Mélanges/Tome I/51

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imprimerie de la Vérité (Ip. 156-162).

UN MAUVAIS JOURNAL ET SES SUPPOTS


24 juin 1882


Il y a quelque temps, nous avons reçu de New-York une lettre-circulaire imprimée portant les signatures des propriétaires du Courrier des États-Unis. Cette circulaire, qui parait avoir été envoyée à tous les journaux du Canada, quémandait une réclame en faveur du journal new-yorkais. Nous avons jeté ladite circulaire au panier ; tous nos confrères n’en ont pas fait autant, nous le constatons avec un vif regret. Loin de là, un certain nombre d’entre eux ont rivalisé de zèle pour se rendre agréables aux nouveaux propriétaires de la feuille en question.

L’Événement a battu la marche. Cela ne doit pas nous étonner. Ce journal sans principes s’est toujours distingué par son dévouement, en faveur des mauvaises causes ; qu’il se dise libéral ou conservateur, qu’il se prosterne devant MM. MacKenzie et Joly ou qu’il flagorne Sir John et M. Chapleau, peu importe, c’est toujours le même organe du mal, railleur, sceptique et dissolvant, sans cœur, sans honneur et sans foi.

Une réclame dans les colonnes de l’Événement en faveur du Courrier des États-Unis, c’était donc dans l’ordre pour ainsi dire.

La Concorde a suivi l’Événement. C’était encore dans l’ordre.

Le Courrier de Montréal a reproduit, avec éloges, l’élucubration de l’Événement ; ce n’était pas dans l’ordre, mais vu le manque absolu de contrôle qui caractérise la rédaction du Courrier depuis quelque temps, on ne pouvait iras s’en étonner.

Puis, la Gazette, de Joliette, a dit son mot en faveur de la feuille new-yorkaise. Cela nous a étonné et attristé.

Voici maintenant que le Journal de Québec vient, à son tour, avec un article en l’honneur du Courrier des États-Unis.

Cet article du Journal est bien pire que ceux des autres journaux dont nous avons parlé.

Tandis que l’Événement, la Concorde, le Courrier de Montréal et la Gazette de Joliette consacrent à ce sujet des articles de louanges pures et simples, le Journal met dans son écrit juste assez de « réserves » pour rendre un véritable service au Courrier.

On le sait, un écrit où il n’y a que des éloges, et des éloges exagérés produit relativement peu d’effet ; ça sent trop la réclame, ça trop l’air payé tant la ligne.

Pour qu’un écrit en faveur d’un livre, d’un journal, d’un homme produise son effet, il faut qu’il y ait quelques petites « réserves » mêlées aux éloges afin de donner à l’article un air d’impartialité qui séduit.

C’est ce que l’écrivain du Journal de Québec a parfaitement compris.

Nous allons faire une guerre à mort au Courrier des États-Unis et à tous ceux qui l’appuient ; c’est pourquoi, afin qu’on ne puisse pas nous accuser d’exagérer la portée de l’article du Journal de Québec, nous le reproduisons intégralement. Le voici, tel que nous le trouvons dans le numéro du 15 juin courant :


M. Lassalle, ancien propriétaire du Courrier des États-Unis, vient de prendre sa retraite, après avoir publié cette feuille avec le plus grand succès, pendant un grand nombre d’années.

Le Courrier des États-Unis est en effet, un grand succès de journalisme français en Amérique, s’il est vrai, comme nous le croyons, que ses profits nets, par année, atteignent près de $30,000, et que la valeur de l’établissement s’élève à $200,000.

Nous n’avons pas de peine à croire à ce succès matériel, en jetant les yeux sur les trois éditions, quotidienne, hebdomadaire et du dimanche, que publie notre confrère new-yorkais.

Ces trois éditions, d’un caractère distinct, sont des plus intéressantes, sous le rapport de la variété des informations et le talent de la rédaction, qui porte le cachet littéraire des grands journaux parisiens, seulement nous n’avons pas pu toujours en approuver l’esprit et le choix.

Le Courrier des États-Unis a une grande circulation au Canada.

Sa politique américaine nous renseigne généralement avec impartialité, et quand il s’agit du Canada, nous trouvons en lui un ami sincère, surtout quand il est question des intérêts canadiens-français.

Nous saisissons la présente occasion pour lui témoigner notre reconnaissance.

Quant à sa politique européenne, nous faisons aussi nos réserves, n’envisageant pas toujours au même point de vue que lui les diverses questions, qui s’agitent dans le vieux monde, surtout en France.

Ces réserves faites, nous offrons à M. Lassalle nos plus franches félicitations sur ses succès passés, et lui souhaitons la plus paisible retraite qu’il puisse désirer.

Nous offrons en même temps nos meilleurs souhaits à la nouvelle direction du Courrier, qui continuera à être rédigé par M. Léon Meunier, écrivain des plus distingués, et à être administré par M. H. P. Sampers.

Tous deux restent seuls propriétaires du Courrier des États-Unis.


Pauvres gens du Journal de Québec ! Savez-vous bien ce que vous faites ? Nous voudrions croire que vous ne le savez pas, mais votre expérience vous condamne.

Que vous le sachiez ou que vous ne le sachiez pas, voici ce que vous faites : Vous prêtez main forte au démon de l’impureté, au démon qui peuple les lupanars.

Ce langage paraîtra peut-être excessif ; cependant nous voudrions trouver des expressions encore plus fortes pour flétrir le Courrier des États-Unis.

L’obscénité de certains feuilletons du Courrier est incroyable. Il y a des passages, par exemple, du roman intitulé : Fleur du Crime, que ce journal vient de publier, qui sont tellement immondes, tellement pourris, tellement puants que non-seulement nous ne pouvons pas les reproduire ici pour les flétrir, nous ne pouvons pas même les analyser.

Ces propos sont obscènes au delà du croyable, encore une fois. Le père de famille le moins scrupuleux qui entendrait un jeune homme tenir un pareil langage devant sa fille ou sa femme, chasserait le misérable de sa maison à coup de fouet.

Que disons-nous, cela est si abominable qu’un homme respectable aurait honte de lire ces passages tout haut devant un autre homme.

Plus que cela, nous défions tout homme qui ne soit pas complètement dépravé et endurci dans le crime, de lire cela tout bas sans rougir.

Il est impossible que la jeune fille ou le jeune homme qui se nourrit habituellement de cette pourriture n’ait pas l’imagination souillée.

Eh bien ! le Courrier des États-Unis, qui publie ces abominations, est très répandu au Canada, il circule dans nos familles, il traîne sur la table des cabinets de lecture où les gens le dévorent.

Et les journaux canadiens font de la réclame en faveur de ces immondices !

Le Journal de Québec nous dit que les profits du Courrier atteignent le chiffre de $80,000 par année.

Ce chiffre représente le prix des âmes que ces mauvaises lectures perdent chaque année ! Avez-vous jamais songé à cela ? pauvres gens du Journal de Québec.

Vous félicitez MM. Meunier, Lassalle et Sampers, tandis que vous devriez les flétrir comme des empoisonneurs de la jeunesse ; vous leur témoignez « votre reconnaissance » ! Grand Dieu, savez-vous ce que vous dites ? Avez-vous une idée de l’effrayante responsabilité que vous assumez ?

Quand vous paraîtrez devant le Juge juste et sévère, qui demandera à chacun de nous un compte rigoureux, que direz-vous si vous voyez surgir autour de vous les âmes accusatrices de vos compatriotes, de vos proches peut-être, perdues par votre faute, perdues parce que vous les aurez engagées à s’empoisonner ?

Pauvres gens du Journal de Québec, avez-vous jamais songé à cela ? Avez-vous jamais songé au jugement dernier ? au compte épouvantable que vous aurez à rendre du scandale que vous donnez ?

En politique, jouez le rôle ignoble que vous jouez depuis quelque temps, si cela vous permet de vivre ; par là vous ne nuisez qu’à vous-même ; mais pour l’amour de Dieu ne vous alliez pas au démon de l’impureté, incarné dans les feuilletonistes immondes du Courrier des États-Unis, pour perdre les enfants de vos frères !



24 juin 1882


Sous ce titre : Est-ce une panique, nous lisons dans le Monde de Montréal :


La Vérité du 10 juin, blâme l’Événement d’avoir publié une réclame de près d’une colonne en faveur du Courrier des États-Unis, qu’elle dénonce comme immoral, etc. C’est tout de même, chose assez singulière que l’autorité épiscopale soit jusqu’ici restée muette sur ce sujet. La Vérité doit s’effrayer à propos de rien ; car si, comme elle le dit, les feuilletons de la feuille New-Yorkaise étaient très souvent immondes, ses faits-divers et ses reproductions presque toujours sujets à caution, les évêques, qui doivent savoir que le Courrier circule au Canada par milliers d’exemplaires, n’eussent certainement pas manqué d’élever la voix. Du moins nous aimons à le croire.


Si le rédacteur du Monde comprenait le rôle de la presse catholique il n’aurait pas écrit cet entrefilet.

Notre confrère veut donner à entendre que nous cherchons à régenter les évêques, à leur dicter la ligne de conduite qu’ils doivent suivre. Pourtant, rien n’est plus loin de notre pensée, et rien, dans nos écrits, ne justifie la malveillante insinuation que renferme l’article du Monde. Dieu merci, nous nous sommes jamais rendu coupable de la faute insupportable de faire la leçon à l’épiscopat ; nous avons nos défauts, mais non pas celui-là.

Nous connaissons les droits et les devoirs de la presse catholique ; nous savons où commence et où finit son rôle.

Le rôle de la presse catholique consiste à proclamer les principes catholiques, à combattre le mal jour par jour, à opposer aux écrits funestes de la mauvaise presse, des réponses, des réfutations ; il consiste encore à éclairer l’opinion, à la former, à signaler les dangers. Lorsqu’il s’agit de l’application des principes, lorsqu’il s’agit de trouver le remède aux maux, le rôle du journaliste catholique cesse et il doit se conformer, comme les autres fidèles, aux prescriptions de l’Ordinaire.

Voilà ce que nous avons appris de Pie IX et de Léon XIII, voilà ce que nous essayons de mettre en pratique.

Dans le cas actuel, il s’agit de flétrir un mauvais journal qui, au dire du Monde, « circule par milliers au Canada » ; nous dénonçons cette feuille avec toute l’énergie dont nous sommes capable, et, en le faisant, nous ne sortons pas de notre rôle.

Le Monde doit savoir, comme nous, que NN. SS. les évêques n’ont pas le temps de lire les feuilletons et les faits-divers de tous les journaux qui circulent au Canada ; c’est aux journalistes catholiques qui, par leur état, sont obligés de lire ces choses, à signaler le danger. Et pour notre part nous n’allons pas au-delà. Du moment que l’épiscopat est averti du danger, notre rôle est fini ; les évêques agiront selon la lumière et la sagesse que le Saint-Esprit leur donne pour gouverner l’Église, pour protéger la foi et les mœurs des fidèles. Nous n’avons pas la sotte prétention d’entrer sur ce terrain.

Si le Monde, au lieu de nous turlupiner, au lieu de nous chercher noise et de nous représenter comme faisant du zèle intempestif, voudrait prendre la peine de lire certains feuilletons du Courrier et de les signaler a qui de droit, il remplirait bien mieux le rôle de journaliste catholique auquel il prétend encore.