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Méditations Métaphysiques/Quatrièmes objections, faites par Arnauld

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Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinLevraulttome II (p. 3-36).
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QUATRIÈMES OBJECTIONS,

FAITES PAR M. ARNAUD, DOCTEUR EN THÉOLOGIE.

LETTRE DE M. ARNAUD AU R. P. MERSENNE.

Mon révérend père,

Je mets au rang des signalés bienfaits la communication qui m’a été faite par votre moyen des Méditations de M. Descartes ; mais comme vous en saviez le prix, aussi me l’avez-vous vendue fort chèrement, puisque vous n’avez point voulu me faire participant de cet excellent ouvrage, que je ne me sois premièrement obligé de vous en dire mon sentiment. C’est une condition à laquelle je ne me serois point engagé, si le désir de connoître les belles choses n’étoit en moi fort violent, et contre laquelle je réclamerois volontiers, si je pensois pouvoir obtenir de vous aussi facilement une exception pour m’être laissé emporter par cette louable curiosité, comme autrefois le préteur en accordoit à ceux de qui la crainte ou la violence avoit arraché le consentement.

Car que voulez-vous de moi ? mon jugement touchant l’auteur ? nullement ; il y a long-temps que vous savez en quelle estime j’ai sa personne, et le cas que je fais de son esprit et de sa doctrine ; vous n’ignorez pas aussi les fâcheuses affaires qui me tiennent à présent occupé, et si vous avez meilleure opinion de moi que je ne mérite, il ne s’ensuit pas que je n’aie point connoissance de mon peu de capacité. Cependant, ce que vous voulez soumettre à mon examen demande une très haute suffisance avec beaucoup du tranquillité et de loisir, afin que l’esprit étant dégagé de l’embarras des affaires du monde, ne pense qu’à soi-même ; ce que vous jugez bien ne se pouvoir faire sans une méditation très profonde et une très grande recollection d’esprit. J’obéirai néanmoins puisque vous le voulez, mais à condition que vous serez mon garant, et que vous répondrez de toutes mes fautes. Or, quoique la philosophie se puisse vanter d’avoir seule enfanté cet ouvrage, néanmoins parceque notre auteur, en cela très modeste, se vient lui-même présenter au tribunal de la théologie, je jouerai ici deux personnages : dans le premier, paroissant en philosophe, je représenterai les principales difficultés que je jugerai pouvoir être proposées par ceux de cette profession touchant les deux questions de la nature de l’esprit humain et de l’existence de Dieu ; et après cela, prenant l’habit d’un théologien, je mettrai en avant les scrupules qu’un homme de cette robe pourroit rencontrer en tout cet ouvrage.

DE LA NATURE DE L’ESPRIT HUMAIN.

La première chose que je trouve ici digne de remarque, est de voir que M. Descartes établisse pour fondement et premier principe de toute sa philosophie ce qu’avant lui saint Augustin, homme de très grand esprit et d’une singulière doctrine non seulement en matière de théologie, mais aussi en ce qui concerne l’humaine philosophie, avoit pris pour la base et le soutien de la sienne. Car dans le livre second du libre arbitre, chap. III, Alipius disputant avec Évodius, et voulant prouver qu’il y a un Dieu, « premièrement, dit-il, je vous demande, afin que nous commencions par les choses les plus manifestes, savoir si vous êtes, ou si peut-être vous ne craignez point de vous méprendre en répondant à ma demande, combien qu’à vrai dire si vous n’étiez point, vous ne pourriez jamais être trompé. » Auxquelles paroles reviennent celles-ci de notre auteur : « Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui met toute son industrie à me tromper toujours. Il est donc sans doute que je suis, s’il me trompe. » Mais poursuivons, et, afin de ne nous point éloigner de notre sujet, voyons comment de ce principe on peut conclure que notre esprit est distinct et séparé du corps.

[1]Je puis douter si j’ai un corps, voire même je puis douter s’il y a aucun corps au monde, et néanmoins je ne puis pas douter que je ne sois ou que je n’existe, tandis que je doute ou que je pense. Donc moi qui doute et qui pense, je ne suis point un corps ; autrement, en doutant du corps, je douterois de moi-même. Voire même encore que je soutienne opiniâtrément qu’il n’y a aucun corps au monde, cette vérité néanmoins subsiste toujours, je suis quelque chose, et partant je ne suis point un corps. Certes cela est subtil ; mais quelqu’un pourra dire, ce que même notre auteur s’objecte : de ce que je doute ou même de ce que je nie qu’il y ait aucun corps, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il n’y en ait point.

« Mais aussi peut-il arriver que ces choses mêmes que je suppose n’être point parcequ’elles me sont inconnues, ne sont point en effet différentes de moi, que je connois. Je n’en sais rien, dit-il, je ne dispute pas maintenant de cela. Je ne puis donner mon jugement que des choses qui me sont connues ; je connois que j’existe, et je cherche quel je suis, moi que je connois être. Or il est très certain que cette notion et connoissance de moi-même, ainsi précisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connue. »

Mais puisqu’il confesse lui-même que par l’argument qu’il a proposé dans son traité de la Méthode, la chose en est venue seulement à ce point, qu’il a été obligé d’exclure de la nature de son esprit tout ce qui est corporel et dépendant du corps, non pas eu égard à la vérité de la chose, mais seulement suivant l’ordre de sa pensée et de son raisonnement, en telle sorte que son sens étoit qu’il ne connoissoit rien qu’il sût appartenir à son essence, sinon qu’il étoit une chose qui pense, il est évident par cette réponse que la dispute en est encore aux mêmes termes, et partant que la question dont il nous promet la solution demeure encore en son entier : à savoir comment de ce qu’il ne connoît rien autre chose qui appartienne à son essence, sinon qu’il est une chose qui pense, il s’ensuit qu’il n’y a aussi rien autre chose qui en effet lui appartienne. Ce que toutefois je n’ai pu découvrir dans toute l’étendue de la seconde Méditation, tant j’ai l’esprit pesant et grossier ; mais, autant que je le puis conjecturer, il en vient à la preuve dans la sixième, pourcequ’il a cru qu’elle dépendoit de la connoissance claire et distincte de Dieu, qu’il ne s’étoit pas encore acquise dans la seconde Méditation : voici donc comment il prouve et décide cette difficulté.

[2] « Pource, dit-il, que je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l’une est distincte ou différente de l’autre, parcequ’elles peuvent être séparées, au moins par la toute-puissance de Dieu ; et il n’importe pas par quelle puissance cette séparation se fasse pour être obligé à les juger différentes. Donc pourceque d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue ; et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui, en sorte qu’encore qu’il ne fût point, elle ne lairroit pas d’être tout ce qu’elle est. »

Il faut ici s’arrêter un peu, car il me semble que dans ce peu de paroles consiste tout le nœud de la difficulté.

Et premièrement, afin que la majeure de cet argument soit vraie, cela ne se doit pas entendre de toute sorte de connoissance ni même de toute celle qui est claire et distincte, mais seulement de celle qui est pleine et entière, c’est-à-dire qui comprend tout ce qui peut être connu de la chose ; car M. Descartes confesse lui-même dans ses réponses aux premières objections qu’il n’est pas besoin d’une distinction réelle, mais que la formelle suffit, afin qu’une chose puisse être conçue distinctement et séparément d’une autre par une abstraction de l’esprit qui ne conçoit la chose qu’imparfaitement et en partie ; d’où vient qu’au même lieu il ajoute :

« Mais je conçois pleinement ce que c’est que le corps (c’est-à-dire je conçois le corps comme une chose complète), en pensant seulement que c’est une chose étendue, figurée, mobile, etc., encore que je nie de lui toutes les choses qui appartiennent à la nature de l’esprit. Et d’autre part je conçois que l’esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc., encore que je nie qu’il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l’idée du corps : donc il y a une distinction réelle entre le corps et l’esprit. »

Mais si quelqu’un vient à révoquer en doute cette mineure, et qu’il soutienne que l’idée que vous avez de vous-même n’est pas entière, mais seulement imparfaite, lorsque vous vous concevez, c’est-à-dire votre esprit, comme une chose qui pense et qui n’est point étendue, et pareillement, lorsque vous vous concevez, c’est-à-dire votre corps, comme une chose étendue et qui ne pense point : il faut voir comment cela a été prouvé dans ce que vous avez dit auparavant ; car je ne pense pas que ce soit une chose si claire qu’on la doive prendre pour un principe indémontrable, et qui n’ait pas besoin de preuve.

Et quant à sa première partie, à savoir « que vous concevez pleinement ce que c’est que le corps en pensant seulement que c’est une chose étendue, figurée, mobile, etc., encore que vous niiez de lui toutes les choses qui appartiennent à la nature de l’esprit, » elle est de peu d’importance ; car celui qui maintiendroit que notre esprit est corporel, n’estimeroit pas pour cela que tout corps fût esprit : et ainsi le corps seroit à l’esprit comme le genre est à l’espèce. Mais le genre peut être entendu sans l’espèce, encore que l’on nie de lui tout ce qui est propre et particulier à l’espèce, d’où vient cet axiome de logique, que l’espèce étant niée le genre n’est pas nié, ou bien, là où est le genre, il n’est pas nécessaire que l’espèce soit : ainsi je puis concevoir la figure sans concevoir aucune des propriétés qui sont particulières au cercle. Il reste donc encore à prouver que l’esprit peut être pleinement et entièrement entendu sans le corps.

Or pour prouver cette proposition je n’ai point, ce me semble, trouvé de plus propre argument dans tout cet ouvrage que celui que j’ai allégué au commencement, à savoir, « je puis nier qu’il y ait aucun corps au monde, aucune chose étendue, et néanmoins je suis assuré que je suis tandis que je le nie ou que je pense ; je suis donc une chose qui pense et non point un corps, et le corps n’appartient point à la connoissance que j’ai de moi-même. »

Mais je vois que de là il résulte seulement que je puis acquérir quelque connoissance de moi-même sans la connoissance du corps ; mais que cette connoissance soit complète et entière, en telle sorte que je sois assuré que je ne me trompe point lorsque j’exclus le corps de mon essence, cela ne m’est pas encore entièrement manifeste : par exemple, posons que quelqu’un sache que l’angle au demi-cercle est droit, et partant que le triangle fait de cet angle et du diamètre du cercle est rectangle ; mais qu’il doute et ne sache pas encore certainement, voire même qu’ayant été déçu par quelque sophisme il nie que le carré de la base d’un triangle rectangle soit égal aux carrés des côtés, il semble que, selon ce que propose M. Descartes, il doive se confirmer dans son erreur et fausse opinion : car, dira-t-il, je connois clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, je doute néanmoins que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés ; donc il n’est pas de l’essence de ce triangle que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés. En après, encore que je nie que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés, je suis néanmoins assuré qu’il est rectangle, et il me demeure en l’esprit une claire et distincte connoissance qu’un des angles de ce triangle est droit, ce qu’étant, Dieu même ne sauroit faire qu’il ne soit pas rectangle. Et partant, ce dont je doute, et que je puis même nier, la même idée me demeurant en l’esprit, n’appartient point à son essence.

« De plus, pourceque je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, c’est assez que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre pour être certain que l’une est différente de l’autre, parceque Dieu les peut séparer. » Mais je conçois clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, sans que je sache que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés ; donc au moins par la toute-puissance de Dieu il se peut faire un triangle rectangle dont le carré de la base ne sera pas égal aux carrés des côtés.

Je ne vois pas ce que l’on peut ici répondre, si ce n’est que cet homme ne connoît pas clairement et distinctement la nature du triangle rectangle ; mais d’où puis-je savoir que je connois mieux la nature de mon esprit qu’il ne connoît celle de ce triangle ? car il est aussi assuré que le triangle au demi-cercle a un angle droit, ce qui est la notion du triangle rectangle, que je suis assuré que j’existe de ce que je pense.

Tout ainsi donc que celui-là se trompe de ce qu’il pense qu’il n’est pas de l’essence de ce triangle, qu’il connoît clairement et distinctement être rectangle, que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés, pourquoi peut-être ne me trompé-je pas aussi en ce que je pense, que rien autre chose n’appartient à ma nature, que je sais certainement et distinctement être une chose qui pense, sinon que je suis une chose qui pense, vu que peut-être il est aussi de mon essence que je sois une chose étendue ?

Et certainement, dira quelqu’un, ce n’est pas merveille si, lorsque de ce que je pense je viens à conclure que je suis, l’idée que de là je forme de moi-même ne me représente point autrement à mon esprit que comme une chose qui pense, puisqu’elle a été tirée de ma seule pensée. De sorte que je ne vois pas que de cette idée l’on puisse tirer aucun argument pour prouver que rien autre chose n’appartient à mon essence que ce qui est contenu en elle.

On peut ajouter à cela que l’argument proposé semble prouver trop, et nous porter dans cette opinion de quelques platoniciens, laquelle néanmoins notre auteur réfute, que rien de corporel n’appartient à notre essence, en sorte que l’homme soit seulement un esprit, et que le corps n’en soit que le véhicule ou le char qui le porte, d’où vient qu’ils définissent l’homme un esprit usant ou se servant du corps[3].

Que si vous répondez que le corps n’est pas absolument exclu de mon essence, mais seulement en tant que précisément je suis une chose qui pense, on pourroit craindre que quelqu’un ne vînt à soupçonner que peut-être là notion ou l’idée que j’ai de moi-même, en tant que je suis une chose qui pense, ne soit pas l’idée ou la notion de quelque être complet, qui soit pleinement et parfaitement conçu, mais seulement celle d’un être incomplet, qui ne soit conçu qu’imparfaitement et avec quelque sorte d’abstraction d’esprit ou restriction de la pensée. D’où il suit que, comme les géomètres conçoivent la ligne comme une longueur sans largeur, et la superficie comme une longueur et largeur sans profondeur, quoiqu’il n’y ait point de longueur sans largeur ni de largeur sans profondeur, peut-être aussi quelqu’un pourroit-il mettre en doute savoir si tout ce qui pense n’est point aussi une chose étendue, mais qui, outre les propriétés qui lui sont communes avec les autres choses étendues, comme d’être mobile, figurable, etc., ait aussi cette particulière vertu et faculté de penser, ce qui fait que par une abstraction de l’esprit elle peut être conçue avec cette seule vertu comme une chose qui pense, quoique en effet les propriétés et qualités du corps conviennent à toutes les choses qui ont la faculté de penser ; tout ainsi que la quantité peut être conçue avec la longueur seule, quoique en effet il n’y ait point de quantité à laquelle, avec la longueur, la largeur et la profondeur ne conviennent. Ce qui augmente cette difficulté est que cette vertu de penser semble être attachée aux organes corporels, puisque dans les enfants elle paroît assoupie, et dans les fous tout-à-fait éteinte et perdue, ce que ces personnes impies et meurtrières des âmes nous objectent principalement.

Voilà ce que j’avois à dire touchant la distinction réelle de l’esprit d’avec le corps ; mais puisque M. Descartes a entrepris de démontrer l’immortalité de l’âme, on peut demander avec raison si elle suit évidemment de cette distinction. Car, selon les principes de la philosophie ordinaire, cela ne s’ensuit point du tout ; vu qu’ordinairement ils disent que les âmes des bêtes sont distinctes de leurs corps, et que néanmoins elles périssent avec eux.

J’avois étendu jusques ici cet écrit, et mon dessein étoit de montrer comment, selon les principes de notre auteur, lesquels je pensois avoir recueillis de sa façon de philosopher, de la réelle distinction de l’esprit d’avec le corps, son immortalité se conclut facilement, lorsqu’on m’a mis entre les mains un sommaire des six Méditations fait par le même auteur, qui, outre la grande lumière qu’il apporte à tout son ouvrage, contenoit sur ce sujet les mêmes raisons que j’avois méditées pour la solution de cette question.

Pour ce qui est des âmes des bêtes, il a déjà assez fait connoître en d’autres lieux que son opinion est qu’elles n’en ont point, mais bien seulement un corps figuré d’une certaine façon, et composé de plusieurs différents organes disposés de telle sorte que toutes les opérations que nous remarquons en elles peuvent être faites en lui et par lui.

Mais il y a lieu de craindre que cette opinion ne puisse pas trouver créance dans les esprits des hommes, si elle n’est soutenue et prouvée par de très fortes raisons. Car cela semble incroyable d’abord qu’il se puisse faire, sans le ministère d’aucune âme, que la lumière, par exemple, qui réfléchit d’un corps d’un loup dans les yeux d’une brebis, remue tellement les petits filets de ses nerfs optiques, qu’en vertu de ce mouvement, qui va jusqu’au cerveau, les esprits animaux soient répandus dans ses nerfs en la manière qui est requise pour faire que cette brebis prenne la fuite.

J’ajouterai seulement ici que j’approuve grandement ce que M. Descartes dit touchant la distinction qui est entre l’imagination et la conception pure ou l’intelligence ; et que ç’a toujours été mon opinion, que les choses que nous concevons par la raison sont beaucoup plus certaines que celles que les sens corporels nous font apercevoir. Car il y a long-temps que j’ai appris de saint Augustin, chap. XV, de la quantité de l’âme, qu’il faut rejeter le sentiment de ceux qui se persuadent que les choses que nous voyons par l’esprit sont moins certaines que celles que nous voyons par les yeux du corps, qui sont presque toujours troublés par la pituite. Ce qui fait dire au même saint Augustin dans le livre Ier de ses Soliloques, chapitre IV, qu’il a expérimenté plusieurs fois qu’en matière de géométrie les sens sont comme des vaisseaux. « Car, dit-il, lorsque, pour l’établissement et la preuve de quelque proposition de géométrie, je me suis laissé conduire par mes sens jusqu’au lieu où je prétendois aller, je ne les ai pas plus tôt quittés que, venant à repasser par ma pensée toutes les choses qu’ils sembloient m’avoir apprises, je me suis trouvé l’esprit aussi inconstant que sont les pas de ceux que l’on vient de mettre à terre après une longue navigation. C’est pourquoi je pense qu’on pourroit plutôt trouver l’art de naviguer sur la terre, que de pouvoir comprendre la géométrie par la seule entremise des sens, quoiqu’il semble pourtant qu’ils n’aident pas peu ceux qui commencent à l’apprendre. »

DE DIEU.

La première raison que notre auteur apporte pour démontrer l’existence de Dieu, laquelle il a entrepris de prouver dans sa troisième Méditation, contient deux parties : la première est que Dieu existe, parceque son idée est en moi ; et la seconde, que moi, qui ai une telle idée, je ne puis venir que de Dieu.

Touchant la première partie, il n’y a qu’une seule chose que je ne puis approuver, qui est que M. Descartes ayant fait voir que la fausseté ne se trouve proprement que dans les jugements, il dit néanmoins un peu après qu’il y a des idées qui peuvent, non pas à la vérité formellement, mais matériellement, être fausses ; ce qui me semble avoir de la répugnance avec ses principes.

Mais, de peur qu’en une matière si obscure je ne puisse pas expliquer ma pensée assez nettement, je me servirai d’un exemple qui la rendra plus manifeste. « Si, dit-il, le froid est seulement une privation de la chaleur, l’idée qui me le représente comme une chose positive sera matériellement fausse. » Au contraire, si le froid est seulement une privation, il ne pourra y avoir aucune idée du froid qui me le représente comme une chose positive, et ici notre auteur confond le jugement avec l’idée. Car qu’est-ce que l’idée du froid ? C’est le froid même, en tant qu’il est objectivement dans l’entendement : mais si le froid est une privation, il ne sauroit être objectivement dans l’entendement par une idée de qui l’être objectif soit un être positif ; donc, si le froid est seulement une privation, jamais l’idée n’en pourra être positive, et conséquemment il n’y en pourra avoir aucune qui soit matériellement fausse.

Cela se confirme par le même argument que M. Descartes emploie pour prouver que l’idée d’un Être infini est nécessairement vraie : car, dit-il, bien que l’on puisse feindre qu’un tel être n’existe point, on ne peut pas néanmoins feindre que son idée ne me représente rien de réel.

La même chose se peut dire de toute idée positive ; car, encore que l’on puisse feindre que le froid, que je pense être représenté par une idée positive, ne soit pas une chose positive, on ne peut pas néanmoins feindre qu’une idée positive ne me représente rien de réel et de positif, vu que les idées ne sont pas appelées positives selon l’être qu’elles ont en qualité de modes ou de manières de penser, car en ce sens elles seroient toutes positives ; mais elles sont ainsi appelées de l’être objectif qu’elles contiennent et représentent à notre esprit. Partant cette idée peut bien n’être pas l’idée du froid, mais elle ne peut pas être fausse.

Mais, direz-vous, elle est fausse pour cela même qu’elle n’est pas l’idée du froid ; au contraire, c’est votre jugement qui est faux, si vous la jugez être l’idée du froid : mais pour elle, il est certain qu’elle est très vraie. Tout ainsi que l’idée de Dieu ne doit pas matériellement même être appelée fausse, encore que quelqu’un la puisse transférer et rapporter à une chose qui ne soit point Dieu, comme ont fait les idolâtres.

Enfin, cette idée du froid, que vous dites être matériellement fausse, que représente-t-elle à votre esprit ? une privation ; donc elle est vraie : un être positif ; donc elle n’est pas l’idée du froid. Et de plus, quelle est la cause de cet être positif objectif qui, selon votre opinion, fait que cette idée soit matériellement fausse ? « C’est, dites-vous, moi-même, en tant que je participe du néant. » Donc l’être objectif positif de quelque idée peut venir du néant, ce qui néanmoins répugne tout-à-fait à vos premiers fondements.

[4] Mais venons à la seconde partie de cette démonstration, en laquelle on demande « si, moi qui ai l’idée d’un Être infini, je puis être par un autre que par un Être infini, et principalement si je puis être par moi-même. » M. Descartes soutient que je ne puis être par moi-même, d’autant que « si je me donnois l’être, je me donnerois aussi toutes les perfections dont je trouve en moi quelque idée. » Mais l’auteur des premières objections réplique fort subtilement : [5] Être par soi, ne doit pas être pris positivement, mais négativement, en sorte que ce soit le même que n’être pas par autrui. « Or, ajoute-t-il, si quelque chose est par soi, c’est-à-dire non par autrui, comment prouverez-vous pour cela qu’elle comprend tout, et qu’elle est infinie ? Car à présent je ne vous écoute point si vous dites, puisqu’elle est par soi, elle se sera aisément donné toutes choses, d’autant qu’elle n’est pas par soi comme par une cause, et qu’il ne lui a pas été possible, avant qu’elle fût, de prévoir ce qu’elle pourroit être, pour choisir ce qu’elle seroit après. »

Pour soudre cet argument, M. Descartes répond [6] que cette façon de parler, être par soi, ne doit pas être prise négativement, mais positivement, eu égard même à l’existence de Dieu ; en telle sorte que « Dieu fait en quelque façon la même chose à l’égard de soi-même, que la cause efficiente à l’égard de son effet. » Ce qui me semble un peu hardi, et n’être pas véritable.

C’est pourquoi je conviens en partie avec lui, et en partie je n’y conviens pas. Car j’avoue bien que je ne puis être par moi-même que positivement, mais je nie que le même se doive dire de Dieu : au contraire, je trouve une manifeste contradiction que quelque chose soit par soi positivement et comme par une cause. C’est pourquoi je conclus la même chose que notre auteur, mais par une voie tout-à-fait différente, en cette sorte : Pour être par moi-même, je devrois être par moi positivement et comme par une cause ; donc il est impossible que je sois par moi-même. La majeure de cet argument est prouvée par ce qu’il dit lui-même, « que les parties du temps pouvant être séparées, et ne dépendant point les unes des autres, il ne s’ensuit pas de ce que je suis, que je doive être encore à l’avenir, si ce n’est qu’il y ait en moi quelque puissance réelle et positive qui me crée quasi derechef en tous les moments. » Quant à la mineure, à savoir que je ne puis être par moi positivement et comme par une cause, elle me semble si manifeste par la lumière naturelle, que ce seroit en vain qu’on s’arrêteroit à la vouloir prouver, puisque ce seroit perdre le temps à prouver une chose connue par une autre moins connue. Notre auteur même semble en avoir reconnu la vérité, lorsqu’il n’a pas osé la nier ouvertement. Car, je vous prie, examinons soigneusement ces paroles de sa réponse aux premières objections.

« Je n’ai pas dit, dit-il, qu’il est impossible qu’une chose soit la cause efficiente de soi-même ; car, encore que cela soit manifestement véritable, quand on restreint la signification d’efficient à ces sortes de causes qui sont différentes de leurs effets, ou qui les précèdent en temps, il ne semble pas néanmoins que dans cette question on la doive ainsi restreindre, parceque la lumière naturelle ne nous dicte point que ce soit le propre de la cause efficiente de précéder en temps son effet. »

Cela est fort bon pour ce qui regarde le premier membre de cette distinction : mais pourquoi a-t-il omis le second, et que n’a-t-il ajouté que la même lumière naturelle ne nous dicte point que ce soit le propre de la cause efficiente d’être différente de son effet, sinon parceque la lumière naturelle ne lui permettoit pas de le dire ? Et de vrai, tout effet étant dépendant de sa cause, et recevant d’elle son être, n’est-il pas très évident qu’une même chose ne peut pas dépendre ni recevoir l’être de soi-même ?

De plus, toute cause est la cause d’un effet, et tout effet est l’effet d’une cause, et partant il y a un rapport mutuel entre la cause et l’effet : or il ne peut y avoir de rapport mutuel qu’entre deux choses.

En après on ne peut concevoir, sans absurdité ; qu’une chose reçoive l’être, et que néanmoins cette même chose ait l’être auparavant que nous ayons conçu qu’elle l’ait reçu. Or cela arriveroit si nous attribuions les notions de cause et d’effet à une même chose au regard de soi-même. Car quelle est la notion d’une cause ? donner l’être ; quelle est la notion d’un effet ? le recevoir. Or la notion de la cause précède naturellement la notion de l’effet.

Maintenant nous ne pouvons pas concevoir une chose sous la notion de cause, comme donnant l’être, si nous ne concevons qu’elle l’a : car personne ne peut donner ce qu’il n’a pas ; donc nous concevrions premièrement qu’une chose a l’être, que nous ne concevrions qu’elle l’a reçu ; et néanmoins en celui qui reçoit, recevoir précède l’avoir.

Cette raison peut être encore ainsi expliquée : personne ne donne ce qu’il n’a pas, donc personne ne se peut donner l’être, que celui qui l’a déjà ; or, s’il l’a déjà, pourquoi se le donneroit-il ?

Enfin, il dit « qu’il est manifeste, par la lumière naturelle, que la création n’est distinguée de la conservation que par la raison ; » mais il est aussi manifeste, par la même lumière naturelle, que rien ne se peut créer soi-même, ni par conséquent aussi se conserver.

Que si de la thèse générale nous descendons à l’hypothèse spéciale de Dieu, la chose sera encore à mon avis plus manifeste, à savoir que Dieu ne peut être par soi positivement, mais seulement négativement, c’est-à-dire non par autrui.

Et premièrement cela est évident par la raison que M. Descartes apporte pour prouver que si un corps est par soi, il doit être par soi positivement. « Car, dit-il, les parties du temps ne dépendent point les unes des autres ; et partant, de ce que l’on suppose qu’un corps jusqu’à cette heure a été par soi, c’est-à-dire sans cause, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il doive être encore à l’avenir, si ce n’est qu’il y ait en lui quelque puissance réelle et positive qui pour ainsi dire le reproduise continuellement. »

Mais tant s’en faut que cette raison puisse avoir lieu lorsqu’il est question d’un Être souverainement parfait et infini, qu’au contraire, pour des raisons tout-à-fait opposées, il faut conclure tout autrement : car, dans l’idée d’un être infini, l’infinité de sa durée y est aussi contenue, c’est-à-dire qu’elle n’est renfermée d’aucunes limites, et partant qu’elle est indivisible, permanente et subsistante tout à la fois, et dans laquelle on ne peut sans erreur et qu’improprement, à cause de l’imperfection de notre esprit, concevoir de passé ni d’avenir.

D’où il est manifeste qu’on ne peut concevoir qu’un Être infini existe, quand ce ne seroit qu’un moment, qu’on ne conçoive en même temps qu’il a toujours été et qu’il sera éternellement (ce que notre auteur même dit en quelque endroit), et partant que c’est une chose superflue de demander pourquoi il persévère dans l’être. Voire même, comme l’enseigne saint Augustin, lequel, après les auteurs sacrés, a parlé de Dieu plus hautement et plus dignement qu’aucun autre, en Dieu il n’y a point de passé ni de futur, mais un continuel présent ; ce qui fait voir clairement qu’on ne peut sans absurdité demander pourquoi Dieu persévère dans l’être, vu que cette question enveloppe manifestement le devant et l’après, le passé et le futur, qui doivent être bannis de l’idée d’un Être infini.

De plus, on ne sauroit concevoir que Dieu soit par soi positivement comme s’il s’étoit lui-même premièrement produit ; car il auroit été auparavant que d’être, mais seulement (comme notre auteur déclare en plusieurs lieux) parcequ’en effet il se conserve.

Mais la conservation ne convient pas mieux à l’Être infini que la première production. Car qu’est-ce, je vous prie, que la conservation, sinon une continuelle reproduction d’une chose ; d’où il arrive que toute conservation suppose une première production ; et c’est pour cela même que le nom de continuation, comme aussi celui de conservation, étant plutôt des noms de puissance que d’acte, emportent avec soi quelque capacité ou disposition à recevoir ; mais l’Être infini est un acte très pur, incapable de telles dispositions.

Concluons donc que nous ne pouvons concevoir que Dieu soit par soi positivement, sinon à cause de l’imperfection de notre esprit qui conçoit Dieu à la façon des choses créées ; ce qui sera encore plus évident par cette autre raison.

On ne demande point la cause efficiente d’une chose, sinon à raison de son existence et non à raison de son essence ; par exemple, quand on demande la cause efficiente d’un triangle, on demande qui a fait que ce triangle soit au monde : mais ce ne seroit pas sans absurdité que je demanderois la cause efficiente pourquoi un triangle a ses trois angles égaux à deux droits ; et à celui qui feroit cette demande, on ne répondroit pas bien par la cause efficiente, mais on doit seulement répondre, parceque telle est la nature du triangle ; d’où vient que les mathématiciens, qui ne se mettent pas beaucoup en peine de l’existence de leur objet, ne font aucune démonstration par la cause efficiente et finale. Or il n’est pas moins de l’essence d’un Être infini d’exister, voire même, si vous le voulez, de persévérer dans l’être, qu’il est de l’essence d’un triangle d’avoir ses trois angles égaux à deux droits : donc, tout ainsi qu’à celui qui demanderoit pourquoi un triangle a ses trois angles égaux à deux droits, on ne doit pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parceque telle est la nature immuable et éternelle du triangle ; de même, si quelqu’un demande pourquoi Dieu est, ou pourquoi il ne cesse point d’être, il ne faut point chercher en Dieu ni hors de Dieu de cause efficiente, ou quasi efficiente (car je ne dispute pas ici du nom, mais de la chose), mais il faut dire pour toute raison, parceque telle est la nature de l’Être souverainement parfait.

C’est pourquoi, à ce que dit M. Descartes, « [7] que la lumière naturelle nous dicte qu’il n’y a aucune chose de laquelle il ne soit permis de demander pourquoi elle existe, ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente ; ou bien si elle n’en a point, demander pourquoi elle n’en a pas besoin, » je réponds que si on demande pourquoi Dieu existe, il ne faut pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parcequ’il est Dieu, c’est-à-dire un Être infini ; que si on demande quelle est sa cause efficiente, il fout répondre qu’il n’en a pas besoin ; et enfin si on demande pourquoi il n’en a pas besoin, il faut répondre, parcequ’il est un Être infini, duquel l’existence est son essence : car il n’y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l’existence actuelle de l’essence qui aient besoin de cause efficiente.

Et partant, ce qu’il ajoute immédiatement après les paroles que je viens de citer se détruit de soi-même, à savoir : « Si je pensois, dit-il, qu’aucune chose ne pût en quelque façon être à l’égard de soi-même ce que la cause efficiente est à l’égard de son effet, tant s’en faut que de là je voulusse conclure qu’il y a une première cause, qu’au contraire de celle-là même qu’on appelleroit première je rechercherois derechef la cause, et ainsi je ne viendrois jamais à une première. » Car au contraire, si je pensois que de quelque chose que ce fût il fallût rechercher la cause efficiente ou quasi efficiente, j’aurois dans l’esprit de chercher une cause différente de cette chose : d’autant qu’il est manifeste que rien ne peut en aucune façon être à l’égard de soi-même ce que la cause efficiente est à l’égard de son effet.

Or il me semble que notre auteur doit être averti de considérer diligemment et avec attention toutes ces choses, parceque je suis assuré qu’il y a peu de théologiens qui ne s’offensent de cette proposition, à savoir que « Dieu est par soi positivement, et comme par une cause. »

Il ne me reste plus qu’un scrupule, qui est de savoir comment il se peut défendre de ne pas commettre un cercle, lorsqu’il dit que « nous ne sommes assurés que les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies, qu’à cause que Dieu est ou existe [8]. » Car nous ne pouvons être assurés que Dieu est, sinon parceque nous concevons cela très clairement et très distinctement ; donc, auparavant que d’être assurés de l’existence de Dieu, nous devons être assurés que toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont toutes vraies.

J’ajouterai une chose qui m’étoit échappée, c’est à savoir que cette proposition me semble fausse que M. Descartes donne pour une vérité très constante, à savoir que « [9] rien ne peut être en lui, en tant qu’il est une chose qui pense, dont il n’ait connoissance. » Car par ce mot, en lui, en tant qu’il est une chose qui pense, il n’entend autre chose que son esprit, en tant qu’il est distingué du corps. Mais qui ne voit qu’il peut y avoir plusieurs choses en l’esprit dont l’esprit même n’ait aucune connoissance ? par exemple, l’esprit d’un enfant qui est dans le ventre de sa mère a bien la vertu ou la faculté de penser, mais il n’en a pas connoissance. Je passe sous silence un grand nombre de semblables choses.

DES CHOSES QUI PEUVENT ARRÊTER LES THÉOLOGIENS.

Enfin, pour finir un discours qui n’est déjà que trop ennuyeux, je veux ici traiter les choses le plus brièvement qu’il me sera possible, et à ce sujet mon dessein est de marquer seulement les difficultés, sans m’arrêter à une dispute plus exacte.

Premièrement, je crains que quelques uns ne s’offensent de cette libre façon de philosopher, par laquelle toutes choses sont révoquées en doute. Et de vrai notre auteur même confesse, dans sa Méthode, que cette voie est dangereuse pour les foibles esprits : j’avoue néanmoins qu’il tempère un peu le sujet de cette crainte dans l’abrégé de sa première Méditation.

Toutefois je ne sais s’il ne seroit point à propos de la munir de quelque préface, dans laquelle le lecteur fût averti que ce n’est pas sérieusement et tout de bon que l’on doute de ces choses, mais afin qu’ayant pour quelque temps mis à part toutes celles qui peuvent laisser le moindre doute, ou, comme parle notre auteur en un autre endroit, qui peuvent donner à notre esprit une occasion de douter la plus hyperbolique, nous voyions si après cela il n’y aura pas moyen de trouver quelque vérité qui soit si ferme et si assurée que les plus opiniâtres n’en puissent aucunement douter. Et aussi, au lieu de ces paroles, ne connoissant pas l’auteur de mon origine, je penserois qu’il vaudroit mieux mettre, feignant de ne pas connoître[10].

Dans la quatrième Méditation, qui traite du vrai et du faux, je voudrois, pour plusieurs raisons qu’il seroit long de rapporter ici, que M. Descartes, dans son abrégé ou dans le tissu même de cette Méditation, avertît le lecteur de deux choses.

La première, que lorsqu’il explique la cause de l’erreur il entend principalement parler de celle qui se commet dans le discernement du vrai et du faux, et non pas de celle qui arrive dans la poursuite du bien et du mal. Car, puisque cela suffit pour le dessein et le but de notre auteur, et que les choses qu’il dit ici touchant la cause de l’erreur souffriroient de très grandes objections si on les étendoit aussi à ce qui regarde la poursuite du bien et du mal, il me semble qu’il est de la prudence, et que l’ordre même, dont notre auteur paroît si jaloux, requiert que toutes les choses qui ne servent point au sujet et qui peuvent donner lieu à plusieurs disputes soient retranchées, de peur que tandis que le lecteur s’amuse inutilement à disputer des choses qui sont superflues, il ne soit diverti de la connoissance des nécessaires.

La seconde chose dont je voudrois que notre auteur donnât quelque avertissement est que, lorsqu’il dit que nous ne devons donner notre créance qu’aux choses que nous concevons clairement et distinctement, cela s’entend seulement des choses qui concernent les sciences et qui tombent sous notre intelligence, et non pas de celles qui regardent la foi et les actions de notre vie : ce qui a fait qu’il a toujours condamné l’arrogance et présomption de ceux qui opinent, c’est-à-dire de ceux qui présument savoir ce qu’ils ne savent pas, mais qu’il n’a jamais blâmé la juste persuasion de ceux qui croient avec prudence. Car, comme remarque fort judicieusement saint Augustin au chapitre XV, de l’utilité de la croyance, « il y a trois choses en l’esprit de l’homme qui ont entre elles un très grand rapport, et semblent quasi n’être qu’une même chose, mais qu’il faut néanmoins très soigneusement distinguer, savoir est, entendre, croire et opiner.

Celui-là entend qui comprend quelque chose par des raisons certaines. Celui-là croit, lequel, emporté par le poids et le crédit de quelque grave et puissante autorité tient pour vrai cela même qu’il ne comprend pas par des raisons certaines. Celui-là opine qui se persuade ou plutôt qui présume de savoir ce qu’il ne sait pas.

Or c’est une chose honteuse et fort indigne d’un homme que d’opiner, pour deux raisons : la première, pourceque celui-là n’est plus en état d’apprendre qui s’est déjà persuadé de savoir ce qu’il ignore ; et la seconde, pourceque la présomption est de soi la marque d’un esprit mal fait et d’un homme de peu de sens.

Donc ce que nous entendons nous le devons à la raison, ce que nous croyons à l’autorité, ce que nous opinons à l’erreur. Je dis cela afin que mous sachions qu’ajoutant foi même aux choses que nous ne comprenons pas encore, nous sommes exempts de la présomption de ceux qui opinent. Car ceux qui disent qu’il ne faut rien croire que ce que nous savons, tâchent seulement de ne point tomber dans la faute de ceux qui opinent, laquelle en effet est de soi honteuse et blâmable. Mais si quelqu’un considère avec soin la grande différence qu’il y a entre celui qui présume savoir ce qu’il ne sait pas et celui qui croit ce qu’il sait bien qu’il n’entend pas, y étant toutefois porté par quelque puissante autorité, il verra que celui-ci évite sagement le péril de l’erreur, le blâme de peu de confiance et d’humanité, et le péché de superbe. »

Et un peu après, chap. XII, il ajoute :

« On peut apporter plusieurs raisons qui feront voir qu’il ne reste plus rien d’assuré parmi la société des hommes, si nous sommes résolus de ne rien croire que ce que nous pourrons connoître certainement. » Jusques ici saint Augustin.

M. Descartes peut maintenant juger combien il est nécessaire de distinguer ces choses, de peur que plusieurs de ceux qui penchent aujourd’hui vers l’impiété ne puissent se servir de ses paroles pour combattre la foi et la vérité de notre créance.

Mais ce dont je prévois que les théologiens s’offenseront le plus est que, selon ses principes, il ne semble pas que les choses que l’église nous enseigne touchant le sacré mystère de l’Eucharistie puissent subsister et demeurer en leur entier. Car nous tenons pour article de foi que la substance du pain étant ôtée du pain eucharistique, les seuls accidents y demeurent. Or ces accidents sont l’étendue, la figure, la couleur, l’odeur, la saveur, et les autres qualités sensibles.

De qualités sensibles notre auteur n’en reconnoît point, mais seulement certains différents mouvements des petits corps qui sont autour de nous, par le moyen desquels nous sentons ces différentes impressions, lesquelles puis après nous appelons du nom de couleur, de saveur, d’odeur, etc. Ainsi il reste seulement la figure, l’étendue et la mobilité. Mais notre auteur nie que ces facultés puissent être entendues sans quelque substance en laquelle elles résident, et partant aussi qu’elles puissent exister sans elle ; ce que même il répète dans ses réponses aux premières objections.

Il ne reconnoît point aussi entre ces modes ou affections et la substance d’autre distinction que la formelle, laquelle ne suffit pas, ce semble, pour que les choses qui sont ainsi distinguées puissent être séparées l’une de l’autre, même par la toute-puissance de Dieu.

Je ne doute point que M. Descartes, dont la piété nous est très connue, n’examine et ne pèse diligemment ces choses, et qu’il ne juge bien qu’il lui faut soigneusement prendre garde qu’en tâchant de soutenir la cause de Dieu contre l’impiété des libertins, il ne semble pas leur avoir mis des armes en main pour combattre une foi que l’autorité du Dieu qu’il défend a fondée, et au moyen de laquelle il espère parvenir à cette vie immortelle qu’il a entrepris de persuader aux hommes.




  1. Voyez Méditation II, tome I, page 252.
  2. Voyez Méditation VI, tome I, page 331.
  3. Voyez le premier Alcibiade de Platon.
  4. Voyez Méditation III, tome I, page 284.
  5. Voyez les premières Objections, tome I, page 359.
  6. Voyez la réponse aux premières Objections, tome I, page 380.
  7. Voyez la réponse aux premières Objections, tome I, page 379.
  8. Voy. Médit., V, t. I, p. 318.
  9. Voy. Médit., III, t. I, p. 286.
  10. Descartes a suivi ce conseil.