L’épave mystérieuse/V

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Le « Sorcier » était entré dans la cabine.


CHAPITRE V

Les naufragés.


Une cahute très primitive existait sur la plage au-dessous de Biville, elle servait aux douaniers pendant leurs veilles nocturnes ; deux mauvais lits de camp permettaient à ceux qui s’abritaient là de se reposer sans perdre de vue les points de débarquement depuis Dielette jusqu’au Nez-de-Jobourg.

Guidée par Charlot, Mme de Résort ne distingua rien lorsqu’elle pénétra dans ce réduit assez spacieux, mais imparfaitement éclairé ; cependant on chuchotait autour d’elle, par instants une voix s’élevait alors et, avec autorité, quelqu’un paraissait donner des ordres.

Bientôt, leurs yeux s’accoutumant à la demi-obscurité, les nouveaux arrivants comprirent ce qui se passait et pourquoi on parlait à voix basse. Au fond de la cabane, sous un drap jeté sur des fougères sèches et gardant une rigide immobilité, quatre corps côte à côte avaient été déposés, lorsqu’on eut reconnu le néant des efforts tentés pour les ramener à la vie. Ces hommes existaient-ils encore lorsqu’ils furent jetés sur la plage avec la barque mise en pièces, ou bien les naufrageurs leur avaient-ils donné le coup de grâce ? On ne devait jamais le savoir. Transportés déjà froids et alignés sous le drap, personne ne s’en occupa après qu’une femme eut jeté un peu d’eau bénite sur ces restes mutilés. L’attention de chacun se concentrait sur les autres victimes ; celles-ci, Thomas les frictionnait tour à tour avec l’aide de plusieurs femmes.

Les seuls survivants du naufrage étaient un garçon et une fille, que des ignorants, par suite d’un stupide préjugé, se mettaient en devoir d’achever au moment où le « Sorcier » pénétra dans la cabine.

Ce préjugé consiste à suspendre les noyés par les pieds. Naturellement, très peu résistent à cette médication.

Aussitôt que Thomas aperçut Mme de Résort et Charlot, il les appela à son aide.

« Madame, dit-il à la première, voulez-vous continuer à frotter cette petite ? Ne craignez pas d’écorcher un peu sa poitrine. Pendant que je m’occuperai du garçon, Charlot, avec votre permission, s’en ira chercher de la cendre chaude, et surtout qu’il ne laisse pas entrer ici une seule de ces oies qui jacassent au dehors. »

Mais, à l’instant même, les oies s’écartèrent d’elles-mêmes pour entourer une carriole.

Pied-Blanc, couvert d’écume, venait de s’arrêter devant la cahute et, sautant au bas de son petit siège, le fermier Quoniam aidait un vieux monsieur à descendre du sien. Le vieux monsieur courut immédiatement vers Thomas, à la grande indignation des commères qui, parlant toutes à la fois, voulaient raconter les événements de la nuit au médecin de Beaumont ; ce dernier examina les malades, approuvant les soins intelligents donnés en l’attendant ; puis il prescrivit quelques autres remèdes et couvrit lui-même le corps des enfants jusqu’au cou avec de la cendre tiède. Charlot, en apportant le sac plein de cendres, s’était fait un véritable plaisir de bousculer curieux et curieuses qui allongeaient leurs cous au dehors.

Émue d’une tendre compassion, Madeleine soutenait la tête de la petite fille, une tête ravissante, entourée en forme d’auréole par une chevelure déjà séchée, blonde, abondante et soyeuse ; les yeux restaient fermés comme s’ils n’eussent jamais dû se rouvrir. Cependant autour des lèvres bleuies une légère contraction donnait à toute la physionomie l’expression d’une grande souffrance. Les efforts de la garde-malade redoublèrent.

« Voyez, docteur, s’écria Mme de Résort, voyez, elle desserre les dents.

— Alors, madame, essayez d’introduire cette plume de coq au fond de sa bouche, et à plusieurs reprises chatouillez le gosier. »

L’ordre du médecin exécuté, l’effet voulu ne tarda pas à se produire et l’enfant rendit une quantité d’eau ; elle souffrait beaucoup et paraissait absolument épuisée. Ces spasmes durèrent peu, les membres raidis se détendirent, quelques gouttes d’eau-de-vie purent être avalées et gardées. La petite fille revenait à la vie comme le garçon sur l’autre lit. Tous les deux s’endormirent bientôt et leur respiration égale annonça un prochain retour à la santé.

Cependant le maire de Siouville entrait, précédant et introduisant deux officiers délégués des autorités, un lieutenant de vaisseau et le commissaire de l’inscription maritime. Tous trois arrivaient afin de commencer une enquête. Ils devaient aussi dresser le procès-verbal des renseignements qu’ils pourraient recueillir à propos du navire, perdu corps et biens, suivant toute apparence, les deux enfants exceptés.

Examinés d’abord, les cadavres fournirent cette unique certitude que ces hommes appartenaient à notre race et avaient été des marins naviguant sans doute au commerce, accoutumés à courir sans chaussures sur le pont des bateaux, car leurs pieds comme leurs mains à la peau lisse et usée, dont les ongles existaient à peine, gardaient encore des taches de goudron.

Ensuite toute l’attention se porta sur les survivants : à présent tout à fait réveillés, ceux-ci parlaient dans une langue inconnue et ne se ressemblaient en aucune façon. Le garçon avait de grands yeux noirs et des cheveux également noirs. Les joues, brunes et hâlées chez l’un, étaient blanches chez l’autre avec un contour délicat, comme le reste de la figure qu’éclairaient des yeux bleus et doux entourés de cils très longs et surmontés de sourcils bien dessinés. Une masse de cheveux blonds comme de l’or pâle encadraient cette jolie petite tête. En séchant, les cheveux frisaient et des boucles se mêlèrent avec les franges du châle qui entourait l’enfant. Tout à coup, la fillette poussa un gémissement, et des gouttes de sang coulèrent sur son cou. Mme de Résort, écartant les cheveux, découvrit une oreille sanglante et tuméfiée qu’on s’empressa de laver : le lobe en était fendu et comme arraché.

« Ce sont les naufrageurs, s’écria le berger, ils ont sûrement arraché les oreilles de cette pauvre petite pour lui voler ses boucles d’oreilles.

— Une seule, reprit le médecin, qui achevait de panser la plaie, une seule ; voyez, un bijou pend encore après l’autre oreille. »

En effet, les misérables avaient été surpris, et à la seconde oreille restait attachée une perle fine.

L’enfant soulagée retomba dans un demi-sommeil. De son côté, le garçon, ayant secoué les couvertures, témoignait clairement son envie de courir, en dispersant les cendres qui le couvraient encore. Avec ses yeux brillants, sa figure brune et ses traits contractés, il ressemblait à un singe en colère. Thomas le maintint là où il était malgré ses cris et ses efforts.

Ayant écrit la déposition des assistants, le commissaire s’adressa au maire de Siouville, en lui demandant s’il voulait prendre soin des deux enfants jusqu’à ce que l’on connût la nationalité du bâtiment naufragé : ce qui ne tarderait pas, puisque des matelots, sous la conduite d’un officier, étaient déjà occupés à recueillir les épaves le long des plages environnantes.

Pendant que le maire se grattait la tête d’un air embarrassé, le lieutenant de vaisseau, qui causait à demi-voix avec Mme de Résort, se chargea de répondre.

« Messieurs, dit-il, madame, que j’ai l’honneur de connaître, désire garder les enfants chez elle jusqu’à ce que le consul de leur pays puisse les reconnaître et les rapatrier.

— Alors, s’écria le père Quoniam, j’allons chercher quéques couvertures et des vêtements pour le gars. Pied-Blanc conduira ensuite aux Pins ceux qui ne pourront point marcher. »

Vu les circonstances, tout paraissait arrangé le mieux possible, les officiers approuvèrent le plan et s’amusèrent un instant à écouter Pied-Blanc et son maître discuter ensemble ; mais évidemment le petit cheval avait compris qu’il devait se hâter, car il partit à fond de train et revint de même trois quarts d’heure après.

Envoyés par Fanny, des effets de Ferdinand revêtirent le petit naufragé, qui ne pleurait plus et se laissait docilement habiller par Thomas.

De son côté, et avec des précautions toutes maternelles, Mme de Résort enveloppa la petite fille dans une de ses robes de chambre longue et chaude, ensuite elle-même emporta l’enfant et l’étendit sur ses genoux dans la carriole.

Et puis chacun retourna à ses affaires. La main du garçon dans la sienne, Thomas conduisit ce dernier aux Pins, après avoir répondu poliment, mais sans aucun embarras, aux louanges des deux officiers, mis au courant de sa courageuse initiative. L’aide de camp du préfet lui donna même une très cordiale poignée de main en disant :

« Je sais que vous avez servi et je serai très heureux de parler de vous à l’amiral ***. Ne pourrais-je vous être utile en rien ? N’avez-vous aucune demande à adresser ?

— Non, répondit Thomas ; j’ai ma pension de médaillé de Sainte-Hélène ; vous n’en êtes pas moins très bon, mon capitaine, et je vous remercie beaucoup, mais je ne demande rien. »


L’enfant retomba dans un demi-sommeil.

« Quel imbécile, disait le soir à sa femme le maire de Siouville, quel sot que ce Thomas de refuser les services qu’on voulait lui rendre ! Moi, je lui faisais signe d’accepter ; ah ben oui, autant parler à un dindon. »

À son tour le docteur serra vigoureusement la main du berger, en s’écriant : « Eh bien, ces enfants vous doivent une fière chandelle, père Thomas, et à vous aussi, madame, » ajouta-t-il en s’adressant à Mme de Résort qui venait de monter dans la carriole.

« J’ai simplement suivi les conseils de Thomas, arrivé d’ailleurs bien avant moi, répondit la dernière.

— Oui, reprit le docteur en riant, on trouve le sorcier partout où il peut être utile, et ce n’est pas la première fois que je m’en doute. »

Et il serra de nouveau la main de Thomas, qui salua, sans paraître intimidé.

Personne ne voulut écouter la déposition des commères ; celles-ci, fort indignées, se décidèrent enfin à retourner dans leurs villages respectifs, où elles furent mal reçues par leurs maris, dont la soupe ne s’était pas trempée toute seule.

Mais, en s’en allant, elles se répétaient les unes aux autres :

« Voyez-vous ce berger enjôlant jusqu’aux officiers et aussi le médecin, un homme d’âge cependant et un brave homme celui-là, qui n’a pas honte de serrer la main d’un sorcier, et la dame du Pin aussi et le père Quoniam !… Cependant, sûr et certain, c’est par ses sorts et avec l’aide du « Malin » que Thomas a rappelé ces deux morts à la vie, et il n’en arrivera rien de bon, ni au garçon ni à la fille, à moins que M. le curé ne veuille s’en mêler. Mais M. le curé n’a-t-il pas dit, pas plus tard que l’autre semaine, à la Phrasie… Tiens, voilà justement la Phrasie : conte-nous donc, Phrasie, qué qui t’a dit M. le curé en parlant du sorcier ? »

Et celle qu’on interrogeait ainsi répondit avec un gros rire :

« Et dà, y m’a dit M. le curé en propres paroles : « Je m’étonne, la Phrasie, qu’une chrétienne que j’ai baptisée, communiée et mariée, répète des sottises pareilles et soit assez stupide pour croire aux sorciers, aux sorts et aux quécétéras. » Et il a dit tout ça, foi d’honnête femme, et je ne mens point. Et à preuve que nous cheminions le long de la lande à la fontaine au Bienheureux, ousque le sorcier fut ramassé avant ma naissance et par défunt mon oncle Gros-Pierre, qui m’en a souvent entretenue. Pour lors je lui répondis à notre pasteur. « Eh, monsieur le curé, je crois bien aux sorciers, pisque j’en vois un bien des fois, et aux sorts aussi, que cetit-là en jette aux vaques et aux viaux, mais aux quécétéras je n’attache aucune croyance. Qui c’est-il, ceux-là ? » Et M. le curé il ne m’a point répliqué parce qu’il riait que sa face en devint violette, et je ne mens point, dà ! Et pis, on l’est venu querir en toute hâte pour une extrémisation, et je ne sais point encore à ce jour ce que c’est que ces quécétéras. Et vous autres, en avez-vous idée ?

— Non, mais ce doit être encore pire qu’un sorcier ! »