L’Éducation des adolescents au XXe siècle/Volume I/I/III

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Félix Alcan (Volume ip. 27-42).

iii

LES ESCRIMES

Il faut très longtemps pour former un véritable escrimeur ; il faut quelque temps pour enseigner simplement à un jeune homme à se servir avec avantage de son arme ou de son poing ; mais il n’en faut pas beaucoup pour lui apprendre à « ne pas s’épater » devant le fer qui le cherche ou le bras qui le menace. La gymnastique utilitaire prétend atteindre le second degré ; mais si elle ne parvenait qu’au troisième, elle réaliserait encore un sérieux profit.

L’essence psychologique des escrimes réside dans l’aspiration à toucher l’adversaire. Chaque effort tend à ce but, à tel point que l’homme s’énerve s’il demeure trop longtemps sans y réussir. C’est pourquoi l’offensive doit dominer l’enseignement ; la défensive s’apprend surtout par l’expérience ; un enseignement défensif est mauvais.

La boxe.

À la différence de la plupart des autres exercices, la boxe pourrait et devrait même être commencée de très bonne heure — nous voulons dire dès huit et neuf ans. Il ne paraît pas raisonnable de laisser un garçon entrer au collège sans qu’il en ait reçu quelques notions. Aucun inconvénient physiologique n’en saurait résulter car il s’agit de mouvements qui, loin d’entraver la croissance, la favorisent et ne développent aucune portion de l’organisme au détriment des autres. Mais, surtout, la boxe fournit au collégien le moyen de se faire respecter de ses camarades et de lutter au besoin contre plus fort que lui, ce qui est d’une suprême importance dans une classe de garçons. Un temps viendra sans doute où beaucoup de pères auront le moyen et la volonté de donner à leurs fils leurs premières leçons de boxe. Mais ce temps n’est pas tout proche et d’ailleurs le coup de poing un peu mou, un peu « arrondi » de l’enfant n’est pas tout à fait celui de la gymnastique utilitaire. Nous n’avons donc pas à tenir compte de cet enseignement préalable.

Il y a deux écoles de boxe, l’anglaise et la française. Tout le monde sait qu’elles diffèrent en ce que l’une pratique le coup de pied et que l’autre n’admet que le coup de poing. Peut-être finiront-elles par fusionner ; en attendant, la boxe française s’est beaucoup rapprochée de l’anglaise. Pour des sportsmen, il y a plaisir et profit à les travailler séparément mais notre point de vue nous ordonne de les mélanger et de faire à la boxe anglaise une part sensiblement plus grande qu’à la française.

Au début — et occasionnellement au cours — d’un combat, un coup de pied constitue un argument qui n’est pas à dédaigner ; mais à la condition que la solidité du combattant n’en soit pas compromise et que ses coups de poing ne perdent rien de leur force et de leur précision.

Aussi, réservant le coup de pied de flanc et le coup de pied bas comme une sorte d’exercice préliminaire, n’inscrirons-nous dans la boxe proprement dite que les chassés-bas et les coups de pied de pointe. Nous y inscrirons par contre la prise de jambe sur ce même coup de pied. Une fois les deux adversaires tout proches l’un de l’autre, la véritable boxe anglaise doit dominer exclusivement — celle qui ne laisse ni la faculté de combiner des attaques ni même le temps de bien parer. La parade d’ailleurs est, le plus souvent, une imprudence pour le débutant qui, porté déjà à l’esquisser par instinct, la dessine tout de suite beaucoup trop et se découvre complètement.

À la parade il faut substituer l’esquive ; à la riposte, le coup d’arrêt. Les mouvements ont ainsi le double avantage d’une vitesse extrême et d’une réelle rudesse, éléments indispensables d’une leçon salutaire.

On répétera d’abord les esquives seules, puis les esquives avec coup d’arrêt dans les deux gardes et en fausse garde, le professeur attaquant et esquivant tour à tour, visant à obtenir des « phrases » de plus en plus longues et laissant à l’élève le soin de trouver son esquive, son coup d’arrêt et les parades qui s’imposeront (en fausse garde certaines parades s’imposent de préférence aux esquives).

Peu de sursauts, peu de doublés, pas de fentes ; la garde sera, bien entendu, celle d’Angleterre mais moins ramassée, surtout au début ; de rares changements de garde ; la marche en rassemblant le pied arrière près du pied avant et portant celui-ci plus avant.

Au cours de cette partie centrale de la leçon, le professeur poussera peu à peu l’élève vers la muraille de façon à lui faire pratiquer l’attaque de côté et le coup d’épaule pour se dégager. Ensuite les deux prises de tête en avant et en arrière avec les dégagements qu’elles comportent et, pour finir, trois corps à corps choisis parmi les plus simples et les plus rapides. Le tableau suivant précise ce que nous venons de dire :

Préliminaires. — De pied ferme, puis en marchant, dans les trois gardes : coups de poing directs, coups de pied bas, coups de pied de flanc.

i. Coups de pied. — Dans les trois gardes : chassés-bas et coups de pied de pointe, les premiers esquivés, les seconds parés et toujours précédés ou suivis de coups de poing.

ii. Prises de jambes. — Dans les trois gardes : sur coups de pied de pointe. — Dégagement par la prise de tête.

iii. Coups de poing. — Dans les trois gardes ; avec esquives seules — puis avec esquives et coups d’arrêt, simples puis en séries.

iv. Acculades. — Pas de côté pour passer sous le bras. — Coup d’épaule.

v. Prises de tête. — En avant et en arrière ; dégagements.

vi. Corps à corps. — L’adversaire vous ceinture ; placez l’avant-bras sous sa gorge en appuyant avec l’autre bras et poussez en vous fendant en arrière. — L’adversaire vous saisit au collet : baissez la tête et passez sous son bras en vous retournant ou saisissez-lui la tête et abaissez-là sur la vôtre. — Il vous saisit au-dessus des bras : baissez-vous, saisissez-le par les jarrets et tirez à vous en poussant avec la tête sur l’estomac.

L’élève pourra, dans l’intervalle des leçons, s’exercer à frapper à poings nus, non pas sur le Boxing ball, instrument propice aux boxeurs émérites et néfaste aux novices, mais simplement sur un carré de feutre épais cloué au mur. Un appareil qu’il serait fort utile d’avoir à sa disposition mais qui n’existe pas encore, croyons-nous, serait un double dynamomètre permettant d’apprécier presque simultanément la force d’un chassé bas et celle d’un coup de poing.

Le fleuret et l’épée.

Le plus court chemin pour arriver aux éléments de l’épée est de passer par le fleuret. Nous employons cette locution afin de bien marquer qu’il ne s’agit pas ici de prendre position dans la fameuse querelle des « fleurettistes » et des « épéistes » et de décider jusqu’à quel degré l’étude préalable du fleuret avantage le tireur d’épée. Le point de vue élémentaire auquel nous nous limitons change les données de la question ; nous ne cherchons que le moyen de parvenir à moitié route le plus vite possible.

La position du tireur de pointe et l’action mécanique que l’on réclame de lui sont anormales ; le sabreur se sert du moins de son bras d’une manière qui lui est à peu près naturelle. Placez un bâton dans les mains d’un novice ; il va faire du sabre instinctivement : jamais il ne fera de la pointe. C’est que la permanence obligatoire de l’effacement et l’indispensable prestesse de l’allonge constituent pour le pointeur des difficultés dont il ne saurait venir à bout facilement.

Certains dénient, il est vrai, que ces aptitudes soient nécessaires ; ils se donnent eux-mêmes en exemple afin de mieux prouver leur thèse. Mais le plus souvent on s’aperçoit qu’ils suppléent par des qualités exceptionnelles de tête ou de doigté à la défectuosité de leur garde ou à leur insuffisance de fente. Ils font bien ainsi ; ils feraient encore mieux autrement. L’effacement et l’allonge n’en demeurent pas moins les cerbères qui gardent l’accès de l’escrime de pointe et qu’il faut pour passer, commencer par se rendre favorables.

On y réussira avec l’épée mais plus rapidement en commençant par le fleuret ; à condition toutefois de ne pas fatiguer le débutant par l’étude des feintes et par des contres répétés. Les trois quarts des coups qui passent viennent de ce que le départ du pied a été mauvais, de ce que l’allonge des jambes n’a pas, au moment propice, apporté à l’allonge du bras le renfort désirable. En escrime, le bras représente l’armée active qui part la première ; les jambes, la réserve, appelée en même temps mais qui part en seconde ligne. Le corps, c’est la territoriale qui donne seulement en cas de péril. L’ordre de cette mobilisation doit être strictement observé : c’est là ce qu’il faut travailler et non les feintes et les contres. Il va de soi que si l’on perd en outre du temps à enseigner des chinoiseries comme la mise en garde en cinq temps, aucun résultat appréciable ne saurait être escompté avant longtemps.

La leçon de fleuret prise, bien entendu, des deux mains (et, ainsi que nous y avons déjà insisté, en commençant par la main gauche) se réduira à : marcher et rompre — attaquer par des coups droits, des coulé tirer droit, des une deux et des coulé une deux — puis les mêmes attaques précédées de temps d’arrêts et, comme parades, la quarte et la sixte en oppositions et en contres simples, de pied ferme et en marchant.

Cette leçon n’est nullement destinée à aboutir à l’assaut. Dès que le professeur le jugera possible il passera à l’épée.

La leçon d’épée comprendra en plus le battement, le froissement, le liement, l’absence d’épée et l’arrêt. L’élève sera dressé à changer fréquemment de tactique, à alterner le bras tendu avec le bras demi-tendu, à se mouvoir vite et à se fendre modérément.

Le professeur préparera les élèves à l’assaut en leur faisant exécuter l’un contre l’autre les coups qu’il prescrira. Il leur enseignera à ne jamais rendre involontairement un seul pouce du terrain acquis.

À partir de ce moment, une grande importance sera donnée aux questions de terrain et de lumière. Si la piste de linoleum favorise le jeu du fleuret, elle n’est pour celui de l’épée qu’un adjuvant dangereux. On doit tirer fréquemment en plein air, sur le gazon aussi bien que sur le caillou, au soleil aussi bien qu’à l’ombre. Ce n’est pas seulement l’hygiène qui y trouvera son compte, mais l’expérience. Un jour trop cru, un jour trop tamisé, des reflets sur les lames, la résistance plus ou moins grande qu’offre le sol, tout cela déroute le tireur qui ne s’en est jamais préoccupé et n’est rien pour celui qui a passé par là, ne fut-ce qu’une ou deux fois. On ne doit pas même redouter, à l’occasion, la fantaisie d’un revers de colline ou chacun tâchera de dominer l’adversaire en le tournant ; ce genre d’expérience donne de l’assurance.

Le sabre et la canne.

Il n’y a pas à simplifier l’escrime du sabre. Elle s’est simplifiée d’elle-même par la disparition progressive des moulinets et même des « enlevés » et des « brisés » ; elle se réduit à des coups très vite appris qui sont : le coup de tête, le coup de figure à gauche, le coup de figure à droite, le coup de flanc, le coup de ventre, le coup de pointe, le coup de manchette et le coup de banderole — ce dernier moins recommandable. Comme parades : la parade de tête et les parades de tierce et de quarte, hautes et basses.

Le sabre est une arme très redoutable et dont il est fort utile de posséder le maniement, non en vue d’un duel — car le duel au sabre, enfantin si les adversaires sont maintenus presque hors d’atteinte, est terrible en tout autre cas, — mais pour s’en servir par exemple contre un cambrioleur. Si le « pékin » n’a pas le droit de porter un sabre au côté, privilège d’ailleurs plus embarrassant qu’efficace, il peut du moins en tenir un à portée dans sa demeure ; il en tirera souvent une protection plus prompte que d’un revolver ; on n’est pas toujours certain que le revolver soit en état ou chargé tandis que le sabre est toujours prêt et ne dépend que de la main qui le tient ; une précaution en tous cas complète l’autre.

Il ne faut pas commencer le sabre en même temps que le fleuret mais seulement lorsque la main de l’escrimeur est déjà un peu fixée. Par contre, il se combine avantageusement avec l’équitation (voir les tableaux de leçons ci-après) ; on s’arrangera donc pour faire coïncider les deux enseignements.

Le sabre d’exercice peut être en bois ce qui est plus économique mais ne dispense pas du bourrelet qui doit être ajouté au masque ordinaire d’escrime. Pour la leçon à pied, si elle est donnée par le professeur, le masque ordinaire peut à la rigueur suffire ; pour la leçon à cheval le bourrelet ne doit jamais être oublié.

Au point de vue utilitaire, la canne et le bâton en usage dans les assauts ont ceci de défectueux que, dans la vie journalière, personne ne les a jamais sous la main. La première tient le milieu entre le stick de cheval et la canne de promenade ; le second entre la canne de promenade et l’alpenstock. De plus, la canne de promenade ne comporte l’application intégrale d’aucune des deux escrimes enseignées avec ces instruments. Il semble donc peu logique d’en préconiser l’emploi d’autant que ces escrimes revêtent volontiers des allures fantaisistes qui en compliquent fort inutilement l’apprentissage.

D’un autre côté, il est déraisonnable de ne pouvoir tirer aucun profit d’une arme qu’on a sans cesse à portée et qui perd toute valeur entre les doigts d’un non exercé. Il convient donc de s’habituer à frapper et à parer avec une canne ordinaire.

Tenue d’une seule main, on peut s’en servir comme d’un sabre mais en se limitant aux coups de tête, de figure, de flanc et de manchette, surtout aux coups de tête et de figure. De plus, les coups devant être fouettés, il faut prendre de l’élan au moyen des moulinets en usage dans l’ancienne escrime du sabre ; c’est pour ce motif que nous ne conseillons pas de mêler les deux enseignements mais d’attendre plutôt pour prendre la canne qu’on possède déjà les éléments du sabre. Il ne faut pas toutefois s’exagérer l’importance des moulinets, M. Demeny ayant établi par une curieuse expérience que la vitesse n’en était pas considérablement accrue ; d’où il suit qu’il est bon d’exécuter un moulinet et superflu d’en exécuter une série.

Pour donner le coup des deux mains, ce qui n’est à faire qu’avec une canne résistante et très rigide, on prend l’élan au-dessus de la tête, les mains croisées ; elles se décroisent d’elles-mêmes pendant le demi-moulinet qui précède le coup. Le coup ainsi donné est très violent. On ne peut le parer qu’en y opposant une canne également solide et que l’on présentera en travers en la tenant des deux extrémités et en allant un peu au-devant du coup.

La lutte.

Le lecteur s’étonnera sans doute de nous voir réduire à presque rien le rôle de la lutte dans la gymnastique utilitaire. La raison en est simple. La lutte est un sport magnifique à la fois artistique et scientifique car il crée de la sculpture vivante et repose, d’autre part, sur d’ingénieuses applications des lois de la mécanique ; mais c’est un sport dans lequel, sans parler de ses autres inconvénients[1], il entre une trop grande part de convention.

Le coup de poing et le coup de pied du boxeur sont bien les mêmes qu’il dirigerait sur un assaillant avec le dessein de lui casser la mâchoire ou le tibia ; seulement le poing s’enveloppe dans un gant rembourré et le pied est dépouillé de la chaussure qui rendrait son contact meurtrier. Dans la lutte, on est forcé de convenir à chaque instant que l’on fera ou ne fera pas telle et telle chose.

Pour le tour de bras, vous saisissez le bras de l’adversaire le plus haut possible en même temps que vous placez la main gauche sur son cou. Puis, vous tournant en vous mettant à genoux rapidement, vous vous baissez jusqu’à terre en lui faisant d’un coup de reins opérer une culbute par dessus vous. C’est spirituel et charmant mais, pendant ce temps, l’adversaire a un de ses bras libre et peut, en le plaçant sous votre cou, vous forcer à lâcher prise en vous étranglant. Or cette défense est interdite.

Même chose dans le bras roulé. Même chose dans le tour de hanche. Dans la ceinture de derrière, il y aurait mieux à faire pour terrasser l’adversaire que de lui prendre la nuque en passant un bras sous le sien pendant qu’on le tient soulevé de l’autre, mais il faudrait pour cela recourir à des pratiques condamnables.

Rien de plus beau à voir qu’une ceinture à rebours bien exécutée mais il serait logique, pour terminer, de laisser tomber l’adversaire à terre ; or on nous recommande de l’y « conduire sans à coups ».

Et enfin si, dans certains cas, l’adversaire n’est pas nécessairement terrassé parce que les deux épaules ont touché un moment, le fait inverse se rencontre encore plus souvent.

Malgré cela, il est bon d’avoir fait un peu de lutte et appris par là certaines attitudes de résistance propres à être utilisées. D’ailleurs les prises de jambes et de tête et les corps à corps que nous avons admis dans la boxe constituent, avec leurs dégagements, une sorte de préface au travail de la lutte. Celui-ci sera repris et complété mais seulement au cours de la deuxième année d’exercice.[2]

  1. Notamment celui de prendre beaucoup de temps.
  2. Voir à l’appendice la note sur le Jiu-Jitsu.