Mélanges/Tome I/102

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M. PARKMAN ET L’ABBÉ CASGRAIN


27 novembre 1878


Le Courrier du Canada de lundi contient, à propos de M. Parkman, un article signé : L’abbé H. R. Casgrain. En voici le commencement :


Le séjour passager que M. Parkman a fait dernièrement dans notre bonne ville de Québec a suscité des appréciations bien diverses sur ses écrits ; les uns en ont parlé avec admiration, les autres avec indignation. La vérité, à notre avis, ne se trouve ni d’un côté ni de l’autre : elle est dans le juste milieu. M. Parkman est protestant, et par conséquent ses ouvrages, au point de vue catholique, sont mêlés de vrai et de faux, de bien et de mal. Pour, en porter un jugement impartial, il faut les considérer dans leur ensemble.


M. Casgrain paraphrase le viel axiome : in medio stat virtus. C’est la vérité qu’il place au milieu. Elle ne s’y trouve pourtant que très rarement, peut-être

jamais.[1] Règle générale, la vérité et l’erreur sont aux extrêmes. C’est le libéralisme, qui cherche à concilier la vérité avec l’erreur qu’on trouve au milieu. Dans le cas qui nous occupe, la vérité se trouve soit du côté des uns qui admirent, sans réserve, les livres de M. Parkman, soit du côté des autres qui les blâment sévèrement.

Gardons-nous des sophismes. Un livre, mauvais dans son ensemble, peut renfermer certaines vérités, mais il est impossible qu’un ouvrage où se rencontre une seule erreur grave puisse être autre chose qu’une œuvre mauvaise et partant condamnable. On peut quelquefois louer le bien qu’on trouve dans un mauvais livre, jamais le livre même.

Il est inutile de dire que M. Parkman est protestant. Pour le critique catholique, il n’y a pas d’autre point de vue possible que celui où se place l’Église. Le protestantisme de M. Parkman peut expliquer ses écrits ; il ne saurait les excuser.

M. Casgrain se flatte d’avoir jugé les ouvrages de M. Parkman d’une manière impartiale, de les avoir considérés dans leur ensemble. J’ignore s’il l’a fait par le passé ; je suis certain qu’il fait tout autre chose dans son article de lundi. Dans cet écrit, il s’applique uniquement à prouver que M. Parkman a dit quelques vérités en parlant des jésuites. (Ce n’est pas là une vue d’ensemble). C’est un travail absolument sans valeur, car personne ne nie ce que M. Casgrain fait tant d’efforts pour établir. Il combat des moulins à vent. M. Parkman a écrit de belles pages, où il rend justice aux catholiques : je l’ai déjà dit et je le répète. Mais il est aussi l’auteur de pages infâmes qui gâtent le livre dont il est question en ce moment. Voilà le point qu’il convient de discuter.

M. Casgrain a beau citer des extraits où la ferveur, le dévouement, l’abnégation des jésuites sont loués, cela n’efface point le passage honteux où la sainte Église, l’Épouse Immaculée du Christ, est comparée à une vile prostituée !

Tant que ce mot restera dans le livre de M. Parkman, son ouvrage, quoi qu’on en dise, sera une abomination.

Une seule voix discordante dans un concert suffit pour produire une cacophonie insupportable. De même, un seul cri de haine diabolique comme celui que M. Parkman pousse à la page 83 de son livre est assez fort pour étouffer les paroles d’éloge qu’il adresse aux missionnaires. Citons encore.


Partout dans les ouvrages de M. Parkman, on entrevoit une âme droite et née pour la vérité, mais perdue, sans boussole, sur un océan sans rivage (à quoi servirait une boussole sur un océan sans rivage ?) Delà ces aspirations vers le vrai, ces aveux éclatants, ces hommages à la vérité, suivis, hélas ! d’étranges affaissements, d’excès de fanatisme qui étonnent.

Rejetant le surnaturel, il se perd en conjectures, il suppose mille motifs humains pour expliquer les actes d’héroïsme que la foi et le zèle apostolique inspiraient à nos aïeux. Toutefois, à son insu son, âme loyale et grande trahit l’émotion ; impatiente dans cette cage de fer du naturalisme où elle est emprisonnée, elle prend de magnifiques élans, elle jette des cris superbes.


Dans les lignes qui précèdent, M. Casgrain explique les fautes de M. Parkman, et l’on dirait qu’il croit les avoir excusées. Encore une fois, c’est là le point faible de son augmentation.

Mais quel est le but pratique de l’écrit de M. l’abbé ? Le passage suivant le laisse entrevoir :


En face de pareils résultats que doit-on faire dans l’intérêt de la religion et de la nationalité ? N’est-ce pas évident qu’on doit essayer par tous les moyens possibles d’amoindrir le mal et d’augmenter le bien ? ne rien négliger, dans la critique et dans les rapports mutuels, de ce qui peut faire disparaître les préjugés et rapprocher les esprits ? L’exemple de nos anciens missionnaires est là pour nous indiquer la marche qu’on doit suivre.

Quand ils se trouvaient en présence de quelques indigènes qu’ils voulaient convertir, avaient-ils jamais la pensée de s’indigner et de les aigrir ? Au contraire, ils ne reculaient devant rien pour les adoucir, les attirer à eux et dissiper leurs préventions ; en un mot, ils se faisaient aimer, et une fois maîtres de leur cœur, ils l’étaient bientôt de leurs esprits. Ils les reprenaient avec douceur de leurs égarements ; et découvraient-ils en eux quelques bonnes aspirations ou dans leur conduite quelque vertu, ils y applaudissaient hautement et ajoutaient quelquefois à leurs éloges quelque présent ou quelque marque d’honneur, afin de les mieux encourager.[2] Et en agissant ainsi, ils ne s’imaginaient nullement sanctionner le reste de leur conduite. Personne ne s’y trompait, ni les missionnaires, ni les néophytes.

Pourquoi ce qui réussissait si bien autrefois ne réussirait-il pas aujourd’hui auprès d’esprits bien autrement élevés et droits ?

Nous en savons assez pour dire que les efforts tentés n’ont pas été tout à fait inutiles.


Quelle déplorable confusion dans les idées, jointe à une remarquable clarté de style !

M. Casgrain confond le rôle de critique avec la mission du prêtre. Le critique s’occupe de l’œuvre ; le prêtre, de l’ouvrier. Le critique s’adresse aux intelligences seules, il juge d’après les immuables principes de la vérité ; le prêtre, le missionnaire surtout parle au cœur et épuise les ressources si diverses de la charité. La critique, c’est la justice inflexible, sa route est toute tracée ; l’œuvre du missionnaire, c’est la miséricorde qui se fait tout à tous.[3]

M. Casgrain, critique, doit juger les œuvres, laissant à M. Casgrain, prêtre, le soin de travailler à la conversion de l’écrivain.

Il est permis au prêtre de plaider, de ménager les susceptibilités, d’employer même la diplomatie pour atteindre son but. Tout cela est interdit au critique.

Et lorsque M. Casgrain, prêtre, aura produit le changement salutaire qu’il semble espérer, et que M. Parkman aura réparé publiquement ses torts envers la religion, alors ce sera le devoir du critique d’enregistrer ce retour à des idées plus saines. Alors aussi, mais alors seulement on pourra songer à « ajouter aux éloges quelque marque d’honneur. »[4]


  1. La vérité purement doctrinale se trouve sauvent entre deux erreurs opposées. Ainsi la vérité sur les relations de l’Église avec l’État se trouve entre l’erreur de ceux qui confondent l’ordre spirituel et l’ordre temporel, et l’erreur des autres qui voudraient séparer complètement ces deux ordres. L’Église enseigne que l’État doit être uni et subordonné à l’Église, mais que le spirituel et le civil sont deux ordres distincts. Ou encore, la vérité se trouve entre l’erreur du traditionalisme, qui diminue outre mesure la puissance de la raison humaine, et l’erreur du rationalisme qui l’exalte à l’excès. Troisième exemple : la vérité sur le bonheur du ciel se trouve entre deux erreurs opposées, celle qui fait dériver presque entièrement, des créatures et des sens le bonheur des élus, et celle qui le fait consister exclusivement dans la vision béatifique sans que la gloire accidentelle provenant des créatures y soit pour rien. Dans cet article il s’agit de la vérité des jugements qu’il faut porter sur les hommes et les choses. Un auteur, un livre est bon ou il est mauvais, car du moment qu’il a du mauvais il est mauvais ; de même que la coupe empoisonnée est mauvaise quelle que soit la qualité du vin auquel le poison est mêlé.
  2. Il faut croire que la comparaison boiteuse de M. l’abbé Casgrain n’a pas été goûtée en haut lieu, et que M. Parkman a été jugé trop et trop peu sauvage pour mériter quelque honneur ; car malgré cet éloquent plaidoyer, l’Université a reculé là où, selon M. l’abbé, les missionnaires auraient agi tout autrement.
  3. Il n’est guère probable, toutefois, qu’un missionnaire prudent conférerait quelque marque d’honneur à un chef sauvage qui aurait, tout récemment encore, scalpé un autre missionnaire ou outragé une religieuse ; quand bien même ce chef aurait, en d’autres circonstance, montré certaines bonnes dispositions. Il se dirait, avec raison, qu’une telle conduite serait de nature à mal édifier ses néophytes et à retarder leur conversion. M. Parkman venait d’écrire les abominations qu’on a lues plus haut, et M. Casgrain aurait voulu, dans l’espoir de l’attirer, qu’il fût publiquement honoré, au risque de scandaliser tous les catholiques du pays. Il est facile de comprendre que ce n’est pas la vraie charité chrétienne qui inspirait notre contradicteur.
  4. Un écrivain catholique, sous le nom de plume de Spectator, fit, dans le Courrier du Canada, une magnifique réfutation de l’article de M. l’abbé Casgrain. Ce travail, qui est à lire, a été reproduit dans le Canadien du 29 novembre 1878.