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Mélanges politiques (Chateaubriand)/Rapport sur le décret de Napoléon Buonaparte du 9 mai 1815

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Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 150-154).

RAPPORT
FAIT AU ROI DANS SON CONSEIL
sur le décret
DE NAPOLÉON BUONAPARTE
DU 9 MAI 1815.


Sire,

La France entière demande son roi ; les sujets de Votre Majesté ne dissimulent plus leurs sentiments : les uns viennent se ranger autour d’elle, les autres font éclater dans l’intérieur du royaume leur amour pour leur souverain légitime et l’espoir de retrouver bientôt la paix sous son autorité tutélaire. Mais plus l’opinion publique se manifeste, plus Buonaparte, épouvanté, appesantit son joug sur les François. Il appelle l’anarchie au secours du despotisme ; il veut, mais vainement, ébranler la fidélité des faubourgs de Paris, armer la dernière classe du peuple. Pour soutenir sa tyrannie, il cherche, sous les lambeaux de la misère, des bras ensanglantés dans les massacres de septembre ; il fouille dans les archives révolutionnaires pour y découvrir quelques lois propres à seconder ses fureurs. C’est cet esprit de violence qui a dicté le dernier rapport du ministre de la police de Buonaparte. Ce rapport, en date du 7 mai, a été suivi d’un décret rendu le 9 par le prétendu chef du gouvernement de la France ; et le soi-disant ministre de la justice a couronné ce rapport et ce décret par sa circulaire du 11, adressée aux procureurs généraux.

Déjà l’application de ces principes d’iniquité a été faite dans plusieurs départements : des agents secondaires se sont hâtés de répondre au signal donné, en portant la rigueur et l’injustice à un excès inouï, même dans les fastes de la révolution. Nous reviendrons plus bas sur l’arrêté du lieutenant général de police Moreau : nous ne faisons ici que l’indiquer à Votre Majesté.

Ce décret du 9 mai, dont la première lecture a si vivement affligé le cœur du roi, ordonne, par le premier article, à tous les François (autres que ceux compris dans l’article ii de l’amnistie du 12 mars dernier) qui se trouvent hors de France au service de Votre Majesté ou des princes de votre maison de rentrer en France dans le délai d’un mois, à peine d’être poursuivis aux termes d’un décret du 6 avril 1809.

Ce décret du 6 avril 1809 condamne à mort, par l’article 1er du titre ier, tous les François portant les armes contre la France, conformément à l’article iii de la section ire de la deuxième partie du Code pénal du 8 octobre 1791. Par différents articles des titres ii, iii et iv du même décret, tous les François qui exercent à l’étranger des fonctions politiques, administratives ou judiciaires, sont déclarés morts civilement, et leurs biens meubles et immeubles confisqués.

Le troisième article du décret du 9 mai enjoint aux procureurs généraux et soi-disant impériaux de poursuivre les auteurs de toutes relations et correspondances qui auroient lieu de l’intérieur de la France avec Votre Majesté et les princes de votre maison, ou leurs agents, lorsque cesdites relations ou correspondances auroient pour objet les complots ou manœuvres spécifiés dans l’article 77 du Code pénal.

Cet article 77 du Code pénal porte peine de mort et confiscation de biens contre quiconque aura pratiqué des manœuvres ou entretenu des intelligences avec les ennemis de l’État.

Les quatrième, cinquième et sixième articles du décret du 9 mai, sont dirigés contre ceux des sujets de Votre Majesté qui enlèveroient le drapeau tricolore, contre les communes qui ne s’opposeroient point à cet enlèvement, et contre les individus qui porteroient des signes de ralliement autres que la cocarde tricolore.

À tous ces prétendus délits sont appliqués l’article 257 du Code pénal, la loi du 10 vendémiaire an iv, relative à la responsabilité des communes, et l’article 11 de la loi du 27 germinal an iv, sans préjudice de l’article 91 du Code pénal.

L’article 257 du Code pénal prononce un emprisonnement d’un mois à deux ans, ou une amende de 100 francs à 500 francs, contre quiconque aura abattu des monuments destinés à l’utilité publique, etc.

La loi de la Convention nationale relative à la solidarité des communes par le titre ier et le premier article, rend garants tous les habitants de la même commune des attentats commis soit envers les personnes, soit contre les propriétés ; et par le titre iie, article 1er, cette responsabilité tombe sur la tête même des enfants lorsqu’ils ont atteint l’âge de douze ans.

Nous passons, sire, à l’arrêté dont nous avons parlé plus haut. Le lieutenant de police du troisième arrondissement a pris, à Nantes, le 15 mai, cet arrêté, dont le considérant et les dispositions sont également remarquables. Attribuant l’agitation des départements de l’ouest aux ex-nobles, il désire, dit-il, ôter tout prétexte à la calomnie, et fournir à ces ex-nobles les moyens de se justifier. En conséquence, l’arrêté porte que tous les gentilshommes des douze départements formant le troisième arrondissement de la police seront tenus de se rendre, dans le délai de dix jours, auprès du préfet de leur département. Si le préfet juge que leur conduite passée n’offre pas de garantie suffisante, il les enverra en surveillance dans une commune de l’intérieur ; et dans le cas où ils ne se présenteroient pas devant le préfet, on leur appliquera le premier article du décret du 9 mai.

Le ministre de la police de France avoit dit, dans son rapport, qu’il ne proposeroit pas à Buonaparte d’excéder les bornes de son pouvoir constitutionnel ; et voilà qu’un simple lieutenant de police porte un arrêt d’exil, de confiscation et de mort contre un ordre entier de citoyens qui ne sont pas même compris dans le décret du 9 mai ! C’est là ce qu’on appelle se renfermer dans les bornes du pouvoir constitutionnel ! Malgré ce que nous avons vu depuis vingt-cinq ans, on est toujours confondu d’un abus de mots si scandaleux, d’entendre toujours attester la liberté pour établir l’esclavage, la constitution pour sanctionner l’arbitraire, et les lois pour proscrire.

Afin de punir la fidélité, la loyauté et l’honneur, il étoit impossible d’invoquer et d’inventer des lois plus monstrueuses. En lisant la circulaire du ministre de la justice, on croit relire cette loi des suspects qui semble l’expression de toutes les terreurs que la tyrannie éprouve et de toutes les vengeances qu’elle médite. Un ministre de la justice invite des juges à se défendre d’une imprudente pitié pour des délits qui, de son aveu même, appellent plutôt l’indulgence que la rigueur ; il ose dire qu’il ne faut pas absoudre ou condamner un homme sur le fait dont on l’accuse, parce que ce fait peut n’offrir en lui-même rien de répréhensible ; mais il veut que l’on prononce sur l’ensemble des circonstances, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’on peut traîner un homme à l’échafaud, selon l’opinion qu’il plaira aux juges de supposer à cet homme. Sire, où en seroient aujourd’hui vos ennemis, si vous aviez fait usage contre eux des principes qu’ils mettent en avant pour persécuter vos sujets ? Nous ne proposerons point à Votre Majesté d’adopter de pareils principes : ils sont contraires à ses vertus et à l’esprit d’un gouvernement légal et paternel ; mais la bonté même du roi lui fait un devoir de défendre la fidélité contre la rébellion, et nous le supplions de menacer de la vengeance des lois ceux qui oseroient se rendre complices d’une autorité illégitime.

Après avoir entendu ce rapport, Sa Majesté a rendu l’ordonnance suivante :

Ordonnance du roi.

LOUIS, par la grâce de Dieu , roi de france et de navarre,

À tous ceux qui ces présentes verront, salut :

Au moment où les mesures les plus odieuses se renouvellent en France, notre devoir le plus cher, comme notre besoin le plus pressant, est de défendre les droits de nos peuples contre l’oppression et la tyrannie.

Nous avons vu avec une profonde douleur la vie, la liberté et les propriétés de tous les François restés fidèles à leur devoir, compromises par le décret que le chef du prétendu gouvernement de la France a rendu le 9 de ce mois, et par les arrêtés de quelques-uns de ses agents.

Ce décret et ces arrêtés, qui rappellent les lois révolutionnaires les plus atroces, sont encore en contradiction formelle avec notre Charte, notamment avec l’article 66, par lequel la confiscation des biens demeure à jamais abolie.

À ces causes, notre conseil entendu, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Article 1er. Tous les procureurs généraux et soi-disant impériaux, tous les membres d’un tribunal quelconque, soit civil, soit militaire, tous les agents de la police, qui, en vertu du décret de Buonaparte en date du 9 mai 1815, ou en vertu des mesures prises, soit en application, soit en extension de ce même décret, par des autorités quelconques, feroient des poursuites relatives aux prétendus délits y spécifiés, et appliqueroient les peines prononcées par le décret, seront responsables dans leur personne et dans leurs biens, et seront traduits par-devant nos cours et tribunaux, pour y être jugés conformément aux lois de notre royaume.

2. Les préfets, sous-préfets, maires, adjoints, et tous autres agents de l’administration qui auroient concouru aux poursuites ordonnées par le décret du 9 mai, soit en faisant arrêter les personnes, soit en faisant mettre des séquestres ou apposer des scellés, soit enfin en procédant à des ventes mobilières ou immobilières, sont également responsables, et devront aussi être traduits devant nos tribunaux, tant à la poursuite de nos procureurs généraux et royaux, que sur la plainte de ceux qui, en vertu de la précédente ordonnance, auroient droit à des indemnités.

3. Tout juge de paix, greffier, commissaire-priseur, huissier, et autres, qui concourront à la vente des propriétés mobilières ou des fruits des propriétés immobilières, tous ceux qui se seront rendus sciemment acquéreurs des objets vendus, seront solidairement responsables de la valeur desdits objets.

4. Nos ministres sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné à Gand, le vingtième jour du mois de mai de l’an de grâce mil huit cent quinze et de notre règne le vingtième.

Signé : LOUIS.
Et plus bas : Par le roi,
Le chancelier de France,
Signé : D’AMBRAY.