L’homme de la maison grise/02/05

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 62-65).


Chapitre V

FAVEUR ACCORDÉE


— Quel beau temps il fait, n’est-ce pas, Jasmin ?

— Bien beau, M. Ducastel, bien beau… Pourtant, je crois que nous aurons de l’orage, avant ce soir.

— Hein ? De l’orage ? Quand le firmament est si beau !

— Ces petits nuages, M. Ducastel sont de mauvais augure, dit Jasmin, en désignant de petites nuées toutes blanches, à l’air fort innocent, qui passaient, d’instant en instant, devant le soleil.

— Ah ! Bah ! fit Yvon, en haussant les épaules.

— J’ai la réputation (M. Jacques vous le dira d’ailleurs) de m’y connaître, en fait de changement de temps, M. Ducastel ; or, je prédis de l’orage avant la fin de la journée… vous verrez si je me trompe.

— Vous avez l’avantage sur moi, alors, mon ami, dit Yvon en souriant, car je n’ai jamais été prophète de ma vie… pas même du temps.

— Si vous allez à la ville cet après-midi, reprit le domestique, sans s’apercevoir que le jeune homme s’amusait quelque peu à ses dépens, ce serait prudent que vous reveniez de bonne heure… Pour quelle heure désirez-vous avoir la voiture, M. Ducastel ?

— Pour trois heures précises, Jasmin.

— Elle sera prête, Monsieur.

À trois heures donc, Yvon quittait la Ville Blanche ; il se mettait en route pour W…

Les prédictions de Jasmin semblaient devoir se réaliser cependant, car, aux nuées éparses de l’avant-midi, d’autres nuées étaient venues se joindre, et le soleil ne faisait plus que de rares et courtes apparitions.

En arrivant à W… notre ami parcourut, en voiture, la ville, dans toute sa longueur. Il ne se le cachait pas ; il cherchait à voir la jeune aveugle… Il la vit. Elle chantait, au coin d’une rue, non loin de chez les Francœur.

Malgré le désir qu’il avait eu de l’apercevoir, Yvon continua son chemin. Il se serait bien gardé de descendre de voiture pour parler à sa petite amie ; cela eut attiré l’attention sur elle peut-être.

Il est vrai qu’il n’y aurait rien de mal à adresser la parole à Annette et à déposer une pièce de monnaie dans sa main, comme eut pu le faire tout autre passant ; seulement, à cause de la position un peu en vue qu’il occupait à W… celle d’inspecteur de la houillère, il comprenait qu’on était porté à l’observer. Rien ne paraît intéresser certaines personnes comme les faits et gestes de ceux qui, par leur position sociale, leur intelligence, leurs talents, ou leur fortune, semblent habiter, pour ainsi dire, une sphère à part ; leurs actions les plus ordinaires provoquent, assez souvent, soit l’admiration, soit la censure d’une classe de badauds, que l’on est convenu de désigner du nom de snobs.

Mme Francœur essaya de persuader Yvon à rester chez elle jusqu’au lendemain… mais inutilement.

— Entendez-vous gronder le tonnerre, M. l’inspecteur ? s’écria-t-elle.

— Il est loin encore, le tonnerre, je veux dire, Mme Francœur : j’aurai le temps de le distancer, je crois, répondit le jeune homme en riant.

— Ah ! Mais ! Il se rapproche rapidement !… Et voyez donc ce firmament, M. Ducastel ; jamais je n’ai vu rien de pareil de ma vie ! Ça va tomber, tout à l’heure, je vous le dis !

— Tout de même, j’aurai le temps de me rendre chez M. Jacques, j’en suis persuadé, avant le grand fracas, chère Mme Francœur, dit Yvon qui, pour des raisons que nous devinons bien, avait hâte de partir.

Six heures venaient de sonner ; c’était le moment où Annette, ayant achevé son travail de la journée, retournait à la Maison Grise… par le Sentier de Nulle Part, probablement, malgré l’orage qui menaçait… Son grand-père ne lui avait-il pas défendu l’autre chemin…

Annette… la pauvre aveugle… cheminant sur le Sentier de Nulle Part, si dangereux, alors que le tonnerre faisait vibrer l’atmosphère !…

Par l’imagination. Yvon voyait la pauvre enfant, s’en allant seule, avec Guido, sur le sinistre sentier, pâle, tremblante de peur : car elle ne devait pas être sans savoir le risque qu’elle courait d’être écrasée sous quelqu’éboulis…

— Marche, Jack, marche — s’exclama-t-il, en s’adressant au cheval, qui avait l’air de ne pas tenir à se presser.

Il craignait tant d’arriver en retard au rendez-vous ; c’est-à-dire à la fourche des chemins !

Il fut en temps cependant ; mais juste en temps, car Annette allait s’engager dans le Sentier de Nulle Part, au moment où il l’aperçut.

Les aboiements joyeux de Guido avertirent la jeune fille de l’arrivée d’Yvon sans doute, car elle tourna la tête de son côté et il la vit sourire… Comme elle était pâle ! Évidemment, l’idée de cheminer sur le dangereux sentier, alors que l’orage s’approchait davantage, à chaque instant, remplissait son cœur d’épouvante.

— C’est moi… Yvon Ducastel, Mlle Annette, fit le jeune homme, descendant de voiture et s’approchant de l’aveugle. Guido vous en avait averti, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant.

— Oui, Guido m’en avait averti, M. Ducastel.

— J’espère que je vous retrouve en excellente santé, ma petite amie ? demanda-t-il, en lui prenant la main.

— Merci. Ma santé est toujours bonne, répondit-elle.

— J’aime à croire que vous ne m’avez pas soupçonné d’inconstance ?… Je ne vous avais certes pas oubliée ; mais il m’a été impossible de quitter mon ami (M. Jacques) avant aujourd’hui.

M. Jacques aurait-il rempiré ?

— Oh ! non ! Au contraire, bien au contraire ! Il peut marcher un peu maintenant, vous savez, Annette ; cependant, il a besoin encore de l’aide d’une canne et d’un bras solide.

— Ah ! Je comprends, fit-elle en souriant.

— Puis-je espérer que vous ne m’avez pas complètement oublié, depuis notre rencontre de l’autre jour, Mlle Annette ; que vous avez pensé à moi quelque fois et aux serments d’amitié que nous avons échangés, vous et moi ?

— J’ai pensé à vous quelquefois, oui… souvent même…

— Chère, chère Annette !

— Voyez-vous, je me sens si heureuse, si… rassurée, à la pensée d’avoir en vous un ami si sincère !

— Merci ! Merci ! Annette !

— Mais, je ne peux pas m’attarder plus longtemps à causer avec vous aujourd’hui, M. Ducastel ; un orage électrique se prépare et… et… j’ai… peur… excessivement peur !… Le Sentier de Nulle Part…

— Vous ne pouvez pas vous risquer dans le Sentier de Nulle Part aujourd’hui, chère enfant ! s’écria Yvon. Ce serait de la dernière imprudence !

— Je le sais bien !… Mais grand-père…

— Certes, je ne veux pas vous conseiller la désobéissance aux ordres de votre grand-père, ma petite amie ; mais il faut songer à vous-même, à votre propre sûreté, tout d’abord. Écoutez, je suis en voiture… Vous me permettrez bien, n’est-ce pas, de vous mener jusque chez-vous ?

— Jusque chez-nous ! s’exclama la jeune fille, prise de véritable panique, rien qu’à cette idée d’arriver à la Maison Grise accompagnée d’un jeune homme.

— Du moins, je puis vous mener non loin de la Maison Grise, fit Yvon. Nous prendrons par le chemin carrossable…

— Je… Je n’ose pas… balbutia-t-elle. Ô M. Ducastel, reprit-elle, vous ne connaissez pas mon aïeul… Il est terrible, dans ses colères, et s’il apprenait… s’il soupçonnait seulement…

— Il n’apprendra rien… il ne soupçonnera rien non plus, je vous le promets. Vous descendrez de voiture au Rocher Noir… Vous connaissez le Rocher Noir, n’est-ce pas ?

— Oui, je le connais. Il fait vis-à-vis au Roc du Lion Couché, quoiqu’il ne soit pas sur le même chemin. Ô ciel ! s’écria-t-elle soudain, en cachant son visage dans ses mains, car un terrible coup de tonnerre venait d’éclater.

— Allons ! Allons ! Ne tremblez pas ainsi, pauvre petite, dit Yvon. Venez ! Ma voiture est tout près d’ici, ajouta-t-il, en entraînant la jeune aveugle.

Bientôt, les deux jeunes gens étaient installés dans la voiture. Le cheval allait au pas, car il ne fallait pas qu’Annette arrivât trop tôt à la Maison Grise ; cela eut pu susciter les soupçons de M. Villemont.

Guido suivait la voiture en aboyant.

— Il y a si longtemps que je ne vous ai vue, Annette ! s’exclama Yvon, en pressant la main de la jeune fille. J’espère que, lorsque je reviendrai à W… j’aurai l’occasion de vous voir plus souvent.

— Votre congé n’expire pas encore, n’est-ce pas ?

— Non. Dans dix jours seulement… Nous nous rencontrerons souvent, lorsque je retournerai à mon bureau…

— Oui… Mais jusqu’à l’automne seulement, répondit-elle, en souriant un peu tristement. Quand les jours deviennent courts et froids, voyez-vous, M. Ducastel, je ne viens à la ville que les dimanches, pour assister à la messe ; à part de cette sortie, je reste à la Maison Grise.

— Ah ! C’est bien vrai ! s’écria-t-il… Et, pendant le long hiver, que faites-vous, que devenez-vous, Annette, là-bas, à la Maison Grise ?

— Je m’occupe un peu du ménage (je le peux, voyez-vous…). Puis, durant les longues veillées, grand-père me fait la lecture à haute voix… il m’instruit… Car c’est un érudit que mon aïeul.

— Je sais… Oui, je sais…

— Grâce à lui, je n’ai pas été élevée dans l’ignorance… comme j’aurais pu l’être…

— Voilà un bon point en faveur de M. Villemont toujours ! fit Yvon.

— Pauvre grand-père !… Il est cruel, il a des manières brusques, sans doute, dit Annette ; mais je me demande souvent si sa cruauté, sa brusquerie ne sont pas le résultat de quelque grande épreuve, de quelque drame de jadis.

— Peut-être… J’ai pensé cela moi aussi… Cependant, permettez-moi de le dire, Annette, rien ne saurait justifier la brutalité envers des êtres inoffensifs…

— Pourtant, quoique je le craigne mon grand-père, il m’inspire une sorte de pitié parfois… murmura la jeune fille.

— C’est que vous êtes un ange, Annette ! s’exclama Yvon. Moi, ajouta-t-il, je… je n’aime pas M. Villemont, ah ! mais, pas du tout… et je ne le lui ai pas fait dire, lors de mon séjour sous son toit… Mais, parlons d’autre chose… J’ai une faveur à vous demander, ma petite amie.

— Une faveur ? À moi ? Qu’est-ce donc ?

— Promettez de me l’accorder, si possibilité il y a, Annette.

— Je vous le promets, dit-elle en souriant.

— Alors, me permettez-vous de parler de vous à M. Jacques ? (Elle secoua la tête négativement). Écoutez, Annette, M. Jacques… si vous le connaissiez, vous l’aimeriez… et lui, je sais qu’il vous chérirait bien, bien tendrement… Si vous saviez quel noble cœur il possède ! Il a été un véritable père pour moi… Il m’a sauvé d’un grand danger…

— D’un grand danger, dites-vous ? D’un accident ? D’une noyade peut-être ?

— D’une noyade… oui… j’allais me noyer, en effet… balbutia le jeune homme, quand M. Jacques est venu à mon secours… Je lui dois tant de reconnaissance, voyez-vous, Annette, que je n’aime pas à avoir de secrets pour lui… En lui cachant nos rencontres…

— Je ne sais trop que vous répondre… Yvon, fit-elle, hésitant et rougissant un peu en prononçant le petit nom de son ami.

— Répondez « oui », et laissez-moi vous le présenter ! N’aimeriez-vous pas avoir deux amis dévoués, au lieu d’un seul ? M. Jacques serait pour vous un ami idéal, oui idéal, Annette. Consentez, je vous prie !

— Je vais laisser cela à votre discrétion, M. Yvon, répondit-elle en souriant. Si vous jugez à propos de parler de moi à M. Jacques, fort bien ! Vous êtes libre de le faire, car je suis certaine d’une chose ; c’est que vous ne feriez rien qui pourrait m’attirer des désagréments… de la part de grand-père, je veux dire.

— Je réponds de la discrétion de M. Jacques comme de la mienne, dit Yvon. Je lui parlerai de vous et, je le prédis, bientôt, vous aussi, vous l’aimerez comme un père ; il est si bon, si bon M. Jacques, Annette !

— Faites ainsi qu’il vous plaira alors, fit la jeune fille ; je le répète, j’ai entièrement confiance en vous.

— Merci, ma petite amie, merci ! Cependant, malgré la permission accordée, ce ne fut que deux jours plus tard qu’Yvon entretint son ami de la jeune aveugle ; ne voulant pas prendre celle-ci trop au mot, il lui avait donné le temps de revenir sur sa décision, si elle le jugeait à propos.

Mais ayant revu Annette et ayant constaté qu’elle n’avait réellement aucune objection à ce que Lionel Jacques apprit de son existence, notre jeune ami résolut de profiter de la permission accordée, le plus tôt possible.