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Mélanges politiques (Chateaubriand)/Rapport sur l’état de la France au 12 mai 1815

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Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 116-143).

RAPPORT
SUR L’ÉTAT DE LA FRANCE
AU 12 MAI 1815.
FAIT AU ROI DANS SON CONSEIL, À GAND[1].


Sire,

Le seul malheur qui menaçât encore l’Europe, après tant de malheurs, est arrivé. Les souverains vos augustes alliés ont cru qu’ils pouvoient être impunément magnanimes envers un homme qui ne connoît ni le prix d’une conduite généreuse ni la religion des traités. Ce sont là de ces erreurs qui tiennent à la noblesse du caractère : une âme droite et élevée juge mal de la bassesse et de l’artifice, et le sauveur de Paris ne pouvoit pas bien comprendre le destructeur de Moscou.

Buonaparte, placé par une fatalité étrange entre les côtes de la France et de l’Italie, est descendu, comme Genséric, là où l’appeloit la colère de Dieu. Espoir de tout ce qui avoit commis et de tout ce qui méditoit un crime, il est venu ; il a réussi. Des hommes accablés de vos dons, le sein décoré de vos ordres, ont baisé le matin la main royale que le soir ils ont trahie. Sujets rebelles, mauvais François, faux chevaliers, les serments qu’ils venoient de vous faire à peine expirés sur leurs lèvres, ils sont allés, le lis sur la poitrine, jurer pour ainsi dire le parjure à celui qui se déclara si souvent lui-même traître, félon et déloyal.

Au reste, sire, le dernier triomphe qui couronne et qui va terminer la carrière de Buonaparte n’a rien de merveilleux. Ce n’est point une révolution véritable ; c’est une invasion passagère. Il n’y a point de changement réel en France ; les opinions n’y sont point altérées. Ce n’est point le résultat inévitable d’un long enchaînement de causes et d’effets. Le roi s’est retiré un moment ; la monarchie est restée tout entière. La nation, par ses larmes et par le témoignage de ses regrets, a montré qu’elle se séparoit de la puissance armée qui lui imposoit des lois.

Ces bouleversements subits sont fréquents chez tous les peuples qui ont l’affreux malheur de tomber sous le despotisme militaire. L’histoire du Bas-Empire, celle de l’Empire Ottoman, celle de l’Égypte moderne et des régences barbaresques en sont remplies. Tous les jours au Caire, à Alger, à Tunis, un bey proscrit reparoît sur la frontière du désert ; quelques mameloucks se joignent à lui, le proclament leur chef et leur maître. Pour réussir dans son entreprise, il n’a besoin ni d’un courage extraordinaire, ni de combinaisons savantes, ni de talents supérieurs : il peut être le plus commun des hommes, pourvu qu’il en soit le plus méchant. Animées par l’espoir du pillage, quelques autres bandes de la milice se déclarent : le peuple consterné tremble, regarde, pleure et se tait : une poignée de soldats armés en impose à la foule sans armes. Le despote s’avance au bruit des chaînes, entre dans la capitale de son empire, triomphe et meurt.

Sire, il y a longtemps que le ciel vous éprouve ; il veut faire de vous un monarque accompli. Vos royales vertus, s’il y manquoit encore quelque chose, reçoivent aujourd’hui, sous la main de Dieu, leur dernière perfection. Dans tous les pays où vous avez porté la double majesté du trône et du malheur, oubliant vos propres infortunes, vous n’avez songé qu’à celles de votre peuple. Les yeux attachés sur cette France, dont vous apercevez en quelque sorte la frontière, et dont vous voulez connoître les maux pour y apporter le remède, vous m’ordonnez de vous présenter le tableau de l’état politique et des dispositions morales de la nation. Je vais, sire, soumettre à vos lumières une suite de faits et de réflexions. Je parlerai sans détours : Votre Majesté, qui sait tout voir, saura tout entendre.

§ Ier.
Actes et décrets pour l’intérieur.

Buonaparte arrive à Paris le 20 mars au soir ; le ravisseur de nos libertés se glisse dans le palais de nos rois à l’heure des ténèbres ; le triomphateur, porté sur les bras de ses peuples, envahit le château des Tuileries par une issue secrète, tant il compte sur l’amour de ses sujets ! La frayeur et la superstition accompagnent ses pas dans ces salles, une seconde fois abandonnées, qui avoient revu la fille de Louis XVI.

L’histoire remarquera peut-être que Buonaparte est rentré cette année dans Paris à peu près à la même époque où les alliés y pénétrèrent l’année dernière. Son orgueil humilié le ramène dans cette ville, qui ne fut jamais prise sous nos rois, et que son ambition punie a livrée à la conquête ; il vient rétablir sa police là où un général russe exerça la sienne il n’y a pas encore un an, grâce au vaste génie, aux merveilleuses combinaisons de ce vrai conservateur de l’honneur françois ! Vous parûtes, sire, et les étrangers se retirèrent : Buonaparte revient, et les étrangers vont rentrer dans notre malheureuse patrie. Sous votre règne, les morts retrouvèrent leurs tombeaux, les enfants furent rendus à leurs familles ; sous le sien, on va voir de nouveau les fils arrachés à leurs mères, les os des François dispersés dans les champs : vous emportez toutes les joies, il rapporte toutes les douleurs.

À peine Buonaparte a-t-il repris le pouvoir, que le règne du mensonge commence. En lisant les journaux du 20 et ceux du 21 du mois de mars, on croit lire l’histoire de deux peuples. Dans les premiers, trente mille gardes nationales, trois mille volontaires, dix mille étudiants de toutes espèces poussoient des cris de rage contre le tyran : dans les seconds, ils bénissent sa présence ! L’enthousiasme éclatoit, dit-on, sur son passage, lorsqu’on sait qu’il n’a été reçu que par le silence de la consternation et de la terreur. Sire, votre triomphe étoit alors plus réel et plus touchant : c’étoit celui d’un père. Les bénédictions suivoient vos pas, et votre cœur est encore ému de ces derniers cris de vive le roi ! que vous avez entendus retentir à travers les gémissements et les sanglots dans les dernières chaumières de la France !

Chaque jour a vu depuis éclore une imposture. Il a fallu d’abord avancer quelques mensonges hardis pour décourager les bons et encourager les méchants. Ainsi on a publié qu’il n’y auroit point de guerre, que Buonaparte s’entendoit avec les alliés, que l’archiduchesse Marie-Louise arrivoit avec son fils. La fausseté de ces faits devoit bientôt se découvrir : mais on gagnoit toujours du temps. Dans ce gouvernement, le mensonge est organisé, et entre comme moyen d’administration dans les affaires. Il y a des mensonges pour un quart d’heure, pour une demi-journée, pour un jour, pour une semaine. Un mensonge sert pour arriver à un autre mensonge, et dans cette série d’impostures l’esprit le plus juste a souvent de la peine à saisir le point de vérité.

Des proclamations ont annoncé d’abord l’oubli de tout ce qui a été fait, dit et écrit sous le gouvernement royal. Les individus ont été déclarés libres, la nation libre, la presse libre ; on ne veut que la paix, l’indépendance et le bonheur du peuple. Tout le système impérial est changé. L’âge d’or va renaître : Buonaparte sera le Saturne de ce nouveau siècle d’innocence et de prospérité, et il ne dévorera plus ses enfants. Voyons si la pratique a déjà répondu à la théorie.

C’est au champ de mai que la nation doit être régénérée ; on y donnera des aigles aux légions ; on y couronnera (vraisemblablement par contumace) l’héritier de l’empire ; on y fera le dépouillement des votes pour ou contre l’Acte additionnel aux constitutions. J’aurai soin d’indiquer, vers la fin de ce rapport, quel est vraisemblablement le but réel de cette grande assemblée.

En attendant l’acceptation de l’Acte additionnel qui va rendre le peuple françois à l’indépendance, on commence à faire jouir la France du gouvernement le plus libéral : Buonaparte l’a partagée en sept grandes divisions de police ! Les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu’avoient autrefois ce qu’on appeloit les directeurs généraux. On sait encore aujourd’hui à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ce que c’était que ces protecteurs de la liberté individuelle. Dans le nombre des sept personnes qui doivent rassurer les citoyens et les défendre du despotisme, quatre au moins ont eu ou auroient pu avoir la gloire, en 1793, d’être nommées à de semblables emplois.

Au-dessus de ces lieutenants se trouvent placés, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté, des commissaires extraordinaires, à la manière des représentants du peuple sous le règne de la Convention.

La police nous apprend qu’elle ne va plus servir qu’à répandre la philosophie ; qu’elle n’agira plus que d’après des principes de vertu ; qu’elle est la source des lumières et la base de tous les gouvernements libres.

Elle enseigne à ses respectables agents qu’il faut, selon les circonstances, creuser à de grandes profondeurs ou savoir seulement écouter et entendre ; c’est-à-dire qu’il faudra, selon le besoin, corrompre le serviteur, inviter le fils à trahir son père, ou seulement répéter ce qu’on a reçu sous le sceau du secret.

La chose religieuse est aussi soumise à la police ; et la conscience, qui jadis relevoit immédiatement de Dieu, obéira maintenant à un espion.

Par le pouvoir constitutionnel de Votre Majesté, il étoit loisible à vos ministres pendant l’année 1815 d’éloigner des tribunaux de justice les magistrats qui ne paroîtroient plus avoir la confiance publique. Huit ou dix seulement ont été écartés, et l’on en connoît trop la raison.

Quelle mesure arbitraire ! s’écrie le gouvernement actuel de la France ; et à l’instant même il déplace une foule de magistrats irréprochables dans leur conduite, éminents par leurs lumières et étrangers à tous mouvements politiques.

Il s’étoit même permis une chose plus violente, sur laquelle l’opinion l’a forcé de revenir. L’acte qui institue les notaires étant de pure forme n’a jamais été annulé par les gouvernements révolutionnaires qui se sont succédé en France ; et toutefois Buonaparte a voulu révoquer celui qui instituoit trois avoués et huit notaires, uniquement parce qu’ils avoient été installés sous le gouvernement royal.

Il n’a pas plus respecté les places administratives et militaires. Sur quatre-vingt-trois préfets, vingt-deux seulement ont été conservés, et ces vingt-deux restants ont presque tous été changés de préfecture ; quarante-trois colonels ont reçu leur destitution.

Cette liberté entière, qui sort de la police comme de sa source ; ce respect pour les lois, les places et les hommes, viennent évidemment de la liberté de la presse, car la censure est abolie et la direction de la librairie supprimée. Il est vrai que si la presse est libre, Vincennes est ouvert ; et, par mesure de sûreté, les journaux et la librairie sont restés provisoirement sous la main de M. le duc d’Otrante.

La censure généreuse que les ministres de Buonaparte osent reprocher à votre ministère étoit bien plus établie pour eux que pour nous : elle forçoit le public à se taire sur le passé. Sous le roi, du moins, on ne parloit de certains hommes qu’avec le ton de l’impartialité, et encore uniquement pour repousser leurs imprudentes attaques.

Buonaparte a cherché un autre succès dans l’abolition de l’exercice, cette grande difficulté de l’impôt sur les boissons. D’abord, si les droits réunis étoient odieux, qui les avoit établis ? N’étoit-ce pas Buonaparte ? Il ne fait donc que changer son propre ouvrage ; ensuite cette abolition décrétée n’aura son effet qu’au premier du mois de juin de cette année. Buonaparte, qui compte sur sa fortune, espère bien qu’avant cette époque quelque événement viendra à son secours. Il ne faut pas lui demander de quel droit le chef d’un peuple libre se permet de toucher à l’impôt et d’indiquer un mode de perception autre que celui prescrit par la loi ; ce n’est pas une question pour lui : il sait, et cela lui suffit, que selon le besoin de sa politique il peut retrancher ou feindre de retrancher un impôt trop désagréable au peuple. S’il se trouve pressé par les événements, n’a-t-il pas la grande ressource de ne pas payer ses dettes ? Le trésor est toujours assez plein quand la violence y pourvoit, et que l’on paye non ce que l’on doit, mais ce que l’on veut. Pour sortir d’embarras, il a encore les séquestres, les confiscations, les exactions, les dons volontaires forcés.

Vous, sire, qui régniez par les lois, l’ordre et la justice, qui ne pouviez ni ne vouliez chercher des trésors dans les mesures arbitraires et les larmes de vos sujets ; vous qui mettiez votre bonheur à acquitter des dettes que vous n’aviez pas contractées, dettes d’autant moins obligatoires, qu’elles n’avoient été faites que pour vous fermer le chemin du trône ; vous, sire, vous n’avez employé, en montant sur ce trône, d’autres moyens de plaire à vos peuples que ceux qui naissoient naturellement de vos vertus. La banqueroute faite ou projetée ne vous a pas paru un système de finance digne de la France et de vous. Supprimer dans le moment un impôt même odieux vous auroit paru une libéralité criminelle ; mais je conviens que pour le maintenir il falloit tout le courage d’un roi légitime, dont les intentions paternelles sont connues et vénérées. Un usurpateur ne pouvoit prendre une résolution aussi noble, et préférer au présent cet avenir qu’il ne verra point.

Ce que je dis sur la ressource des futures spoliations n’est point, sire, une conjecture plus ou moins probable. Je ne me permets de parler à Votre Majesté que d’après des documents officiels. Les spoliations sont visiblement annoncées, la dépouille du citoyen est promise au soldat dans le rapport sur la Légion d’Honneur : il y est dit qu’on remplacera par des biens situés en France une partie des dotations de l’armée. Et de quels biens s’agit-il ? Indubitablement des vignes de Bordeaux, des oliviers de Marseille, en un mot de tous les biens des particuliers et des villes qui auront manifesté leur attachement à la cause des Bourbons.

Sire, le soixante-sixième article de la Charte porte : « La peine de la confiscation des biens est abolie, et ne pourra être rétablie. » Ainsi Votre Majesté, dépouillée si longtemps de ses domaines par ses ennemis, n’a trouvé d’autres moyens de se venger d’eux qu’en abolissant l’odieux principe de la confiscation des biens. De quel côté est le gouvernement équitable ? De quel côté est le véritable roi ?

Vous aviez encore aboli la conscription ; vous croyiez, sire, avoir pour jamais délivré de ce fléau votre peuple et le monde. Buonaparte vient de le rappeler ; seulement il l’a produit sous une autre forme, en évitant une dénomination odieuse. Le décret sur la garde nationale est ce que la révolution a enfanté jusqu’à ce jour de plus effrayant et de plus monstrueux : trois mille cent trente bataillons se trouvent désignés, à raison de sept cent vingt hommes ; ils formeront un total de deux millions deux cent cinquante-trois mille six cents hommes. À la vérité, il n’y a de rendus mobiles à présent que deux cent quarante bataillons, choisis parmi les chasseurs et les grenadiers, représentant cent soixante-douze mille huit cents hommes. On n’est pas encore assez fort pour faire marcher le reste ; mais cela viendra à l’aide de la grande machine du champ de mai.

Cet immense coup de filet embrasse la population entière de la France, et comprend ce que les masses et les conscriptions n’ont jamais compris. En 1793 la Convention n’osa prendre que sept années les hommes de dix-huit à vingt-cinq ans. Ils marcheront aujourd’hui de vingt à soixante. Réformés, non réformés ; mariés, non mariés ; remplacés, non-remplacés ; gardes d’honneur, volontaires, tout enfin se trouve enveloppé dans cette proscription générale. Buonaparte, fatigué de décimer le peuple françois, veut l’exterminer d’un seul coup. On espère, par la terreur des polices, obliger les citoyens à s’inscrire. Des comités de réforme ne sont établis que par une nouvelle dérision, comme les anciennes commissions de la liberté de la presse et de la liberté individuelle auprès du sénat. Heureusement, sire, des faits matériels et des influences morales contribueront à diminuer le danger de cette désastreuse conscription. Il ne reste que très-peu de fusils dans les arsenaux de la France : par suite de l’invasion de l’année dernière, plusieurs manufactures d’armes ont été démontées ou détruites. Des piques seroient susceptibles d’être forgées assez vite pour être mises aux mains de la multitude ; mais cette arme offre peu de ressource, et l’on ne veut pas sans doute renouveler le décret pour la formation des compagnies en blouse bleue, en braccha, en bonnet gaulois. Quant à cette valeur, qui supplée chez les François à toutes les armes, il est certain que les gardes nationales ne l’emploieront point contre Votre Majesté. Toute la force morale de la France et le torrent de l’opinion sont absolument pour le roi. Dans beaucoup de départements la garde nationale ne se lèvera point, ou ne se formera qu’avec une difficulté extraordinaire ; enfin, le citoyen opprimé par le militaire se laissera moins subjuguer si on lui donne des armes ; et Buonaparte, au lieu de fondre un peuple qui le hait dans une armée qu’il séduit, perdra peut-être une soldatesque dévouée dans une population ennemie.

Pour contre-balancer ce grand arrêt de mort, on devoit s’attendre à quelque mesure philanthropique. Aussi Buonaparte, qui demande la vie de deux millions de François, s’attendrit sur le sort des habitants de la Bourgogne et de la Champagne. Il ne sauroit trop, il est vrai, dédommager les victimes de son ambition, puisque c’est lui qui attira les étrangers dans le cœur de la France ; qui les ramena, pour ainsi dire par la main, des plaines du Borysthène aux rives de la Loire : il est juste de secourir les malheureux qu’on a faits. Votre Majesté avoit mis à soulager les tristes victimes de l’usurpateur non la stérile ostentation d’un charlatan d’humanité, mais la bonté féconde d’un père. Votre auguste frère alloit, sire, dans les ruines des chaumières embrasées essuyer les larmes qu’il n’avoit pas fait répandre. La religion venoit au secours de ses œuvres charitables, et rouvroit dans tous les cœurs les sources de la pitié. Ce n’étoit point par des impôts pesants pour une autre partie du peuple qu’on secouroit le peuple ; le malheureux n’étoit point mis à contribution pour le malheureux ; l’humanité n’excluoit point la justice.

Sire, vous aviez tout édifié et Buonaparte a tout détruit. Vos lois abolissoient la conscription et la confiscation ; elles ne permettoient ni l’exil, ni l’emprisonnement arbitraire ; elles laissoient aux représentants du peuple le soin d’asseoir les contributions ; elles assuroient, avec un droit égal aux honneurs, la liberté civile et politique. Buonaparte paroît, et la conscription recommence, et les fortunes sont violées. La chambre des pairs et celle des députés sont dissoutes. L’impôt est changé, modifié, dénaturé par la volonté d’un seul homme ; les grâces accordées aux défenseurs de la patrie sont rappelées ou du moins contestées. Votre maison civile et militaire est condamnée ; un décret oblige quiconque a rempli des fonctions ministérielles à s’éloigner de Paris, à prêter un serment, sous peine de prendre contre les contrevenants telle mesure qu’il appartiendra : mots vagues qui laissent le plus libre champ à l’arbitraire. Le tyran reprend ainsi une à une les victimes auxquelles il promettoit oubli et repos dans ses premières proclamations. On compte déjà de nombreux séquestres, des arrestations, des exils, des lois de bannissement ; treize victimes sont portées sur une liste de mort. Sire… vous-même vous êtes proscrit, vous et les descendants de Henri IV, et la fille de Louis XVI ! Vous ne pourriez dans ce moment sans courir le risque de la vie mettre le pied sur cette terre où vous fîtes tant de bien, où vous essuyâtes tant de larmes, où vous rendîtes tant d’enfants à leurs pères, où vous ne répandîtes pas une goutte de sang, où vous apportâtes la paix et la liberté ! Quand Votre Majesté, après vingt-trois ans de malheurs, remonta sur le trône de ses aïeux, elle trouva devant elle les juges de son frère. Et ces juges vivent ! et vous leur avez conservé avec la vie tous les droits du citoyen ! Et ce sont eux qui rendent aujourd’hui contre votre personne sacrée, contre votre auguste famille, contre vos serviteurs fidèles, des arrêts de mort et de proscription ! Et tous ces actes où la violence, l’injustice, l’hypocrisie, le disputent à l’ingratitude, sont rendus au nom de la liberté !

§ II.
Extérieur.

La politique extérieure de Buonaparte offre les mômes contradictions de conduite et de langage : tout étant faux dans sa puissance, tout étant en opposition avec son caractère, tout doit être faux dans ce qu’il dit et dans ce qu’il fait. Maintenant il veut tromper le monde entier, et il tombera dans ses propres pièges. Votre Majesté pénétrera, dans sa haute sagesse, les motifs qui le font agir, lorsque j’essayerai de développer l’esprit du gouvernement actuel de l’usurpateur et de montrer l’homme derrière le masque : à présent je ne m’occupe que des faits.

Le but de Buonaparte est d’endormir les puissances au dehors par des protestations de paix, comme il cherche à tromper les François au dedans par le mot de liberté. Cette paix est la guerre, cette liberté est l’esclavage. D’un côté il offre d’exécuter le traité de Paris, de l’autre il ne soutient l’esprit de son armée qu’en lui promettant la Belgique, les limites naturelles du Rhin, et cette belle Italie, objet de ses prédilections filiales. Le ministre des affaires étrangères de Buonaparte fait dans le Moniteur de singuliers raisonnements : « Son maître, dit-il, propose de tenir le traité de Paris. Les puissances alliées, pour toute réponse, font marcher leurs armées. Or, si les puissances n’en vouloient qu’à un seul homme, comme elles le prétendent, elles n’auroient pas besoin de six cent mille soldats pour l’attaquer. Donc, conclut M. le duc de Vicence, c’est au peuple François qu’elles font la guerre. » Mais si ces puissances acceptent le traité de Paris avec Louis XVIII, et si elles le rejettent avec Buonaparte, n’est-il pas clair qu’un seul homme fait ici toute la différence, et qu’elles n’en veulent réellement qu’à un seul homme ?

Les puissances alliées n’ont pas le droit de s’immiscer dans les affaires de France. Non, et elles déclarent elles-mêmes qu’elles ne prétendent point régler nos institutions politiques. Mais quand les François, opprimés par une faction, voient reparoître à leur tête l’ennemi du genre humain, l’homme qui a porté le fer et la flamme chez toutes les nations de l’Europe, n’est-ce pas le devoir des souverains d’écarter le nouveau péril qui les menace ? Qui peut se fier à la parole de Buonaparte ? Qui croira à ses serments ? Par ses protestations pacifiques, il ne veut que gagner du temps et rassembler ses légions.

Convient-il à la France elle-même, convient-il aux États voisins de laisser subsister au centre du monde civilisé une poignée de militaires parjures, qui, maîtrisant jusqu’à l’armée, disposent à leur gré du sceptre de saint Louis, le donnent et le reprennent au gré de leur caprice ? Quoi ! un souverain légitime pourra être arraché des bras de son peuple par une horde de janissaires ! Quoi ! tous les gouvernements pourront être mis en péril, sans qu’on ait le droit de chercher à arrêter ces violences ! Ce qui se fait sans inconvénient pour l’Europe chez les corsaires de l’Afrique peut-il s’accomplir également chez les François sans danger pour l’ordre social ? Ne doit-on pas prendre contre les mœurs et les mameloucks de la moderne Égypte autant de précautions que contre la peste qui nous vient de ce pays ? Les souverains de la Russie, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Espagne, du Portugal, de la Sicile, de la Suède, du Danemark, consentiront-ils à recevoir, par droit d’exemple, la couronne de la main de leurs soldats ? Enfin, les nations qui chérissent les lois, la paix, la liberté, sont-elles décidées à mettre tous ces biens sous la protection du despotisme militaire ?

Si Buonaparte étoit aussi pacifique que ses ministres nous l’annoncent, feroit-il tous les jours des actes d’agression contre les cours étrangères ? Il s’efforce, mais en vain, de rendre infidèles à leur patrie les régiments suisses ; il promet la demi-solde aux officiers belges qui ont cessé d’être sujets de la France ; il insulte le noble souverain qui, lui-même éprouvé par le malheur, a reçu si généreusement son illustre compagnon d’infortune. Buonaparte se flatte d’être aimé dans la Belgique ; il se trompe, il y est détesté. Ses conscriptions, ses gardes d’honneur, ses persécutions religieuses, l’ont rendu un objet d’horreur pour les habitants de ces belles provinces.

Sire, je sens trop combien tout ce que je viens de dire est déchirant pour votre cœur. Nous partageons dans ce moment votre royale tristesse. Il n’y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnât sa vie pour prévenir l’invasion de la France. Sire, vous êtes François, nous sommes François ! Sensibles à l’honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour les ramener à leur devoir, ou pour partager avec eux des triomphes légitimes. Nous ne voyons qu’avec la plus profonde douleur les maux prêts à fondre sur notre pays ; nous ne pouvons nous dissimuler que la France ne soit dans le plus imminent danger : Dieu ressaisit le fléau qu’avoient laissé tomber vos mains paternelles, et il est à craindre que la rigueur de sa justice ne passe la grandeur de votre miséricorde ! Ah ! sire, à la voix de Votre Majesté, les étrangers, respectant le descendant des rois, l’héritier de la bonne foi de saint Louis et de Louis XII, sortirent de la France ! Mais si les factieux qui oppriment vos sujets prolongeoient leur règne, si vos sujets, trop abattus, ne faisoient rien pour s’en délivrer, vous ne pourriez pas toujours suspendre les calamités qu’entraîne la présence des armées. Du moins votre royale sollicitude s’est déjà assurée par des traités qu’on respectera l’intégrité du territoire françois, qu’on ne fera la guerre qu’à un seul homme. Vous êtes encore accouru au secours de votre peuple, et vous avez transformé en amis généreux ceux qui auroient pu se montrer ennemis implacables.

§ III.
Reproches faits au gouvernement royal.

Tromper la France et l’Europe est donc le premier moyen employé par Buonaparte pour fonder sa nouvelle puissance ; le second est de calomnier le gouvernement royal. Parmi les reproches faits au ministère de Votre Majesté, plusieurs sont appuyés sur des faits évidemment faux ; un grand nombre sont absurdes. Quelques-uns ont un côté vrai, à les considérer isolément, et non dans l’ensemble des choses.

Buonaparte assure que le domaine extraordinaire ayant été dissipé par le gouvernement royal, il compte le remplacer par des biens en France, qui serviront à la donation de qui il appartiendra.

Le domaine extraordinaire et le domaine privé représenteroient à peu près la somme de 80 millions. Sur cette somme totale, 150 ou 157 millions du domaine extraordinaire, et 100 millions du domaine privé, ont servi dans le dernier budget à payer les dettes de l’État, ou plutôt ont été portés en déduction de ces dettes. Étoit-ce le roi qui les avoit contractées, ces dettes ? Étoit-il le dévastateur ou le réparateur de l’État ?

150 millions dus par les puissances étrangères entroient dans le calcul des 480 millions du domaine extraordinaire. Les alliés sont venus chercher en France la quittance de ces 150 millions ; et ce n’est pas encore le roi qui l’a donnée, puisque c’est Buonaparte qui a conduit les étrangers à Paris. Voilà donc plus de 400{{lié}millions du domaine extraordinaire qui ont nécessairement disparu, et dont votre ministère ne peut être responsable.

Les 100 millions restants du domaine extraordinaire se composoient de l’emprunt de Saxe, montant de-13 à 17 millions ; de 15 ou 20 millions sur le Mont-Napoléon de Milan ; de quelques millions sur le Mont-Napoléon de Naples ; de cent dix actions sur les canaux ; de quelques millions sur les salines du Peccais ; de plusieurs maisons ; des sommes dues par la famille de Buonaparte et par différents particuliers ; les billets des débiteurs, entre autres un billet de Jérôme Buonaparte pour la somme d’un million, sont demeurés avec les valeurs ci-dessus énoncées dans la caisse du domaine extraordinaire. La seule somme prélevée par le ministère de Votre Majesté sur le domaine extraordinaire est une somme de 8 millions en effets sur la place, appliquée aux réparations du Louvre, à celles de Versailles et à l’achat de plusieurs maisons sur le Carrousel. De ces 8 millions, 4 seulement avoient été dépensés à l’époque du 20 mars.

Dénué des documents qui pourroient donner à ces calculs une précision rigoureuse, il se peut faire que des erreurs se soient glissées dans le résultat que j’offre ici à Votre Majesté ; mais ces erreurs ne sont ni graves ni nombreuses, et cet aperçu général suffit pour prouver la mauvaise foi et détruire les calomnies de Buonaparte.

Quant au séquestre mis sur les biens de la famille de Buonaparte, entre les raisons d’État, trop évidentes aujourd’hui, qui obligeoient le ministère de faire apposer promptement ce séquestre, on vient de voir que la famille de Buonaparte devoit plusieurs millions à la France : les billets de ces dettes se trouvoient à la caisse du domaine extraordinaire, et représentoient une valeur empruntée à ce domaine. La saisie des biens des débiteurs absents étoit une conséquence nécessaire des sommes qu’ils devoient à l’État.

Pour parler sans doute aux passions de la dernière classe du peuple, on a prétendu que les diamants de la couronne étoient une propriété de l’État.

Si quelque chose appartient aux Bourbons, héritiers des Capets et des Valois, ce sont des diamants achetés de leurs propres deniers, et par cette raison même appelés joyaux de la couronne. Le plus beau de ces joyaux, le Régent, offre dans son nom seul la preuve incontestable qu’il étoit une propriété particulière. Je ne parle pas, sire, du droit que vous avez, et que consacre la Charte, de prendre toute mesure nécessaire au salut de l’État dans les temps de crise : mettre à couvert les richesses qui peuvent tomber entre les mains de l’ennemi est pour le roi un de ses devoirs les plus impérieux. Loin donc de faire un crime aux ministres de Votre Majesté d’avoir soustrait à Buonaparte les propriétés de l’État, on pourroit plutôt leur reprocher de lui avoir laissé 30 millions en espèces, et 42 millions en effets. Dans une pareille circonstance, Buonaparte auroit-il manqué de vider le trésor public et mème de spolier la Banque ? Bien plus, son gouvernement n’essaya-t-il pas l’année dernière d’emporter aussi les diamants de la couronne ? Tous ces reproches sont donc un mélange de dérision et d’absurdité. Votre ministère, en laissant à Buonaparte 72 millions, pourroit être accusé d’un excès de bonne foi ; mais ce sont là de ces fautes que commet la probité et que la conscience absout.

On a voulu dire que le gouvernement royal, infidèle à la Charte et à ses promesses, avoit tourmenté les acquéreurs de domaines nationaux. Pour prendre connaissance de ces prétendus délits, une commission a été nommée par Buonaparte. Quel a été le résultat de ses recherches ?

Le gouvernement royal méconnoissoit, dit-on, la gloire de l’armée ! Qui a plus admiré nos guerriers que les Bourbons ? qui les a plus noblement récompensés ? Qu’il me soit permis de rappeler que dans un écrit publié sous les yeux de Votre Majesté, écrit qu’elle a daigné honorer de sa sanction royale, j’ai parlé des sentiments et des triomphes de notre armée avec une justice qui a paru exciter la reconnoissance du soldat[2]. Faut-il se repentir de ces éloges ? Non, sire, l’infidélité de quelques chefs et la foiblesse d’un moment ne peuvent effacer tant de gloire : les droits de l’honneur sont imprescriptibles, malgré les fautes passagères qui peuvent en ternir l’éclat.

Enfin, sire, vient la grande accusation de despotisme. Le despotisme des Bourbons ! Ces deux mots semblent s’exclure. Et c’est Buonaparte qui accuse Louis XVIII de despotisme ! Il faut bien compter sur la stupidité ou sur la perversité des hommes pour avancer des calomnies aussi grossières. Les plus audacieux mensonges ne coûtent rien à l’usurpateur ; il ne rougit point de tomber dans les contradictions les plus manifestes ; car en même temps qu’il représente le gouvernement royal comme violent et tyrannique, il lui reproche l’incapacité et la foiblesse.

Étoit-il tyrannique, le gouvernement qui craignoit si fort de blesser les lois qu’il a mieux aimé s’exposer aux plus grands périls que d’employer l’autorité arbitraire pour arrêter des conspirateurs ? Étoit-il tyrannique, le gouvernement qui, armé de la loi de la censure, laissoit publier contre lui les écrits les plus séditieux ?

A-t-on vu sous le règne de Louis XVIII, comme sous celui de Buonaparte, plus de sept cents personnes retenues dans les prisons après avoir été acquittées par les tribunaux ?

Le roi a-t-il cassé les décisions des jurés ? Le général Exelmans a-t-il été arrêté depuis le jugement qui déclaroit son innocence ?

Si les généraux d’Erlon et Lallemant avoient tenté sous Buonaparte ce qu’ils ont fait sous le roi, vivroient-ils encore ?

Quoi, sire, vous avez pardonné non-seulement toutes les fautes, mais encore tous les crimes ! Après tant de malheurs, tant de souvenirs amers, tant de sujets de vengeance, un généreux oubli a tout effacé ! Vous avez reçu dans votre palais et ceux qui vous avoient servi et ceux qui vous avoient offensé ; vous n’avez fait aucune distinction entre le fils innocent et le fils repentant ; vous avez réalisé dans toute son étendue, dans toute sa simplicité la touchante parabole de l’enfant prodigue, et on ose parler de la tyrannie des Bourbons !

Ah, sire, quand tout le peuple rassemblé sous vos fenêtres, la veille de votre départ, témoignoit, tantôt par sa morne tristesse, tantôt par ses cris d’amour, combien il chérissoit son père ; quand les paysans de l’Artois et de la Flandre vous suivoient en vous comblant de bénédictions, ce n’étoit pas un tyran qu’ils pleuroient ! Que le fils que vous avez privé de son père, que le citoyen que vous avez dépouillé se lève et vous accuse. Buonaparte osera-t-il porter le même défi à la France ?

Mais, sire, vos ministres n’étoient pas de bonne foi : ils vouloient détruire la Charte. Le nouveau gouvernement de la France, employant les moyens les plus odieux pour attaquer le gouvernement royal, a fait rechercher soigneusement tous les papiers qui pouvoient accuser celui-ci. On a trouvé dans une armoire secrète de l’appartement d’un de vos ministres des lettres qui devoient révéler d’importants mystères. Eh bien, qu’ont-elles appris au public, ces lettres confidentielles, inconnues, cachées, qu’on a eu la maladresse de publier (car la passion fait aussi des fautes, et les méchants ne sont pas toujours habiles) ? Elles ont appris que vos ministres, différant entre eux sur quelques détails, étoient tous d’accord sur le fond ; qu’ils pensoient qu’on ne pouvoit régner en France que par la Charte et avec la Charte, et que les François aimant et voulant la liberté, il falloit suivre les mœurs et les opinions du siècle.

Si nous possédions les papiers secrets de Buonaparte, il est probable que nous y trouverions des révélations d’une tout autre nature.

Oui, sire, et c’est ici l’occasion d’en faire la protestation solennelle : tous vos ministres, tous les membres de votre conseil sont inviolablement attachés aux principes d’une sage liberté ; ils puisent auprès de vous cet amour des lois, de l’ordre et de la justice, sans lesquels il n’est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu’il nous soit permis de vous le dire avec le respect profond et sans bornes que nous portons à votre couronne et à vos vertus : Nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu’il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple ; que le vœu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des François. S’il en avoit été autrement, sire, nous serions toujours morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée, parce que vous êtes notre seigneur et maître, le roi de nos aïeux, notre souverain légitime ; mais, sire, nous n’aurions plus été que vos soldats, nous aurions cessé d’être vos conseillers et vos ministres.

Sire, un roi qui peut écouter un pareil langage n’est pas un tyran ; ceux à qui votre magnanimité permet de tenir ce langage ne sont pas des esclaves. Avec la même sincérité, sire, nous avouerons que votre ministère a pu tomber dans quelques méprises. Quel est le gouvernement établi au milieu d’une invasion étrangère, du choc de tous les intérêts, des cris de toutes les passions, qui n’eût pas commis de plus graves erreurs ? Le gouvernement usurpateur vient de nous donner une leçon utile : il n’a pas perdu un moment pour éloigner des préfectures et des tribunaux les hommes qu’il a présumés ennemis de son autorité ou indifférents à sa cause ; il a pensé qu’un magistrat qui le matin avoit administré dans un sens ne pouvoit pas le soir administrer dans un autre : il ne faut jamais placer un homme entre la honte et le devoir, et le forcer, pour éviter l’une, à trahir l’autre.

Si le ministère de Votre Majesté n’a pas suivi rigoureusement ce principe, c’étoit pour s’attacher plus scrupuleusement à la lettre de vos proclamations royales, qui, par une bonté infinie, promettoient à tous les François la conservation de leurs places et de leurs honneurs. Ainsi, ce n’est pas le défaut de sincérité, c’est toujours le trop de bonne foi qu’il faudroit reprocher à vos ministres.

Éviter les excès de Buonaparte, ne pas trop multiplier, à son exemple, les actes administratifs, étoit une pensée sage et utile. Cependant, depuis vingt-cinq ans les François s’étoient accoutumés au gouvernement le plus actif que l’on ait jamais vu chez un peuple : les ministres écrivoient sans cesse ; les ordres partoient de toutes parts : chacun attendoit toujours quelque chose ; le spectacle, l’acteur, le spectateur, changeoient à tous les moments. Quelques personnes semblent donc croire qu’après un pareil mouvement, détendre trop subitement les ressorts seroit dangereux. C’est, disent-elles, laisser des loisirs à la malveillance, nourrir les dégoûts, exciter des comparaisons inutiles. L’administrateur secondaire, accoutumé à être conduit dans les choses même les plus communes, ne sait plus ce qu’il doit faire, quel parti prendre. Peut-être seroit-il bon, dans un pays comme la France, si longtemps enchanté par les triomphes militaires, d’administrer vivement dans le sens des institutions civiles et politiques, de s’occuper ostensiblement des manufactures, du commerce, de l’agriculture, des lettres et des arts. De grands travaux commandés, de grandes récompenses promises, des distinctions éclatantes accordées aux talents, des prix, des concours publics, donneroient une autre tendance aux mœurs, une autre direction aux esprits : le génie du prince, particulièrement formé pour le règne des arts, répandroit sur eux un éclat immortel. Certains de trouver dans leur roi le meilleur juge, le politique le plus habile, l’homme d’État le plus instruit, les François ne craindroient plus d’embrasser une nouvelle carrière ; les triomphes de la paix leur feroient oublier les succès de la guerre ; ils croiroient n’avoir rien perdu en changeant laurier pour laurier, gloire pour gloire.

Votre ministère, malgré sa vigilance, ses soins, son attention de tous les moments, n’a pu prévenir ce qui étoit hors de sa puissance ; quelques vanités ont choqué quelques vanités. Il est bien essentiel de soigner, en France, cet amour-propre si dangereux et si susceptible ; si on le satisfait à peu de frais, il s’aigrit pour peu de chose ; et de cette source misérable peuvent encore renaître d’épouvantables révolutions. Mais les ministres établis pour diriger les affaires humaines ne peuvent pas toujours régler les passions des hommes.

Enfin, sire, vous vous apprêtiez à couronner les institutions dont vous aviez posé la base, en attendant dans votre sagesse l’instant propre à l’accomplissement de vos projets. Vous saviez qu’en politique il ne faut rien précipiter ; vous vous étiez donné quelque temps pour essayer nos mœurs, connoître l’esprit public, étudier les changements que la révolution et vingt-cinq années d’orages avoient apportés dans le caractère national. Suffisamment instruit de toutes ces choses, vous aviez déterminé une époque pour le commencement de la pairie héréditaire ; le ministère eût acquis plus d’unité ; les ministres seroient devenus membres des deux chambres, selon l’esprit même de la Charte ; une loi eût été proposée afin qu’on pût être élu membre de la chambre des députés avant quarante ans, et que les citoyens eussent une véritable carrière politique. On alloit s’occuper d’un code pénal pour les délits de la presse, après l’adoption de laquelle loi la presse eût été entièrement libre ; car cette liberté est inséparable de tout gouvernement représentatif. On avoit d’ailleurs reconnu l’inutilité ou plutôt le danger d’une censure, qui, n’empêchant pas le délit, rendoit les ministres responsables des imprudences des journaux.

Dieu a ses voies impénétrables et ses jugements imprévus ; il a voulu suspendre un moment le cours des bénédictions que Votre Majesté répandoit sur ses sujets. De ces Bourbons, qui avoient ramené le bonheur dans notre patrie désolée, il ne reste plus en France que les cendres de Louis XVI ! Elles règnent, sire, dans votre absence ; elles vous rendront votre trône comme vous leur avez rendu un tombeau.

Mais, au milieu de tant d’afflictions, combien aussi de consolations pour le cœur de Votre Majesté ! L’amour et les regrets de tout un peuple vous suivent et vous accompagnent ; des prières s’élèvent de toutes parts pour vous vers le ciel ; votre retraite d’un moment est une calamité publique. Je vois autour de leur roi les vieux compagnons de son infortune, ces vétérans de l’exil et du malheur, qui sont revenus à leur poste ; j’aperçois ces grands capitaines, si chers à l’armée, qu’ils n’ont jamais conduite que dans les sentiers de l’honneur, vrais représentants de la valeur françoise et de la foi militaire. D’autres maréchaux, qui n’ont pu suivre vos pas, ont refusé de violer les serments qu’ils vous avoient faits, plus glorieux dans leur repos que lorsqu’ils triomphoient sur les champs de bataille. Une foule de généraux, de colonels, d’officiers et de soldats, déposent aussi des armes qu’ils ne peuvent plus porter pour leur roi. Les gardes nationales du royaume, celles de Paris à leur tête, expriment leur douleur par le silence de leurs rangs incomplets et déserts, et rappellent de tous leurs vœux le père qu’ils gardoient, le noble chef que vous leur aviez donné. Dans les emplois civils, dans la magistrature, Votre Majesté a pareillement trouvé une multitude de sujets fidèles : les uns ont quitté leurs places, les autres ont refusé d’humiliantes faveurs. Il s’est rencontré des hommes qui, se croyant négligés, auroient pu être tentés de suivre une autre fortune ; et pourtant ils n’ont point trahi le devoir : ainsi, dans ces jours d’épreuve, l’honneur, comme la honte, a eu ses triomphes et ses surprises.

Parmi vos ministres, sire, les uns ont été assez heureux pour s’attacher à vos pas, les autres pour souffrir sous la main de Buonaparte. Les chefs les plus habiles de leurs administrations ont imité leur exemple : plus leurs talents sont éminents, plus ils sont heureux de les consacrer à Votre Majesté et de les refuser à l’usurpateur.

Le clergé n’a point perdu l’habitude des persécutions : reprenant avec joie sa croix nouvelle, il refuse à l’impie cette touchante prière qui demande au ciel le salut du roi. Les deux chambres, qui conservoient avec Votre Majesté le dépôt sacré de la liberté publique, l’ont courageusement défendue. Rome, dans le siècle des Fabricius, eût nommé avec orgueil un citoyen tel que le président de la chambre des députés. Sa proclamation, sa protestation, au sujet des avis de M. le duc d’Otrante, resteront, sire, comme un monument de votre règne et des nobles sentiments que vous savez inspirer.

Ajoutons, sire, que votre famille vient d’attacher à votre couronne une nouvelle gloire. Si Monsieur, votre digne frère, si Mgr le duc de Berry, si Mgr le duc d’Orléans, placés dans des circonstances pénibles, n’ont pu rallier une foule désarmée, ils ont montré, au milieu des trahisons et des perfidies, l’élévation, le courage, la loyauté naturels au sang des Bourbons. Ne croit-on pas voir et entendre le Béarnois lorsque Mgr le duc de Berry, sortant des portes de Béthune, se précipitant au-devant d’une troupe de rebelles, les appelant à la fidélité ou au combat, les trouvant sourds à sa voix, répond à ceux qui l’invitoient à faire un exemple : « Comment voulez-vous frapper des gens qui ne se défendent pas ? »

L’entreprise héroïque de Mgr le duc d’Angoulême prendra son rang parmi les hauts faits d’armes de notre histoire. Sagesse et audace du plan, hardiesse d’exécution, tout s’y trouve. Le prince, jusque alors éloigné des champs de bataille par la fortune, se précipite sur la gloire aussitôt qu’il l’aperçoit, et la ressaisit comme une portion du patrimoine de ses pères : mais la trahison arrête un fils de France aux mêmes lieux où elle avoit laissé passer Buonaparte. Que de malheurs Mgr le duc d’Angoulême eût évités à notre patrie s’il avoit pu arriver jusqu’à Lyon ! Un soldat rebelle, qui avoit vu ce prince au milieu du feu, disoit, en admirant sa valeur : « Encore une demi-heure, et nous allons crier vive le roi ! »

Mais que dire de la défense de Bordeaux par Madame ? Non, ce n’étoient pas des François que les hommes qui ont pu tourner leurs armes contre la fille de Louis XVI ! Quoi ! c’est l’orpheline du Temple, celle qui a tant souffert par nous et pour nous, celle à qui nous ne pouvons jamais offrir trop d’expiations, d’amour et de respects, que l’on vient de chasser à coups de canon de sa terre natale ! Grand Dieu ! et pour mettre à sa place l’assassin du duc d’Enghien, le tyran de la France et le dévastateur de l’Europe ! Les balles ont sifflé autour d’une femme, autour de la fille de Louis XVI ! Si elle rentre en France, on lui appliquera les décrets contre les Bourbons, c’est-à-dire qu’on la traînera à l’échafaud de son père et de sa mère ! Elle a paru, au milieu de ces nouveaux périls, telle qu’elle se montra, dans sa première jeunesse, au milieu des assassins et des bourreaux. Fille de France, héritière de Henri IV et de Marie-Thérèse, nourrie de tribulations et de larmes, éprouvée par la prison, les persécutions et les dangers, que de raisons pour savoir mépriser la vie ! Je ne voudrois en preuve de la réprobation du gouvernement de Buonaparte que d’avoir laissé insulter Mme la duchesse d’Angoulême ; la représenter baisant les mains des soldats pour les engager à rester fidèles, l’appeler une femme furieuse, à l’instant où ses vertus, ses malheurs et son courage excitoient l’admiration de toute la terre, c’est se condamner au mépris comme à l’exécration du genre humain.

§ IV.
Esprit du gouvernement.

Sire, les empires se rétablissent autant par la mémoire des choses passées que par le concours des faits présents. Les souvenirs que Votre Majesté et son auguste famille ont laissés en France vous y préparent un prompt retour. Mais il est encore d’autres causes qui rendent la chute de Buonaparte infaillible. Je ne parle pas de la guerre étrangère, elle suffîroit seule pour le renverser ; je parle des principes de mort qui existent dans son gouvernement même : c’est par l’examen de la nature et de l’esprit de son gouvernement que je terminerai ce rapport.

À peine, sire, votre retraite momentanée eut-elle suspendu le règne des lois, que votre royaume se vit menacé d’une alliance hideuse entre le despotisme et la démagogie : on promit à vos peuples une liberté d’une espèce nouvelle. Cette liberté devoit naître au champ de mai, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mamelouck et la hache révolutionnaire à la main, entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds, dans les campagnes brûlantes de l’Espagne, dans les déserts glacés de la Russie : le marchepied de son trône eût été le corps sanglant du duc d’Enghien, et son étendard la tête de Louis XVI.

Buonaparte, rentré en France, a senti qu’il ne pouvoit régner dans le premier moment par les principes qui avoient contribué à précipiter sa chute. Le gouvernement du roi avoit répandu une si grande liberté, qu’on ne pouvoit se jeter tout à coup dans l’arbitraire sans révolter les esprits. Le roi, tout absent qu’il étoit, forçoit le tyran à ménager les droits du peuple ; bel hommage rendu à la légitimité ! D’une autre part, l’homme que l’on avoit vu tremblant sous les pieds des commissaires étrangers qui le conduisoient comme un malfaiteur à l’île d’Elbe, n’étoit plus aux yeux de la nation le vainqueur d’Austerlitz et de Marengo ; il ne pouvoit plus commander de par la Victoire. Déjà contenu dans ses excès par la nouvelle direction de l’opinion publique, il trouvoit encore devant lui des hommes disposés à lui disputer le pouvoir.

Ces hommes étoient d’abord ceux qu’on peut appeler les républicains de bonne foi : délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, ils désiroient garder cette indépendance républicaine impossible en France, mais qui du moins est une noble erreur. Venoient ensuite ces furieux qui composoient l’ancienne faction des Jacobins. Humiliés de n’avoir été sous l’empire que des espions de police d’un despote, ils étoient résolus à reprendre pour leur propre compte cette liberté de crimes dont ils avoient cédé pendant quinze années le privilège à un tyran.

Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Buonaparte, n’étoient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer les uns les autres. Menacés au dehors d’une invasion formidable, poursuivis au dedans par l’opinion publique, ils comprirent que s’ils se divisoient, ils étoient perdus. Afin d’échapper au danger, ils ajournèrent leurs querelles : les uns apportoient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères ; les autres, leur contingent de terreur, de tyrannie et de perversité. Il est probable qu’ils n’étoient pas de bonne foi dans ce pacte effrayant ; chacun se promit en secret de le tourner à son avantage aussitôt que le péril seroit passé, et chacun chercha d’avance à s’assurer de la victoire.ĭ

Dans les premiers jours, les indépendants semblèrent être les plus forts, et Buonaparte paroissoit subjugué. Il s’étoit vu forcé d’appeler aux premières places de l’État des hommes qu’intérieurement il déteste : il en coûte à son orgueil d’obéir à ceux qu’il avoit condamnés à le servir ou à se taire. Au commencement du consulat, il fut de même obligé de feindre des sentiments qui n’étoient pas dans son cœur ; mais il sapa peu à peu les fondements de l’édifice qu’il avoit élevé ; à mesure que ses forces croissoient, il se débarrassoit de quelques principes et de quelques hommes. Le tribunat fut d’abord épuré, ensuite détruit ; il ne conserva que deux corps politiques, subjugués par la terreur, l’un pour lui livrer l’or, l’autre pour lui prodiguer le sang de la France,

Il suit aujourd’hui la même route : il n’embrasse la liberté que pour l’étouffer. L’assemblée du champ de mai est sa grande machine. À la faveur d’un spectacle nouveau, de ces scènes préparées d’avance, qu’il joue d’une manière si habile, au milieu des cris des soldats, il espère obtenir une levée en masse, ou, ce qui revient au même, faire décréter la marche de toutes les gardes nationales du royaume : ce qu’il veut avant tout, ce sont les moyens de la victoire ; quand il l’aura obtenue, il jettera le masque, se rira de la constitution qu’il aura jurée, et reprendra à la fois son caractère et son empire. Aujourd’hui, avant le succès, les mameloucks sont jacobins ; demain, après le succès, les jacobins deviendront mameloucks : Sparte est pour l’instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe.

Il étoit impossible que les gens habiles dont Buonaparte est environné ne devinassent pas sa pensée ; mais comment le prévenir ? D’un côté, ils ne veulent plus le tyran pour maître ; de l’autre, ils en ont encore besoin pour général ; ils redoutent ses triomphes, et ses triomphes leur sont nécessaires ; il faut qu’ils se défendent contre l’Europe, et Buonaparte seul peut les défendre. Dans cette position désespérée, liés, associés avec lui par la force des événements, ils avoient conçu l’espoir de l’enchaîner si fortement qu’il seroit hors d’état de leur nuire quand la guerre lui auroit rendu des forces. Ils retomboient ainsi dans l’erreur où ils étoient déjà tombés au commencement du consulat ; ils croyoient de nouveau dominer Buonaparte par l’ascendant d’une république, quoiqu’ils dussent être détrompés par l’expérience. Pleins de cette pensée, ils laissoient quelques enfants perdus presser les mesures révolutionnaires : les bonnets rouges avoient reparu ; on entendoit chanter la Marseilloise ; un club établi à Paris correspondoit et correspond encore avec d’autres clubs dans les provinces ; on annonçoit la résurrection du Journal des Patriotes. On oublioit que le peuple est las, que tout tend aujourd’hui au repos, comme en 1793 tout tendoit au mouvement : les déclamations, les formes, les enseignes révolutionnaires, que l’on essayoit de reproduire, ayant cessé d’être l’expression d’une opinion réelle, ne sont plus que la révoltante parodie d’une tragédie épouvantable. Et quelle confiance pourroient inspirer aujourd’hui les hommes de 1793 ? Ne sait-on pas ce qu’ils entendent par la liberté, l’égalité, les droits de l’homme ? Sont-ils plus moraux, plus sincères, plus sages après leurs crimes qu’avant leurs crimes ? Est-ce parce qu’ils se sont souillés de tous les excès qu’ils sont devenus capables de toutes les vertus ? On n’abdique pas le crime aussi facilement qu’on abdique une couronne ; et le front que ceignit l’affreux diadème en conserve des marques ineffaçables.

Toutefois, sire, ces graves considérations n’arrêtoient pas les partis en France. Il ne s’agissoit pas pour eux de savoir ce qui étoit possible dans l’avenir, mais d’obéir à ce que le présent commandoit : ainsi quelques hommes se berçoient toujours du projet d’une constitution républicaine. Il paroît qu’on avoit conçu la pensée de faire descendre Buonaparte du haut rang d’empereur à la condition modeste de généralissime ou de président de la république. Juste punition de son orgueil ! il ne seroit sorti de l’île d’Elbe avec tous ses projets d’ambition, de grandeur, de dynastie, que pour humilier sa pourpre, ses faisceaux, ses aigles, ses victoires devant d’insolents citoyens. Le bonnet rouge apprit à Buonaparte à porter des couronnes ; le bonnet rouge dont on charge aujourd’hui la tête de ses bustes lui annonce-t-il de nouveaux diadèmes ? Non : c’est une vie qui s’accomplit, c’est le cercle qui se ferme : on ne recommence pas sa fortune.

Les républicains se promettoient la victoire ; tout sembloit favoriser leurs projets. On parloit de placer le prince de Canino au ministère de l’intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin à celui de la justice. Buonaparte, en apparence abattu, ne s’opposoit point à des mouvements révolutionnaires, qui en dernier résultat fournissoient des hommes à son armée. Il se laissoit même attaquer dans des pamphlets : on lui prêchoit, en le tutoyant, la liberté et l’égalité ; il écoutoit ces remontrances d’un air contrit et docile. Tout à coup, échappant aux liens dont on avoit cru l’envelopper, il renverse les barrières républicaines, et proclame de sa propre autorité non une constitution, mais un Acte additionnel aux constitutions de l’empire. Les citoyens seront appelés à consigner leurs votes touchant cet Acte sur des registres ouverts aux secrétariats des diverses administrations ; et tout le travail de l’assemblée du champ de mai se réduira au dépouillement d’un scrutin.

Buonaparte gagne par cette publication deux points essentiels : supposant d’abord que rien n’est détruit dans ce qu’il appelle ses constitutions, il regarde l’empire comme existant ; il évite les contestations sur son titre et sur sa réélection. Ensuite il se place hors de l’atteinte du champ de mai, puisqu’il soustrait l’Acte additionnel à l’acceptation des électeurs, et leur interdit par le fait toute discussion politique. Ainsi cette assemblée, à qui l’on attribuera peut-être le droit de voter la mort de deux millions de François, n’aura pas celui de décréter leur liberté.

Au reste, sire, la nouvelle constitution de Buonaparte est encore un hommage à votre sagesse : c’est, à quelques différences près, la Charte constitutionnelle. Buonaparte a seulement devancé, avec sa pétulance accoutumée, les améliorations et les compléments que votre prudence méditoit. Quelle simplicité de croire que s’il n’avoit rien à craindre de l’Europe, il respecteroit tout ce qu’il promet dans son Acte additionnel, qu’il laisseroit écrire tout ce qu’on voudra, qu’il n’exileroit, ne fusilleroit personne ! Il en seroit de la chambre des pairs et de celle des députés comme il en a été du tribunat, du sénat et du corps Législatif.

Nous voyons, sire, dans le considérant de l’Acte additionnel que Buonaparte, s’occupant d’une grande confédération européenne (c’est-à-dire la conquête des États voisins), avoit ajourné la liberté de la France.

Il en est arrivé ce léger malheur, que quatre ou cinq millions de François morts pour le système fédératif n’ont pu jouir de la liberté que Buonaparte réservoit aux générations présentes. Que diront aujourd’hui ceux qui trouvoient mauvais que Votre Majesté s’intitulât roi par la grâce de Dieu, qu’elle eût gardé l’initiative des lois, qu’elle se fût réservé l’espace d’une année pour l’épuration des tribunaux et la nomination des juges à vie ? L’Acte additionnel conserve ces dispositions. Que diront ceux qui oseroient blâmer le roi d’avoir donné la Charte de sa pleine autorité, au lieu de l’avoir reçue du peuple ? Buonaparte imite cet exemple. — Mais il soumet sa constitution à l’acceptation de la nation ! À qui la soumet-il ? à des citoyens qui iront s’inscrire sur un registre dans une municipalité. Si les votes sont peu nombreux, s’ils sont contre l’Acte additionnel, aura-t-on égard à ces oppositions ? Qui vérifiera les signatures ? N’en introduira-t-on pas sur les rôles autant que bon semblera ? Qui osera réclamer ? Comment l’assemblée du champ de mai s’assure-t-elle de la fidélité des maires, des sous-préfets, chargés de recueillir les votes, surtout lorsque les commissaires extraordinaires auront renouvelé les administrations d’un bout de la France à l’autre ? Si quelque chose pouvoit ressembler à l’assentiment du peuple, ne seroit-ce pas celui des collèges électoraux au champ de mai ? Et pourquoi interdit-on tout examen aux électeurs ? Mais pourquoi me perdre moi-même dans cet examen inutile ? Je raisonne comme s’il étoit encore question de régularité, de pudeur, de bonne foi : et l’acceptation de l’Acte est préjugée par un décret, et sa promulgation ordonnée d’avance !

Dans l’Acte additionnel je n’aperçois rien sur l’abolition de la confiscation des biens : je vois que la propriété n’est plus une condition nécessaire pour être élu membre de la chambre des représentants ; que l’armée est appelée à donner son suffrage, que les anciennes constitutions, les sénatus-consultes ne sont point rapportés et deviennent comme des armes secrètes dans les arsenaux de la tyrannie.

Voilà Buonaparte tout entier : il se réserve la confiscation des biens, remet aux non-propriétaires la défense de la propriété, pose les principes du gouvernement militaire, et cache ses desseins dans les chaos de ses lois. Ceux qui chérissent sincèrement les idées libérales peuvent-ils supporter des choses aussi monstrueuses ? Tout cela n’est-il pas un mélange de dérision et d’impudence ? N’est-ce pas à la fois et dans le même moment reconnoître et violer un principe, admettre la souveraineté du peuple et s’en moquer ? N’est-ce pas toujours montrer la même astuce, la même mauvaise foi, la même domination de caractère ?


Oserai-je parler au roi du dernier article de l’Acte additionnel ? Par cet article, le peuple françois cède tous ses droits à l’usurpateur, excepté celui de rappeler les Bourbons : donc si Buonaparte vouloit ouvrir à Votre Majesté les chemins de la France, il ne le pourroit plus ; et si, d’un autre côté, le peuple vouloit vous rapporter votre couronne, cela lui seroit impossible, parce que Buonaparte, en vertu des institutions impériales, a seul le droit d’assembler le peuple. Si l’on avoit pu douter des sentiments de la France, ce dernier article les proclameroit : les mauvaises consciences se trahissent ; l’excès de la précaution annonce l’excès de la crainte ; interdire au peuple françois le droit de rappeler son roi, c’est prouver qu’il veut le rappeler.

Toutefois Buonaparte s’est embarrassé dans ses propres adresses : l’Acte additionnel lui sera fatal. Si cet Acte est observé, il y a dans son ensemble assez de liberté pour renverser le tyran ; s’il ne l’est pas, le tyran n’en deviendra que plus odieux. D’un autre côté, Buonaparte perd tout à la fois, par cet Acte, et la faveur des républicains et la force révolutionnaire du jacobinisme : les démagogues ne veulent ni de la pairie ni des deux chambres ; ce qu’ils veulent surtout, c’est l’égalité absolue : ils préféreroient même à ces institutions de Buonaparte son ancien despotisme : du moins ce joug étoit un niveau. Enfin, comme l’Acte additionnel n’est après tout que la Charte, qu’est-ce que les François auront gagné au retour de l’usurpateur ? Vont-ils de nouveau soutenir une guerre cruelle, exposer leur patrie à une seconde invasion pour obtenir précisément ce qu’ils avoient sous le roi, avec la paix, la considération et le bonheur ? Ne se trouvent-ils pas à peu près dans la même position que les alliés par rapport au traité de Paris ? Ceux-ci disent à Buonaparte : « Nous voulons le traité de Paris, mais nous le voulons sans vous, parce qu’un autre que vous en tiendra toutes les conditions, et que vous n’en remplirez aucune. »

Les François diront à Buonaparte : « Nous voulons la Charte constitutionnelle, mais nous ne la voulons qu’avec le roi, parce qu’il y sera fidèle et que vous l’auriez bientôt violée. » Ainsi, quelque parti que prenne Buonaparte, qu’il soit tyran, jacobin, constitutionnel, on trouve toujours que ses triomphes sont des défaites, et que son despotisme, ses violences, ses ruses, viennent, sire, échouer devant votre autorité légale, votre modération constante et votre parfaite sincérité.

Il n’y a de salut que dans le roi : l’Europe connoît sa foi, sa loyauté, sa sagesse ; elle ne peut trouver de garantie que dans son trône et dans sa parole. Sire, vous êtes l’héritier naturel de tous les pouvoirs usurpés dans votre royaume. Toutes les révolutions en France se feront pour vous. Indépendamment de ses droits, Votre Majesté a sur ses ennemis un avantage immense : son gouvernement est le seul qui depuis vingt-cinq ans ait paru raisonnable à tous ; le seul qui, en consacrant les principes d’une liberté sage, ait donné ce que la révolution a tant de fois promis et qu’elle promet encore. On a reconnu, sire, par l’essai qu’on a fait de vos vertus, que vous êtes le prince qui convient le mieux à la France ; que l’ordre des choses établi pouvoit subsister. Quelques années auroient suffi pour le porter à sa perfection ; il avoit en lui tous les principes de durée, et il n’a été momentanément suspendu que par l’unique chance qui pouvoit en arrêter le cours.

Mais déjà tout se prépare pour le prompt rétablissement du trône. La France commence à revenir de sa surprise, les illusions se dissipent, la vérité perce de toutes parts. On se trouve avec épouvante sous le règne de la terreur et de la guerre. Chacun se demande si, après tant d’années de souffrances, de sang et de meurtres, il faut recommencer la révolution. Les François se voient une seconde fois isolés au milieu de l’Europe, séparés du monde, comme des hommes atteints d’une maladie contagieuse. Les portes de leur beau pays, ouvertes par le roi à la foule des voyageurs, se sont tout à coup fermées. L’Europe se tait ; et dans ce silence effrayant on n’entend retentir que les pas d’un million d’ennemis qui s’avancent de toutes parts vers les frontières de la France.

Les citoyens, alarmés, tournent les yeux vers leur roi, ils l’appellent à leur secours ; et son silence se joignant à celui du monde civilisé semble annoncer quelque catastrophe terrible. Les soldats eux-mêmes s’étonnent ; ils se demandent qu’est devenue la fille des Césars, où sont les dépouilles qui leur avoient été promises ? Un grand nombre désertent ; des officiers se retirent ; la garde même est triste et découragée ; les finances s’épuisent ; les soixante-douze millions restés au trésor sont déjà dissipés. Plusieurs départements refusent de payer l’impôt et de fournir des hommes. Les provinces de l’ouest et du midi ne sont pas entièrement soumises ; elles n’attendent qu’un nouveau signal pour reprendre les armes. La foiblesse de Buonaparte s’accroît à mesure que la force du roi augmente. La comparaison de ce que la France étoit il y a un mois et de ce qu’elle est aujourd’hui frappe tous les esprits, et reporte avec douleur la pensée sur les biens qu’on a perdus.

Le 28 du mois de février dernier[3] la France étoit en paix avec toute la terre ; son commerce commençoit à renaître, ses colonies à se rétablir ; ses dettes s’acquittoient, ses blessures se fermoient ; elle reprenoit dans la balance politique de l’Europe sa prépondérance et son utile autorité. Jamais elle n’avoit eu de meilleures lois, jamais elle n’avoit joui de plus de liberté ; elle sortoit de ses débris et de ses tombeaux heureuse, brillante et rajeunie. Dix mois d’une restauration accomplie au milieu de tous les genres d’obstacles avoient suffi à Louis XVIII pour enfanter ces merveilles.

Le 1er de mars[4] la France est en guerre avec le monde entier. Elle redevient l’objet de la haine et de la crainte de l’univers. Elle voit renaître dans son sein les factions qui l’ont déchirée : ses enfants vont être de nouveau traînés au carnage, ses lois détruites, ses propriétés bouleversées. Courbée sous un double despotisme, elle ne conserve de sa restauration que des regrets, de sa liberté qu’une vaine ombre. Voilà les autres merveilles opérées dans un moment par Buonaparte : vingt-quatre heures séparent et tant de biens et tant de maux.

Sire, vous reparoîtrez, et le bonheur rentrera dans notre chère patrie. Vos sujets verront l’abîme où quelques factieux les ont entraînés : ils se hâteront d’en sortir ; ils accourront à vous, les uns pour recevoir la récompense due à leur fidélité, les autres pour implorer cette miséricorde dont ils n’ont pu épuiser les trésors. Oui, sire, innocents ou coupables, ils trouveront leur salut en se jetant dans vos bras ou à vos pieds.

Mais tandis que je m’efforce de fixer sous les yeux de Votre Majesté le tableau de l’intérieur de la France, ce tableau n’est déjà plus le même : demain il changera encore. Quelque rapidité que je puisse mettre à le retracer, il me seroit impossible de suivre les mouvements convulsifs d’un homme agité par ses propres passions et par celles qu’il a si follement soulevées. Je disois au roi que Buonaparte avoit remporté une victoire sur le parti républicain, et ce parti l’a vaincu de nouveau. La publication de l’Acte additionnel lui a enlevé, comme nous l’avions prévu, le reste de ses complices. Attaqué de toutes parts, il recule, il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes, et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs, il abandonne la dictature, et convoque la chambre des représentants en vertu de cet Acte additionnel qui n’est point encore accepté. Errant ainsi d’écueil en écueil, il se replie en cent façons pour éluder ses engagements et ressaisir le pouvoir qui lui échappe : à peine délivré d’un danger, il en rencontre un nouveau. Ce souverain d’un jour osera-t-il instituer une pairie héréditaire ? Comment gouvernera-t-il ses deux chambres, qu’il est forcé de réunir ? Montreront-elles à ses ordres une obéissance passive ? N’élèveront-elles pas la voix ? Ne chercheront-elles point à sauver la patrie ? Quels seront les rapports de ces chambres avec l’assemblée du champ de mai, qui n’a plus de véritable but, puisque l’Acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages aient été comptés ? Cette assemblée du champ de mai, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la véritable représentation nationale, supérieure en autorité à cette chambre des représentants qu’elle aura elle-même choisis ? Il est impossible à l’intelligence humaine de prévoir ce qui sortira d’un pareil chaos ; ces changements subits, cette étrange confusion de toutes choses annoncent une espèce d’agonie du despotisme : la tyrannie usée et sur son déclin conserve encore l’intention du mal, mais elle paroît en avoir perdu la puissance. On diroit en effet que Buonaparte, jouet de tout ce qui l’environne, ne prend plus conseil que du moment, esclave de cette destinée à laquelle il sembloit commander jadis. La licence règne à Paris, l’anarchie dans les provinces : les autorités civiles et militaires se combattent. Ici on menace de brûler les châteaux et d’égorger les prêtres ; là on arbore le drapeau blanc et l’on crie vive le roi ! Cependant, au milieu de ces désordres, le temps marche et les événements se précipitent. L’Europe entière est arrivée sur les frontières de la France : chaque peuple a pris son poste dans cette armée des nations, et n’attend plus que le dernier signal. Que fera l’auteur de tant de calamités ? S’il quitte Paris, Paris demeurera-t-il tranquille ? S’il ne rejoint pas ses soldats, ses soldats combattront-ils sans lui ? Un succès peut-il changer sa fortune ? Non : un succès retarderoit à peine sa chute. Peut-il, d’ailleurs, l’espérer, ce succès ? L’arrêt est parti d’en haut, la victoire s’est déclarée, et Buonaparte est déjà vaincu dans Murat : un appel a été fait aux passions des peuples d’Italie, et ces peuples ont répondu par un cri de fidélité. Puissent les François imiter cet exemple ! Puissent-ils abandonner le fléau de la terre à la justice du ciel ! Ah, sire, espérons que, désarmé par les prières du fils de saint Louis, le Dieu des batailles épargnera le sang de notre malheureuse patrie ! Vous conserverez à la France, pour son bonheur, ce reste de sang qu’elle a trop prodigué pour sa gloire ! Le moment approche où Votre Majesté va recueillir le fruit de ses vertus et de ses sacrifices : à l’ombre du drapeau blanc les nations jouiront enfin de ce repos après lequel elles soupirent, et qu’elles ont acheté si cher.


  1. Lorsque nous arrivâmes de Gand, de très-bons royalistes d’ailleurs, mais qui s’étoient laissé surprendre, cherchèrent à justifier leur enthousiasme pour un personnage trop fameux ; ils disoient : Vous ne savez pas quels services il nous a rendus ; vous n’étiez pas ici pendant les Cent Jours ; vous n’avez pas connu l’esprit de la France, etc.
    Il est assez bizarre de supposer que des personnes qui avoient passé de longues années en France sous le règne de Buonaparte, qui n’en avoient été absentes que trois mois, qui pendant ces trois mois étoient restées à quelques lieues de la frontière ; qui pendant ces trois mois recevoient tous les jours des nouvelles de Paris, publiques ou secrètes, à vingt heures et quelquefois à seize heures de date ; qui étoient au centre des armées et de la diplomatie européenne, et conséquemment au centre de toutes les intelligences et de tous les rapports ; qui voyoient à chaque moment arriver auprès du roi des François de la capitale et des provinces ; il est assez bizarre, dis-je, de supposer que la France étoit devenue pour ces personnes un pays totalement inconnu. Aussi, si l’on veut bien lire ce rapport avec quelque attention, on verra que nous n’étions pas trop mal instruit à Gand de ce qui se passoit à Paris ; que nous avions bien prévu le prompt dénoûment de cette courte tragédie, et que nous avions peut-être mieux jugé le jeu des factions et l’état des partis que ceux qui étoient placés plus près du théâtre.
  2. Voyez, ci-dessus, les Réflexions politiques.
  3. 1815.
  4. Ibid.