Mélange d’histoire (Renan)/Lettre sur la liberté de l’enseignement supérieur

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Calmann-Lévy (p. 516-527).

LETTRE
SUR
LA LIBERTÉ DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR.


AU DIRECTEUR GÉRANT DU JOURNAL DES DÉBATS


Paris, le 4 juillet 1875.
Monsieur et ami,

Vous me demandiez, il y a quelques jours, comment il se fait que, partisan de la liberté en toute chose, je trouve la loi nouvelle sur l’enseignement supérieur pleine d’inconvénients et de dangers. Votre question m’a touché. Permettez-moi d’y répondre en peu de mots. Oui, certes, s’il est quelque chose qui doive être libre, c’est l’enseignement supérieur, puisque cet enseignement s’adresse à des esprits déjà formés, doués de discernement et capables de n’admettre une assertion que si elle est accompagnée de bonnes preuves. Mais la liberté n’est pas la désorganisation. L’art dramatique a ses lieux naturels d’exercice, ce sont les théâtres ; la musique a ses endroits d’exécution, ce sont les conservatoires et les salles de concert ; les courses ne se peuvent commodément exécuter sans hippodrome. Le lieu où se donne l’enseignement supérieur, c’est l’Université. Dans le sein de l’Université, la liberté doit être entière ; toutes les opinions doivent se produire ; aucune ne doit être privilégiée. Mais prétendre donner les exercices universitaires en dehors des universités, c’est comme de prétendre donner de brillantes courses en dehors de Longchamps et de Chantilly, ou renouveler l’art dramatique avec de petits théâtres de société.

L’Université est la lice, le grand champ clos de l’esprit humain. L’État doit être propriétaire de cette lice, en régler la police extérieure, en faire les frais généraux ; puis, quand le champ de bataille est préparé et que la loyauté du combat est bien assurée, il l’ouvre à l’éternelle dispute, sans lui-même y prendre part. Voilà la féconde conception qui, confusément éclose vers la fin du XIIe siècle sur la montagne Sainte-Geneviève, a produit l’Université de Paris et, ad instar studii Parisiensis, toutes les universités du monde. L’Allemagne, surtout dans les temps modernes, en a tiré les plus précieux fruits.

Mais, me direz-vous, les temps sont changés. L’Université de France, créée par Napoléon Ier, n’a rien de commun avec les universités d’autrefois ; l’administration centralisée de l’instruction publique a produit un complet abaissement des études en province, et la liberté elle-même s’est aussi mal trouvée que possible d’un tel régime. En pratique, pour donner satisfaction aux justes réclamations de la liberté et pour relever les études, que feriez-vous en dehors de ce que l’on a fait ?

Ce que je ferais, le voici :

Et d’abord je supprimerais ce déplorable barbarisme d’Université de France, assemblage de mots tout à fait incohérents. L’essence d’une université est de résider dans une ville, d’y avoir son existence indépendante. « Université d’Oxford », « université de Tubingue » sont des mots qui se comprennent. Mais qui jamais a entendu parler d’« université d’Allemagne », d’« université d’Angleterre ? » Il faut revenir à ce vieux système des universités distinctes et rivales que la France a inauguré autrefois, qu’elle a eu le tort d’abandonner, et qui est aujourd’hui celui de toutes les nations civilisées.

Organisons d’abord l’Université de Paris. Cela sera bien facile, puisque Paris possède les cinq facultés qui sont les parties intégrantes de toute université. Il suffira de réunir par un lien réel les facultés des lettres, des sciences, de médecine, de droit, de théologie. Le corps ainsi constitué aura ses conseils, ses assemblées, son recteur annuel, désigné par un roulement analogue à ce qui se pratique dans les universités étrangères. Il n’y a pas une seule des facultés de Paris qui ne renferme des professeurs éminents ; mettons que l’une ou l’autre de ces facultés paraisse faible, incomplète, on y devrait adjoindre quelques hommes de mérite supérieur. Cela fait, il s’agirait d’ajouter au corps de professeurs ainsi constitué une annexe indispensable, sans laquelle tout institut d’enseignement est défectueux, illibéral, fermé, avec laquelle au contraire la porte est ouverte à tous les progrès : je veux parler de ce que l’on appelle en Allemagne le Privat-docentisme, et de ce que nous appellerons l’enseignement supérieur libre. Le mécanisme d’un tel enseignement est d’un grande simplicité ; je demande cependant qu’on veuille bien ne pas négliger une seule des conditions qui vont suivre, car une seule de ces conditions omise suffit pour faire d’une chose excellente une chose inutile ou nuisible.

L’enseignement libre des facultés consistera en ceci, c’est que toute personne munie de garanties qui sont à déterminer (contentons-nous provisoirement du grade de docteur), et qui désirera faire dans l’une des cinq facultés un cours analogue à ce que l’on y enseigne, n’aura qu’à se présenter devant le doyen de cette faculté, à lui exposer son désir, à lui indiquer le titre et le programme du cours qu’il veut faire. Le lendemain, sans avoir consulté aucune autorité supérieure, le doyen doit lui assigner une salle et une heure ; il devra, de plus, pourvoir à l’affichage dans les conditions réglementaires, et veiller à ce que les appariteurs touchent pour le professeur libre la rétribution de ses élèves, rétribution fixe, la même pour tous, à laquelle il ne sera pas loisible au professeur libre de renoncer. Non-seulement tous les élèves de la faculté pourront suivre de tels cours ; ils pourront n’en pas suivre d’autres ; au jour de l’examen, nulle recherche ne sera faite à cet égard. Le seul fait de l’inscription sur le registre de la faculté devra être constaté.

Mais, dira-t-on, les cours libres étant payés par les élèves, et les cours ordinaires, salariés par l’État, étant gratuits, le professeur libre enseignera dans des conditions désavantageuses. Il n’en sera rien si, comme je le pense, les cours des professeurs ordinaires, salariés par l’État, doivent être également soumis à la rétribution. Au lieu de verser d’une façon indistincte le prix de son inscription dans les caisses de l’État, il faut que l’élève paye directement son professeur, soit ordinaire, soit libre. Il en résultera pour le professeur ordinaire un supplément bien légitime à des traitements devenus tout à fait insuffisants, et pour le professeur libre une entrée de carrière modeste ou brillante en proportion de ses succès.

La main sur la conscience, quel est l’ami le plus timoré de la liberté qui puisse dire que, dans un tel système, tout le monde n’est pas parfaitement libre ? Prenons l’opinion la plus susceptible, celle qui s’imagine le plus volontiers être lésée dans ses droits, l’opinion catholique ; de quoi peut-elle se plaindre ? D’abord, dans l’obtention des chaires ordinaires, rétribuées par l’État, personne ne sera exclu apparemment parce qu’il est catholique. Nous avons vu plus d’une carrière gênée faute d’une orthodoxie suffisante ; nous n’en avons vu aucune à laquelle l’orthodoxie du sujet ait été un obstacle. Mais supposons que les pasteurs catholiques trouvent que dans une Faculté les opinions contraires aux leurs ont trop le dessus, que les leurs ne sont pas suffisamment représentées, le remède est bien simple : qu’ils lancent comme professeurs libres dans le sein de ladite Faculté deux ou trois jeunes docteurs, défenseurs des idées orthodoxes. Les élèves auront parfaitement le droit d’aller à leurs cours et même de n’aller qu’à ces cours, puisqu’au jour de l’examen on ne demande aucun compte à l’élève des professeurs qu’il a entendus. Un tel système ne vaudrait-il pas beaucoup mieux que des cours d’apologétique chrétienne à huis clos dans des Facultés fermées ? Je suppose, de nos jours, dans le parti catholique, un homme du mérite d’Ozanam. Est-ce qu’il n’aimerait pas bien mieux professer à la Sorbonne, au risque d’avoir pour collègues des personnes d’une opinion entièrement opposée à la sienne, que d’user son talent dans un enseignement sans sonorité, sans publicité, donné au fond d’un établissement public qui, en arborant hautement le drapeau d’un parti, s’enlève par là presque toute autorité ?

Ce qui importe à la jeunesse qui suit les cours de l’enseignement supérieur, c’est d’entendre des voix très-diverses, d’assister au choc des opinions ; ce qu’on doit retirer de ces luttes, c’est moins un ensemble de doctrines fixes (il n’y en a guère de telles dans les hautes régions de l’esprit humain) que l’exercice intellectuel, la gymnastique, en quelque sorte, qui est le fruit de la discussion. De là résultent pour l’esprit un éveil, une élasticité, une ductilité, un affinage qui se retrouvent dans toutes les applications et font les nations intelligentes, sagaces, avisées.

De là résulte en même temps pour la jeunesse un souvenir qui laisse dans l’âme une trace ineffaçable. C’est la joie d’avoir été ainsi pendant trois ou quatre années spectateur et partie dans la grande bataille de l’esprit humain, qui fait que le temps d’université reste pour tous les Allemands une sorte de paradis au début de la vie, si bien qu’au travers des carrières les plus ingrates, l’ancien élève de Heidelberg ou de Gœttingue se reporte avec délices à « ces beaux jours d’Aranjuez » où il n’a été occupé que de recherches désintéressées, où il a connu des grands hommes, reçu leurs leçons, respiré leur esprit. Ce fonds intellectuel et moral suffit comme provision de voyage à une existence tout entière, et constitue le lest de convictions sérieuses dont aucune vie ne saurait se passer. Il s’y joint une confraternité entre tous ceux qui ont participé en même temps à ces études, à ces discussions. Comme autrefois ceux qui avaient disputé ensemble sur les bottes de paille de la rue du Fouarre, en se rencontrant au bout du monde se serraient la main et disaient : Fuimus simul in Garlandia[1] ; de même toutes les classes libérales d’une société ainsi élevée trouvent dans ce passage en une commune lice quelque chose qui les rapproche et domine toutes les diversités d’opinions. Au contraire, que fera-t-on avec ces universités isolées les unes des autres où l’élève n’entendra qu’une voix ? On fera deux Frances ayant non-seulement des opinions différentes (ceci serait de peu de conséquence), mais des éducations différentes, des gloires différentes, des souvenirs différents. Entre elles, ce n’est pas la discussion que l’on prépare, c’est la séparation ; or la discussion est bonne, car elle oblige chaque opinion à se surveiller, à se préciser ; la séparation est mauvaise, car chacun alors s’enfonce dans son sentiment, sans égard pour la part de vérité que peut renfermer l’avis des autres. Que si l’on songe que, autour de cette Université de Paris, ainsi élargie et rajeunie, existeraient librement, sans en faire partie, le Collège de France, le Muséum, l’École des Chartes, l’École des Hautes Études, tous les établissements de science libre, qui offriraient aux personnes studieuses de merveilleuses incitations, je dis que rien ne serait comparable à ce grand centre intellectuel ; que du monde entier les idées viendraient, comme autrefois, au XIIIe siècle, pour avoir l’honneur d’y faire leurs preuves ; que l’Église plus que personne profiterait de cette grande liberté, qui lui permettrait d’exposer au grand jour et sans une ombre d’entrave ce qui lui paraît la vérité. Avec un tel régime, qui songerait à relever des prétentions comme celles que l’on reproche tant aux protestants du XVIe siècle, à demander des places de sûreté, des parlements mi-partis ? Qui ne préférerait au système du statut personnel la grande et bonne loi de l’esprit humain, la libre discussion, sans autre juge du combat que l’opinion éclairée ?

Ce qu’il serait possible de réaliser en une année à Paris, on pourrait, l’année suivante, l’organiser à Lyon, puis dans cinq ou six autres grandes villes. Il faudrait procéder avec lenteur afin de n’avoir pas la main forcée par les sujets médiocres. Il faudrait surtout s’imposer pour règle de ne pas dépasser dans toute la France le chiffre de sept ou huit universités. Le trop grand nombre de ces établissements est leur mort. Mieux vaut de beaucoup l’absence d’université que l’existence d’une université faible, l’université faible devenant une école de paresse et de médiocrité, qui gâte les autres écoles du même genre. Il est bien entendu que chacune de ces universités n’existerait que quand elle serait dotée de toutes les facultés essentielles. Ceci est capital ; on fait du feu avec cinq ou six bûches, on n’en fait pas avec une ou deux. Nos pauvres facultés de province, égrénées, isolées les unes des autres, sont la plus faible invention qui soit sortie de l’administration de l’instruction publique en notre siècle. C’est surtout quand le réseau des sept ou huit universités serait ainsi achevé dans la France entière que la liberté serait complète, absolue. Certes, elle serait déjà très-suffisante dans une seule université constituée sur le modèle que nous tracions tout à l’heure. Mais que serait-ce quand la France posséderait sept ou huit corps enseignants, également complets, opposés les uns aux autres, nécessairement rivaux, et qui, avec le temps, arriveraient à représenter des doctrines et des méthodes différentes ? C’est alors que vraiment les jeunes gens, les familles, pourraient choisir avec la plus entière liberté l’école qui leur convient. Chacune de ces universités aurait naturellement ses maîtrises particulières, ses excellences ; chaque opinion élirait de préférence dans l'une d’elles son domicile, sa forteresse ; on irait de l’une à l’autre, pour compléter les parties défectueuses de l’une par les parties excellentes de l’autre. Il s’établirait une concurrence pleine de fécondité. L’excellent usage qui existait au moyen âge et au XVIe siècle, qui existe encore en Allemagne, de faire passer successivement les jeunes gens par plusieurs universités, se rétablirait pour le plus grand bien des études. Ces divisions, en effet, remarquez-le, ne sont pas de celles qui rendent les citoyens ennemis les uns des autres, étrangers les uns aux autres. Elles créent, au contraire, des liens profonds, car elles n’ont qu’une seule cause, la recherche de la vérité ; et au-dessous d’elles s’étend la base commune des institutions françaises, des gloires françaises, de l’esprit français.

Toutes ces vues sont trop loin d’une réalisation pour que j’aborde deux ou trois graves objections de détail, en particulier les mesures à prendre à l’égard de ces malheureuses facultés de province, dont le sort, dans toutes les hypothèses, est bien compromis, et la difficulté résultant de nos Écoles spéciales. École polytechnique, École normale, dont l’existence est difficilement compatible avec une université véritable, puisque ces établissements soutirent à la faculté des lettres et à la faculté des sciences leurs auditeurs naturels. On résoudrait la plupart des difficultés par ce principe que l’université enseigne tout l’ensemble de la science théorique, laissant aux écoles d’application, aux séminaires de toute sorte, le soin de former des sujets en vue d’une certaine pratique. Je n’ai voulu indiquer ici qu’une seule idée fondamentale, c’est que la liberté de l’enseignement supérieur ne consiste pas dans le droit pour le premier venu de pérorer à tout venant. Elle consiste en ce que le cadre des universités soit assez large et assez flexible pour que toute idée sérieuse trouve moyen de s’y faire une place sans effort. Certes, je veux que les cours libres, soit isolés, soit réunis en groupes, aient le droit d’exister, si bon leur semble ; mais je pense que, à côté d’une Université organisée comme je disais tout à l’heure, de tels cours ne chercheraient guère à se constituer. Pourquoi louer une salle, faire des frais généraux, quand l’État, moyennant un minimum de garanties, vous offre lui-même ses salles, ses affiches, ses appariteurs ?

Et qu’on ne dise pas que c’est là une imitation de l’étranger. C’est le retour à nos propres méthodes, que nous avions désertées et que l’étranger plus sage que nous a gardées et développées. Je le répète, ce système n’est pas autre chose que celui de notre vieille Université du XIIIe siècle, que le monde entier a imitée. Ce qui caractérisait ce corps admirable, du temps de saint Louis, par exemple, c’est qu’il n’était point fermé. Les professeurs ne constituaient pas un ordre à part, distinct des élèves ; l’élève, dès qu’il avait sa licentia docendi, enseignait à son tour. Mais c’est là de l’archéologie. Je m’arrête. Puissent les nouvelles institutions que l’on rêve amener dans l’avenir des fruits comparables à ceux que produisit autrefois le grand principe : « Tout s’enseigne dans l’Université ; tout s’y enseigne librement ! »

Agréez, monsieur et ami, l’assurance de mes sentiments les plus affectueux.


FIN.
  1. Le clos de Garlande (rue Galande).