L’homme aux deux visages/04

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Éditions Édouard Garand (61p. 7-10).

III

OÙ FLANDRIN COURT APRÈS LES TRÉPASSÉS ET LES DISPARUS


Flandrin Pinchot décida de s’occuper en premier lieu de la chose la plus difficile : trouver un cheval. À cette époque, les chevaux étaient rares en Canada, à peine pouvait-on en compter deux cents en tout et partout, et encore ne les trouvait-on que dans les villes, attendu que les paysans n’avaient pas les moyens de se payer ce luxe. Hormis les seigneurs terriens, les chevaux demeuraient aux mains des gens de la ville. Monsieur de Frontenac en possédait vingt pour son service et celui de ses gardes. M. l’intendant Duchesneau en avait quatre. Monseigneur l’évêque, quatre aussi. Les gros marchands et hauts fonctionnaires en possédaient un ou deux chacun. Le reste était la propriété des charretiers de la cité. En tout, Québec avait en ses murs environ soixante chevaux. Heureusement il y avait ce loueur et marchand de chevaux en la haute-ville, mais le marchand n’en avait que cinq, dont un seul à vendre. Flandrin ne trouva pas ce vieux et lourd cheval de son goût, et il voulut en acheter un plus jeune. Le marchand consentit à lui laisser un cheval de six ans pour trente livres, et la monture parut convenir à Flandrin. Le marché fut conclu, à condition, néanmoins, que le marchand gardât le cheval jusqu’au lendemain et lui donnât la pitance nécessaire.

Chez un sellier, qui en même temps faisait métier de savetier, Flandrin trouva une selle à bon compte.

Tout allait pour le mieux.

Flandrin se rendit ensuite au collège des Jésuites pour demander un court entretien à son fils adoptif Louison.

— Je pars, mais je vais revenir, dit Flandrin à l’adolescent.

Celui-ci se mit à pleurer.

— Ne pleure pas, mon garçon, je ne serai pas longtemps parti. Sang-de-bœuf ! si ta mère t’a laissé, ton père te restera, sois tranquille !

Il lui dit de retourner, le soir après la classe, au logis où une brave femme lui servirait de mère en attendant qu’il fût revenu de voyage.

Louison sanglotait et nulle parole ne pouvait sortir de sa bouche. Ah ! c’est qu’il était très malheureux depuis que sa mère adoptive s’en était allée sans l’emmener, et en perdant cette mère il croyait avoir tout perdu.

Flandrin le consola du mieux qu’il pût. Il l’embrassa longuement, car il l’aimait son Louison, il l’aimait davantage depuis ses infortunes, et sur cet enfant qui n’était pas de son sang il aimait à reporter tout l’amour qu’il avait pour sa femme et son propre enfant.

Ce fut d’un cœur désolé que Flandrin quitta le collège. De là, il se rendit chez un armurier et fit emplette d’une bonne et solide rapière qu’il eût grand plaisir à pendre à son côté ; il acheta aussi deux pistolets. Il alla porter rapière et pistolets chez lui, n’osant pas paraître en public avec ces armes. Comme il arrivait à son domicile, il croisa une femme, veuve et déjà âgée, qui vivait chez son gendre, un batelier. Flandrin lui proposa le soin de sa maison et de son fils adoptif durant l’absence qu’il allait faire. La femme accepta avec d’autant plus d’empressement que Flandrin eut la bonne idée de lui mettre dans le creux de la main deux beaux écus d’argent.

— Voyons ! se dit Flandrin avec satisfaction, j’ai à peu près terminé mes affaires. Il ne me reste qu’à voir Maître Jean et ma coquine qui m’a trompé et qui a attenté à ma vie !

Il reprit le chemin de la haute-ville. En passant devant un cabaret il fut bien tenté de boire quelques coups d’eau-de-vie pour se donner du nerf. Il entra. Le cabaret était désert. Il se fit servir de l’eau-de-vie, la dégusta lentement, mais refusa de répondre aux questions indiscrètes de l’aubergiste. Celui-ci s’informait avec insistance de la femme de Flandrin, et aussi des motifs qui avaient poussé Son Excellence à le décharger de ses fonctions de maître-geôlier.

Flandrin demeura muet comme un roc, et il quitta peu après le cabaret pour aller frapper à la porte de Maître Jean, son ami. Il est bon de dire ici que Flandrin n’avait pas remarqué un individu qui, depuis une heure, le suivait partout et paraissait l’épier avec attention. Cet homme était un pauvre vieux, tout voûté, tout tremblant, un bras en écharpe, les habits en loques, portant une besace au dos et marchant à l’aide d’un bâton sur lequel il paraissait s’appuyer avec peine. Mais comment Flandrin aurait-il pu remarquer qu’il était suivi et épié, puisqu’il était trop distrait pour reconnaître même les gens qui le croisaient et le saluaient ?…

Quand il fut arrivé sur la rue Saint-Louis et au domicile de Maître Jean, Flandrin remarqua de suite que la porte de la maison était à demi-ouverte. Il poussa la porte sans se donner la peine de frapper, et de suite il vit, non sans quelque surprise, que le mobilier avait été enlevé et que personne ne paraissait habiter là. Il n’osa pas entrer sur le coup. Il heurta la porte du marteau. Nul ne répondit. Intrigué, il entra. Non, personne dans ce logis. Flandrin parcourut les quatre pièces vides et désertes. Dans la chambre de Maître Jean il ne vit qu’un coffre, mais un coffre brisé à coups de marteau, éventré. Il ne restait dans ce coffre que quelques vieilles hardes. Flandrin, par on ne sait quelle curiosité, secoua ces hardes, et en vit tomber deux pièces d’argent. Il crut deviner la vérité.

— Oh ! oh ! dit-il, est-ce que les voleurs seraient venus ici ?

Flandrin croyait se trouver devant un problème très énigmatique et qu’il ne se sentait pas de force à résoudre. Il sortit de la maison, l’esprit plus distrait qu’avant, et se demandant où Maître Jean avait bien pu élire nouveau domicile. À la porte, il se heurta à un vieux mendiant, l’individu même qui le suivait depuis une heure.

— Tiens ! dit Flandrin en reconnaissant l’homme et sans la moindre défiance, c’est donc vous, père Brimbalon ?

— Oui, pour vous servir, sieur Capitaine, répondit d’une voix chevrotante le loqueteux. Au moins vous, quand on vous rencontre, Capitaine, il n’est pas nécessaire ni de vous tendre la main ni de vous peindre nos misères, maux et infortunes ; vous avez le cœur sur la main, comme on dit.

Le bonhomme ricanait aigrement.

Flatté de s’entendre appeler comme avant « Capitaine », Flandrin tirait déjà sa bourse et donnait au pauvre vieux un écu d’argent.

— Je ne suis pas riche, père Brimbalon, ajoutait-il, mais je donne toujours de bon cœur.

— Oui, oui, on vous connaît, merci, Capitaine. Mais vous me donnez trop… Un écu !… Peste ! savez-vous que vous êtes chanceux, vous ? Il est vrai que vous êtes capitaine et que vous avez, par-dessus le marché, des amis qui sont riches.

— Qu’entendez-vous par des amis qui sont riches ?

— Je veux dire Maître Jean.

— Oui, c’est vrai, Maître Jean est riche et il est mon ami. Ah ! ça, père Brimbalon, est-ce que vous savez quelque chose ? Je viens voir Maître Jean pour affaires, et je trouve son logis désert et dévasté. Que s’est-il donc passé ?

— Hein ! vous ne savez point ? s’écria Brimbalon en sautant de surprise. Quoi ! vous ne savez pas que Maître Jean a passé et trépassé ?

— Vous êtes fou, père Brimbalon !

— Que le bon Dieu ait pitié de mon âme si je n’ai pas tout mon bon sens ! Mais je vous affirme, Capitaine, que je suis aussi sain d’esprit que vous l’êtes vous-même. Mais comment, voilà déjà un beau mois qu’on a trouvé Maître Jean bel et bien mort !

— Dans son logis ?

— Mais non… Ah ! mais, dites-donc d’où vous revenez, Capitaine ? Mais non, pas dans son logis… Décidément, vous ne savez rien. Où étiez-vous donc ce soir-là, ou plutôt ce matin-là ? Ah ! tiens, je me souviens… oui je me rappelle que le bruit a couru que vous aviez été grièvement blessé dans un guet-apens ou une bagarre…

— Oui, c’est bien vrai, blessé dans un guet-apens. Depuis trente jours je n’ai pas mis les pieds hors de ma maison. Je sors aujourd’hui pour la première fois.

— Bon ! bon ! je comprends que vous ignoriez le fait. Pour revenir à Maître Jean que j’estimais beaucoup, car il n’était pas moins généreux que vous avec les pauvres du bon Dieu, et sans vouloir vous vanter, Capitaine, oui, Maître Jean fut trouvé mort, décédé, trépassé, au pied du gibet de la rue Sault-au-Matelot, et le lendemain, pour comble de surprise, on découvrit que le pendu qui se balançait à la potence n’était pas le malandrin condamné par le Grand Conseil, mais le pendeur en personne… Mathurin le Bourreau.

À ces nouvelles qu’il ignorait, comme on sait, Flandrin demeura sans voix.

— Oui, oui, je vois bien que vous ne saviez pas, Capitaine, ricana encore le mendiant. Ah ! ce n’est pas de votre faute ni de la mienne, car il n’y a pas que vous et il n’y a pas que moi qui ignorons le drame en ses détails. Si je voulais donner une figure de vérité à ce que je pense, je dirais que seul Maître Jean savait tout ce que nous ne savons pas. Malheureusement, Maître Jean est mort !

Flandrin demeurait atterré. Maître Jean mort au pied du gibet de la rue Sault-au-Matelot ! et en cette même nuit où lui, Flandrin, avait failli laisser ses os aux mains de deux chenapans d’abord, ensuite à celles d’une femme ! Oui, qu’avait-il bien pu se passer d’extraordinaire autour de cette potence ? Flandrin aurait donné gros pour le savoir, et bien d’autres aussi n’auraient pas donné moins !

Flandrin, poussé malgré lui par la curiosité, voulut savoir encore.

— Et l’homme que Mathurin avait pendu ?…

— Ah ! lui, Capitaine, vous comprenez bien qu’il a détalé… Seulement, je vous demanderai comment il a bien pu faire pour se dépendre ?

— Mais Mathurin le Bourreau… qui donc l’aurait pendu à la place du malandrin ?

— Ma foi ! qu’on me pende aussi si j’en sais plus que vous ou d’autres sur ce mystère. Est-ce Maître Jean qui aurait pendu Mathurin ?… Est-ce le dépendu ?… Ou bien, Mathurin se serait-il pendu lui-même ? Cherche, Médor !

Troublé par tout ce qu’il venait d’apprendre, Flandrin quitta le mendiant et s’achemina vers la rue du Palais où domiciliait son ancienne amante, Lucie.

Comme il allait atteindre le petit parterre précédant la maison, il vit sortir de celle-ci deux grands gaillards vêtus en bourgeois, portant la rapière et affectant les manières de gentilshommes. L’un d’eux tenait à la main une haute canne à pomme d’or que Flandrin n’eut pas de peine à reconnaître pour la canne de Maître Jean.

— Ah ! ah ! se dit Flandrin, je reconnais bien ces deux sacripants. Ce sont eux qui avaient enfermé Maître Jean dans une salle basse après lui avoir enlevé sa canne, et ce sont ces deux chiens qui ont tenté de me perforer de leurs rapières. Oui, ce sont toujours ces louches agents de Monsieur de Frontenac, Zéphyr et Polyte Savoyard, qu’un de ces jours je compte avoir le plaisir d’envoyer à tous les diables. Et si je ne me trompe, ce sont aussi ses sicaires à elle… Allons ! je vais savoir enfin la vérité. Car elle doit être là… elle !

Les deux individus sortaient du parterre, croisaient Flandrin et lui décochaient un regard moqueur. En même temps, l’un disait avec une manifeste raillerie :

— Voyons, duc, suis-je myope ou clairvoyant ? Ne vois-je point là notre ami, le capitaine Flandrin ?

— Parfaitement, marquis ; c’est bien ce pauvre capitaine décapuchonné par Son Excellence et abandonné par sa femme.

— Oh ! si j’avais… gronda Flandrin en portant la main à son côté gauche.

Hélas ! sa rapière manquait. Il l’avait laissée à sa maison.

Les deux autres se mirent à rire bruyamment et s’éloignèrent de pas rapides. On pouvait les voir se dandiner et les entendre s’interpeller de « duc » et « marquis ».

Flandrin, cependant, sourit d’indulgence, et, tout en gagnant la maison de son ancienne amante, il pensait ceci :

— Je ne serais pas étonné que la maison de Maître Jean eût été dévalisée par ces deux marauds, ils en sont bien capables.

Rendu devant la porte de la maison, Flandrin heurta rudement du marteau.

Depuis un quart d’heure notre ami allait de surprise en surprise, et il croyait bien être au bout de toutes les nouvelles renversantes dont on l’avait presque assommé. Pourtant non : là encore Flandrin sauta de surprise en reconnaissant dans la personne qui lui ouvrait la porte l’ancienne servante de Maître Jean, Mélie. La surprise était d’autant plus forte pour Flandrin qu’il s’était attendu de voir paraître Lucie, la ravissante Lucie avec ses magnifiques cheveux blonds. Et Mélie elle-même n’était pas moins surprise de voir devant elle Flandrin Pinchot. Elle et lui se regardèrent un moment sans pouvoir prononcer une parole. Les lèvres de Flandrin se défigèrent bientôt.

— Par quel hasard, Mélie, vous trouvé-je ici ? proféra-t-il avec quelque difficulté.

— Entrez, Capitaine, entrez, et je vous dirai la chose. Ah ! si l’on pouvait savoir ce qui arrivera dans le monde ! Je me demande encore, Capitaine, comment il se fait que je ne sois pas morte lorsqu’on a apporté dans notre logis de la rue Saint-Louis le corps inanimé et rigide de Maître Jean.

— Nouvelle bien terrible, en effet. Je viens seulement d’apprendre sa mort.

Mélie regarda Flandrin avec des yeux tout ronds.

— La même nuit, expliqua de suite Flandrin, j’avais été sérieusement blessé dans un guet-apens. Voilà un mois que je garde le logis, et je sors aujourd’hui pour la première fois. Et ce fut la terrible nouvelle que j’ai apprise tout à l’heure quand je suis allé frappé à votre ancienne porte. Pauvre Maître Jean… je l’aimais bien !

— Et moi donc, Capitaine. Non, je ne saurai jamais pourquoi je ne suis pas tombée morte à la vue de ce pauvre cadavre.

— Mais dites-moi, Mélie, comme se fait-il que vous soyez dans cette maison ?

— Parce que — et merci Dieu ! — la fille de Maître Jean m’a prise à son service.

— La fille de Maîte Jean, dites-vous ?

Flandrin chancela.

— Oui, Capitaine. Elle n’aimait pas le pauvre logis de la rue Saint-Louis ; elle a acheté cette maison.

— Elle a acheté…

— D’une jeune femme blonde qui l’occupait avant nous… une très belle jeune femme dont je ne sais pas le nom.

Flandrin était sur le point de devenir fou. Et n’en apprenait-il pas suffisamment pour le chavirer tout à fait. Voyons ! voilà que « la fille de Maître Jean » qu’il ne connaissait pas, puisqu’il ignorait même que Maître Jean eût une fille… oui, voilà que cette fille de Maître Jean survenait tout à coup après la mort de son père et venait acheter la maison de sa maîtresse à lui, Flandrin !

— Et la fille de Maître Jean, est-elle jeune, blonde et belle ? interrogea Flandrin.

— Elle est jeune, belle et brune, Capitaine. Et elle est bien bonne aussi, bien pieuse, bien charitable. Une vraie sainte. Vous avez l’air tout tourné, Capitaine… Ah ! c’est vrai, comme moi, vous ignoriez que Maître Jean avait eu une fille de sa femme trépassée depuis bien des années, et une fille qu’il avait perdue vers l’âge de quinze ans.

Flandrin branlait la tête comme un idiot.

— Et elle n’est pas ici, la fille de Maître Jean ? demanda encore Flandrin.

— Elle est allée chez le notaire-royal pour terminer les affaires d’héritage de son pauvre père.

— Et l’autre jeune femme… celle qui avant vous habitait cette maison ?

— Elle est partie… je ne sais où.

Flandrin garda un moment le silence pour réfléchir. Puis il dit :

— Mélie, j’aimerais bien à connaître la fille de Maître Jean, et c’est pourquoi je reviendrai un autre jour. Oui, je reviendrai, Mélie…

Et il s’en alla vers son logis le cerveau tout bouleversé par les nouvelles inconcevables qu’il avait apprises.

Quand il fut chez lui, il se laissa choir dans un fauteuil et se mit à méditer longuement…