Mélanges historiques/13/03

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III


Nous avons dit que l’année 1807 fut le point de départ de beaucoup de malentendus, à cause des deux hommes qui accentuèrent les difficultés comme à plaisir : le gouverneur sir James Craig et son secrétaire Ryland. Celui-ci exerçait les fonctions de secrétaire des gouverneurs depuis 1792. Il était homme de talent, de bonne société. Sa conception des colonies était que tous les pouvoirs sont localisés dans la personne du roi et que le gouverneur délégué par le souverain détient pareillement ces pouvoirs et privilèges. C’est du Louis XIV pur. Il voulait abolir la chambre d’assemblée et le conseil législatif, ne gardant autour du gouverneur qu’une douzaine de personnes, sans lien avec la population canadienne, pour mener les affaires, avec des employés anglais uniquement. En somme, c’est le régime français tel que nous l’avions subi durant six quarts de siècle.[1]

Le juge en chef Jonathan Sewell partageait les mêmes vues. Le groupe des fonctionnaires pensait de la même façon. Aucun gouvernement n’avait adopté cette politique, de sorte qu’elle dormait dans la tête de ses auteurs.

L’automne de 1807, le gouverneur sir James Craig arriva pour prendre la direction de la province. Dès le lendemain, on savait qu’il allait écraser tout le monde, « afin, disait-il, d’avoir la paix dans le pays ». Ryland avait rencontré son « alter ego ». Tous deux s’unirent pour envenimer les sujets d’irritation qui préoccupaient déjà l’esprit public. Il se forma autour d’eux une clique qui continua de se donner le nom de parti anglais, exprimant par là son désir de refouler les Canadiens et de les chasser de partout.

Sir James Craig avait été choisi comme gouverneur du Canada parce que la guerre menaçait d’éclater entre les États-Unis et l’Angleterre. Dans ces conditions, il devait s’assurer de deux choses essentielles : les ressources du pays et la bonne volonté de la population. Il ne fit ni l’un ni l’autre. Toute sa pensée se concentra dans l’assujettissement des Canadiens. Il activa le feu déjà allumé et fit naître de nouveaux embarras. Il n’est pas possible d’errer plus complètement. Ses vexations servirent à prouver que les Canadiens n’étaient pas des rebelles, puisque, aussitôt qu’il eût décampé, la population se leva comme un seul homme pour repousser les Américains.

Si Craig eût été gouverneur en 1812, les Canadiens se seraient déclarés neutres entre les belligérants, tant cet officier avait paralysé le bon vouloir du peuple. Il a failli perdre le Canada, et son secrétaire Ryland doit porter une large part du blâme de l’histoire.

La chambre offrait alors de payer toutes les dépenses civiles. Cette mesure effrayait les conseillers du gouverneur qui, plus que personne, en ressentaient les conséquences ; car c’était leur enlever le maniement des deniers publics et par là le patronage. Ryland, l’âme de toutes les combinaisons imaginées contre l’influence des Canadiens, crut pouvoir parer le coup en partant pour Londres, porteur des dépêches officielles de sir James Craig et muni d’instructions particulières pour plaider la cause anglaise auprès des ministres. On verra qu’il ne gagna rien.

Le 14 juin 1808, Jean-Antoine Panet, président de la chambre d’assemblée, fut révoqué comme lieutenant-colonel de milice. Cet acte arbitraire tendit tout à fait la situation. Alors commencèrent de la part du gouverneur une suite de tracasseries et de mesures violentes, qu’il porta jusqu’à réprimander l’assemblée législative et à la dissoudre coup sur coup trois fois en deux ans, espérant que les élections lui amèneraient des députés plus soumis, mais il ne gagna qu’à se faire détester.

Sir James Craig était lettré, orateur et écrivain. Il savait tourner un sujet et lui donner des formes diverses. Bref, il mettait toute son habileté à soutenir le conseil législatif contre l’assemblée législative, afin d’empêcher cette dernière de contrôler les dépenses publiques et par là faire les nominations aux emplois, exercer le patronage, etc., tel que cela se passe de nos jours.

Les marchands de fourrures avaient une influence énorme dans le pays ; mais, comme on s’aperçut qu’ils faisaient corps avec sir James Craig, les élections de 1808 les reléguèrent en arrière. Ce fut un mouvement de toute importance, puisqu’il fit avorter le projet d’union des deux Canadas préparé dans ce milieu.[2]

Durant la session de 1810, Pierre Bédard, reprenant les idées de Ducalvet, demanda la création d’un ministère responsable. Il fut regardé comme un révolutionnaire.

Pierre Ducalvet, dans son Appel à la Justice, publié en 1784, invoquait l’établissement d’un gouvernement constitutionnel dont il posait ainsi les bases : 1o Conservation des lois françaises ; 2o loi de l’Habeas Corpus, 3o jugement par jury ; 4o inamovibilité des conseillers législatifs, des juges et même des simples gens de loi, sauf forfaiture ; 5o gouverneur justiciable des lois de la province ; 6o chambre d’assemblée élective ; 7o nomination de six députés pour représenter le Canada dans le parlement anglais ; 8o liberté de conscience ; personne ne devant être privé de ses droits politiques pour cause de religion ; 9o réforme de la judicature par le rétablissement du conseil supérieur ou conseil souverain du temps des Français ; 10o établissement militaire ; création d’un régiment à deux bataillons ; 11o liberté de la presse ; 12o collèges pour l’instruction de la jeunesse ; emploi des biens des Jésuites pour cet objet, conformément à leur destination primitive ; écoles publiques dans les paroisses ; 13o naturalisation des Canadiens dans l’étendue de l’empire britannique.

Une telle constitution serait plus complète que celle qui nous fut donnée en 1791. À l’article du gouverneur, Ducalvet allait au-delà des partisans du ministère responsable, car ce fonctionnaire relève des autorités impériales ; en le rendant sujet à nos lois, il voulait ôter à la métropole un pouvoir qu’il regardait comme dangereux. Ce livre de Ducalvet était continuellement commenté et invoqué par les Canadiens ainsi que l’ouvrage de Jean-Louis Delolme intitulé Constitution de l’Angleterre, publié à Amsterdam en 1771.[3]

Sir James Craig méditait un projet qu’il croyait de nature à affirmer son ascendant sur l’esprit de la population : c’était la suppression du seul journal publié en langue française à Québec. Le 17 mars 1810, une escouade de soldats saisit la presse du Canadien et MM. Bédard, Taschereau, Blanchet, Borgia, tous membres de la chambre, et autres rédacteurs, furent arrêtés comme propriétaires rédacteurs de ce journal. Joseph Papineau eut avec sir James Craig une longue conférence au sujet de leur emprisonnement et ne put rien gagner sur l’esprit arriéré du général, qui le quitta en disant : « le peuple apprendra que ce n’est pas à la chambre de gouverner le pays ». On sait que non seulement les prisonniers furent libérés sans procès, lorsque le gouverneur se vit blâmer par le ministre des colonies, mais encore ils reprirent leur carrière politique avec plus de vaillance que jamais.

Sir James Craig s’était fait rendre compte des griefs dont la chambre élective demandait le redressement, et il était décidé à agir de rigueur sur chacun de ces points. Ainsi, il prétendit que les juges et autres fonctionnaires pouvaient être élus par le peuple et former partie des deux assemblées aussi bien que du conseil exécutif. Sur la question des finances, il fut intraitable. Enfin, il voulait donner une leçon à la chambre populaire, et il en proclama la dissolution dès qu’elle se réunit après les élections de 1808. Son idée était de terroriser les électeurs parce qu’il les croyait susceptibles de se laisser conduire dans le sens indiqué par le gouvernement. La nouvelle chambre aurait dû lui ouvrir les yeux ; il n’y vit que des idées mal conçues et de nouveau fit un appel au peuple. Cette fois il ne pouvait s’y tromper : la masse des électeurs repoussait sa politique. Il renvoya la chambre aux électeurs et reçut encore un démenti éclatant. Tout cela à la veille des hostilités avec nos voisins.

Les deux Papineau entrèrent dans l’arène politique durant cette crise. Par bonheur, ils avaient assez de patriotisme pour combattre ce gouverneur étrange et ne pas perdre de vue les dangers de l’invasion américaine.[4]

La chambre ayant été cassée pour la troisième fois, Craig commença à se douter que les « morceaux en étaient encore bons », d’après le mot énergique d’un député, et il envoya Ryland en Angleterre, en mai 1810, pour se faire accorder la suppression de ladite chambre et autres changements, comme, par exemple, de prendre la direction du clergé catholique en faisant de l’évêque un employé du gouvernement.

Sir Robert Peel paraît n’avoir fait à Ryland qu’une seule réponse, verbale et sans gêne : « Les Canadiens forment l’immense majorité de la population ». L’émissaire de Craig ne comprit pas. Il retourna au bureau colonial un mois plus tard et entama le même sujet. Peel, une seconde fois, lui répondit : « Les Canadiens forment l’immense majorité de la population ». Trois mois après, dans un dîner, les deux hommes se rencontrèrent et Ryland amena la conversation sur son sujet favori. Peel riposta : « Les Canadiens forment… » — Mais Ryland venait enfin de comprendre, et il se disposa à repartir pour Québec. Le ministre le chargea d’une lettre ouverte ordonnant à sir James Craig de retourner en Angleterre.

Le général sir George Prévost arriva en 1811 pour remplacer Craig, et sa première démarche fut de nommer Ryland greffier du conseil pour l’empêcher de rester dans le bureau du gouverneur.

Dépité de son insuccès auprès des ministres, Ryland se lança plus que jamais contre les Canadiens. Jusqu’à la fin de sa vie on le voit imbu de l’idée qui dominait quelques hommes de 1774 : l’effacement des sujets d’origine française, leur asservissement à l’ordre de choses établi par les fonctionnaires impériaux. L’automne de 1811, il apprenait, à Québec, que le nouveau gouverneur sir George Prévost s’écartait absolument de sa politique. Sir James Craig rentrait à Londres pour comprendre à son tour qu’il avait trompé les espérances du gouvernement, tout en faisant du zèle et se croyant dans la bonne voie.

N’est-il pas étrange que, après avoir mis tout en œuvre pour séparer les Canadiens des Anglais en favorisant toujours et uniquement ces derniers, Ryland s’alarme, en 1812, en découvrant tout-à-coup le danger d’une guerre contre les États-Unis ? Sa conviction était que les Canadiens ne feraient point corps avec les Anglais dans une telle crise. Comme il se trompait !

Durant l’administration de sir George Prévost (1812-15) l’assemblée législative a unanimement soutenu toutes les mesures de ce gouverneur parce qu’il s’agissait de défendre le pays.[5] Louis-Joseph Papineau, bien qu’il s’opposa à la guerre qu’il qualifiait d’anglaise, servit comme capitaine de milice. Un jour qu’il commandait une compagnie qui conduisait des prisonniers américains, il fit taire la musique militaire qui jouait Yankee Doodle, considérant que cet air était un sarcasme à l’adresse des vaincus.[6]

Sir John Sherbrooke succéda à sir George Prévost comme gouverneur. Sous son administration (1816-17), le peuple fut généralement de son côté et soutint le conseil. En 1815, Papineau fut appelé à la présidence de la chambre d’assemblée en remplacement de Jean-Antoine Panet. Jusqu’en 1820, il ne remplira qu’un rôle modeste, alors que la législature siégeant au mois d’avril se trouve aux prises avec plusieurs questions, tant anciennes que nouvelles et au nombre de celles-ci est la singulière affaire de l’élection de Gaspé que le gouverneur avait retardée sans en avoir le droit. La chambre d’assemblée ne voulait pas procéder, disant qu’elle était incomplète. C’était un dead lock en règle. Sous lord Dalhousie, l’attitude des deux partis politiques ne se modifia point, c’est-à-dire que Papineau ne gagna rien, sinon peu de choses vers la fin de cette époque, ce qui eut pour effet de l’aigrir davantage contre l’Angleterre, son ennemie irréconciliable.

Les élections de 1824 eurent lieu en juillet-août et doublèrent le nombre des partisans de Papineau qui fut élu orateur, le 8 janvier 1825, par trente-deux voix contre douze en faveur de Vallières de Saint-Réal. L’âge de Vallières était le même que celui de Papineau, mais il n’était entré dans la politique qu’en 1815 et n’avait pas trouvé sa place toute préparée comme son rival en éloquence, il en résultait que la masse populaire était moins familiarisée avec son nom ; il passait d’ailleurs pour être un homme de plaisir, par conséquent moins sérieux qu’il ne fallait pour un chef de parti.

Le parlement, prorogé le 29 mars 1826, se réunit de nouveau le 23 janvier 1827. Les subsides furent votés dans la même forme que par les années précédentes et furent refusés. Le discours de prorogation fut une semonce en règle et fut suivi d’une dissolution. On retournait aux jours de Craig. Papineau et plusieurs députés signèrent un manifeste énergique, un véritable appel au peuple. Le gouverneur y répondit en destituant les officiers de milice,[7] en faisant arrêter et poursuivre M. Waller, rédacteur du Canadian Spectator.

La situation politique du Bas-Canada de 1760 à 1830 est maintenant connue du lecteur ; elle sera la même jusqu’à 1837 et se compliquera encore sur quelques points. Ce long débat est résumé dans l’imagination du peuple par l’expression « les temps de Papineau, » et certes ! on ne saurait mieux analyser cette suite de combats oratoires durant laquelle un homme, constamment sur la brèche, résistait au Colonial Office qui, lui non plus, ne voulait rien céder. De tous les événements de la guerre de l’indépendance américaine le populaire n’a retenu qu’un nom, celui de Washington. Au Canada, pour rappeler nos luttes mémorables, on dit Papineau.

À la cession de 1834, le tableau des griefs fut communiqué aux membres qui suivaient Papineau.[8] On s’était réuni à diverses reprises chez Elzéar Bédard afin de discuter et d’y faire certains changements. C’est alors que Papineau se sépara de John Neilson,[9] Cuvillier, Quesnel et autres, ou plutôt ceux-ci refusèrent de le suivre ne voulant pas se lancer dans une lutte ouverte contre l’Angleterre, tout en étant des hommes d’opinions libérales.

Au commencement de 1835, lord Aylmer écrivait au ministre qu’il avait donné quatre-vingts places aux Canadiens qui formaient les trois-quarts de la population, mais que la partialité avait été si grande avant lui et l’abus encore si enraciné, qu’il avait dû accorder soixante-deux places aux Anglais qui ne faisaient qu’un quart ; quant aux salaires et émoluments attachés à ces soixante-deux offices, ils excédaient de beaucoup ceux des quatre-vingts autres. Les fonctionnaires anglais recevaient £58,000, les Canadiens £13,500, Ceux-ci étaient exclus des départements de l’exécutif, du bureau des terres, des douanes, des postes. L’administration de la justice était partagée entre Anglais £28,000 et Canadiens £8,000.

Au printemps de 1835, le nouveau ministère de sir Robert Peel nomma lord Gosford, sir Charles Grey et sir George Gipps, commissaires, pour aller au Canada s’enquérir de la situation politique de cette colonie ; la commission arriva à Québec vers la fin d’août. En septembre, des membres libéraux du conseil et de la chambre d’assemblée se réunirent aux Trois-Rivières, chez René Kimber, pour s’entendre sur l’attitude à prendre devant la commission royale. Le district de Québec refusa de se joindre à cette assemblée, de sorte qu’on n’y vit que les représentants des districts de Montréal et des Trois-Rivières.[10]

À la session de 1836, Papineau prit la responsabilité des Quatre-vingt-douze Résolutions.[11] L’année suivante le parlement britannique passa des résolutions qui l’autorisa à voter le budget du Bas-Canada. C’était violer le principe fondamental de la liberté. Lord Gosford avait invoqué cette mesure et dut la répudier. Le sentiment public tournait vers la révolte et Papineau, dans une grande tournée, loin de calmer les esprits, les enflammait outre mesure. En juillet, il perdit du terrain, mais dans l’automne il le reprit. Alors on l’accusa de vouloir la séparation de la province d’avec l’Angleterre.[12] Lord Gosford recommanda la suspension immédiate de la constitution, ordonne l’arrestation de Papineau et offre $4,000 pour sa capture. Papineau passe aux États-Unis et de là s’expatrie en France où il restera jusqu’après l’amnistie, en 1845.[13]

Louis-Joseph Papineau avait une belle grande taille, souple et droite, un port noble, des mouvements gracieux. Tout en lui respirait la bonté. Sa figure au repos était une vraie médaille ; lorsque les traits s’animaient ils parlaient aux yeux, tant la pensée s’y trouvait dépeinte. La voix, sonore, bien timbrée, portait au loin, mais de près, dans une conversation, elle était moyenne et toujours d’un son agréable.

J’ai lu cent lettres écrites de sa main, remplies de passages, longs et minutieux, sur les membres de sa famille et leurs amis. Elles débordent d’affection, de complaisance, de soin pour ceux qui lui appartiennent. Le ton est chaud, la parole est gentille, la forme est gaie. C’est lui tel que je l’ai connu longtemps après, lorsque j’allais dîner, le dimanche, à son manoir de Montebello, car les lettres en question datent de 1810 à 1837.

Ses lectures étaient variées. Sa mémoire excellente lui permettait de puiser dans les livres qu’il n’avait pas ouverts depuis longtemps. En conversation, il se mettait juste au niveau de son interlocuteur. Chacun s’imaginait que Papineau était comme lui-même. La différence d’âge n’existait pas : il était vieillard avec les vieux et jeune avec la jeunesse. Langage approprié et manières ajustées au rôle qu’il prenait ; politesse exquise et pas du tout fatigante, tel était l’idole des Canadiens, et certes, personne ne s’est jamais moqué de cette gloire populaire qui resta sans tache, car la vie privé du tribun fut un modèle de la plus pure sagesse.

Dans ses lettres comme dans ses discours, il avait la manière du XVIIIe siècle : la longue période. Presque toutes ses phrases se divisaient en quatre ou cinq membres séparés par le point-virgule. On accorde de nos jours trois membres, et encore plusieurs disent que c’est trop long. Pas plus que ses contemporains il n’échappa à l’emphase qui régna si fort en France de 1750 à 1850 et marque cet espace d’un siècle d’une façon toute particulière dans l’histoire de notre langue. Son vocabulaire était celui des orateurs, car il y a des expressions qui sonnent bien dans la bouche et doivent leur valeur à la prononciation, tandis qu’il en est d’autres, très expressives sur le papier, qui ont moins bonne mine sur nos lèvres.

Il avait par nature la faculté de la parole et la cultivait avec un soin constant ; c’est dire qu’il possédait l’art de construire la phrase et surtout de penser avant que de parler. Nous avons peu d’hommes qui se donnent la peine de travailler pour maîtriser la langue écrite ; nous en avons encore moins qui apprennent à parler selon l’art, soit devant un auditoire, soit dans un salon. Papineau excellait en ces deux derniers genres ; mais quand il prenait la plume, on ne le retrouvait pas à la même hauteur ; pourtant il écrivait fort bien en tant qu’il s’agit de faire comprendre les idées que l’on émet. Le style de l’écrivain lui manquait. Il était maître du style de l’orateur qui utilise la voix, le geste, la circonstance du lieu, à part le fond de la pensée, tandis que l’écrivain n’a à sa disposition que des mots tracés en noir sur un fond blanc pour exprimer tout ce qu’il veut faire entendre ; c’est plus difficile.

Ses moyens d’existence n’ont jamais été abondants.[14] La vie de chef politique coûte du temps et de l’argent. J’ai vu tant de papiers des deux Papineau que je puis affirmer que ceux-ci ont vécu dans le médiocre, assez près de la pauvreté. Leur seigneurie de la Petite-Nation n’a procuré de l’aisance qu’à Louis-Joseph Papineau, et encore, c’était vers 1850, alors qu’il était âgé de près de soixante-dix ans. Son père et lui avaient travaillé avec ardeur, depuis 1804, à défricher et mettre en valeur ces terres perdues au bout du monde, sur la rivière Ottawa restée sauvage comme il y a deux siècles. Ils ont gagné courageusement le peu d’aisance qu’ils ont goûtée sur la fin de leur vie.[15]

Avocat pratiquant, Papineau eut amassé une fortune princière. Il a préféré servir la cause nationale.[16] Durant plusieurs années, il a refusé de recevoir aucune rémunération en qualité de président de la chambre d’assemblée. Vers 1818, la somme de quatre mille piastres annuellement avait été votée pour le titulaire de cette charge. Toujours il a refusé d’acheter des actions de banques, par crainte d’engager sa liberté individuelle et de gêner par là l’expression de ses idées ; ses adversaires en ont pris sujet pour dire qu’il était l’ennemi du commerce. En toute occasion il tonnait contre le monopole et dénonçait les mesures susceptibles de placer dans la main d’un petit nombre d’individus des moyens dangereux. L’égoïsme des financiers le révoltait. En fait de courage on ne saurait aller trop loin sur la voie de l’éloge, sa longue carrière politique atteste qu’il était doué d’une fermeté hors ligne, et les lettres menaçantes qu’il reçut à tout propos eussent ébranlé un caractère moins bien trempé que ne l’était celui de cet intrépide champion des droits du peuple. Il continuait sa marche avec calme en méprisant les intimidateurs. Au commencement de 1836, lord Gosford l’envoya chercher avec mystère et lui déclara qu’une conspiration était tramée contre leur existence à tous deux.[17] Il ajoutait : « Ne sortez jamais seul ou sans être armé… toute cette agitation disparaîtrait pourtant si la chambre votait les subsides… » On voit le fond de la pensée du gouverneur. Papineau sourit et se retira.

Il allait à Ottawa, chaque été, et visitait la bourgade devenue ville, passée ensuite au rang de capitale, lui qui en avait vu construire les premières maisonnettes. Sa haute stature frappait les passants. Du reste, il n’avait pas l’air d’un homme « quelconque ». Son aspect impressionnait au premier regard. Un jour, j’entendis quelques personnes demander qui il était. On répondit : « Papineau », et l’un des témoins de cette petite scène s’écria naïvement : « Tu m’aurais dit que c’était Joseph Montferrand, je l’aurais cru ! »

Le 17 décembre 1867, alors qu’il avait quatre-vingt-un ans, il prononça à l’Institut Canadien de Montréal un long discours résumant ses idées sur la politique du Canada. Je n’y vois pas le sens pratique dont sa longue expérience pouvait profiter. Il est trop 1837, ne tenant pas compte de ce qui avait eu lieu depuis trente ans.

Nul plus que lui ne savait que notre élément est en quelque sorte un îlot au milieu d’une mer d’influences étrangères, et par conséquent qu’il nous est impossible d’agir en maîtres. La conquête de 1760 pèse toujours sur les Canadiens-français ; c’est même une espèce de miracle que nous subsistions encore. Dans ces conditions, il n’y a qu’une politique : voir venir les événements, les ajuster à nos besoins ; être les plus habiles, ne pouvant déployer de grandes forces.

Papineau ne voyait pas les choses de cette façon et se croyait au temps de 1810, où notre groupe, dans une province isolée, avait chance de se débattre ; mais, depuis soixante, quatre-vingts ans, nous sommes entourés, englobés, forcés de faire corps avec des masses qui s’agitent, et notre existence est bien autrement difficile qu’au début du siècle dernier. Qu’importe, l’esprit de combat de Papineau a mis dans notre peuple un sentiment de vaillance qui est inappréciable et qui promet de ne jamais s’éteindre. S’il n’a fait que cela, c’est assez pour sa gloire, c’est un bonheur pour nous.

Papineau mourut à Montebello le 25 septembre 1871, âgé de quatre-vingt-cinq ans. Son épouse, née Julie Bruneau, l’avait précédé dans la tombe en 1862, ayant toute sa santé et ne fut malade que quelques heures. Elle avait à peu près soixante-six ans. De leur union étaient nés trois garçons et deux filles : Lactance, qui étudia la médecine à Paris, et Gustave qui, à dix-sept ans, rédigeait l’Avenir, à Montréal, moururent jeunes ; et Amédée qui leur survécut ; Ézilda et Azélie. Cette dernière épousa Napoléon Bourassa, père d’Henri.

Au lendemain de sa mort, le Journal de l’Instruction publique, de Québec, publiait l’extrait suivant : « Réélu en 1848, M. Papineau rentra en 1854 dans la vie privée pour n’en sortir que bien rarement. Il a partagé presque constamment son existence entre Montréal et son manoir splendide de Montebello, où il possédait une bibliothèque considérable. Malgré son âge, même dans les derniers temps, il étudiait et lisait beaucoup. L’été, sa villa se peuplait comme par enchantement. Toute sa famille, et un grand nombre d’étrangers accouraient jouir de sa franche et cordiale hospitalité. Plus d’une célébrité étrangère est allée jusque-là saluer le grand homme dans son manoir patriarcal. Dans ses relations sociales, il apportait un charme, une politesse, en un mot un bon ton que l’on rencontre peu souvent de nos jours. »

L’amabilité des deux Papineau, leur courtoisie n’attira jamais que des compliments sur leur compte, et ils eurent des rapports suivis de bonne société avec la plupart de leurs adversaires les plus déclarés. On lit dans les lettres de H.-W. Ryland que Joseph Papineau ne figurait pas dans une certaine assemblée qui venait d’avoir lieu, « mais, ajoute-t-il, il y a une ou deux phrases dans la résolution adoptée en cette occasion, qui ne peuvent venir que de son esprit subtil, toujours adroit à éviter le danger en disant cependant tout ce qu’il veut dire. »

Sir James Craig causait longuement avec Joseph Papineau chaque fois qu’il en trouvait l’occasion. Et qui a plus combattu Craig que Joseph Papineau ?

En 1820, alors que Louis-Joseph Papineau menait une campagne formidable contre l’administration des finances,[18] il raconte dans une lettre à son frère que le receveur-général Caldwell, revenant d’Angleterre, lui donna de copieux renseignements sur le projet des ministres à l’égard du Bas-Canada ; et pourtant Papineau demandait alors que l’on examinât les livres et la caisse du susdit Caldwell pour savoir ce qui se faisait dans son bureau. Il est à croire que ni Ryland, ni Craig, ni Caldwell, ni Dalhousie, ni Gosford, n’attribuaient au chef du parti canadien des motifs d’animosité personnelle ou d’intérêt privé, et, en dehors de la lutte politique, ils le traitaient amicalement.

Lord Gosford écrivait en 1846 à M. Bréhaut, de Montréal : « J’ai appris que M. Papineau a visité l’Irlande en même temps que j’y étais, l’an dernier. Si j’eusse su qu’il était là, je me serais empressé d’aller le voir. J’apprends qu’il est retourné au Canada en bonne santé, et cette double nouvelle me réjouit après son exil. Dites-lui que je le salue cordialement. Personnellement, j’ai toujours partagé son opinion, mais comme gouverneur général du Canada, j’agissais d’après mes instructions et je lui refusais malgré moi nombre de choses importantes pour la colonie. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était l’automne de 1837 et, au cours d’une longue conversation, j’insistai pour qu’il n’allât pas à Montréal où il y avait de l’effervescence. Je le priai de rester à Québec. Il partit, cependant, disant que sa présence calmerait les esprits, mais je lui affirmai que le soulèvement se produirait dès qu’il serait au milieu de ses partisans enfiévrés. Je n’avais que trop raison ».

Ses manières affables, son geste engageant, sa conversation polie et admirablement soutenue, presque toujours enjouée, faisaient de Papineau l’idole de son entourage. Lorsqu’il parla en chambre pour la première fois, il étonna l’assemblée, fut comblé de témoignages d’admiration et lui, le nouveau membre, se trouva aussitôt au rang des vieux lutteurs. Comédien à la façon de tous les orateurs, il s’animait en parlant et jouait les sentiments que sa langue exprimait. Il réglait l’enthousiasme des foules comme un morceau de musique. Son tempérament était sanguin et bilieux. Chez lui, le cœur était le premier organe qui agissait sous le coup d’une pensée ou d’une surprise, et le sang bouillonnait visiblement. Cela rendait sa parole chaude, sympathique, humaine ; il était tout en dehors et captivait les gens à sentiment. Se voyant écouté, il allait avec l’entrain du coursier généreux qui aperçoit devant lui une longue carrière. L’agencement des faits qu’il exposait à l’auditoire prenait des formes poétiques ; il en appelait à l’histoire, au dire des grands hommes, citait des vers, mesurait ses phrases avec une justesse de rhétoricien et charmait par la continuité d’une diction lyrique très propre à étonner le peuple, comme dans l’éloquence de l’antiquité. Sa verve, toute française, ne tarissait point ; il pouvait reprendre les divers éléments de son discours et leur donner une couleur nouvelle à chaque fois. Très respectueux de la langue, il ne s’oubliait jamais jusqu’à lui donner une tournure vulgaire. Ceci impressionnait énormément les esprits, même les plus obtus, car ils sentaient qu’ils étaient en présence d’un maître ou d’un être supérieur. Le feu de l’enthousiasme, une fois allumé, embrasait tout, allait d’un bout à l’autre du discours, restait dans l’imagination des auditeurs. Si, par contre, l’organisation bilieuse était touchée, ce qui arrivait dans l’énumération de certains griefs qui étaient comme une plaie ouverte au flanc de cet homme étonnant, l’ironie, le sarcasme, l’invective débordaient à pleine phrase, l’accent emphatique prenait le dessus, d’après la mode de son temps, il mordait et poignardait, retournait la situation, ramenait son auditoire palpitant d’une irritation à une autre et l’abandonnait soulevé, éperdu, épeuré.

Le système nerveux ne comptait en apparence pour rien dans sa personne. Il le dominait totalement. On sait que les gens nerveux ne produisent pas sur le public autant d’effet que les tempéraments sanguins, et cela se conçoit puisque les manifestations des nerfs sont un indice de faiblesse. Moins lymphatique encore que nerveux, Papineau était toute application, persistance et vigueur. On aurait pu attendre de lui qu’il fût rieur, gai, pétillant, mais il ne l’était pas. Son expression était plutôt solennelle ; néanmoins son amabilité en conversation le portait à la causerie légère, et il y déployait des ressources variées.

Le tempérament d’un homme est subordonné à son caractère dans une organisation bien servie par ses organes. Le caractère de Papineau était celui d’un calculateur, non pas de ceux qui s’occupent de chiffres, mais de ce calcul qui consiste à mesurer la conséquence d’un fait, d’une parole, d’une proposition. S’étant donné pour mission de faire l’éducation politique du peuple, il savait prévoir, à longue ou à courte échéance, le résultat d’une démarche publique. Il ne mettait point de hâte dans ce qui devait nécessairement prendre un temps assez long pour s’accomplir, de même qu’il savait brusquer ce qui lui paraissait exiger une action immédiate. Sans la faculté de calcul qu’il possédait, il n’aurait pas pu tenir durant vingt ans une suite de campagnes électorales et de débats parlementaires comme il y en a peu dans l’histoire des colonies ou même de l’empire britannique. Vers 1837, il commit la faute de ne pas s’apercevoir qu’il avait déchaîné le lion populaire et que celui-ci était d’un tempérament à la fois nerveux et bilieux, ce qui implique la férocité.

Tel était l’homme qui, de 1817 à 1837, se maintint au premier rang d’une agitation qui a produit le réveil des idées coloniales actuelles. S’il n’eût pas existé, il est probable que nous en serions encore à vivre sous l’ancien régime, mitigé de quelque façon, mais certainement bien éloigné du « self-government ».

  1. Ryland déblatère contre les Canadiens de la même façon que le faisait le parti anglais du Canada en 1774.
  2. Ce projet était au nombre des questions débattues dès 1805 et que nous verrons reparaître durant plus d’un quart de siècle.
  3. Voir « A book of revelations », article de Benjamin Sulte dans l’American Book-Lore, Milwaukee, 1899
  4. Mais vingt-cinq ans plus tard, Louis-Joseph Papineau deviendra annexionniste.
  5. L’élection de 1814 sous sir George Prévost donne la clef de l’opinion publique et c’est cette clef qui a ouvert la porte des événements de 1817-37. Sur 50 députés élus pour 1817, il y en avait 33 de 1814. Sur ces 33 il y en avait 11 de 1810. Le parlement de 1814 comptait 39 nouveaux membres ; celui de 1817 n’en avait que 17.
  6. C’est à l’entrée des prisonniers américains à Montréal (les hommes du général Hull), qu’au son de Yankee Doodle Papineau sortit des rangs.
  7. Louis-Joseph Papineau perdit sa commission de milice en 1837. Lord Dalhousie l’avait promu au grade de major, mais Papineau avait refusé.
  8. Papineau prépara sous forme de liste les griefs des Canadiens. M. Morin fut chargé de les mettre sous la forme de Résolutions.
  9. Aux élections d’octobre-novembre 1834, Neilson et ses amis sont battus.
  10. C’est alors que Papineau se déclara républicain pour tout le continent.
  11. F.-X. Garneau, Histoire du Canada, III, 328, 329.
  12. Lord Gosford écrivit : « Mettez-le à bas, ou il nous abattra. » Le fait est que Gosford se crut perdu.
  13. Le soulèvement était comprimé et le gibet avait fait son œuvre quand lord Glenelg, secrétaire d’État pour les colonies, déclara que les plaintes des Canadiens étaient formulées d’après le sens constitutionnel, c’est-à-dire qu’elles n’avaient rien de la révolte. Les troubles de 1837 furent provoqués par les Anglais eux-mêmes.
  14. Le 16 juin 1828, Louis-Joseph Papineau écrivait à son frère Denis-Benjamin : « J’aimerais bien à aller à la Petite-Nation si j’avais de l’argent à y dépenser, mais sans cela le voyage me coûterait et je ne vois pas grand chance d’en trouver… »
  15. Après 1845, Louis-Joseph Papineau a été surtout un habitant. De retour d’Angleterre en 1824, il abandonna le barreau et se jeta dans la politique, et en aucun temps il ne parut plus avoir vécu de sa profession d’avocat.
  16. Il n’est pas vrai, quoique je me le suis laissé dire parfois, que Louis-Joseph Papineau ait soigné ses intérêts personnels jusque dans les choses politiques. Mais sa conduite dans l’affaire de la tenure seigneuriale, en 1850, fut celle d’un seigneur et non d’un homme désintéressé. Joseph Tassé, Discours de sir Georges-Étienne Cartier, p. 23, 25.
  17. Six semaines auparavant, lord Gosford avait invité Louis-Joseph Papineau et Denis-Benjamin Viger à dîner ; il visita les classes du Séminaire de Québec et, le soir, il donna un grand bal, jour de la Sainte-Catherine qui est une occasion de fête annuelle dans la province ; il laissa tout le monde enchanté de sa politesse.
  18. La question des finances et du contrôle du revenu était comme le point central autour duquel tournaient toutes les autres.