L’emprise : Bertha et Rosette/09

La bibliothèque libre.

IX

La loi.


D’un procès qu’on a gagné
On sort à demi habillé
D’un procès qu’on a perdu
On sort tout nu

(Vieux dicton canadien)


Deux jours se passèrent avant que l’on s’aperçût de la fuite de Rosette. Ses parents la croyaient chez son oncle Robert. Là on ne l’avait même pas vue. La disparition de la jeune fille fut enfin constatée.

Pour la famille, ce fut une terrible épreuve.

Chez nos populations rurales, le souci de l’honneur est tel, que la mort d’un enfant paraît moins triste que sa déchéance.

Pour une fois Placide oublia son nom et les obligations qu’un pareil nom lui imposait.

Contre l’Américain, il épuisa tout le vocabulaire des sacres, jurons, blasphèmes, imprécations de toutes sortes. Et Dieu sait si ce vocabulaire est riche chez les Canadiens, surtout chez les hommes de chantier.

Puis il en vint au côté pratique. Où était Rose ? Dans quel pays, son Américain du diable, l’avait-il amenée ?

Placide s’en fut trouver un avocat. Le nom de ce savant prince de la chicane importe peu ; nous l’appellerons Chicano.

L’avocat parut enchanté de l’aubaine.

Quel âge a votre fille ?

— Elle aura vingt et un ans en mars prochain.

— Séduction de mineure. Le cas est clair. Mettez-moi votre affaire en main et vous allez voir que je vais vous le dompter, ce salaud d’Américain.

— Comment s’y prendre ?

— C’est simple. Nous nous adressons à une agence de détectives qui retrouvera nos gens. Quand on les aura retrouvés, on fera prendre l’Américain pour séduction de mineure ; et vous allez voir qu’il va cracher de l’argent.

— Combien que ça peut coûter tous ces machins là ?

— Oh ! pour cela, c’est variable en grand. Tout dépend des procédures. Les recherches peuvent durer. S’ils sont rendus aux États, ça peut être bien long, extradition, etc., Puis si votre homme est citoyen américain c’est encore un embêtement.

— Pour l’information d’aujourd’hui combien ?

— Y a pas de presse, vous réglerez tout ensemble.

— Ben, je sais pas si je vais pousser l’affaire. Ça me coûte un peu. Autant régler tout de suite ; puis on recommencera, s’il y a lieu.

L’avocat leva les yeux au plafond, puis :

— Vous êtes bad lucky, je vais vous faire du bon : donnez moi trois piastres, c’est pour rien.

Placide s’exécuta trouvant que trois piastres pour dix minutes de conversation, c’était pas absolument pour rien

Sorti du bureau de Chicano. Placide rencontra un ami, le notaire T… de Saint-Cyrille.

Le notaire T… était un de ces hommes qui semblent vivre pour rendre service. Sa forte clientèle ne lui rapportait que bien peu d’argent, pour la bonne raison qu’il y avait toujours un service à rendre et une bonne raison de prendre le client en pitié et de se faire payer peu. Aux yeux des gens d’argent, le notaire T… n’était pas habile.

Placide lui raconta son aventure.

— Triste, mon ami, bien triste. Mon pauvre Placide, fais comme si ta fille était morte.

— Alors, il n’y a rien à faire ? Pourtant Chicano m’a dit que je pourrais faire prendre l’Américain.

— Au strict point de vue légal, Chicano a raison. Le cas est clair : séduction de mineure. En pratique, c’est différent. Si tu le fais arrêter, est-ce que ta fille va être comme avant ? Puis, où vas-tu le prendre ? Peut-être vas-tu le trouver et lui faire payer de l’argent. Ce qui est sûr, c’est que tu vas en dépenser. Tu me dis que le ravisseur est riche. Alors n’engage pas bataille légale avec un riche, il a bien plus de chance, que toi.

— Mais voyons, notaire, vas-tu me dire que tous les juges sont à vendre aux riches ?

— Non, je ne voudrais même pas dire qu’il y a un seul juge capable de se vendre. Mais celui qui a de l’argent, allonge et multiplie les procédures. Les procès durent et ruinent le pauvre imprudent qui s’est attaqué au riche. Crois-moi, ne brasse pas cette boue. Dis que ta fille est allée se promener. Tu dois avoir des parents, soit à Québec, à Montréal ou ailleurs. Peut-être aussi qu’elle va revenir. C’est une chose qui peut arriver. Son beau merle peut l’abandonner et alors, si elle revient, vous serez content de ne pas avoir agité une chose qui ne peut que vous salir.

Placide baissa la tête et réfléchit longuement. Puis d’une voix blanche :

— Merci, garde-moi le secret ; je vais en parler à Maria. Combien que je te dois ?

— Mais rien, mon pauvre ami. Trop heureux, si j’ai pu t’exempter du trouble.

Les deux hommes se serrèrent la main et Placide revint chez lui. Une surprise l’attendait. Rosette avait écrit.

Une carte postale jetée à la poste en route, disait : « Nous sommes en voyage de noces…

— Oh ! la malheureuse ! dit Placide avec un juron. Voyage de noces, pas de mariage !

« Vous ne vouliez pas me voir mariée à un protestant, continuait la lettre, et sa mère ne voulait pas qu’il se fasse catholique. Nous nous aimons et nous voulons jouir de la vie »

Placide raconta son voyage, l’information de Chicano et sa causerie avec le notaire.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il à sa femme.

Sans hésitation, Maria répondit :

— Le notaire a raison. Plus on brasse ces choses-là, plus c’est mal. On va dire que Rosette est allée travailler les chapeaux avec mes cousines de Montréal. Si elle se marie, il sera toujours temps de le dire.

Les choses en restèrent là. Rosette disparue, elle ne donna plus signe de vie. Et pendant des mois, ses parents n’en entendirent plus parler.