L’homme de la maison grise/02/06

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 65-67).


Chapitre VI

TROP TARD ( ? )


M. Jacques, j’aurais à vous entretenir sur un sujet important… intéressant en même temps.

— Oui, Yvon ?… Je t’écoute, et je suis certain d’avance d’être grandement intéressé.

— Je commencerai par vous rappeler quelques incidents qui se sont produits, lors de notre séjour à la Maison Grise… Tout d’abord, parlons de l’absence presqu’inexplicable de Guido, le chien. Il disparaissait, chaque matin, vous vous en rappelez, excepté durant ces jours de pluie que nous avons eus, puis il revenait à la maison chaque soir, car, de notre chambre à coucher, nous pouvions l’entendre aboyer.

— Je me rappelle de cet incident, je m’en rappelle très bien… Je sais que les disparitions et les réapparitions du chien t’intriguaient fort, mon garçon, fit Lionel Jacques en souriant.

— Oui… Je me demandais si le chien ne suivait pas quelqu’un, soit à la ville, soit ailleurs. Un jour, je l’ai aperçu, à W…

— Je t’ai dit déjà, Yvon, qu’on soupçonnait « l’hermite » de la Maison Grise, de n’en pas être un du tout : donc, Guido…

— Suivait réellement quelqu’un à la ville, chaque matin…

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— J’en suis positif, aujourd’hui, et ce quelqu’un habite aussi la Maison Grise… Je l’ai rencontrée… cette autre personne habitant la maison.

— Vraiment !

M. Jacques, demanda soudain notre héros, avez-vous entendu parler déjà d’Annette, l’aveugle ?

— Annette, l’aveugle… murmura Lionel Jacques, comme s’il eut essayé de se rappeler ses souvenirs. J’ai certainement entendu mentionner ce nom… j’ai même, quoique de loin, entendu chanter cette personne, en s’accompagnant sur une guitare… Mais, quel rapport Annette, l’aveugle, peut-elle bien avoir avec la Maison Grise et celui qui l’habite ?

— Vous ne devinez pas ?… Le chien de M. Villemont a nom Guido, le ""guide, vous savez… le guide d’Annette, l’aveugle…

— Tu dis ?…

— Annette est la petite-fille de M. Villemont, M. Jacques.

— C’est presqu’incroyable ! s’écria Lionel Jacques. Elle est jeune, sans doute, Annette, l’aveugle ?

— Dix-sept… dix-huit ans à peu près, je crois… Elle est jeune… et belle… belle comme un ange du ciel, avec ses cheveux d’or, fins, soyeux et abondants, ses yeux bleus, si foncés, lorsqu’elle est émue, qu’on les dirait presque noirs. Ses traits sont parfaits. Dans ses joues ordinairement pâles, se creusent d’admirables fossettes lorsqu’elle sourit. Ses dents sont comme deux rangées de perles fines… Oui, Annette, la petite-fille de l’hermite de la Maison Grise ; de cet homme à la voix, aux gestes si brusques, de ce toqué si désagréable, est une radieuse jeune fille.

Une expression de grand étonnement se peignit sur le visage de Lionel Jacques en entendant cette description enthousiaste de l’aveugle faite par Yvon. Il ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais il se tut.

— Vous savez, M. Jacques, reprit le jeune homme, je l’ai reconnue, Annette, tout de suite en l’apercevant. à W…, l’autre jour.

— Tu l’as… reconnue, dis-tu ?… Reconnue ?

— Je l’avais vue… une nuit… parmi les rochers environnant la Maison Grise.

— Ah ! fit Lionel Jacques.

— J’ai eu, cette nuit dont je vous parle, la vision de son visage exquisément beau… Je l’ai vue, cette vision, tendre les bras vers le ciel, en un geste suppliant… ou désolé…

— Suppliant ?… Désolé ?…

— Est-ce surprenant, M. Jacques, que la pauvre enfant soit malheureuse ? Pensez-y ! Elle vit seule là-bas, avec son grand-père qui, évidemment, n’est pas plus tendre pour sa petite-fille que pour le reste du genre humain.

— Tu te trompes peut-être, mon garçon… Souvent, sous des dehors rudes se cache un cœur d’or et…

— Un cœur d’or ! Lui ! M. Villemont ! Vous me faites rire, M. Jacques !

— Tout de même !… M. Villemont doit aimer sa petite-fille… une orpheline évidemment…

— Ah ! Bah ! Il est cruel pour la pauvre enfant, j’en jurerais ! La preuve en est qu’Annette ne peut prononcer le nom de son grand-père sans pâlir et trembler.

— Ah ! La pauvre, pauvre petite alors ! s’exclama Lionel Jacques, sympathique tout de suite. Mais, continua-t-il, il y a une chose que je ne comprends pas ; c’est que M. Villemont oblige sa petite-fille à chanter dans les rues, pour amasser quelques sous… Je l’avais pris pour un gentilhomme, malgré ses brusques manières… Je me suis trompé, bien sûr, car il faut qu’il soit un triste sire pour exhiber ainsi au public, la terrible affliction de cette enfant…

— Et pour en trafiquer ! acheva Yvon, rouge de colère et d’indignation. Oh ! Cet homme ! ajouta-t-il. Combien je le hais et le méprise !

— Il est bien méprisable aussi ! s’écria Lionel Jacques. D’autant qu’il n’a pas l’air d’être si pauvre, après tout. Et puis, pourquoi ne travaille-t-il pas cet homme ? Il est fort et robuste.

— Il semble ne se priver de rien, fit le jeune homme.

— Mais… Cette enfant… est-elle aveugle-née, penses-tu, Yvon ?

— Je ne sais… Elle le dit, dans sa chanson, qu’elle est aveugle-née…

— Cela ne signifie rien cependant. Ce qu’elle chante, c’est probablement M. Villemont qui l’a composé ; alors….

— Écoutez, M. Jacques ; c’est à propos de la cécité d’Annette que je désire vous entretenir, surtout… Je voudrais faire venir un spécialiste pour la vue et avoir son opinion sur ma pauvre petite amie.

— Ça coûtera cher, mon garçon, car il te faudra faire venir un spécialiste de la ville de Québec.

— Oui, je sais… J’ai quelques centaines de dollars en banque : je ne pourrais en faire un meilleur usage qu’en l’employant pour Annette.

— Sans doute ! s’exclama Lionel Jacques.

— Cependant, j’aurai besoin de votre aide… de votre complicité, je devrais dire, pour arriver à mes fins.

— Vraiment ? Comment donc cela, Yvon ?… Dans tous les cas, tu peux compter sur moi ; je t’aiderai, je deviendrai ton complice, bien sûr !… D’ailleurs, tu le penses bien, ma bourse est entièrement à ta disposition et…

— Il ne s’agit pas d’argent, M. Jacques. Non, ce n’est pas ainsi que je vous demanderai de m’aider.

— Comment alors ?… Et crois-tu que M. Villemont consentira à ce que tu te proposes de faire, concernant sa petite-fille ?

M. Villemont ?… Vous vous imaginez bien que je me passerai de son consentement, n’est-ce pas ?

— Dans ce cas, je t’avoue que je ne comprends rien à ton idée, mon garçon.

— J’ai pensé que… que vous inviteriez peut-être Annette, au Gîte-Riant… lorsque vous aurez fait connaissance avec elle, s’entend…

— Je comprends de moins en moins, dit Lionel Jacques, en riant.

— Vous allez comprendre… Annette n’accepterait pas mon offre de lui aider… Si c’était vous plutôt… Si elle pouvait croire que c’est vous qui allez faire venir le spécialiste et que vous payerez tous les frais, elle accepterait, sans arrière-pensée, j’en suis assuré.

— Ton idée est bonne, Yvon, je crois.

— Elle vous connaît bien… de réputation, la chère petite, car, chaque fois que j’ai causé avec elle, je lui ai parlé de vous. N’y aurait-il pas moyen d’arranger les choses pour que vous la rencontriez, M. Jacques ?

— Bien… Peut-être…

— Nous irions l’attendre, en voiture, à l’entrée du Sentier de Nulle Part, à la fourche de chemin… disons, lundi soir… C’est aujourd’hui vendredi… Qu’en dites-vous ?

— Je serais heureux de la rencontrer la pauvre petite… Oui, j’irai.

— Oh ! Que je suis content ! s’exclama Yvon.

— Lundi donc, c’est entendu !

— Dieu vous bénisse pour votre bonté, M. Jacques !

— Mais, Yvon, ces rencontres, entre toi et Annette, fit Lionel Jacques en hésitant un peu.

— Eh ! bien ?

— Ne constituent-elles pas un certain danger… pour tous deux ?

— Un danger ? Que voulez-vous dire ?

— Elle est aveugle, mon jeune ami… Lorsque le temps sera venu, pour toi, de te choisir une compagne pour la vie, de te marier, en un mot, tu ne songeras certes pas à épouser cette pauvre affligée… Elle en souffrira… Tu souffriras toi-même de lui briser le cœur peut-être… Car, elle va s’attacher à toi, nécessairement…

— Mais, M. Jacques…

— Vraiment, cette enfant est assez malheureuse d’être aveugle ; il ne faut pas que tu lui brises le cœur… par-dessus le marché.

— Mon Dieu, M. Jacques, fit Yvon, fort étonné assurément de cette tirade de la part de son ami, je n’avais pas du tout songé à ce que vous venez de dire… Nous sommes de bons amis seulement, Annette et moi, et, ciel ! personne au monde n’a plus besoin d’un peu d’amitié dévouée que la pauvre petite… C’est pourquoi je tiens tant à ce que vous la rencontriez. Vous allez tant l’aimer !… Et elle donc ! Elle vous rendra votre affection, au centuple, je le sais !

Lionel Jacques ne répondit pas. À quoi bon ? Le mal (si on pouvait appeler un mal les sentiments d’Yvon envers la jeune aveugle, et vice versa probablement) était déjà fait, sans doute… Il était trop tard évidemment, pour arrêter le flot qui entraînait les deux jeunes gens… Oui, trop tard !…

Le lundi soir suivant, ainsi qu’il avait été convenu entr’eux, les deux hommes, quittaient la Ville Blanche, en voiture, et se dirigeaient vers l’entrée du Sentier de Nulle Part…

Bientôt, Annette, l’aveugle, compterait un ami de plus… et quel ami !