Mélange d’histoire (Renan)/Le Schahnameh

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Calmann-Lévy (p. 135-145).


LE SCHAHNAMEH.[1].




L’œuvre capitale de l’orientaliste éminent que nous avons perdu il y a une année[2] fut la publication et la traduction de la grande épopée persane, le Livre des Rois. Quand la mort vint le frapper, le septième et dernier volume était presque terminé. Un disciple digne du maître, M. Barbier de Meynard, complétera ce magnifique monument, aussi glorieux pour la France, qui en a fait les frais avec une largeur toute royale, que pour le savant qui a su l’achever à travers mille difficultés. L’ouvrage n’a qu’un défaut : c’est sa splendeur même. Faisant partie de cette Collection orientale, décrétée à une époque de libérales entreprises pour montrer ce que peut faire l’Imprimerie nationale, le Livre des Rois, avec ses titres somptueux, le riche encadrement de ses pages et, ce qui vaut bien mieux encore, la perfection de son exécution typographique, est un livre inabordable pour les particuliers. Les souverains seuls le possèdent, et ils le lisent peu. Les hommes d’étude, qui le liraient, ne le trouvent que dans un très-petit nombre de bibliothèques. Ajoutons que l’énormité du format, la grosseur et le poids des volumes en font le plus majestueux sans doute, mais aussi le plus incommode des livres. Mohl sentait cela mieux que personne, et une de ses volontés les plus arrêtées était, aussitôt que la grande publication serait achevée, de donner de sa traduction une édition accessible à tout le monde et facilement maniable. Madame Mohl remplit aujourd’hui avec un zèle pieux et un louable empressement les intentions de son mari ; trois volumes de cette réimpression, si désirée des savants, ont déjà paru, et les autres semblent devoir suivre avec une rapidité à laquelle on est peu habitué en ces sortes d’entreprises. Le Livre des Rois ou Schah-nameh, de Firdousi, a un intérêt hors ligne pour l’histoire comparée des littératures. Au choix que Mohl fit de cette vaste chanson de gestes pour y consacrer sa vie, on sent un esprit philosophique, on sent surtout l’ami de Fauriel, c’est-à-dire de l’homme qui a le plus contribué à répandre les idées vraies sur la nature de l’épopée. Une des plus grandes erreurs de l’école universitaire, fille des rhéteurs latins de l’époque romaine, avait été de classer sous un même nom les poëmes homériques, l’Énéide, la Pharsale, la Henriade, parce que tous ces poëmes sont narratifs. Un des coups d’État les plus décisifs de l’école critique fut de réserver le nom d’épopée aux œuvres nationales et spontanées, produits presque inconscients du génie d’une race, à ces vieux récits héroïques, d’ordinaire anonymes, qui sont en quelque sorte l’âme d’un peuple. Plus tard, on fit un pas de plus : on vit que la grande épopée a presque toujours un arrière-fond mythologique, que mythologie et épopée sont à peu près la même chose, si bien que les races, comme la race sémitique, qui n’ont pas de mythologie, n’ont pas non plus d’épopée. Pour découvrir cela, il fallait les progrès accomplis depuis vingt-cinq ans dans le champ de la mythologie comparée. Mais ce que Fauriel et Mohl virent dans la perfection, ce sont les degrés divers que traverse la rédaction du poëme épique et les conditions sociales qu’il suppose pour se développer : d’abord un fond traditionnel, conservé le plus souvent dans certaines familles aristocratiques ; des branches diverses de récits, se rattachant à des héros célèbres ; des chanteurs vivant dans la domesticité d’une classe militaire, chantant pour cette classe et se conformant à ses goûts ; une longue période de conservation orale (l’épopée est d’ordinaire sue de mémoire pendant des siècles avant d’être écrite) ; puis, quand vient l’âge de l’écriture, une rédaction réfléchie, choisissant un centre pour y rattacher les branches éparses, élaguant plusieurs de ces branches, donnant, en un mot, à l’épopée nationale ce qui lui a manqué jusque-là, l’unité.

Voilà ce que la Grèce nous montre, avec une incomparable perfection d’exécution, dans ses poëmes héroïques. Presque toutes les autres épopées se sont arrêtées en chemin, les unes à l’état de chansons éparses, de branches non réunies, les autres à l’état d’essais individuels, non consacrés par le succès ; quelques-unes, dépassant le but, ne sont arrivées à l’état de compositions régulières que quand le temps de l’épopée sérieuse était passé et que de tels récits provoquaient le sourire (c’est le cas des cycles du moyen âge entre les mains de l’Arioste). Seule, l’épopée homérique parcourut tous les degrés qui séparent les chants décousus de l’aède du poëme accompli. Ici la Grèce garde son privilège de goût, de tact et d’harmonie instinctive. Ce que firent ses architectes, ses sculpteurs, ses historiens, ses philosophes, les derniers rédacteurs de ses poëmes épiques le firent de leur côté ; ce furent des arrangeurs comme il n’y en a eu nulle part ailleurs. Le sentiment de mesure et de proportion qui caractérise toutes les œuvres grecques anima les compilateurs de génie qui ont amené à la forme divine où nous les lisons l’Iliade et l’Odyssée.

L’Inde, la Perse, la Germanie, les peuples celtiques marchèrent dans les mêmes sentiers, mais eurent en moins le génie. Le moyen âge, en ramenant l’homme à l’état barbare et en couvrant le monde de la féodalité germanique, dont l’esprit était essentiellement épique, ramena quelques-unes des conditions de l’épopée. La principale, qui est le paganisme, manquait ; le christianisme, en obligeant le converti à maudire son passé héroïque et à tenir ses ancêtres pour des damnés, coupait la racine de la grande épopée complète. Ce qui restait possible, c’était la poésie guerrière plutôt qu’épique. Comme le sol où elle naissait était depuis longtemps chrétien, l’arrière-fond naturaliste et mythologique disparut. Au lieu de ces guerres des dieux et des éléments naturels qu’on voit derrière les épopées des Grecs, des Hindous, des Perses, des peuples celtiques, même derrière les Niebelungen, le dernier fond de l’épopée nouvelle fut un Charlemagne légendaire, fort différent de celui qui exista réellement, très-peu chrétien parfois, mais placé par l’influence des idées chrétiennes à une distance infinie de ce qui constitue le demi-dieu et le héros.

Dans cette série d’études comparatives, la Perse occupe une place de première importance. L’ancienne Perse fut essentiellement héroïque ; pour les mœurs, les idées, la langue, elle ressemblait singulièrement à notre époque carlovingienne ; elle était mythologique aussi, et, derrière les atténuations du Zend-Avesta, on aperçoit l’arrière-plan de polythéisme qui, dans l’Inde, a produit une végétation si luxuriante de dieux et de fables. De tout temps, une classe de dihkan, restes d’une noblesse féodale qui garda, sous le gouvernement des Arabes, toute son importance, se nourrissait de ces souvenirs. L’islamisme, bien plus destructeur encore que le christianisme des traditions païennes, fut un rude coup pour le vieil esprit : mais ce ne fut pas un coup mortel. Dans la région voisine du Tigre, l’esprit de l’Iran, qui d’ailleurs n’y avait jamais fleuri sans mélange, disparut devant l’éclat de la nouvelle civilisation qui se réalisa un moment à Bagdad. Mais dans les provinces orientales se conserva le génie de la Perse et son antique idiome. L’arabe ne réussit à être que la langue de la religion. Aussitôt que le kalifat s’affaiblit, une réaction persane, d’abord sourde, bientôt ouverte, se manifeste. Les gouverneurs des provinces orientales deviennent indépendants ; on parle persan à leurs cours ; les poëtes persans se multiplient ; les princes les favorisent et encouragent de toutes parts la recherche des souvenirs nationaux. Ce mouvement atteignit son plus haut période de vivacité, quand la fortune amena au pouvoir les Samanides, qui descendaient des anciens Sassanides. On vit alors un guèbre, Dakiki, chargé officiellement par le gouvernement d’écrire les anciennes fables héroïques de la nation, et des parties de ce premier essai du Livre des Rois nous ont été conservées.

Dakiki mourut n’ayant écrit que mille ou deux mille vers, et les Samanides disparurent vite. Mais leur œuvre fut continuée par les Ghaznévides, et surtout par ce Mahmoud, le souverain le plus puissant de son temps (997-1030 de Jésus-Christ), sous lequel la Perse reprit enfin sa complète indépendance dans l’islam. L’idée de réunir en un corps poétique tous les récits relatifs aux anciens rois le poursuivait ; une vaste enquête s’organisa par ses soins ; les traditions orales furent recueillies ; les vieux livres arrivèrent de toutes parts. Le roi ne s’endormait jamais sans avoir auprès de lui un conteur qui lui redisait ces merveilleuses aventures. Il s’agissait de trouver un homme capable d’en faire une œuvre durable. Mahmoud chercha longtemps : il ouvrit des concours pour la rédaction d’épisodes qu’il désignait. Il trouva enfin ce qu’il cherchait dans Aboulkasim Firdousi, natif de Thous, le plus habile poëte d’une époque où la littérature devenait trop souvent un artifice et un jeu d’esprit,

Mahmoud était musulman zélé ; mais il était avant tout iranien. Quant à Firdousi, il était à peine musulman. Le fanatisme qui l’environne l’oblige à des hommages hypocrites envers le Prophète ; il s’en acquitte aussi brièvement que possible, d’une façon gauche, embarrassée, derrière laquelle on sent percer l’antipathie. Au fond, il réserve tout son enthousiasme pour Ali. Ali était devenu le déversoir des besoins mystiques et mythologiques de la Perse. On ne parlait de lui qu’avec une emphase touchant à la folie. Comment reprendre ces effusions envers un parent du Prophète, envers le plus saint des musulmans ? Couvert par un tel artifice, l’hérétique persan rapportait à ses rêves panthéistes ce qu’il disait de cet Arabe, dont au fond il se moquait, et souriait intérieurement en songeant au bon tour qu’il jouait ainsi à l’orthodoxe. Par moments, la mauvaise humeur de Firdousi contre l’islam se trahit d’une façon à peine déguisée. Racontant ce qui se passe à ce moment capital de l’histoire de la civilisation où l’on introduisit la fête du feu : « Nos pères, dit Firdousi, avaient, eux aussi, un culte, une religion ; l’adoration de Dieu florissait parmi eux. Comme les Arabes se tournent dans leurs prières vers une pierre, eux se tournaient vers le feu aux vives couleurs. »

Ce que Firdousi est par-dessus tout, c’est naturaliste et fataliste. Le monde roule éternellement, entraîné par une loi qui réside en lui et surtout dans les astres, sans qu’aucune volonté bienveillante ou juste le gouverne. La mort plane sur toute chose. L’histoire est une succession d’âges qui se chassent les uns les autres, et auxquels président des prophètes, des héros particuliers à chacun d’eux. Au travers de cette ronde, présidée par la mort, apparaissent quelques sages qui ont su goûter la joie, tout en voyant bien qu’elle est passagère. Le poëte interrompt de temps en temps sa cantilène narrative pour insister sur l’ universelle vanité : « Lorsque tu entends ces récits, dit-il, pense combien le monde est vieux, combien de destinées ont passé sur ces montagnes et ces plaines, et combien y passeront encore. »

La magie, si antipathique aux peuples monothéistes, qui y voient non sans raison une impiété, une façon de disposer de la nature sans l’aveu de Dieu, est au fond de la théologie de Firdousi, comme au fond de toute théologie indo-européenne. Lisez les tantras de l’Inde, les Tables eugubines ; ces singulières recettes pour forcer Dieu viennent toutes d’une même idée, c’est que l’homme commande à la nature et réussit, par certains procédés, à prendre le rôle que le monothéisme attribue à Dieu seul. C’est aussi la pensée de la science moderne. Seulement, les moyens qu’imaginaient ces égarés du vieux monde étaient des formules chimériques. La chimie en a trouvé et surtout en trouvera de meilleures. En tout cas, les deux antipodes du monothéisme sont bien la science et la magie, toutes deux rendant la prière inutile. Firdousi a de tout cela un sentiment vague et profond. Malgré ses protestations d’islamisme, son poëme est athée. Dieu n’y apparaît jamais comme providence ; il n’a pas de rôle dans l’action qui s’y déroule. Le surnaturel de Firdousi est celui qui résulte d’une nature vivante, dominée par la science de l’homme et par la force de sa volonté. Ses héros sont des êtres absolus, sans supérieurs dans l’univers, mais soumis au sort. Tout est gouverné par les sphères du ciel. C’est bien là une religion de poëte épique. Le monothéisme exclut l’épopée, en substituant une Providence toute-puissante à la grande bataille de la vie du monde, conçue comme une lutte entre les forces fatales de la nature et les forces libres des individus.

Tout cela était peu orthodoxe, et il fallait de la complaisance pour qu’une cour bigote le tolérât. Le patriotisme couvrait tout. Firdousi l’éprouva. Forcé, par une de ces disgrâces qui sont l’histoire journalière des cours orientales, de quitter Ghazna, il vint à Bagdad. On y était peut-être moins croyant qu’à Ghazna ; mais le patriotisme persan ne protégeait plus le poëte à demi païen. On lui reprocha d’avoir passé sa vie à chanter les adorateurs du feu. Pour se réconcilier avec l’orthodoxie musulmane, il se mit à versifier le fade poëme biblique, ou plutôt coranique, de Joseph et Zuleikha.

L’épopée de l’Iran, telle que Firdousi l’a faite, ne saurait certainement être comparée aux chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque. Elle est même inférieure aux belles rédactions de nos chansons de geste du moyen âge et aux épopées de l’Inde, si loin elles-mêmes de la perfection d’un âge classique. L’islamisme et la philosophie persane ont introduit dans le Shah-nameh une sorte de notion mélancolique de la destinée humaine, que les poëmes homériques et les chants carlovingiens ne connaissent pas. La joie de vivre, la gaieté dans la mort, sont des éléments constitutifs de l’esprit épique. Roland et Achille, Olivier et Hector n’ont jamais réfléchi sur eux-mêmes. Ils ne songent pas à traiter la nature de marâtre et de traîtresse. Firdousi est un blasé. Sans avoir l’audace, l’ironie amère de Kheyyam, le plus étonnant poëte nihiliste qui jamais ait écrit, il vit, comme tout Persan, dans l’étroite familiarité de la mort. Chacun des grands règnes des âges mythiques est terminé par une réflexion âpre et résignée :

« Regarde ! Qui pourrait atteindre une gloire égale à la sienne ? Il avait amassé les biens de ce monde trompeur ; il avait montré aux hommes comment on arrive à la richesse, mais il n’en a pas joui. Le monde n’est qu’un rêve qui passe ; ni le bonheur ni le malheur ne durent… »

« Ô monde, cesse donc d’élever ainsi celui que tu veux moissonner ! Si tu voulais le faire disparaître, pourquoi l’élever ? Tu exaltes un homme au-dessus du firmament, puis tu le précipites sous la terre obscure. »

« … Ainsi disparut son trône royal et sa puissance ; le sort le brisa comme une herbe fanée. Quel fruit lui revient d’avoir supporté tant de soucis ? Sept cents ans avaient passé sur lui et lui avaient fait éprouver tout ce qui s’appelle bonheur et malheur. À quoi sert une longue vie ? Le monde te nourrit de miel et de sucre : mais, au moment où tu te vantes qu’il a versé sur toi ses faveurs et que toujours il te montrera sa face d’amour ; au moment où il te flatte et te caresse, quand tu lui as ouvert tous tes secrets, alors, il joue avec toi un jeu perfide et te fait saigner le cœur. Je suis fatigué de ce monde transitoire. Ô Dieu ! délivre-moi promptement d’un tel fardeau ! »

Quelles que soient les réserves que l’on doive faire sur la valeur littéraire du poëme de Firdousi, ce poëme garde un intérêt sans égal pour la mythologie et la psychologie ethnographique. On y voit à découvert ce qui ailleurs est caché, les lois secrètes qui président à la confection des épopées. Le Livre des Rois n’a pas échappé au sort commun de ces sortes de poëmes. Il s’est grossi successivement d’épisodes qui, en s’accumulant autour de l’œuvre primitive, en ont altéré le caractère individuel et l’ont transformée en un poëme cyclique. C’est bien vraiment l’épopée de la Perse. Quoique les Persans musulmans le lisent eux aussi avec délices, ce sont surtout les Parsis qui le copient ; le livre est presque devenu un livre parsi, et, si un jour, comme on peut le croire, la Perse repousse le joug de l’islam, le Livre des Rois redeviendra son livre national. Firdousi croit à la gloire ; il est humain ; il aime le bien ; la civilisation est pour lui le but que le monde poursuit, nonobstant la fragilité des individus. Ce n’est pas un Arabe, c’est un des nôtres ; avec Hafiz et Kheyyam, il caractérise cet étonnant phénomène que présente la littérature persane, la persistance obstinée du génie indo-européen au travers des plus tristes aventures de l’histoire asiatique.

  1. Le Livre des Rois, par Aboulkasim Firdousi, traduit et commenté par Jules Mohl, membre de l’Instilut, professeur au Collège de France, publié par madame Mohl. T. I, II. III. — Paris, Imprimerie nationale, 1876.
  2. M. Jules Mohl, mort le 4 janvier 1876.