L’intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques/07

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CHAPITRE VII

LES SENSATIONS DE SURFACES ET LA GÉOMÉTRIE LINÉAIRE DU TOUCHER MUSICAL


Le contrôle des empreintes dans l’éducation du toucher.

Comme nous l’avons déjà indiqué, ce sont les lois physiologiques des sons qui se retrouvent dans la physiologie du toucher musical. Dans l’harmonie musicale, les rapports des intervalles (tierce, quarte, quinte) sont basés sur des chiffres simples, correspondant à des différences de nombres des vibrations, tandis que les différences de timbre proviennent des harmoniques déterminés par la modification du caractère des vibrations. Dans l’harmonisation des touchers des cinq doigts, les différences d’attitudes exigées, représentent les chiffres simples du toucher musical, tandis que les harmoniques de ces chiffres simples, restés jusqu’ici en dehors du domaine de l’éducation, apparaissent dans l’examen des empreintes sous forme de surfaces linéaires mal ou bien agencées.

Dans les groupes de touchers, les rapports des lignes digitales peuvent être considérés comme l’inscription précise de la résultante des rapports simples, provoqués par la différenciation volontaire des attitudes des doigts.

Dans l’évolution de l’éducation qui se prépare, il s’agirait de combiner dans une certaine mesure l’éducation de tous les sens avec l’éducation du toucher, dont l’affinement progressif peut être contrôlé par la géométrie linéaire des sensations tactiles rendues apparentes par les empreintes. On pénétrerait ainsi plus en avant dans la géométrie des phénomènes cérébraux, dont les intelligences supérieures doivent bénéficier d’une façon générale, tandis que les intelligences inférieures en pâtissent, sans qu’on ait su jusqu’à présent soutenir ou diriger les efforts des uns et des autres avec la clairvoyance voulue.

Dans l’enseignement nouveau dont il s’agit, c’est l’organisme de l’exécutant qui est considéré comme le véritable instrument de musique, tandis que le piano qui transforme ses combinaisons sensorielles fausses ou justes en musique mauvaise ou bonne, n’est lui-même considéré que comme un miroir, qui permet non seulement de se connaître soi-même, mais, chose encore préférable, de se perfectionner.

Quoique cette polyphonie sensorielle des pressions, transmissible au clavier, ne puisse être atteinte chez l’adulte qu’à la suite d’une transformation visible dans l’aspect général de la main, transformation acquise par l’éducation des mouvements élémentaires, néanmoins c’est dans cette voie que l’effort de l’enseignement doit être dirigé chez l’adulte et à plus forte raison chez l’enfant, dont les admirables facultés manuelles s’amoindrissent avec le développement de la croissance, de l’âge de onze à quatorze ans, et disparaissent généralement ensuite sans avoir été utilisées. Cette disparition est une perte pour l’existence ultérieure, on pourrait dire pour toutes les existences ultérieures, s’il y a procréation. Car les acquisitions définitives du perfectionnement manuel se feront à travers les générations par des transformations organiques graduelles de la main.


Rapports entre les différences des dimensions perçues et les différences du timbre de la sonorité.


Nous avons dit précédemment que les pressions des cinq doigts doivent pouvoir se régler comme si nous distinguions entre elles les différences respectives de nombres qui existent entre les vibrations des couleurs du prisme. Ajoutons que cette analogie se complète par le fait que l’intensité des sensations évolue sur chaque pulpe, de manière que l’intensité du coloris musical augmente ou diminue, allant du clair au sombre, ou du sombre au clair, selon la localisation du toucher.

C’est sur la région qui fait attribuer les dimensions moindres aux formes touchées qu’on transmet, même dans le pianissimo, le maximum d’intensité à la sonorité ; mais le timbre s’adoucit à mesure que la localisation du toucher est déplacée vers les régions où les dimensions perçues s’accroissent.


L’harmonie des pressions et l’harmonie musicale.


On constate, en somme, que le système musical et les combinaisons coordonnées des sensations tactiles forment deux harmonies indépendantes l’une de l’autre, mais qui peuvent concorder.

Par le manque d’adaptation des pressions, il peut arriver que le pianiste fasse disparaître partiellement l’harmonie des intervalles et des tonalités musicales, sous l’influence de la discordance des pressions ; mais inversement, il peut arriver aussi que les sons, malgré leurs discordances, soient amenés à fusionner dans l’harmonie des pressions.

Cette harmonie des pressions réside dans une conscience supérieure dont on ne peut vraiment avoir une notion exacte qu’à travers les sensations auditives, c’est-à-dire à travers l’harmonie musicale avec laquelle elle concorde. Car si ces deux harmonies sont indépendantes, leur unité est néanmoins très intime, puisque l’une de ces harmonies a pu révéler l’existence de l’autre.

Dans nos recherches sur la géométrie linéaire du toucher musical, nous avons vu, d’une part, que la sonorité défectueuse dans laquelle les sons d’un accord loin de fusionner se repoussent, pour ainsi dire, correspond à des dispositions linéaires disparates entre lesquelles il ne subsiste pas de lien : nous avons vu d’autre part que dans l’exécution harmonieuse d’un accord, il se produit, malgré le plus ou moins d’écartement communiqué aux doigts, une correspondance entre l’agencement linéaire des différents touchers.

Voici la démonstration de ce fait :

L’incoordination du toucher. — Les pressions incoordonnées qui désagrègent l’harmonie musicale, correspondent aux trois dispositions linéaires des empreintes, figure 24.

L’harmonie du toucher. — Les pressions harmonieuses qui concordent avec l’harmonie musicale, correspondent aux trois dispositions linéaires des empreintes, figure 25.

Sol bémol. Si bémol. Ré bémol.
Pouce. Médius. Cinquième doigt.
Fig. 24. — Représentation visuelle de l’incoordination des trois touchers du pouce, du médius et du cinquième doigt droits.

C’est cette faculté d’harmonisation linéaire qui peut être considérée comme la base géométrique des conceptions esthétiques inhérentes à la pensée de l’interprète.

Sol bémol. Si bémol. Ré bémol.
Pouce. Médius. Cinquième doigt.
Fig. 25. — Représentation visuelle de l’harmonie du toucher du pouce, du médius et du cinquième doigt droits.

Si l’on compare les empreintes, figure 25, à celles, figure 24, dont l’incohérence désagrège à la fois l’harmonie musicale et l’activité mentale de l’interprète, on doit supposer que l’interprète est incapable de penser aux relations existantes entre les sons émis par ses pressions, si le champ de sa sensibilité se fractionne de manière à se décomposer en petites unités sans liens. Par contre l’élargissement des facultés mentales semble relié à l’élargissement du champ de la sensibilité ; le cadre dans lequel les phénomènes artistiques s’accomplissent semble s’élargir à la fois visiblement dans l’espace et invisiblement dans la pensée.

On peut dire que les relations inhérentes aux sons émis par les pressions, apparaissent corrélativement à l’élargissement qui se fait dans les relations des sensations tactiles. Comme libérée par cet élargissement du cadre des sensations, la pensée de l’interprète s’élargit et résoud les problèmes esthétiques avec un renouveau inépuisable.


La représentation visuelle des claviers minuscules de l’appareil de la sensibilité tactile.

En réalité, celui qui touche musicalement éprouve des sensations tactiles intenses, grâce auxquelles il peut se représenter visuellement les claviers minuscules de ses pulpes qu’il met en contact avec les touches.

Ceux qui harmonisent leurs pressions sans connaître le mécanisme linéaire correspondant à cette harmonie n’en possèdent pas moins une représentation intuitive, puisque c’est par la coordination linéaire intuitive que leur toucher devient musical.

Chez ceux qui l’ont acquise volontairement, cette harmonie correspond non seulement à des sensations de vibrations constantes perçues dans toute l’étendue des phalangettes, mais il s’y joint aussi des sensations plus intenses encore éprouvées dans les ongles, telles qu’on les éprouve réellement quand on réalise une pression. De plus, les mains, maintenues immobiles dans l’espace, restent elles-mêmes si vibrantes, qu’elles seraient portées à accuser les yeux d’impuissance, puisque l’espace paraît vide à ceux-ci, tandis qu’à elles l’espace reste si perceptible qu’il semble s’adapter comme un gant d’une élasticité fluide, aux sillons les plus infimes de leur peau ; et loin de produire la moindre gêne, ces sensations d’espace servent de stimulant aux mouvements dont la liberté apparaît plus complète.

Nous sommes loin de l’insensibilité que l’immobilité d’attitude prolongée de la main devait entraîner, selon Gratiolet. Néanmoins, ces résultats ne doivent être qu’un faible acheminement vers l’affinement de la sensibilité, réservé sans doute aux générations futures, affinement dont les conséquences peuvent être si considérables par l’influence qu’il exerce sur le perfectionnement général des sens. Car, en somme, l’harmonisation volontaire des touchers correspond à un état de conscience en quelque sorte nouveau, qui ne s’applique pas seulement aux fonctions artistiques des doigts. Dans cet état de conscience, tout est perçu différemment par la main.


La dissociation des doigts et la dissociation de l’espace.

La dissociation des doigts lorsqu’elle est bien complète, développe le besoin très caractéristique de maintenir les doigts écartés les uns des autres. Pour une main dissociée, l’effort semble résider dans le fait de ramener les doigts au contact et non pas de les maintenir écartés. C’est qu’on ne sent, en effet, vraiment le lien par lequel les sensations de la main s’unifient que lorsque les doigts ne se touchent pas, s’ils ne sont pas en communication directe. La pensée élargit effectivement le cadre des sensations tactiles réelles à travers des fils conducteurs invisibles, dans lesquels se localisent des sensations nouvelles qu’on pourrait appeler irréelles.

C’est-à-dire qu’il se fait une identification remarquable entre la capacité de se représenter visuellement l’orientation des claviers minuscules des pulpes et la capacité de mesurer l’espace qui s’introduit entre les écartements des doigts, pendant l’exécution des touchers. On sent les divisions de l’espace succéder à la division de la sensibilité tactile, comme si l’on voyait des fils tendus au delà des organes visibles, de sorte que la main ne semble former qu’une seule force avec l’espace qui l’entoure.

Sous l’influence de cet élément élastique, rendu mesurable par l’affinement des sensations tactiles, la conscience se modifie au point qu’il semble qu’une conscience distincte se forme dans chaque doigt, et qu’à travers ces consciences distinctes apparaît l’unité de la main dans un équilibre constant provenant de la liberté de mouvements acquise par chaque doigt.

Transmise au clavier, l’harmonisation des pressions produit, si l’on peut dire ainsi, une photographie auditive des sensations tactiles ; et ces sensations qui ne paraissent se rapporter qu’à la surface des pulpes sont en réalité en corrélation avec une adaptation spéciale de la totalité des sensations musculaires provoquées dans l’organisme. C’est cette totalité des sensations qui donne la mesure du contrôle qu’il faudrait établir pour apprécier le caractère fondamental des sensations harmonisées correspondant à l’harmonie linéaire du toucher. — Nous sommes loin de cette plénitude de connaissances.


Généralisation de la dissociation musculaire.

Si l’éducation du toucher musical ouvre des voies neuves au perfectionnement de la sensibilité générale, c’est que l’harmonie musicale, acquise dans les attitudes et les mouvements des doigts, correspond à une dissociation musculaire qui s’étend des attitudes des doigts aux attitudes des orteils et rayonne, pour ainsi dire, d’une extrémité du corps à l’autre. Et la finesse des nouvelles acquisitions musculaires est telle que non seulement les orteils subissent peu à peu une influence qui leur permet de reproduire les mêmes attitudes différenciées que les doigts, mais à la suite de mon perfectionnement manuel, mon quatrième orteil, par exemple, a acquis la faculté de se mouvoir isolément, et j’ai nettement conscience des processus musculaires complexes qui s’opèrent pendant cette action inconsciemment acquise, qui n’est qu’une résultante du perfectionnement fonctionnel de mes doigts. Quelques années plus tard seulement, la dissociation a commencé à s’établir aussi dans mon deuxième orteil.


L’élargissement des conceptions esthétiques et les sensations de raccourcissement des distances.

En ce qui concerne l’affinement de mes sensations tactiles, j’ai l’impression qu’il agit sur mes pensées de deux façons différentes :

1o Je sens dans l’échelonnement des intervalles, allant du pouce au cinquième doigt et inversement, la durée du parcours se raccourcir, de là l’impression d’un rapetissement ;

2o Je sens au contraire, dans les conceptions esthétiques, un agrandissement se faire, parce que le déroulement des rapports établis entre les sons s’élargit considérablement.

C’est donc ce raccourcissement des distances éprouvé dans les fonctions tactiles et musculaires, qui semble correspondre à l’élargissement des conceptions esthétiques chez l’interprète.

Mais on peut dire que cet élargissement de la pensée de l’interprète correspond chez l’auditeur à un effet inverse : les rapports qui s’établissent dans le déroulement des sons semblent pour lui se resserrer. C’est-à-dire que, parce qu’il saisit mieux les rapports dans l’ensemble des notes, il écoute mieux et apprend ainsi à se souvenir plus longtemps des notes entendues ; et c’est cette intensité du souvenir qui lui donne l’impression que les notes se rapprochent davantage.


L’orientation de deux pressions et la fusion de deux sons.

Mais on peut supposer que l’orientation des pressions exerce sur l’harmonisation du toucher une influence encore plus fluide que celle exercée par les dispositions respectives des combinaisons linéaires du toucher. Car on peut, par les pressions des deux cinquièmes doigts, par exemple, provoquer une fusion absolue de deux sons, au plus léger contact avec les touches, si les surfaces mises en contact ont une orientation linéaire symétrique conforme aux empreintes, figures 26 et 27, et si les pressions sont orientées symétriquement de la région moins sensible à la région moyenne.

Sol bémol. Ré bémol.
5e doigt gauche. 5e doigt droit.
Fig. 26. Fig. 27.
Représentation visuelle de la fusion de deux sons par le toucher des deux 5es doigts.
Pouce. Index.
Fig. 28. Fig. 29.
Représentation visuelle du toucher du pouce et de l’index droits.

Mais si, au contraire, ces pressions sont orientées parallèlement dans les deux mains, quel que soit le sens de cette orientation, la fusion des deux sons disparaît. Donc, l’harmonie linéaire à travers laquelle on oriente les pressions peut perdre plus ou moins de son action, selon que l’orientation est établie symétriquement ou parallèlement dans les deux mains.

Néanmoins, cet effet n’est pas constant, car on peut obtenir par le groupement parallèle des lignes digitales des touchers du cinquième doigt gauche, figure 26, et du pouce droit, figure 28, une fusion de deux sons ; mais, précisément, dans ce cas, l’orientation doit aussi être parallèle et c’est par l’orientation symétrique que la fusion disparaît.

Au contraire, la fusion est rendue impossible en combinant par exemple le toucher de l’index droit, figure 29, avec celui du cinquième doigt gauche, figure 26, et cela quelle que soit l’orientation communiquée aux pressions transmises aux touches.


L’impénétrabilité dans la résonance de deux sons.

On pourrait multiplier à l’infini les analyses des pressions par rapport à la fusion des sons. Mais le fait que deux sons puissent être joués de façon qu’on les entende comme si quelque chose s’interposait entre eux, paraît plus frappant encore, car la persistance même de cet effet peut, avec une netteté remarquable, être analysée jusque dans les plus faibles vibrations perceptibles pour l’oreille pendant que les deux sons s’éteignent.

La cause de cette espèce de juxtaposition des sons reste encore aussi inexplicable que celle de l’harmonie des pressions qui entraîne la fusion des sons.

Mais il y a tant d’indices concordants dans l’ensemble des phénomènes perçus, qu’un acheminement vers des connaissances nouvelles semble se faire.


La localisation de la pensée et l’orientation des pressions.

Nous avons vu, page 43, comment la pensée pondère le mouvement des doigts par l’image mentale simultanée d’un mouvement en sens inverse. Mais dans l’exécution des pressions, nous voyons au contraire que la pensée, selon sa localisation, exerce une attraction en quelque sorte irrésistible sur la direction des pressions.

Un fait caractéristique qui démontre bien l’intensité du lien qui relie l’exécution de la pression à la pensée, c’est que, si, en se représentant nettement les dispositions linéaires de la surface du doigt posée sur la touche, on localise la pensée sur un point terminal de ces lignes, soit à droite, soit à gauche, l’orientation de la pression ne peut se faire que du côté où est la pensée. Nécessairement, ce fait demande une observation minutieuse, car chacun peut communiquer n’importe quelle direction à la pression d’un doigt malgré cette intention de contrôle, s’il est incapable d’observer que sa pensée cesse d’être localisée à l’endroit voulu au moment où la pression prend une direction différente.

Il s’agit ici de phénomènes subtils qu’on ne peut vraiment provoquer que lorsqu’on a une conscience tactile très développée.

Précisément, il s’effectue, par l’évocation de ses rapports attractifs, une modification caractéristique dans l’échelonnement des pressions transmises aux touches. Dès que l’interprète arrive à se représenter l’orientation terminale des lignes digitales mises en contact avec le clavier, il constate qu’une transformation s’opère dans son jeu. Par cette localisation terminale, la pensée prend, en effet, une avance sur la réalisation des touchers, de sorte que les pressions suivent corrélativement l’orientation de la pensée comme mues par un attrait inévitable ; elles vont où la pensée est. C’est de cette communion que surgit l’allure rythmique du toucher.

Si, par sa localisation, la pensée peut déterminer le caractère rythmique des pressions, c’est que partout où il y a pensée, il y a rythme. De là, la supériorité communiquée par la pensée aux pressions et aux mouvements ; ils participent à une vérité plus haute dont la pensée est une manifestation impénétrée : le rythme.


L’indépendance de la pensée.

Et dans sa faculté de pénétration, la pensée s’oriente librement dans toutes les directions. C’est-à-dire que la pensée se forme une image de tous les mouvements réalisés ; elle a aussi la ' représentation de tous les sons correspondants, mais elle a de plus la faculté de passer de tel mouvement à tel autre mouvement, de tel son à tel autre son, et par conséquent la faculté de superposer une activité mentale tout à fait libre à l’activité fonctionnelle et sensorielle normale ; elle établit ainsi un mouvement indépendant dans les mouvements et une musique indépendante dans la musique, c’est-à-dire des relations indépendantes entre les notes dont les relations sont définies par l’écriture musicale.

On pourrait dire que, dans ces conditions, la pensée déploie une force supérieure à laquelle les mouvements, exécutés par les doigts, participent.

Cette supériorité s’explique par le fait que la pensée des mouvements qui doivent se réaliser est quelque chose de très supérieur aux mouvements eux-mêmes, car nous pouvons exécuter ceux-ci sans les ramener aux lois générales qui devraient être inhérentes à leurs rapports.

Autrement dit, nous pouvons les exécuter sans vérité rythmique, tandis qu’au contraire nous ne pouvons pas réellement les penser dégagés de cette vérité rythmique.

Lorsque, se reportant en arrière, on compare cette intensité des facultés intellectuelles suscitées par les mouvements artistiques à l’arrêt de la pensée qu’entraîne l’exécution des mouvements uniformes non cérébralisables, il apparaît qu’entre cette intensité d’activité cérébrale et cet arrêt de l’activité cérébrale, une différence fonctionnelle initiale doit exister.

Laquelle ?

D’une part, nous voyons que dans tout mouvement dans lequel il n’y a pas de mouvement, aucun élément élastique, aucun changement géométrique, qui correspondrait fatalement à un changement rythmique ne peut se développer. Il n’y a en somme qu’un seul élément, une fraction uniforme, qui ne peut être influencé que par l’accroissement du nombre, car la fraction change de valeur en proportion du nombre total auquel elle se rattache.

D’autre part, nous voyons que dans le mouvement artistique, c’est précisément de l’élément élastique que se dégage le stimulant cérébral le plus intense à partir du moment où il devient mesurable pour la pensée.

Pourquoi la pensée mesure-t-elle d’abord si mal et ensuite si bien ?

C’est parce qu’elle ne peut mesurer que par le changement et, pour cette raison, elle ne peut circuler dans les mouvements que s’ils contiennent des changements qu’on pourrait assimiler au caractère rythmique des oscillations pendulaires.

Une image circulaire des oscillations pendulaires.

Si, en appelant à son secours l’imagination, on se représente non seulement un seul, mais des milliers de balancements pendulaires, partant tous d’un même point d’attache, mais situés dans des plans verticaux différents, ils pourraient se confondre à leur point d’attache et former une circonférence à leurs extrémités opposées.

En partant de cette circonférence on pourrait, en imagination, tracer des milliers de circonférences qui lui seraient concentriques, allant en se rétrécissant jusque vers leur centre commun et en admettant que ces cercles puissent être animés respectivement du même mouvement que les balanciers à l’endroit où les croisements se produisent, on aurait autant de vitesses de mouvements différentes qu’on aurait de cercles. À mesure que les cercles se rétrécissent, ils seront animés d’une vitesse plus grande.

C’est cette image complète qui servira de point de départ aux idées qui vont suivre.

Les rythmes des oscillations pendulaires et l’esthétique musicale.

La région plus sensible des pulpes où nous attribuons des dimensions moindres aux objets touchés, concorde avec celle où les doigts atteignent leur maximum d’opposition dans l’attitude de la préhension[1]. Cette opposition semble en principe constituer une force concentrique à intensité plus ou moins variable selon que le pouce s’oppose à des doigts différents.

Mais dans le jeu du pianiste, où il s’agit des deux mains, cette tendance rythmique à vitesse croissante doit s’unifier : c’est-à-dire que les deux pouces doivent provoquer une accumulation de sensations centrales, mais non une rupture entre les sensations des deux mains.

L’unification du timbre provoquée par un jeu harmonieux en fournit la preuve.

Du reste, déjà dans les plus petits déplacements que nous réalisons la plume à la main, la différenciation rythmique corrélative à l’orientation des traits joue un rôle important, elle peut être mise en lumière par les procédés suivants :

Les quatre orientations des traits et les états de conscience correspondants.

Il s’agit ici de déplacements qui, quoique minuscules, font sentir que dans les plus infimes sensations de mouvement, il existe quatre différenciations rythmiques principales. C’est-à-dire que les degrés intermédiaires qui existent entre la sensation de faire un point et celle de changer ce point en un trait minuscule se modifient avec chaque orientation différente.

Plus les sensations nous instruisent vite du changement qui s’est accompli par le déplacement de la plume, plus l’interruption, l’arrêt sera prompt. D’où résulte la durée différente des mouvements et par conséquent leur différence de dimension.

Les différences d’états de conscience dont il s’agit ici, sont très subtiles ; chacun n’est pas à même de les observer.

Voici les différences constatées chez moi.

La plume étant tenue dans la main droite, c’est la série des traits orientés horizontalement d’avant en arrière qui produit les dimensions moindres ; l’orientation inverse, d’arrière en avant, produit au contraire les dimensions les plus fortes[2].

Dans l’orientation transversale, les dimensions sont moindres dans les traits allant de droite à gauche que dans ceux allant de gauche à droite.

Ces quatre dimensions différentes correspondent à quatre états de conscience différents, à travers lesquels on ne peut ni sentir ni agir de la même façon : chaque fois que l’orientation du mouvement varie, le rythme varie.

Ce sont, en quelque sorte, les quatre points cardinaux de la conscience qui préside à l’orientation des mouvements dans tous les sens. Car ces quatre points cardinaux peuvent être reliés entre eux, et il doit se constituer par ce lien des sensations intermédiaires en constantes variations, dont l’analyse est comme une incarnation nouvelle de ce que nous appelons la forme.

La forme et le rythme.

Si, partant du fait acquis des quatre états de conscience que j’ai constatés dans l’orientation différente des traits, je m’applique à me les représenter tour à tour pendant que je trace avec la plume un trajet circulaire, je sens, pendant la réalisation de ce trajet, les quatre états de conscience fusionner en se succédant les uns aux autres. Cette fusion éveille des sensations rythmiques différentielles d’une si merveilleuse netteté, que l’idée de concevoir la forme en dehors du rythme m’apparaît comme une ignorance qui nous cache en réalité la connaissance de la forme. Cette conception partielle qui nous force à entrevoir la forme sans entrevoir la subdivisibilité du temps inhérente à l’espace occupé par cette forme, entraîne fatalement une impuissance grossière, qui entrave à la fois l’éducation du regard et celle du mouvement.

Apprendre à dessiner sans apprendre le rythme des mouvements correspondant à la forme des mouvements, c’est se servir volontairement de béquilles au lieu de se servir de jambes pour marcher. Si l’éducation se fait comme si l’on était infirme, on cultive fatalement des infirmes.

Le manque d’éducation de notre sensibilité tactile entraîne, il est vrai, une véritable dégradation de notre activité manuelle, de sorte que nous sommes tous réellement des infirmes par rapport aux ressources renfermées dans la structure et dans la motilité de notre main, ressources dont l’inutilisation est, au point de vue du développement cérébral, une perte de force qui rétrécit singulièrement l’activité de notre pensée.

C’est par l’éducation de ma main que ces différences rythmiques me sont devenues graduellement perceptibles, non seulement dans mes mouvements, mais dans ceux des autres et en général dans tout mouvement que je perçois. Et ces perceptions correspondent à une activité mentale intense, qui me suggère des impressions toutes nouvelles. Ainsi, pendant que je trace le trajet circulaire dont j’ai parlé, non seulement la représentation simultanée du rythme et de la forme renforce mes conceptions des rapports de ce trajet circulaire, comme si des différenciations prismatiques de coloris émanaient de ma plume pendant la durée de chaque parcours, mais pendant que je trace cette ligne circulaire, je me représente malgré moi un point central qui lui-même serait divisible en quatre vitesses différentielles ; et de ce point s’étendent comme en un tourbillonnement continu des différenciations rythmiques circulaires par lesquelles l’espace renfermé dans la ligne tracée est divisé en une multitude de cercles dont aucun n’a une vitesse égale de parcours. C’est de cette sensation de plénitude de l’espace que surgit la forme tracée.

Évidemment, de cette sensation de plénitude ne peut surgir qu’un trajet circulaire correct ; et du reste de quelque forme qu’il s’agisse, c’est cette capacité de conscience intégrale qui anime le mouvement de l’artiste. Elle est l’intuition qui le guide.

La mesure est en nous, et ce fait sera bien mieux prouvé un jour par l’éducation physiologique de la main qui développera pratiquement la conception de la mesure, qu’il ne l’a été jusqu’ici, à l’aide de la réflexion, avec des mesures théoriques, par l’éducation intellectuelle dont nous représentons, à l’heure actuelle, le produit survivant.

L’allure esthétique dans le rythme du regard et l’allure esthétique des mouvements artistiques.

Cette plénitude de sensations d’espace qui doit animer la conscience du peintre, du dessinateur, est équivalente à cette plénitude de sensations d’espace provoquées par les attitudes manuelles du pianiste dont nous avons parlé.

Nous avons même supposé que ce principe rythmique constaté dans les traits tracés avec la plume, dans l’échelonnement des pressions des dix doigts gauches et droits, dans le déplacement du regard, devait se retrouver aussi dans l’ensemble des mouvements exécutés par le pianiste. C’est en plaçant verticalement derrière les touches un miroir, s’étalant sur toute l’étendue du clavier, que j’ai cherché à me rendre compte si, pendant l’interprétation d’une œuvre musicale, la marche de mon regard s’adaptait librement ou avec contrainte, dans le miroir, à la marche des mains et des bras qui s’écartent et se rapprochent par des mouvements de va-et-vient, selon les directions différentes communiquées à l’échelonnement des notes.

Grâce à cette analyse, j’ai constaté que l’allure de mon regard était entravée par cette tentative de fusion ; son allure correspondait infiniment mieux que celle de mes bras aux rythmes musicaux que je sentais inhérents à ma pensée musicale et que j’aurais voulu provoquer dans mon jeu. Donc, au lieu de laisser mon regard se guider en suivant les mouvements de va-et-vient de mes bras, j’ai laissé, au contraire, mes bras se guider en suivant les mouvements de mon regard. Sous cette influence, le caractère rythmique de leur déplacement s’est aussitôt transformé. Dès que j’ai tâché d’imiter l’allure de mon regard, la nécessité de varier sans cesse la vitesse des mouvements par lesquels mes bras se déplaçaient m’a paru évidente.

Donc, comme les pulpes produisent, dans l’interprétation musicale, les manifestations auditives harmonieuses au moyen des surfaces à travers lesquelles les perceptions des dimensions sont grandissantes ou diminuantes, les bras doivent, en principe, ralentir leurs mouvements à mesure qu’ils s’écartent, et les accélérer à mesure qu’ils se rapprochent, afin d’établir à leur tour les rapports des oscillations rythmiques dans l’espace qu’ils parcourent.

Ce que doivent être ces rapports n’est déterminable que pour ceux dont l’oreille est assez affinée pour saisir les différences auditives infimes qu’ils provoquent dans l’interprétation musicale.

Contradiction entre le rythme dans l’art du chef d’orchestre et la mesure uniforme de l’écriture musicale.

On peut considérer la tradition acquise dans la façon de diriger les mesures à quatre temps, à trois temps, à deux temps, comme une adaptation intuitive des différences rythmiques acquises dans les mouvements par la modification de leur orientation.

Car un chef d’orchestre, et cela même lorsqu’il veut faire chacun de ses mouvements d’orientations différentes, avec une vitesse maxima, fait en réalité pour une mesure à quatre temps, le mouvement le plus rapide au premier temps de la mesure, il amoindrit ensuite involontairement la vitesse de ses mouvements du deuxième temps, orienté à gauche, au troisième, orienté à droite, jusqu’au quatrième, orienté en haut.

Ces rapports contiennent, par le caractère de leur orientation, ceux que nous avons établis par la quadruple orientation des traits[3] en relation avec quatre états de conscience distincts, comme ils contiennent le principe de l’évolution du regard, a, b, c, d, et du trajet circulaire défini page 26.

Les mesures du chef d’orchestre sont donc en contradiction avec les mesures uniformes de l’écriture musicale et cela en raison du caractère évolutif des mouvements par lesquels la mesure transmise est inévitablement modifiée, transformée. Et, nécessairement, cette transformation sera d’autant plus affinée, que les états de conscience du chef d’orchestre seront plus différenciés.

Transformation de l’écriture musicale et perfectionnement des perceptions visuelles.

Comme cette inertie des mesures uniformes de l’écriture musicale pourrait être à la fois combattue par la physiologie du toucher et l’analyse des mouvements artistiques, dont l’état d’évolution constant est indéniable, elle pourrait être combattue aussi par la physiologie du regard à l’aide d’évolutions visuelles introduites dans le mécanisme uniforme de l’écriture.

C’est-à-dire qu’on pourrait communiquer à ce mécanisme les infimes oscillations rythmiques qui lui manquent, si l’éducation de l’œil était faite de manière à lui permettre de percevoir des différences minimes d’écart ou de rapprochement introduites entre les notes avec le discernement précis de l’unification de leurs rapports.

Le compositeur pourrait alors vivifier l’écriture, tout en conservant la distribution des valeurs des notes. Car, selon qu’il les écarterait ou les rapprocherait les unes des autres, les oscillations rythmiques accélérées ou ralenties se transmettraient au regard du lecteur ou de l’interprète.

L’intensité de la fusion rythmique entre l’action visuelle, auditive et tactile.

En faveur de la possibilité d’une éducation de ce genre, il est à noter combien, dans notre écriture musicale actuelle, l’œil perçoit plus de choses qu’on ne sait. Car, si certains exécutants introduisent des arrêts injustifiés entre les mouvements successifs par lesquels leurs doigts exécutent certains traits, c’est que ces arrêts peuvent précisément correspondre à certains écartements conventionnels admis dans la gravure des notes. L’écart, pour l’œil, produit le retard pour l’oreille.

Ces rapports faux, dont les exemples sont multiples, se produisent lorsque dans un trait de seize doubles croches, par exemple, l’écart est plus grand entre les 4e et 5e, les 8e et 9e, les 12e et 13e notes, qu’entre les autres notes. L’œil s’accroche à ces différences, et les doigts traduisent inconsciemment l’écart perçu par l’œil, sous forme d’un retard dans l’enfoncement des touches.

On se rend compte combien, au contraire, l’unité d’allure rythmique de certains traits serait rehaussée si les notes étaient graduellement plus rapprochées ou plus éloignées, selon qu’il s’agit d’un rythme légèrement accéléré ou retardé ; l’œil arriverait ainsi à lire musicalement, parce que les différences infimes de la durée seraient identifiées avec les différences infimes des dimensions.

On introduirait entre les notes un élément élastique infiniment plus subtil que celui inhérent aux mesures uniformes de l’écriture, même déduction faite de ses imperfections surajoutées inconsciemment. Car, par ces genres d’écartement de groupes de notes, on croit faciliter la lecture musicale, sans se douter de l’élément antimusical qui, dans certains cas, s’en dégage pour l’interprétation, parce qu’on ignore la fusion des perceptions des sens et l’unification d’action qui s’en dégage.

On est loin de supposer qu’un faible écartement supplémentaire introduit dans la gravure d’une série de notes puisse influencer défavorablement l’œil, et que cette influence transmise aux touches par les mouvements des doigts finit par influencer non moins défavorablement l’oreille.

Si, un jour, une réforme de ce genre devait être tentée, l’écriture musicale deviendrait elle-même une œuvre d’art, non seulement par rapport aux sensations auditives que le lecteur peut éprouver en lisant, mais par rapport aux sensations visuelles qu’il pourrait éprouver.

Et, lorsque l’art aurait acquis l’affinement qu’exige ce genre de lecture, le problème du rythme serait reculé d’autant ; à travers ces gradations perçues dans l’écriture, la pensée du lecteur ou de l’interprète en percevrait d’autres, plus minimes encore ; plus la conscience de la divisibilité évolutive du temps progresserait par le perfectionnement visuel, auditif, tactile, plus la beauté vivante, non seulement de l’art, mais de la nature, se manifesterait devant une humanité devenue plus consciente de la beauté.

Influence des mouvements à rythme ralenti, et des mouvements à rythme accéléré sur les sensations de poids.

Mais ces propriétés des mouvements artistiques, dont nous venons de définir le caractère évolutif, ne se rapportent pas uniquement au domaine de l’esthétique ; elles agissent sur nos perceptions générales, sur nos états d’âme sous maintes formes, et cela sans que l’action exercée par les évolutions différentielles des mouvements soit perçue, comme servant de base à la variabilité de nos impressions. Car si, dans les perceptions sensorielles, c’est généralement leur durée qu’on apprécie avec le moins de justesse, c’est peut-être parce qu’on ne conçoit l’appréciation du temps que par des fractions uniformes qui stérilisent la pensée.

Si l’analyse de la durée nous était plus aisée, nous aurions une pénétration plus profonde de notre propre existence, des ressorts mis en jeu pour produire notre individualité. Car, non seulement nous formons la mesure, mais nous la faisons ce que nous sommes sur le moment ; elle est en nous, et varie avec nous. Pour cette raison, il faudrait se connaître soi-même pour comprendre ses propres mesures.

Voici sous quelles formes différentes je puis influencer mes mesures par les propriétés artistiques de mes mouvements.

C’est si j’ai la sensation de ralentir le mouvement pendant que je soulève à 3 ou 4 millimètres de hauteur un objet carré, pesant 170 grammes, que je lui attribue le maximum de poids, quoique la durée du mouvement soit assez courte.

C’est le caractère spécial du fractionnement des sensations et des mouvements qui produit ce résultat ; plus j’arrive à les subdiviser finement, plus l’effet produit est en harmonie avec l’augmentation des sensations de poids que je veux provoquer.

Mais à mesure que, par un mouvement ascendant graduellement accéléré, je lève cet objet de plus en plus haut, il me paraît devenir graduellement plus léger, quoique je mette un temps relativement long à exécuter ce mouvement total.

Si, au contraire, je repose ensuite l’objet par un mouvement dont la vitesse est graduellement ralentie, je sens son poids graduellement augmenter.

Dans ces deux derniers cas, il y a des phénomènes complexes en jeu.

À la diminution de poids, correspond, d’une façon très sensible, à mesure que le bras s’élève de plus en plus haut avec une complète liberté d’allure, une augmentation graduelle des sensations d’effort dans l’épaule et le tronc.

À l’augmentation du poids correspond : 1o un amoindrissement graduel d’effort dans l’épaule et le tronc : 2o une augmentation graduelle de sensation de pesanteur dans le bras et jusque dans la main, dont la liberté d’action est entravée par le ralentissement du mouvement.

On pourrait donc admettre : 1o qu’un effort qui, en raison du courant rythmique communiqué au mouvement, n’est pas ressenti par l’organe même qui doit le percevoir, n’agit pas sur les représentations de poids ; 2o qu’au contraire, une atténuation même de l’effort peut renforcer ces représentations si cet organe est peu à peu alourdi, non pas par le poids soulevé, mais par le caractère rythmique communiqué au mouvement.

On peut donc, soit en changeant la localisation de l’effort, soit en changeant le caractère rythmique du mouvement, créer une loi de compensation. Dans le premier cas, la main agit comme si elle soulevait un poids très léger ; dans le deuxième, comme si elle soulevait un poids très lourd, et corrélativement les représentations de poids se transforment comme se transforment les différents caractères rythmiques dont le mouvement est animé ; de sorte que le mouvement artistique qui suscite la sensation d’avoir une légèreté croissante, produit, s’il est exécuté en tenant un poids à la main, réellement la sensation de l’allégement de ce poids.

Ces rapports jettent une lumière inattendue sur l’influence des rythmes dans les processus psychiques.

L’état d’âme est définissable par les rythmes que nous ne percevons pas encore, mais qu’il faut apprendre à percevoir. On n’écoute pas seulement à travers les rythmes ; c’est à travers les rythmes qu’on voit, qu’on sent, qu’on agit.

Pour apprécier la valeur des perceptions dans leur corrélation avec les mouvements, il faudrait avant tout apprendre à apprécier la valeur de l’action rythmique des mouvements. Les variétés rythmiques individuelles donneraient sans doute des différences notables, et corrélativement les différences individuelles des perceptions s’expliqueraient.

Pour évaluer nos perceptions, il faudrait évaluer le caractère des sensations musculaires ou tactiles qui leur sont corrélatives ; mais, pour pouvoir les faire coïncider, il faudrait, dans chaque perception, analyser l’évolution afin de mettre le mécanisme de l’analyse en harmonie avec le mécanisme des sensations.

Le rythme dans ses rapports avec les représentations de poids et de dimensions.

Si le mouvement artistique peut, par sa légèreté croissante, correspondre à la sensation d’allégement d’un poids tenu à la main, son action doit s’exercer de même sur les représentations des dimensions ; les variabilités des sensations rythmiques, en effet, peuvent toujours se ramener à une divisibilité de l’espace à laquelle nous avons déjà fait allusion page 87, sous l’image des accumulations rythmiques formées par les oscillations pendulaires. Si, dans cette divisibilité circulaire du rythme qui nous sert de type, le minimum de vitesse correspond toujours au maximum de circonférence et de poids, c’est que si je puis, par la transformation rythmique des mouvements, provoquer volontairement une inversion dans les sensations de poids, les sensations de dimensions aussi doivent être inverses.

Par rapport à l’action des rythmes encore inaperçus, il s’établit aussi une analogie entre nos appréciations sensorielles et cette sphère imaginaire composée d’intervalles musicaux, décrite page 123 ; car, par une coupe transversale, on verrait émaner, du point central diversifié de cette sphère, des évolutions rythmiques à vitesse graduellement ralentie en rapport avec l’agrandissement proportionnel des dimensions et du poids ; et de même notre idéation procède par rythmes en rapport avec les transformations corrélatives des dimensions et du poids.

Par rapport à nos perceptions sensorielles, tout est rythme, poids, dimensions en dehors de nous comme en nous. Par la force rythmique encore inexplorée, tout le mécanisme à travers lequel nos pensées se forment, peut être ramené à l’unité de la transformation évolutive de la vitesse, des dimensions et du poids. Notre pensée est une propriété de la divisibilité différentielle des rythmes universels, et non pas seulement une propriété émanant de notre structure corporelle et de nos aptitudes fonctionnelles. Notre pensée est à la fois en nous et en dehors de nous, et sans doute, plus son affinement grandira, plus nous le sentirons en dehors de nous.

Mes recherches sur le toucher musical ont suscité à mes idées cette orientation, contre laquelle j’ai vainement essayé de lutter, parce que chaque nouvelle observation qui vint se joindre à mes observations anciennes, m’apparaissait comme une confirmation nouvelle de sa justesse. Peu à peu, mes aperçus, d’abord vagues et hésitants, se sont transformés en convictions fortes et inébranlables.

Du reste puisque, à travers la vitesse et les dimensions proportionnelles constatées dans les révolutions d’une toupie, l’on a pu reconstituer les rapports des lois de la gravitation universelle, pourquoi les rapports des dimensions sans cesse changeantes qui forment les unités nouvelles du toucher sphérique dont nous allons exposer la cohésion frappante, n’aideraient-ils pas à démontrer qu’il y a une corrélation entre les lois de la gravitation et la merveilleuse coordination proportionnelle des dimensions que les rapports mouvants de la sensibilité de nos pulpes nous font percevoir ?


  1. Ch. Féré : la main, la préhension, le toucher. Revue philosophique, 1896, XLI, p. 62.
  2. S’il s’agit d’une orientation verticale, ce sont nécessairement les traits orientés de haut en bas qui produisent les dimensions moindres et ceux orientés de bas en haut les dimensions les plus fortes.
  3. L’orientation descendante et ascendante de la mesure du chef d’orchestre est remplacée dans cette orientation plane par la direction de recul et d’avance dont des différences rythmiques sont d’intensité un peu moindre.