. D’après l’original qui m’a été rendu en 1905 par Mme Joukovsky.
  49. C’est-à-dire par le camarade espagnol.
  50. Voir p. 156 le résumé de ma lettre du 26 juin, réclamant à Joukovsky les comptes de la Solidarité.
  51. C’est la lettre du 6 août, reproduite ci-dessus.
  52. Par une nouvelle lettre de Robin.
  53. Nettlau, p. 555 (d’après une copie authentique, portant le timbre de la Section).
  54. Voir à la page suivante le texte de cette déclaration ou résolution.
  55. D’après une copie donnée par Nettlau, p. 558.
  56. Le calendrier-journal de Bakounine ne mentionne aucune lettre reçue de Joukovsky ; ses correspondants à Genève sont, à cette époque, Ozerof, Lindegger, Pinier et Zaytsef.
  57. Cette Section se constitua le 6 septembre suivant : voir ci-après, p. 218.
  58. D’après une copie, incomplète, donnée par Nettlau, p. 559.
  59. Lacord était un ex-membre du Comité central de la garde nationale, cuisinier de son métier, passablement hurluberlu ; il se trouvait en ce moment à Neuchâtel.
  60. D’après la copie donnée par Nettlau, p. 359.
  61. De supprimer le Conseil général.
  62. Par les délégués de l’Internationale réunis en Conférence ou en Congrès.
  63. D’après l’original que m’a remis en 1905 Mme Joukovsky.
  64. Les feuillets 1-24 de ce nouveau document me furent expédiés par l’auteur dans le courant de septembre ou au commencement d’octobre, ou peut-être remis par lui lors de la visite que je lui fis à Locarno (voir plus loin, p. 190) ; en tête du premier feuillet sont écrits le titre : Réponse d’un international à Mazzini, et la date du « 27 août 1871 ». Un second envoi me fut fait le 17 octobre (feuillets 25-49), un troisième et dernier le 16 novembre (feuillets 50-110) : voir p. 227.
  65. C’est-à-dire d’Outine, de Perret et de Becker.
  66. Les secours aux réfugiés de la Commune.
  67. Le 9 mars 1870, départ de Locarno pour Genève, rentrée à Locarno vers le 20 avril ; vers le 25 avril, voyage à Milan, et rentrée à Locarno le 1er mai ; vers le 15 mai, départ de Locarno pour Genève, rentrée à Locarno vers le 27 mai ; vers le 20 juin, troisième voyage à Genève, et rentrée à Locarno vers le 26 juillet ; le 9 septembre, départ pour Lyon et Marseille, rentrée à Locarno par Gênes vers le 28 octobre ; le 19 mars 1871, départ pour Florence, rentrée à Locarno le 3 avril ; enfin, le 25 avril, départ pour le Jura, et rentrée à Locarno le 1er juin.
  68. Fr. Mehring écrit qu’ « elle est restée jusqu’à ce jour l’ouvrage classique sur la Commune de Paris (die klassische Schrift über die Pariser Kommune) ».
  69. Dies der Dank dafür, dass ich fast fünf Monate in Arbeiten fur die Flüchtlinge verloren und durch die Address on the Civil War als ihr Ehrenretter gewirkt habe.