L’iris bleu/Chapitre XVIII

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Éditions Édouard Garand (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 49-52).

CHAPITRE XVIII


Journal d’Andrée Deshaies.
(Extraits)
22 juin 1920

Il pleut depuis ce matin, je n’ai pas mis le nez dehors de tout le jour. Reléguée dans ma chambre, je me suis occupée à revoir mon herbier, à écrire quelques lettres, à babiller avec Victoire et enfin, dans la soirée, à faire la partie d’échecs du Curé que le cousin avait été obligé d’abandonner pour aller aux malades.

Ce bon Monsieur Ferrier a continué son sermon sur la sainteté et la grandeur du mariage.

23 juin 1920

Nouvelle et longue excursion sur les rives du haut Salvail à la recherche de certaines fleurs aquatiques, des sagittaires, des iris versicolores, et des nénuphars. Mes recherches ont été vaines ou à peu près, car je n’ai trouvé que des sagittaires, et encore les fleurs en étaient tout à fait défraîchies.

Jeanne et son mari n’abandonnent pas la partie, ils continuent à me « pousser » leur prodige.

Je l’ai rencontré en revenant, cet après-midi. En m’apercevant, Il n’a pu réprimer un sourire, et, ma foi, un sourire très gracieux. Serai-je malade dimanche ?

24 juin 1920

Beau soleil aujourd’hui et tellement de parfum dans l’air ! Les lilas surtout nous grisent… Visite chez Jeanne que je trouvai en train de roucouler avec son Paul, ils étaient tout à fait charmants.

Rencontré ce midi l’ami de mes amis qui n’est pas mon ami. Son sourire est toujours gracieux et joli en dépit de la pointe d’ironie qui cherche à y percer. Si l’on n’avait pas comploté aussi maladroitement de nous faire marier peut-être serions-nous devenus de bons amis ; mais, maintenant, c’est impossible, nous aurions malgré nous une arrière-pensée. Je l’ai surpris de nouveau qui me suivait des yeux, après la rencontre… Je suis perplexe ; serai-je malade dimanche ?

25 juin 1920

Décidément, Il n’est pas si mal que je l’avais d’abord pensé… Je viens d’avoir le loisir de L’examiner à mon aise à travers les persiennes de ma chambre alors qu’il causait au cousin Jean sur le trottoir. Il n’est ni trop petit ni trop grand, plutôt brun, une figure réellement intéressante, surtout quand il parle, des yeux bien noirs, très vifs, très intelligents et pas mauvais du tout, mise soignée mais sans prétention, voix douce et caressante, etc. ; décidément il y a quelque chose de vrai dans tout le bien qu’on en dit ; pourquoi s’être mis dans la tête de me jeter ainsi maladroitement dans ses bras ?

Ma perplexité augmente : Dois-je réellement être malade dimanche ?

26 juin 1920.

Malgré ma défense formelle, Victoire n’a pu résister au désir de me rapporter les sots commérages qui se colportent dans le village. Il paraît que d’après ces bonnes commères, mon mariage avec le dernier des Marin ne fait plus de doute pour personne, il n’y aurait que la date à décider. Après tout, Victoire a eu raison de me prévenir et, décidément, je n’irai pas chez Jeanne dimanche.

Aperçu de loin le gentleman-farmer-notaire.

27 juin 1920.

Ça y est, j’ai été malade cet après-midi, oh ! mais réellement malade, du moins à ce qu’il en a paru, car en mon for intérieur, je sentais bien que je me portais aussi bien que jamais ; mais il faut croire que j’ai des dispositions pour le théâtre, car le cousin s’est laissé prendre et cette bonne Victoire paraissait tellement inquiète, maugréait avec une telle rage contre mes longues excursions à travers la campagne : « Aussi peut-on laisser une pauvre enfant aussi délicate se promener au gros soleil, courir les bois, les champs comme une fille d’habitant ! Elle aura attrapé un coup de soleil la pauvre chérie. Je vous l’ai dit, Docteur, vous ne devriez pas la laisser sortir ainsi ; mais vous, pourvu que vous avez le nez dans vos livres, vous ne voyez rien ! C’est encore de votre faute. Docteur ! » et patati, patapan, la chère vieille continuait ses doléances, cependant que le cousin m’administrait une médecine atroce qu’il m’a fallu absorber bon gré, mal gré, sans protester.

J’ai alors feint de dormir et le cousin est parti sur mon instance pour aller présenter mes excuses à Jeanne.

Vers neuf heures et demie, il est revenu. Il paraît qu’il y était et même qu’il a paru quelque peu désappointé de mon absence. La consternation règne dans le camp et l’on paraît enfin disposé à se ranger à l’avis du Curé et à laisser la jeunesse, la force d’attraction, etc.

28 juin 1920.

Comme je me disposais à sortir en quête d’iris et de nénuphars, mon malaise d’hier s’étant complètement dissipé, j’ai rencontré le père Moreau, le doyen des rentiers du village, et l’idée m’est venue de lui demander où je trouverais ces fleurs.

— Des iris bleus ? Je ne connais pas cela. Mademoiselle. Mais oui ! tenez, j’y pense ; Iris bleu, c’était le nom que portait autrefois la ferme de Monsieur Marin, il doit y en avoir là. C’est drôle, je croyais que des iris, c’était des oiseaux…

— Merci beaucoup, Monsieur Moreau, je vais tâcher d’y aller. Et comme je lui faisais la description de cette fleur, il s’exclama :

— Ah ! c’est des clajeux que vous voulez dire. Bien alors, je puis vous dire où en trouver. Autrefois, tout le rivage de la coulée des Trente en était garni ; aujourd’hui, vous n’en trouverez plus qu’à l’endroit où la coulée se jette dans la rivière. Tenez, prenez la route et descendez vers la rivière tout près du pont de terre d’en bas de Salvail.

Là-dessus, le vieillard me laissa, cependant que moi-même je reprenais le chemin de la maison, remettant à demain cette excursion trop longue et trop fatigante pour une convalescente.

J’ai rencontré deux fois l’héritier des Marin. Sourire de plus en plus gracieux.

Ce soir, le cousin m’annonce qu’il a reçu sa visite. Il doit partir pour Montréal afin d’y faire l’achat de machinerie pour la nouvelle usine de toile et de laine qu’il doit inaugurer au commencement de l’automne. Il sera absent toute une semaine… Comme je vais être heureuse durant ce temps, je pourrai sortir librement sans m’exposer à me trouver à chaque pas nez à nez avec lui !

29 juin 1920.

Suivant le conseil de Monsieur Moreau, je suis partie ce matin vers le Bas de Salvail à la recherche d’iris bleus. Il y en a précisément à l’endroit indiqué dont quelques-uns sont déjà en fleurs ; mais ils ont eu la mauvaise idée d’aller pousser en plein milieu d’un marais, repaire de grenouilles, de guêpes et que sais-je encore ? Tout près il y avait une abondante moisson de nénuphars ; mais eux sont au milieu de la rivière et comme je n’ai jamais appris à nager, je ne suis pas plus avancée qu’auparavant.

Par contre j’ai fait une ample provision de quenouilles en fleurs. Quelle miracle de fécondité. Les fleurs en sont tellement pressées qu’elles semblent former un tout compact ; mais si vous les examinez à la loupe, vous demeurez ébahis d’y découvrir une telle richesse et une aussi grande variété de coloris.

Il est parti hier soir. J’ai donc une bonne semaine de paix et de tranquillité devant moi. Comme je vais bien en profiter !

30 juin 1920.

Je suis allé herboriser dans la sucrerie de Monsieur Marin. J’étais certaine de ne pas Le rencontrer. Il est bien loin et, ma foi, je ne me presse pas en son absence. J’ai fait une ample provision de fleurs des bois. Des claytonies de la Virginie avec leurs feuilles triphylles, comme disent les savants, le gouet ce que les Américains appellent le « Jack in the Pulpit », à cause de sa corolle dont un sépale forme un dais au-dessus de la fleur elle-même qui, dans cette chaire minuscule, semble un prédicateur en train de prôner à la gente des bois les bontés et la grandeur du Créateur.

Ce soir visite chez Jeanne qui met toute son ardeur à broder de jolies choses mignonnes que Paul contemple avec de grosses larmes dans les yeux.

Que c’était beau, cet après-midi dans ce bois calme et ombreux où la vie de toute une famille se trouve fortement empreinte à chaque pas !! Hélas ! pourquoi me force-t-on à détester le dernier représentant de cette famille à force de m’écorcher les oreilles à chanter ses mérites et à me le « pousser » maladroitement pour mari ?

1er juillet 1920

Il pleut depuis ce matin, je m’ennuie. Mes fleurs ne me disent rien, le babillage de Victoire m’ennuie, la partie d’échecs du Curé m’horripile. Je vais lire… le premier livre qui me tombera sous la main.

J’ai voulu lire, mais la lecture aussi m’ennuyait. Est-ce que le départ de… Mais non ! Je m’ennuie parce qu’il pleut, que je suis confinée dans la maison et sitôt le beau soleil reparu…

2 juillet 1920.

Il pleut encore. Je m’ennuie toujours de plus belle. Victoire vient jaser avec moi, elle a rencontré Lambert qui lui a dit avoir reçu une lettre de Lui. Lui aussi s’ennuie. Il a hâte de revenir, la vie de là-bas L’écœure. Cousin Jean est absent de la maison une partie du jour, il lutte avec une ardeur fiévreuse contre un mal soudain qui vient de terrasser un petit homme de dix ans, fils aîné de pauvres villageois qui peinent durement pour nourrir les sept enfants qui se pressent autour de la table. Ces pauvres gens sont aussi alarmés que s’ils n’avaient qu’un fils, Cousin Jean a passé une partie de la nuit au chevet du petit malade et à son retour, il s’est enfermé dans son bureau et s’est plongé dans ses livres à la recherche d’un remède capable d’arrêter l’emprise du mal. Comme il est bon, cousin Jean !

Visite chez Jeanne cet après-midi. Paul a reçu une lettre de Lui. Il presse son retour.