Mélanges/Tome I/55
FRANCOPHOBIE
C’est avec regret que nous constatons l’existence, chez un grand nombre de gens de la province d’Ontario, une haine profondément enracinée contre tout ce qui est canadien-français. Cette haine date de loin. Autrefois elle se traduisait par des cris féroces, des vociférations. C’était l’époque du No Popery, no French domination, époque où l’on affichait ouvertement la francophobie. Plusieurs personnes — et nous étions du nombre — croyaient que cet esprit funeste avait peu à peu disparu pour faire place à des idées plus larges, à des sentiments moins pervers. Le ton de la presse haut-canadienne nous force, bien malgré nous, à croire qu’il n’en est rien et que la francophobie existe toujours dans la province sœur. Car la presse, surtout la presse anglaise, est un excellent baromètre, ou plutôt un miroir qui reflète fidèlement les opinions du public. Règle générale, les journaux anglais ne cherchent pas à former ou à réformer l’opinion ; ils ne font que la suivre. Cela exige moins d’efforts et paie beaucoup mieux. Si nos confrères d’Ontario manifestent encore une grande aversion pour la race canadienne-française, c’est beaucoup plus pour chatouiller agréablement les oreilles de leurs lecteurs que pour exprimer une opinion bien arrêtée chez eux.
Les journaux haut-canadiens d’aujourd’hui ne procèdent pas de la même manière que procédaient jadis le Globe et le défunt Leader. Nous n’entendons plus de ces violences de langage qui caractérisaient les luttes d’autrefois. On respecte plus les formes, mais au fond on est toujours animé du même esprit. Les feuilles d’Ontario emploient surtout contre nous le persiflage, et affectent à notre égard des airs de supériorité. C’est ainsi que le Free Press, l’autre jour, en parlant de notre article sur les francs-maçons et le service civil, a profité de l’occasion pour insulter la presse française en général, prétendant que nos journaux se font remarquer surtout par l’étroitesse de leurs idées.
Le Mail, aussi, se signale depuis quelque temps par sa francophobie. C’est au point que le Monde, de Montréal, qui est pourtant l’ami politique du Mail, se voit obligé de ramener souvent son confrère de Toronto à l’ordre.
Les journaux du Haut-Canada font une œuvre anti-patriotique en cherchant à entretenir chez leurs lecteurs des sentiments d’animosité à l’égard des Canadiens-français. S’ils étaient à la hauteur de leur mission ils feraient tout le contraire ; ils travailleraient à inspirer aux masses des idées plus justes. Le Mail avait commencé, il y a quelque temps, à publier des articles très sympathiques à notre race, mais il faut croire que cela ne payait pas, car il a cessé de le faire.
Si les journalistes du Haut-Canada veulent que l’œuvre de la confédération soit durable, il faut d’abord qu’ils se débarrassent eux-mêmes de cette ridicule francophobie, et qu’ils travaillent ensuite à la faire disparaître chez leurs lecteurs.