Mélanges historiques/06/00

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PRÉFACE

Les Forges Saint-Maurice n’existent plus. Il ne reste que des vestiges de leur vie d’autrefois, et ce lieu est devenu presque solitaire. De nos jours, de rares touristes qui soupçonnent ce que durent être les « vieilles Forges », attirés par les légendes qu’elles ont laissées dans la mémoire du peuple des environs, n’y trouvent que les décombres de la « grande maison » en ruine, les restes croulants d’un haut-fourneau, une cheminée de fonderie, la chapelle bien conservée que fréquentent encore les « habitants » de la région voisine, quatre ou cinq maisons, un moulin à farine, mais rien du joyeux village naguère si renommé, ni de la remarquable population d’il y a cent, cent cinquante ans.

C’était pourtant le siège d’une industrie métallurgique florissante, restée sans analogie dans l’histoire de la colonisation française, qui a duré plus d’un siècle. La plupart de nos œuvres historiques, certains livres spéciaux contiennent plus d’une mention de ces Forges Saint-Maurice, mais les écrivains n’en ont parlé qu’en passant. Depuis que le jeu des facteurs économiques a refroidi leurs hauts-fourneaux, elles sont rentrées dans l’oubli ; le mystère enveloppe un passé riche de souvenirs, tout un monde dont l’ignorance nous empêcherait de comprendre ce qu’est devenue une catégorie d’hommes et de choses qui compte parmi les plus curieuses de notre pays : tout ce qui provient des Forges. On ignore même, aujourd’hui, que les Forges ne furent point une colonie canadienne, mais qu’elles étaient formées par des artisans de la Bourgogne qui, jusqu’à 1850, conservèrent leurs habitudes particulières et offraient un contraste des plus curieux avec l’ensemble des coutumes du Canada.

Établissement unique en son genre et privilégié, sa création fut un immense bienfait pour le pays. Il succomba lorsque le monopole cessa d’exister. C’était une chose, un monde à part. M. Benjamin Sulte qui a séjourné aux Forges dans sa prime jeunesse, soit aux environs de 1850-60, les a vues dans toute leur activité, et nous l’avons entendu dire qu’il avait tant bu de l’eau chargée de fer du ruisseau de la grande forge qu’il espérait bien vivre cent ans. Ce qui est plus certain, c’est qu’il a commencé jeune à recueillir des renseignements sur ces lieux historiques. Les premières pages de ce livre datent de 1869, leur auteur ayant cru bon d’écrire ses impressions sur le plus ancien de nos foyers métallurgiques alors même que son activité commençait à ralentir. Mais cette histoire des Forges est aussi tirée des Archives fédérales. Faut-il s’étonner que M. Sulte les connaisse si bien ? En guise de réponse, nous dirons qu’au temps où M. Sulte était député-ministre de la milice, les Archives logeaient au sous-sol des bureaux de ce ministère. Jusqu’en 1903, il a donc eu la bonne fortune de les consulter au fur et à mesure qu’elles nous arrivaient d’Europe ou d’ailleurs. De 1883 à 1887, Joseph Marmette, notre romancier, alors attaché au service des Archives, retrouve en France une bonne partie des papiers provenant de l’administration des Forges ; il nous les fait parvenir ; M. Sulte les salue avec bonheur et s’empresse d’en faire l’analyse. La plupart des manuscrits ayant trait aux célèbres Forges, et rapportés chez nous avec une foule d’autres par Marmette, ce sont tout bonnement la correspondance du conseil de la marine et des colonies, des états de comptes, des bordereaux de paie, des quittances, des inventaires, en somme des pièces de comptabilité peu propres à émerveiller le vulgaire. Mais l’historien n’a-t-il pas le secret de rendre éloquents tous ces « chiffons de papier » ? En les examinant de près, il se rend compte que chacun d’eux contient des renseignements d’une valeur considérable sur tout ce qui caractérise une époque donnée.

Grâce à ces documents on peut se faire une idée de l’importance qu’avait l’industrie du fer dans un pays neuf, à une époque où l’on serait porté à croire qu’il n’en existait aucune.

Nous devons à M. Sulte quelque chose de plus que cet examen critique des vieux papiers des Forges. Plus précieux est le registre paroissial des Forges, contenant les actes de naissances, mariages et sépultures du lieu, que l’auteur découvrit, comme par hasard, dans le greffe des notaires. Lui seul n’a encore fait usage de ce cahier ; il en a extrait des données généalogiques dont bénéficie le présent ouvrage. Par ce substantiel appoint, nombre de familles provenant de la région des Trois-Rivières retraceront ici leurs origines demeurées jusqu’à présent obscures. Car l’auteur du « Dictionnaire généalogique », Mgr Cyprien Tanguay, n’a pas eu connaissance de ce registre paroissial des Forges. Et que d’autres informations M. Sulte n’a-t-il pas rencontrées au cours de ses recherches ! Il n’est pas possible de désirer davantage : le même homme a vu la splendeur des Forges et il en possède tous les papiers anciens.

Cette monographie des Forges Saint-Maurice est une chronique neuve de notre histoire. Elle a de plus ce trait spécial que le fer a été la seule industrie permise au Canada sous le régime français. La raison que l’auteur en donne est que le souverain y voyait la possibilité de se procurer à meilleur compte, plus facilement et plus vite, le matériel de guerre qu’il eût fallu, sans cela, expédier de France. En ce qui regarde les Canadiens, ils en retirèrent bien d’autres bénéfices tels que poêles, marmites, outils et les mille articles en fer dont ils avaient été privés ou qu’ils payaient gros prix avant l’installation de ces usines. Il est à propos de remarquer aussi que l’établissement, conduit à la manière royale, déboursait plus qu’il ne rapportait, mais fournissait la colonie selon ses besoins, ce qui faisait fort bien l’affaire des « habitants ». Sous le drapeau britannique, les Forges furent accordées à bail à des compagnies et à des particuliers qui ne redoutaient pas la concurrence et « leur grande vie » se continua durant un siècle encore.

Cette étude entre naturellement dans les « Mélanges Historiques. » Elle est plus longue que les autres mais non moins à sa place ici. Son caractère est plutôt général que local, attendu que tout le Canada y est intéressé et c’est un sujet fort peu connu. Les éditeurs des « Mélanges Historiques. » ont la certitude de présenter aux lecteurs, avec ce volume — le sixième de la série — un travail qui n’est aucunement inférieur aux précédents.

Gérard MALCHELOSSE.
18 mai, 1920.