Mélanges politiques (Chateaubriand)/Texte entier

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Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 1-53 et 116-154).

MÉLANGES
POLITIQUES

PRÉFACE
DE L’ÉDITION DE 1828.

Quand on aura relu, si on les relit, Buonaparte et les Bourbons, Compiègne, l’État de la France au 4 octobre 1814, le Rapport fait au roi dans son conseil à Gand, etc., il restera prouvé que je suis un ennemi de la légitimité, comme il appert par le Génie du Christianisme que je suis un impie, comme il appert par les Réflexions politiques que dès 1814 je ne voulois pas de la Charte.

Mais si je ne suis pas un impie, je suis tout au moins un philosophe ; en voici la preuve. J’ai dit dans la nouvelle préface de l’Essai historique : « Je crois très-sincèrement ; j’irois demain, pour ma foi, d’un pas ferme à l’échafaud.

« Je ne démens pas une syllabe de ce que j’ai écrit dans le Génie du Christianisme ; jamais un mot n’échappera à ma bouche, une ligne à ma plume, qui soit en opposition avec les opinions religieuses que j’ai professées depuis vingt-cinq ans.

« Voilà ce que je suis.

« Voici ce que je ne suis pas :

« Je ne suis point chrétien par patentes de trafiquant en religion : mon brevet n’est que mon extrait de baptême. J’appartiens à la communion générale, naturelle et publique de tous les hommes qui depuis la création se sont entendus d’un bout de la terre à l’autre pour prier Dieu.

« Je ne fais point métier et marchandise de mes opinions. Indépendant de tout, fors de Dieu, je suis chrétien sans ignorer mes foiblesses, sans me donner pour modèle, sans être persécuteur, inquisiteur, délateur, sans espionner mes frères, sans calomnier mes voisins.

« Je ne suis point un incrédule déguisé en chrétien, qui propose la religion comme un frein utile aux peuples. Je n’explique point l’Évangile au profit du despotisme, mais au profit du malheur.

« Si je n’étois pas chrétien, je ne me donnerois pas la peine de le paroître : toute contrainte me pèse, tout masque m’étouffe ; à la seconde phrase, mon caractère l’emporteroit et je me trahirois. J’attache trop peu d’importance à la vie pour m’amuser à la parer d’un mensonge.

« Se conformer en tout à l’esprit d’élévation et de douceur de l’Évangile, marcher avec le temps, soutenir la liberté par l’autorité de la religion, prêcher l’obéissance à la Charte comme la soumission au roi, faire entendre du haut de la chaire des paroles de compassion pour ceux qui souffrent, quels que soient leur pays et leur culte, réchauffer la foi par l’ardeur de la charité, voilà, selon moi, ce qui pouvoit rendre au clergé la puissance légitime qu’il doit obtenir : par le chemin opposé, sa ruine est certaine. La société ne peut se soutenir qu’en s’appuyant sur l’autel ; mais les ornements de l’autel doivent changer selon les siècles et en raison des progrès de l’esprit humain. Si le sanctuaire de la Divinité est beau à l’ombre, il est encore plus beau à la lumière : la croix est l’étendard de la civilisation.

« Je ne redeviendrai incrédule que quand on m’aura démontré que le christianisme est incompatible avec la liberté ; alors je cesserai de regarder comme véritable une religion opposée à la dignité de l’homme. Comment pourrois-je le croire émané du ciel, un culte qui étoufferoit les sentiments nobles et généreux, qui rapetisseroit les âmes, qui couperoit les ailes du génie, qui maudiroit les lumières au lieu d’en faire un moyen de plus pour s’élever à la contemplation des œuvres de Dieu ? Quelle que fût ma douleur, il faudroit bien reconnoître malgré moi que je me repaissois de chimères : j’approcherois avec horreur de cette tombe où j’avois espéré trouver le repos, et non le néant.

« Mais tel n’est point le caractère de la vraie religion ; le christianisme porte pour moi deux preuves manifestes de sa céleste origine : par sa morale, il tend à nous délivrer des passions ; par sa politique, il abolit l’esclavage. C’est donc une religion de liberté : c’est la mienne. »

Pourroit-on croire que dans ces pages où je déclare que j’irois demain, pour ma foi, d’un pas ferme à l’échafaud, que je ne démens pas une syllabe de ce que j’ai écrit dans le Génie du Christianisme, pourroit-on croire que des hommes charitables aient trouvé contre moi une accusation de philosophisme ?

— Comment cela ? — Eh ! n’avez-vous pas remarqué cette abominable manifestation de l’erreur ? J’appartiens à la communion générale, naturelle et publique de tous les hommes qui depuis la création se sont entendus d’un bout de la terre à l’autre pour prier Dieu.

En bonne logique, ne puis-je appartenir à la grande communion des hommes qui ont prié Dieu depuis les patriarches jusqu’aux gentils des temps modernes, ignorants encore de l’Évangile ? ne puis-je, dis-je, appartenir à cette communion, sans cesser de connoître et de prier Dieu à la manière des chrétiens ? Mais passons.

Je suis bien plus coupable encore ; je joins l’hérésie au philosophisme, témoin ces mots : Je suis chrétien. C’est du protestantisme tout pur ; je devois dire : Je suis catholique, apostolique et romain. Bien : je suis hérétique parce que je me suis servi du mot fameux des martyrs allant au supplice : « Je suis chrétien ! »

Mais si j’ai déclaré, dans le même paragraphe, que j’irois, pour ma foi, d’un pas ferme à l’échafaud, que je ne démens pas une syllabe de ce que j’ai écrit dans le Génie du Christianisme, reste-t-il quelque doute sur mes sentiments ? L’ouvrage dont je ne démens pas une syllabe n’est-il pas l’apologie la plus complète de la religion catholique, apostolique et romaine ? Ah, mes pieux commentateurs ! ce ne sont pas les phrases qui vous blessent ! Vous me trouveriez très-orthodoxe si avant et après ces mots : je suis chrétien, on ne lisoit pas ces divers passages : Je ne suis point chrétien par patentes de trafiquant en religion… Je ne fais point métier et marchandise de mes opinions… Indépendant de tout, fors de Dieu, je suis chrétien sans ignorer mes faiblesses, sans me donner pour modèle, sans être persécuteur, inquisiteur, délateur, sans espionner mes frères, sans calomnier mes voisins… Je n’explique point l’Évangile au profit du despotisme, mais au profit du malheur… Marcher avec le temps ; soutenir la liberté par l’autorité de la religion, prêcher l’obéissance à la Charte comme la soumission au Roi… voilà, selon moi, ce qui pourrait rendre au clergé la puissance légitime qu’il doit obtenir. Le christianisme porte pour moi deux preuves de sa céleste origine : par sa morale, il tend à nous délivrer des passions ; par sa politique, il abolit l’esclavage. C’est donc une religion de liberté : c’est la mienne.

Détester la persécution, l’intrigue et le mensonge ; désirer que la religion s’allie avec la liberté et s’étende avec les lumières du siècle, voilà ma véritable hérésie, mon philosophisme réel, mon péché irrémissible. Un homme qui veut la Charte, en la séparant de l’Évangile, prêche une doctrine stérile ; mais un homme qui demande que la Charte soit déposée sur l’autel est assis dans une chaire féconde en séductions diaboliques : la foule trompée finiroit par se plaire à l’œuvre réprouvée que l’ancien Dragon inspira à Louis XVIII et fit jurer à Charles X.

Pour tout esprit droit et tout cœur sincère, il ne peut y avoir rien d’équivoque dans les phrases incriminées, si on les rattache aux phrases dont elles sont précédées ou suivies ; mais voulant trancher la question, et ne laisser aucune occasion d’anathème aux nouveaux docteurs, je déclare donc que je vivrai et mourrai catholique, apostolique et romain. Voilà qui est clair et positif. Les trafiquants de religion seront-ils satisfaits, me croiront-ils ? Pas du tout ; ils me jugent d’après eux.

Je me serois bien gardé de rappeler de misérables critiques dans une préface, si ces critiques ne tomboient sur un point religieux : le mépris ou l’insouciance en pareille matière seroit coupable. Je professe ma croyance religieuse aussi publiquement que ma croyance politique : j’ai toujours été d’avis qu’il n’y a point de liberté durable si elle n’est fondée, comme la société tout entière, dans la religion ; seulement il ne faut pas prendre l’hypocrisie pour la foi, l’ardeur de la calomnie pour le zèle de la charité, et l’abus que l’on fait des choses saintes pour les choses saintes elles-mêmes.

Je parlerai maintenant de l’écrit placé à la tête de ce volume : Louis XVIII vouloit bien dire que cet écrit lui avoit valu une armée.

Buonaparte est jugé avec rigueur dans cet opuscule approprié aux besoins de l’époque. À cette époque de trouble et de passion les paroles ne pouvoient être rigoureusement pesées ; il s’agissoit moins d’écrire que d’agir ; c’étoit une bataille qu’il falloit gagner ou perdre dans l’opinion ; et perdue, elle dispersoit pour toujours les débris du trône légitime. La France ne savoit que penser ; l’Europe, stupéfaite de sa victoire, hésitoit ; Buonaparte étoit à Fontainebleau, tout-puissant encore et environné de quarante mille vétérans ; les négociations avec lui n’étoient pas rompues : le moment étoit décisif ; force étoit donc de s’occuper seulement de l’homme à craindre, sans rechercher ce qu’il avoit d’éminent ; l’admiration mise imprudemment dans la balance l’auroit fait pencher du côté de l’oppresseur de nos libertés. La patrie étoit écrasée sous le despotisme, et livrée par l’ambition insensée de ce despotisme à l’invasion de l’étranger ; nos blessures récentes saignoient : le donjon de Vincennes, les exils, les fusillades à la plaine de Grenelle, l’anéantissement de notre indépendance, la conscription, les banqueroutes répétées, l’iniquité de la politique napoléonienne, l’ingrate persécution suscitée du souverain pontife, l’enlèvement du roi d’Espagne ; les désastres de la campagne de Russie ; enfin, tous les abus de l’arbitraire, toutes les vexations du gouvernement de l’empire ne laissoient à personne le sang-froid nécessaire pour prononcer un jugement impartial. On ne voyoit que la moitié du tableau ; les défauts étoient en saillie dans la lumière, les qualités plongées dans l’ombre.

Le temps a marché ; Napoléon a disparu : le soldat devant lequel tant de rois fléchirent le genou, le conquérant qui fit tant de bruit, occupe à peine, dans un silence sans fin, quelques pieds de terre sur un roc au milieu de l’Océan. Usurpateur du trône de saint Louis et des droits de la nation, tel se montroit Buonaparte quand j’esquissai ses traits pour la première fois. Je le jugeai d’abord avec les générations souffrantes, moi-même une de ses victimes ; depuis, j’ai dû parler d’un sceptre perdu, d’une épée brisée, en historien consciencieux, en citoyen qui voit l’indépendance de son pays assurée. La liberté m’a permis d’admirer la gloire : assise désormais sur un tombeau solitaire, cette gloire ne se lèvera point pour enchaîner ma patrie.

En 1814, j’ai peint Buonaparte et les Bourbons ; en 1827, j’ai tracé le parallèle de Washington et de Buonaparte ; mes deux plâtres de Napoléon ressemblent ; mais l’un a été coulé sur la vie, l’autre modelé sur la mort, et la mort est plus vrai que la vie.

Cessant lui-même d’avoir un intérêt à garder contre moi sa colère, Buonaparte m’avoit aussi pardonné et rendu quelque justice. Un article où je parlois de sa force étant tombé entre ses mains, il dit à M. de Montholon :

« Si en 1814 et en 1815 la confiance royale n’avoit point été placée dans des hommes dont l’âme étoit détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la sainte-alliance ; si le duc de Richelieu, dont l’ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères ; si Chateaubriand, qui venoit de rendre à Gand d’éminents services, avoient eu la direction des affaires, la France seroit sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui de Racine, c’est celui du prophète. Il n’y a que lui au monde qui ait pu dire impunément, à la tribune des pairs, que la redingote grise et le chapeau de Napoléon, placés au bout d’un bâton sur la côte de Brest, feroient courir l’Europe aux armes[1]. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare : tant d’autres y ont trouvé leur perte ! mais ce qui est certain, c’est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu’il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l’administration d’alors. » (Mémoires pour servir à l’Histoire de France sous Napoléon, par M. de Montholon, tom. IV, pag. 248.)

Pourquoi ne conviendrois-je pas que ce jugement flatte de mon cœur l’orgueilleuse foiblesse ? Bien de petits hommes, à qui j’ai rendu de grands services, ne m’ont pas jugé si favorablement que le géant dont j’avois osé détester le crime[2] et attaquer la puissance.

Quoi qu’il en soit, en rapprochant l’écrit De Buonaparte et des Bourbons du parallèle De Buonaparte et de Washington[3] et de quelques pages de ma Polémique[4], on saura à peu près tout ce qu’il y a à dire en bien ou en mal de celui que les peuples appelèrent un fléau : les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l’éternité et de la grandeur de ce courroux divin dont ils émanent. Ossa arida… dabo vobis spiritum, et vivetis (Ézéchiel).

MÉLANGES
POLITIQUES

DE BUONAPARTE
ET DES BOURBONS.

30 MARS 1814.

Non, je ne croirai jamais que j’écris sur le tombeau de la France ; je ne puis me persuader qu’après le jour de la vengeance nous ne touchions pas au jour de la miséricorde. L’antique patrimoine des rois très-chrétiens ne peut être divisé : il ne périra point, ce royaume que Rome expirante enfanta au milieu de ses ruines, comme un dernier essai de sa grandeur. Ce ne sont point les hommes seuls qui ont conduit les événements dont nous sommes les témoins, la main de la Providence est visible dans tout ceci : Dieu lui-même marche à découvert à la tête des armées et s’assied au conseil des rois. Comment sans l’intervention divine expliquer et l’élévation prodigieuse et la chute, plus prodigieuse encore, de celui qui naguère foulait le monde à ses pieds ? Il n’y a pas quinze mois qu’il étoit à Moscou, et les Russes sont à Paris ; tout trembloit sous ses lois, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’au Caucase ; et il est fugitif, errant, sans asile ; sa puissance s’est débordée comme le flux de la mer, et s’est retirée comme le reflux.

Comment expliquer les fautes de cet insensé ? Nous ne parlons pas encore de ses crimes.

Une révolution, préparée par la corruption des mœurs et par les égarements de l’esprit, éclate parmi nous. Au nom des lois on renverse la religion et la morale ; on renonce à l’expérience et aux coutumes de nos pères ; on brise les tombeaux des aïeux, base sacrée de tout gouvernement durable, pour fonder sur une raison incertaine une société sans passé et sans avenir. Errant dans nos propres folies, ayant perdu toute idée claire du juste et de l’injuste, du bien et du mal, nous parcourûmes les diverses formes des constitutions républicaines. Nous appelâmes la populace à délibérer au milieu des rues de Paris sur les grands objets que le peuple romain venoit discuter au Forum après avoir déposé ses armes et s’être baigné dans les flots du Tibre. Alors sortirent de leurs repaires tous ces rois demi-nus, salis et abrutis par l’indigence, enlaidis et mutilés par leurs travaux, n’ayant pour toute vertu que l’insolence de la misère et l’orgueil des haillons. La patrie, tombée en de pareilles mains, fut bientôt couverte de plaies. Que nous resta-t-il de nos fureurs et de nos chimères ? Des crimes et des chaînes !

Mais du moins le but que l’on sembloit se proposer alors étoit noble. La liberté ne doit point être accusée des forfaits que l’on commit sous son nom ; la vraie philosophie n’est point la mère des doctrines empoisonnées que répandent les faux sages. Éclairés par l’expérience, nous sentîmes enfin que le gouvernement monarchique étoit le seul qui pût convenir à notre patrie.

Il eût été naturel de rappeler nos princes légitimes ; mais nous crûmes nos fautes trop grandes pour être pardonnées. Nous ne songeâmes pas que le cœur d’un fils de saint Louis est un trésor inépuisable de miséricorde. Les uns craignoient pour leur vie, les autres pour leurs richesses. Surtout, il en coûtoit trop à l’orgueil humain d’avouer qu’il s’étoit trompé. Quoi ! tant de massacres, de bouleversements, de malheurs, pour revenir au point d’où l’on étoit parti ! Les passions encore émues, les prétentions de toutes les espèces, ne pouvoient renoncer à cette égalité chimérique, cause principale de nos maux. De grandes raisons nous poussoient ; de petites raisons nous retinrent : la félicité publique fut sacrifiée à l’intérêt personnel, et la justice à la vanité.

Il fallut donc songer à établir un chef suprême qui fût l’enfant de la révolution, un chef en qui la loi, corrompue dans sa source, protégeât la corruption et fît alliance avec elle. Des magistrats, intègres, fermes et courageux, des capitaines renommés par leur probité autant que pour leurs talents, s’étoient formés au milieu de nos discordes ; mais on ne leur offrit point un pouvoir que leurs principes leur auroient défendu d’accepter. On désespéra de trouver parmi les François un front qui osât porter la couronne de Louis XVI. Un étranger se présenta : il fut choisi.

Buonaparte n’annonça pas ouvertement ses projets ; son caractère ne se développa que par degrés. Sous le titre modeste de consul, il accoutuma d’abord les esprits indépendants à ne pas s’effrayer du pouvoir qu’ils avoient donné. Il se concilia les vrais François, en se proclamant le restaurateur de l’ordre, des lois et de la religion. Les plus sages y furent pris, les plus clairvoyants trompés. Les républicains regardoient Buonaparte comme leur ouvrage et comme le chef populaire d’un État libre. Les royalistes croyoient qu’il jouoit le rôle de Monk, et s’empressoient de le servir. Tout le monde espéroit en lui. Des victoires éclatantes, dues à la bravoure des François, l’environnèrent de gloire. Alors il s’enivra de ses succès, et son penchant au mal commença à se déclarer. L’avenir doutera si cet homme a été plus coupable par le mal qu’il a fait que par le bien qu’il eût pu faire et qu’il n’a pas fait. Jamais usurpateur n’eut un rôle plus facile et plus brillant à remplir. Avec un peu de modération, il pouvoit établir lui et sa race sur le premier trône de l’univers. Personne ne lui disputoit ce trône : les générations nées depuis la révolution ne connoissoient point nos anciens maîtres, et n’avoient vu que des troubles et des malheurs. La France et l’Europe étoient lassées ; on ne soupiroit qu’après le repos ; on l’eût acheté à tout prix. Mais Dieu ne voulut pas qu’un si dangereux exemple fût donné au monde, qu’un aventurier pût troubler l’ordre des successions royales, se faire l’héritier des héros, et profiter dans un seul jour de la dépouille du génie, de la gloire et du temps. Au défaut des droits de la naissance, un usurpateur ne peut légitimer ses prétentions au trône que par des vertus : dans ce cas, Buonaparte n’avoit rien pour lui, hors des talents militaires, égalés, sinon même surpassés par ceux de plusieurs de nos généraux. Pour le perdre, il a suffi à la Providence de l’abandonner et de le livrer à sa propre folie.

Un roi de France disoit que « si la bonne foi étoit bannie du milieu des hommes, elle devroit se retrouver dans le cœur des rois » : cette qualité d’une âme royale manqua surtout à Buonaparte. Les premières victimes connues de la perfidie du tyran furent deux chefs des royalistes de la Normandie. MM. de Frotté et le baron de Commarque eurent la noble imprudence de se rendre à une conférence où on les attira sur la foi d’une promesse ; ils furent arrêtés et fusillés. Peu de temps après, Toussaint-Louverture fut enlevé par trahison en Amérique, et probablement étranglé dans le château où on l’enferma en Europe.

Bientôt un meurtre plus fameux consterna le monde civilisé. On crut voir renaître ces temps de barbarie du moyen âge, ces scènes que l’on ne trouve plus que dans les romans, ces catastrophes que les guerres de l’Italie et la politique de Machiavel avoient rendues familières au delà des Alpes. L’étranger, qui n’étoit point encore roi, voulut avoir le corps sanglant d’un François pour marchepied du trône de France. Et quel François, grand Dieu ! Tout fut violé pour commettre ce crime : droit des gens, justice, religion, humanité. Le duc d’Enghien est arrêté en pleine paix sur un sol étranger. Lorsqu’il avoit quitté la France, il étoit trop jeune pour la bien connoître : c’est du fond d’une chaise de poste, entre deux gendarmes, qu’il voit comme pour la première fois, la terre de sa patrie et qu’il traverse pour mourir les champs illustrés par ses aïeux. Il arrive au milieu de la nuit au donjon de Vincennes. À la lueur des flambeaux, sous les voûtes d’une prison, le petit-fils du grand Condé est déclaré coupable d’avoir comparu sur des champs de bataille : convaincu de ce crime héréditaire, il est aussitôt condamné. En vain il demande à parler à Buonaparte (ô simplicité aussi touchante qu’héroïque !), le brave jeune homme étoit un des plus grands admirateurs de son meurtrier : il ne pouvoit croire qu’un capitaine voulût assassiner un soldat. Encore tout exténué de faim et de fatigue, on le fait descendre dans les ravins du château ; il y trouve une fosse nouvellement creusée. On le dépouille de son habit ; on lui attache sur la poitrine une lanterne pour l’apercevoir dans les ténèbres, et pour mieux diriger la balle au cœur. Il demande un confesseur ; il prie ses bourreaux de transmettre les dernières marques de son souvenir à ses amis : on l’insulte par des paroles grossières. On commande le feu ; le duc d’Enghien tombe : sans témoins, sans consolation, au milieu de sa patrie, à quelques lieues de Chantilly, à quelques pas de ces vieux arbres sous lesquels le saint roi Louis rendoit la justice à ses sujets, dans la prison où M. le prince fut renfermé, le jeune, le beau, le brave, le dernier rejeton du vainqueur de Rocroy, meurt comme seroit mort le grand Condé, et comme ne mourra pas son assassin. Son corps est enterré furtivement, et Bossuet ne renaîtra point pour parler sur ses cendres.

Il ne reste à celui qui s’est abaissé au-dessous de l’espèce humaine par un crime qu’à affecter de se placer au-dessus de l’humanité par ses desseins, qu’à donner pour prétexte à un forfait des raisons inaccessibles au vulgaire, qu’à faire passer un abîme d’iniquités pour la profondeur du génie. Buonaparte eut recours à cette misérable assurance qui ne trompe personne, et qui ne vaut pas un simple repentir : ne pouvant cacher son crime, il le publia.

Quand on entendit crier dans Paris l’arrêt de mort, il y eut un mouvement d’horreur que personne ne dissimula. On se demanda de quel droit un étranger venoit de verser le plus beau comme le plus pur sang de la France. Croyoit-il pouvoir remplacer par sa famille la famille qu’il venoit d’éteindre ? Les militaires surtout frémirent : ce nom de Condé leur sembloit appartenir en propre et représenter pour eux l’honneur de l’armée françoise. Nos grenadiers avoient plusieurs fois rencontré les trois générations de héros dans la mêlée, le prince de Condé, le duc de Bourbon et le duc d’Enghien ; ils avoient même blessé le duc de Bourbon, mais l’épée d’un François ne pouvoit épuiser ce noble sang : il n’appartenoit qu’à un étranger d’en tarir la source.

Chaque nation a ses vices. Ceux des François ne sont pas la trahison, la noirceur et l’ingratitude. Le meurtre du duc d’Enghien, la torture et l’assassinat de Pichegru, la guerre d’Espagne et la captivité du pape, décèlent dans Buonaparte une nature étrangère à la France. Malgré le poids des chaînes dont nous étions accablés, sensibles aux malheurs autant qu’à la gloire, nous avons pleuré le duc d’Enghien, Pichegru, Georges et Moreau ; nous avons admiré Saragosse et environné d’hommages un pontife chargé de fers. Celui qui priva de ses États le prêtre vénérable dont la main l’avoit marqué du sceau des rois, celui qui à Fontainebleau osa, dit-on, frapper le souverain pontife, traîner par ses cheveux blancs le père des fidèles, celui-là crut peut-être remporter une nouvelle victoire : il ne savoit pas qu’il restoit à l’héritier de Jésus-Christ ce sceptre de roseau et cette couronne d’épines qui triomphent tôt ou tard de la puissance du méchant.

Le temps viendra, je l’espère, où les François libres déclareront par un acte solennel qu’ils n’ont point pris de part à ces crimes de la tyrannie ; que le meurtre du duc d’Enghien, la captivité du pape et la guerre d’Espagne, sont des actes impies, sacrilèges, odieux, anti-françois surtout, et dont la honte ne doit retomber que sur la tête de l’étranger.

Buonaparte profita de l’épouvante que l’assassinat de Vincennes jeta parmi nous pour franchir le dernier pas et s’asseoir sur le trône.

Alors commencèrent les grandes saturnales de la royauté : les crimes, l’oppression, l’esclavage marchèrent d’un pas égal avec la folie. Toute liberté expire, tout sentiment honorable, toute pensée généreuse, deviennent des conspirations contre l’État. Si on parle de vertu, on est suspect ; louer une belle action, c’est une injure faite au prince. Les mots changent d’acception : un peuple qui combat pour ses souverains légitimes est un peuple rebelle ; un traître est un sujet fidèle ; la France entière devient l’empire du mensonge : journaux, pamphlets, discours, prose et vers, tout déguise la vérité. S’il a fait de la pluie, on assure qu’il a fait du soleil ; si le tyran s’est promené au milieu du peuple muet, il s’est avancé, dit-on, au milieu des acclamations de la foule. Le but unique, c’est le prince : la morale consiste à se dévouer à ses caprices, le devoir à le louer. Il faut surtout se récrier d’admiration lorsqu’il a fait une faute ou commis un crime. Les gens de lettres sont forcés par des menaces à célébrer le despote. Ils composoient, ils capituloient sur le degré de la louange : heureux quand, au prix de quelques lieux communs sur la gloire des armes, ils avoient acheté le droit de pousser quelques soupirs, de dénoncer quelques crimes, de rappeler quelques vérités proscrites ! Aucun livre ne pouvoit paroître sans être marqué de l’éloge de Buonaparte, comme du timbre de l’esclavage ; dans les nouvelles éditions des anciens auteurs, la censure faisoit retrancher tous les passages contre les conquérants, la servitude et la tyrannie, comme le Directoire avoit eu dessein de faire corriger dans les mêmes auteurs tout ce qui parloit de la monarchie et des rois. Les almanachs étoient examinés avec soin ; et la conscription forma un article de foi dans le catéchisme. Dans les arts, même servitude : Buonaparte empoisonne les pestiférés de Jaffa ; on fait un tableau qui le représente touchant, par excès de courage et d’humanité, ces mêmes pestiférés. Ce n’étoit pas ainsi que saint Louis guérissoit les malades qu’une confiance touchante et religieuse présentoit à ses mains royales. Au reste, ne parlez point d’opinion publique : la maxime est que le souverain doit en disposer chaque matin. Il y avoit à la police perfectionnée par Buonaparte un comité chargé de donner la direction aux esprits, et à la tête de ce comité un directeur de l’opinion publique. L’imposture et le silence étoient les deux grands moyens employés pour tenir le peuple dans l’erreur. Si vos enfants meurent sur le champ de bataille, croyez-vous qu’on fasse assez de cas de vous pour vous dire ce qu’ils sont devenus ? On vous taira les événements les plus importants à la patrie, à l’Europe, au monde entier. Les ennemis sont à Meaux : vous ne l’apprenez que par la fuite des gens de la campagne ; on vous enveloppe de ténèbres ; on se joue de vos inquiétudes ; on rit de vos douleurs ; on méprise ce que vous pouvez sentir et penser. Vous voulez élever la voix, un espion vous dénonce, un gendarme vous arrête, une commission militaire vous juge : on vous casse la tête, et on vous oublie.

Ce n’étoit pas tout d’enchaîner les pères, il falloit encore disposer des enfants. On a vu des mères accourir des extrémités de l’empire et venir réclamer, en fondant en larmes, les fils que le gouvernement leur avoit enlevés. Ces enfants étoient placés dans des écoles où, rassemblés au son du tambour, ils devenoient irréligieux, débauchés, contempteurs des vertus domestiques. Si de sages et dignes maîtres osoient rappeler la vieille expérience et les leçons de la morale, ils étoient aussitôt dénoncés comme des traîtres, des fanatiques, des ennemis de la philosophie et du progrès des lumières. L’autorité paternelle, respectée par les plus affreux tyrans de l’antiquité, étoit traitée par Buonaparte d’abus et de préjugés. Il vouloit faire de nos fils des espèces de mamelouks sans Dieu, sans famille et sans patrie. Il semble que cet ennemi de tout s’attachât à détruire la France par ses fondements. Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années, que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens. Les principes qui servoient de base à son administration passoient de son gouvernement dans les différentes classes de la société ; car un gouvernement pervers introduit le vice chez les peuples, comme un gouvernement sage fait fructifier la vertu. L’irréligion, le goût des jouissances et des dépenses au-dessus de la fortune, le mépris des liens moraux, l’esprit d’aventure, de violence et de domination, descendoient du trône dans les familles. Encore quelque temps d’un pareil règne, et la France n’eût plus été qu’une caverne de brigands.

Les crimes de notre révolution républicaine étoient l’ouvrage des passions, qui laissent toujours des ressources : il y avoit désordre et non pas destruction dans la société. La morale étoit blessée, mais elle n’étoit pas anéantie. La conscience avoit ses remords ; une indifférence destructive ne confondoit point l’innocent et le coupable : aussi les malheurs de ce temps auroient pu être promptement réparés. Mais comment guérir la plaie faite par un gouvernement qui posoit en principe le despotisme ; qui, ne parlant que de morale et de religion, détruisoit sans cesse la morale et la religion par ses institutions et ses mépris ; qui ne cherchoit point à fonder l’ordre sur le devoir et sur la loi, mais sur la force et sur les espions de police ; qui prenoit la stupeur de l’esclavage pour la paix d’une société bien organisée, fidèle aux coutumes de ses pères, et marchant en silence dans le sentier des antiques vertus ? Les révolutions les plus terribles sont préférables à un pareil état. Si les guerres civiles produisent les crimes publics, elles enfantent au moins les vertus privées, les talents et les grands hommes. C’est dans le despotisme que disparoissent les empires : en abusant de tous les moyens, en tuant les âmes encore plus que les corps, il amène tôt ou tard la dissolution et la conquête. Il n’y a point d’exemple d’une nation libre qui ait péri par une guerre entre les citoyens ; et toujours un État courbé sous ses propres orages s’est relevé plus florissant.

On a vanté l’administration de Buonaparte : si l’administration consiste dans des chiffres ; si pour bien gouverner il suffit de savoir combien une province produit en blé, en vin, en huile, quel est le dernier écu qu’on peut lever, le dernier homme qu’on peut prendre, certes Buonaparte étoit un grand administrateur ; il est impossible de mieux organiser le mal, de mettre plus d’ordre dans le désordre. Mais si la meilleure administration est celle qui laisse un peuple en paix, qui nourrit en lui des sentiments de justice et de pitié, qui est avare du sang des hommes, qui respecte les droits des citoyens, les propriétés des familles, certes le gouvernement de Buonaparte étoit le pire des gouvernements.

Et encore que de fautes et d’erreurs dans son propre système ! L’administration la plus dispendieuse engloutissoit une partie des revenus de l’État. Des armées de douaniers et de receveurs dévoroient les impôts qu’ils étoient chargés de lever. Il n’y avoit pas de si petit chef de bureau qui n’eût sous lui cinq ou six commis. Buonaparte sembloit avoir déclaré la guerre au commerce. S’il naissoit en France quelque branche d’industrie, il s’en emparoit, et elle séchoit entre ses mains. Les tabacs, les sels, les laines, les denrées coloniales, tout étoit pour lui l’objet d’un monopole ; il s’étoit fait l’unique marchand de son empire. Il avoit, par des combinaisons absurdes, ou plutôt par une ignorance et un dégoût décidé de la marine, achevé de perdre nos colonies et d’anéantir nos flottes. Il bâtissoit de grands vaisseaux qui pourrissoient dans les ports, ou qu’il désarmoit lui-même pour subvenir aux besoins de son armée de terre. Cent frégates, répandues dans toutes les mers, auroient pu faire un mal considérable aux ennemis, former des matelots à la France, protéger nos bâtiments marchands : ces premières notions du bon sens n’entroient pas même dans la tête de Buonaparte. On ne doit point attribuer à ses lois les progrès de notre agriculture ; ils sont dus au partage des grandes propriétés, à l’abolition de quelques droits féodaux, et à plusieurs autres causes produites par la révolution. Tous les jours cet homme inquiet et bizarre fatiguoit un peuple qui n’avoit besoin que de repos par des décrets contradictoires, et souvent inexécutables : il violoit le soir la loi qu’il avoit faite le matin. Il a dévoré en dix ans 15 milliards d’impôts[5], ce qui surpasse la somme des taxes levées pendant les soixante-treize années du règne de Louis XIV. La dépouille du monde, 1,500 millions de revenu ne lui suffisoient pas ; il n’étoit occupé qu’à grossir son trésor par les mesures les plus iniques. Chaque préfet, chaque sous-préfet, chaque maire avoit le droit d’augmenter les entrées des villes, de mettre des centimes additionnels sur les bourgs, les villages et les hameaux, de demander à tel propriétaire une somme arbitraire pour tel ou tel prétendu besoin. La France entière étoit au pillage. Les infirmités, l’indigence, la mort, l’éducation, les arts, les sciences, tout payoit un tribut au prince. Vous aviez un fils estropié, cul-de-jatte, incapable de servir : une loi de la conscription vous obligeoit à donner 1,500 francs pour vous consoler de ce malheur. Quelquefois le conscrit malade mouroit avant d’avoir subi l’examen du capitaine de recrutement ; vous supposiez alors le père exempt de payer les 1,500 francs de la réforme ? Point du tout. Si la déclaration de l’infirmité avoit été faite avant l’accident de la mort, le conscrit se trouvant vivant au moment de la déclaration, le père étoit obligé de compter la somme sur le tombeau de son fils. Le pauvre vouloit-il donner quelque éducation à l’un de ses enfants, il falloit qu’il comptât d’abord une somme à l’université, plus une redevance sur la pension donnée au maître. Un auteur moderne citoit-il un ancien auteur, comme les ouvrages de ce dernier étoient tombés dans ce qu’on appeloit le domaine public, la censure exigeoit un centime par feuille de citation. Si vous traduisiez en citant, vous ne payiez qu’un demi-centime par feuille, parce qu’alors la citation étoit du domaine mixte, la moitié appartenant au travail du traducteur vivant et l’autre moitié à l’auteur mort. Lorsque Buonaparte fit distribuer des aliments aux pauvres dans l’hiver de 1812, on crut qu’il tiroit cette générosité de son épargne : il leva à cette occasion des centimes additionnels, et gagna 4 millions sur la soupe des pauvres. Enfin, on l’a vu s’emparer de l’administration des funérailles : il étoit digne du destructeur des François de lever un impôt sur leurs cadavres. Et comment auroit-on réclamé la protection des lois, puisque c’étoit lui qui les faisoit ? Le corps législatif a osé parler une fois, et il a été dissous. Un seul article des nouveaux codes détruisoit rapidement la propriété. Un administrateur du domaine pouvoit vous dire : « Votre propriété est domaniale ou nationale. Je la mets provisoirement sous le séquestre : allez et plaidez. Si le domaine a tort, on vous rendra votre bien. » Et à qui aviez-vous recours en ce cas ? Aux tribunaux ordinaires ? Non : ces causes étoient réservées à l’examen du conseil d’État, et plaidées devant l’empereur, qui étoit ainsi juge et partie.

Si la propriété étoit incertaine, la liberté civile étoit encore moins assurée. Qu’y avoit-il de plus monstrueux que cette commission nommée pour inspecter les prisons, et sur le rapport de laquelle un homme pouvoit être détenu toute sa vie dans les cachots, sans instruction, sans procès, sans jugement, mis à la torture, fusillé la nuit, étranglé entre deux guichets ? Au milieu de tout cela, Buonaparte faisoit nommer chaque année des commissions de la liberté de la presse et de la liberté individuelle : Tibère ne s’est jamais joué à ce point de l’espèce humaine.

Enfin, la conscription faisoit comme le couronnement de ses œuvres de despotisme. La Scandinavie, appelée par un historien la fabrique du genre humain, n’auroit pu fournir assez d’hommes à cette loi homicide. Le code de la conscription sera un monument éternel du règne de Buonaparte. Là se trouve réuni tout ce que la tyrannie la plus subtile et la plus ingénieuse peut imaginer pour tourmenter et dévorer les peuples : c’est véritablement le code de l’enfer. Les générations de la France étoient mises en coupe réglée comme les arbres d’une forêt : chaque année quatre-vingt mille jeunes gens étoient abattus. Mais ce n’étoit là que la coupe régulière : souvent la conscription étoit doublée ou fortifiée par des levées extraordinaires ; souvent elle dévoroit d’avance les futures victimes, comme un dissipateur emprunte sur le revenu à venir. On avoit fini par prendre sans compter : l’âge légal, les qualités requises pour mourir sur un champ de bataille n’étoient plus considérés ; et l’inexorable loi montroit à cet égard une merveilleuse indulgence. On remontoit vers l’enfance ; on descendoit vers la vieillesse : le réformé, le remplacé, étoient repris ; tel fils d’un pauvre artisan, racheté trois fois au prix de la petite fortune de son père, étoit obligé de marcher. Les maladies, les infirmités, les défauts du corps n’étoient plus une raison de salut. Des colonnes mobiles parcouroient nos provinces comme un pays ennemi, pour enlever au peuple ses derniers enfants. Si l’on se plaignoit de ces ravages, on répondoit que les colonnes mobiles étoient composées de beaux gendarmes qui consoleroient leurs mères et leur rendroient ce qu’elles avoient perdu. Au défaut du frère absent, on prenoit le frère présent. Le père répondoit pour le fils, la femme pour le mari : la responsabilité s’étendoit aux parents les plus éloignés et jusqu’aux voisins. Un village devenoit solidaire pour le conscrit qu’il avoit vu naître. Des garnisaires s’établissoient chez le paysan, et le forçoient de vendre son lit pour les nourrir : pour s’en délivrer il falloit qu’il trouvât le conscrit caché dans les bois. L’absurde se mêloit à l’atroce : souvent on demandoit des enfants à ceux qui étoient assez heureux pour n’avoir point de postérité ; on employoit la violence pour découvrir le porteur d’un nom qui n’existoit que sur le rôle des gendarmes, ou pour avoir un conscrit qui servoit déjà depuis cinq ou six ans. Des femmes grosses ont été mises à la torture, afin qu’elles révélassent le lieu où se tenoit caché le premier né de leurs entrailles ; des pères ont apporté le cadavre de leur fils pour prouver qu’ils ne pouvoient fournir ce fils vivant. Il restoit encore quelques familles dont les enfants, plus riches, s’étoient rachetés ; ils se destinoient à former un jour des magistrats, des administrateurs, des savants, des propriétaires, si utiles à l’ordre social dans un grand pays : par le décret des gardes d’honneur, on les a enveloppés dans le massacre universel. On en étoit venu à ce point de mépris pour la vie des hommes et pour la France, d’appeler les conscrits la matière première et la chair à canon. On agitoit quelquefois cette grande question parmi les pourvoyeurs de chair humaine : savoir combien de temps duroit un conscrit ; les uns prétendoient qu’il duroit trente-trois mois, les autres trente-six. Buonaparte disoit lui-même : J’ai trois cent mille hommes de revenu. Il a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de François, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles, sous les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, de Charles VII, de Henri II, de François Ier, de Charles IX, de Henri III et de Henri IV. Dans les douze derniers mois qui viennent de s’écouler, Buonaparte a levé (sans compter la garde nationale) treize cent mille hommes, ce qui est plus de cent mille hommes par mois : et on a osé lui dire qu’il n’avoit dépensé que le luxe de la population.

Il étoit aisé de prévoir ce qui est arrivé : tous les hommes sages disoient que la conscription en épuisant la France l’exposeroit à l’invasion aussitôt qu’elle seroit sérieusement attaquée. Saigné à blanc par le bourreau, ce corps, vide de sang, n’a pu faire qu’une foible résistance ; mais la perte des hommes n’étoit pas le plus grand mal que faisoit la conscription : elle tendoit à nous replonger nous et l’Europe entière dans la barbarie. Par la conscription, les métiers, les arts et les lettres sont inévitablement détruits. Un jeune homme qui doit mourir à dix-huit ans ne peut se livrer à aucune étude. Les nations voisines, obligées, pour se défendre, de recourir aux mêmes moyens que nous, abandonnoient à leur tour les avantages de la civilisation ; et tous les peuples précipités les uns sur les autres, comme au siècle des Goths et des Vandales, auroient vu renaître les malheurs de ces temps. En brisant les liens de la société générale, la conscription anéantissoit aussi ceux de la famille. Accoutumés dès leur berceau à se regarder comme des victimes dévouées à la mort, les enfants n’obéissoient plus à leurs parents ; ils devenoient vagabonds et débauchés, en attendant le jour où ils alloient piller et égorger le monde. Quel principe de religion et de morale auroit eu le temps de prendre racine dans leur cœur ? De leur côté, les pères et les mères, dans la classe du peuple, n’attachoient plus leurs affections, ne donnoient plus leurs soins à des enfants qu’ils se préparoient à perdre, qui n’étoient plus leur richesse et leur appui, et qui ne devenoient pour eux qu’un objet de douleur et un fardeau. De là cet endurcissement de l’âme, cet oubli de tous les sentiments naturels, qui mènent à l’égoïsme, à l’insouciance du bien et du mal, à l’indifférence pour la patrie, qui éteignent la conscience et le remords, qui vouent un peuple à la servitude, en lui ôtant l’horreur du vice et l’admiration pour la vertu.

Telle étoit l’administration de Buonaparte pour l’intérieur de la France.

Examinons au dehors la marche de son gouvernement, cette politique dont il étoit si fier, et qu’il définissoit ainsi : La politique, c’est jouer aux hommes. Eh bien ! il a tout perdu à ce jeu abominable, et c’est la France qui a payé sa perte.

Pour commencer par son système continental, ce système, d’un fou ou d’un enfant, n’étoit point d’abord le but réel de ses guerres, il n’en étoit que le prétexte. Il vouloit être le maître de la terre en ne parlant que de la liberté des mers. Et ce système insensé, a-t-il fait ce qu’il falloit pour l’établir ? Par les deux grandes fautes qui, comme nous le dirons après, ont fait échouer ses projets sur l’Espagne et sur la Russie, n’a-t-il pas manqué aussi de fermer les ports de la Méditerranée et de la Baltique ? N’a-t-il pas donné toutes les colonies du monde aux Anglois ? Ne leur a-t-il pas ouvert au Pérou, au Mexique, au Brésil, un marché plus considérable que celui qu’il vouloit leur fermer en Europe ? chose si vraie, que la guerre a enrichi le peuple qu’il prétendoit ruiner. L’Europe n’emploie que quelques superfluités de l’Angleterre ; le fond des nations européennes trouve dans ses propres manufactures de quoi suffire à ses principales nécessités. En Amérique, au contraire, les peuples ont besoin de tout, depuis le premier jusqu’au dernier vêtement ; et dix millions d’Américains consomment plus de marchandises angloises que trente millions d’Européens. Je ne parle point de l’importation de l’argent du Mexique aux Indes, du monopole du cacao, du quinquina, de la cochenille et de mille autres objets de spéculation, devenus une nouvelle source de richesse pour les Anglois. Et quand Buonaparte auroit réussi à fermer les ports de l’Espagne et de la Baltique, il falloit donc ensuite fermer ceux de la Grèce, de Constantinople, de la Syrie, de la Barbarie : c’étoit prendre l’engagement de conquérir le monde. Tandis qu’il eût tenté de nouvelles conquêtes, les peuples déjà soumis, ne pouvant échanger le produit de leur sol et de leur industrie, auroient secoué le joug et rouvert leurs ports. Tout cela n’offre que vues fausses, qu’entreprises petites à force d’être gigantesques, défaut de raison et de bon sens, rêves d’un fou et d’un furieux.

Quant à ses guerres, à sa conduite avec les cabinets de l’Europe, le moindre examen en détruit le prestige. Un homme n’est pas grand par ce qu’il entreprend, mais par ce qu’il exécute. Tout homme peut rêver la conquête du monde : Alexandre seul l’accomplit. Buonaparte gouvernoit l’Espagne comme une province dont il pompoit le sang et l’or. Il ne se contente pas de cela : il veut encore régner personnellement sur le trône de Charles IV. Que fait-il alors ? Par la politique la plus noire, il sème d’abord des germes de division dans la famille royale ; ensuite il enlève cette famille, au mépris de toutes les lois humaines et divines ; il envahit subitement le territoire d’un peuple fidèle, qui venoit de combattre pour lui à Trafalgar. Il insulte au génie de ce peuple, massacre ses prêtres, blesse l’orgueil castillan, soulève contre lui les descendants du Cid et du grand capitaine. Aussitôt Saragosse célèbre la messe de ses propres funérailles et s’ensevelit sous ses ruines ; les chrétiens de Pélasge descendent des Asturies : le nouveau Maure est chassé. Cette guerre ranime en Europe l’esprit des peuples, donne à la France une frontière de plus à défendre, crée une armée de terre aux Anglois, les ramène après quatre siècles dans les champs de Poitiers et leur livre les trésors du Mexique.

Si, au lieu d’avoir recours à ces ruses dignes de Borgia, Buonaparte, par une politique toujours criminelle, mais plus habile, eût, sous un prétexte quelconque, déclaré la guerre au roi d’Espagne ; s’il se fût annoncé comme le vengeur des Castillans opprimés par le prince de la Paix ; s’il eût caressé la fierté espagnole, ménagé les ordres religieux, il est probable qu’il eût réussi. « Ce ne sont pas les Espagnols que je veux, disoit-il dans sa fureur, c’est l’Espagne. » Eh bien ! cette terre l’a rejeté. L’incendie de Burgos a produit l’incendie de Moscou, et la conquête de l’Alhambra a amené les Russes au Louvre. Grande et terrible leçon !

Même faute pour la Russie : au mois d’octobre 1812, s’il s’étoit arrêté sur les bords de la Duna ; s’il se fût contenté de prendre Riga, de cantonner pendant l’hiver son armée de cinq cent mille hommes, d’organiser la Pologne derrière lui, au retour du printemps, il eût peut-être mis en péril l’empire des czars. Au lieu de cela, il marche à Moscou par un seul chemin, sans magasins, sans ressource. Il arrive : les vainqueurs de Pultawa embrasent leur ville sainte. Buonaparte s’endort un mois au milieu des ruines et des cendres ; il semble oublier le retour des saisons et la rigueur du climat, il se laisse amuser par des propositions de paix ; il ignore assez le cœur humain pour croire que des peuples qui ont eux-mêmes brûlé leur capitale, afin d’échapper à l’esclavage, vont capituler sur les ruines fumantes de leurs maisons. Ses généraux lui crient qu’il est temps de se retirer. Il part, jurant comme un enfant furieux qu’il reparoîtra bientôt avec une armée dont l’avant-garde seule sera composée de trois cent mille soldats. Dieu envoie un souffle de sa colère : tout périt ; il ne nous revient qu’un homme !

Absurde en administration, criminel en politique, qu’avoit-il donc pour séduire les François, cet étranger ? Sa gloire militaire ? Eh bien, il en est dépouillé. C’est en effet un grand gagneur de batailles ; mais hors de là le moindre général est plus habile que lui. Il n’entend rien aux retraites et à la chicane du terrain ; il est impatient, incapable d’attendre longtemps un résultat, fruit d’une longue combinaison militaire ; il ne sait qu’aller en avant, faire des pointes, courir, remporter des victoires, comme on l’a dit, à coups d’hommes, sacrifier tout pour un succès, sans s’embarrasser d’un revers, tuer la moitié de ses soldats par des marches au-dessus des forces humaines. Peu importe : n’a-t-il pas la conscription et la matière première ? On a cru qu’il avoit perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art[6]. Le chef-d’œuvre de l’art militaire chez les peuples civilisés, c’est évidemment de défendre un grand pays avec une petite armée ; de laisser reposer plusieurs milliers d’hommes derrière soixante ou quatre-vingt mille soldats ; de sorte que le laboureur qui cultive en paix son sillon sait à peine qu’on se bat à quelques lieues de sa chaumière. L’empire romain étoit gardé par cent cinquante mille hommes, et César n’avoit que quelques légions à Pharsale. Qu’il nous défende donc aujourd’hui dans nos foyers, ce vainqueur du monde ! Quoi ! tout son génie l’a-t-il soudainement abandonné ? Par quel enchantement cette France, que Louis XIV avoit environnée de forteresses, que Vauban avoit fermée comme un beau jardin, est-elle envahie de toutes parts ? Où sont les garnisons de ses places-frontières ? Il n’y en a point. Où sont les canons de ses remparts ? Tout est désarmé, même les vaisseaux de Brest, de Toulon et de Rochefort. Si Buonaparte eût voulu nous livrer sans défense aux puissances coalisées, s’il nous eût vendus, s’il eût conspiré secrètement contre les François, eût-il agi autrement ? En moins de seize mois, deux milliards de numéraire, quatorze cent mille hommes, tout le matériel de nos armées et de nos places, sont engloutis dans les bois de l’Allemagne et dans les déserts de la Russie. À Dresde, Buonaparte commet fautes sur fautes, oubliant que si les crimes ne sont quelquefois punis que dans l’autre monde, les fautes le sont toujours dans celui-ci. Il montre l’ignorance la plus incompréhensible de ce qui se passe dans les cabinets, s’obstine à rester sur l’Elbe, est battu à Leipsick, et refuse une paix honorable qu’on lui propose. Plein de désespoir et de rage, il sort pour la dernière fois du palais de nos rois, va brûler, par un esprit de justice et d’ingratitude, le village où ces mêmes rois eurent le malheur de le nourrir, n’oppose aux ennemis qu’une activité sans plan, éprouve un dernier revers, fuit encore, et délivre enfin la capitale du monde civilisé de son odieuse présence.

La plume d’un François se refuseroit à peindre l’horreur de ses champs de bataille ; un homme blessé devient pour Buonaparte un fardeau : tant mieux s’il meurt, on en est débarrassé. Des monceaux de soldats mutilés, jetés pêle-mêle dans un coin, restent quelquefois des jours et des semaines sans être pansés : il n’y a plus d’hôpitaux assez vastes pour contenir les malades d’une armée de sept ou huit cent mille hommes, plus assez de chirurgiens pour les soigner. Nulle précaution prise pour eux par le bourreau des François : souvent point de pharmacie, point d’ambulance, quelquefois même pas d’instruments pour couper les membres fracassés. Dans la campagne de Moscou, faute de charpie, on pansoit les blessés avec du foin ; le foin manqua, ils moururent. On vit errer cinq cent mille guerriers, vainqueurs de l’Europe, la gloire de la France ; on les vit errer parmi les neiges et les déserts, s’appuyant sur des branches de pin, car ils n’avoient plus la force de porter leurs armes, et couverts, pour tout vêtement, de la peau sanglante des chevaux qui avoient servi à leur dernier repas. De vieux capitaines, les cheveux et la barbe hérissés de glaçons, s’abaissoient jusqu’à caresser le soldat à qui il étoit resté quelque nourriture, pour en obtenir une chétive partie : tant ils éprouvoient les tourments de la faim ! Des escadrons entiers, hommes et chevaux, étoient gelés pendant la nuit ; et le matin on voyoit encore ces fantômes debout au milieu des frimas. Les seuls témoins des souffrances de nos soldats dans ces solitudes étoient des bandes de corbeaux et des meutes de lévriers blancs demi-sauvages, qui suivoient notre armée pour en dévorer les débris. L’empereur de Russie a fait faire au printemps la recherche des morts : on a compté deux cent quarante-trois mille six cent dix cadavres d’hommes, et cent vingt-trois mille cent trente-trois de chevaux[7]. La peste militaire, qui avoit disparu depuis que la guerre ne se faisoit plus qu’avec un petit nombre d’hommes, cette peste a reparu avec la conscription, les armées d’un million de soldats et les flots de sang humain : et que faisoit le destructeur de nos pères, de nos frères, de nos fils, quand il moissonnoit ainsi la fleur de la France ? Il fuyoit ! il venoit aux Tuileries dire, en se frottant les mains au coin du feu : Il fait meilleur ici que sur les bords de la Bérésina. Pas un mot de consolation aux épouses, aux mères en larmes dont il étoit entouré ; pas un regret, pas un mouvement d’attendrissement, pas un remords, pas un seul aveu de sa folie. Les Tigellins disoient : « Ce qu’il y a d’heureux dans cette retraite, c’est que l’empereur n’a manqué de rien ; il a toujours été bien nourri, bien enveloppé dans une bonne voiture ; enfin, il n’a pas du tout souffert, c’est une grande consolation ; et lui, au milieu de sa cour, paroissoit gai, triomphant, glorieux : paré du manteau royal, la tête couverte du chapeau à la Henri IV, il s’étaloit, brillant sur un trône, répétant les attitudes royales qu’on lui avoit enseignées ; mais cette pompe ne servoit qu’à le rendre plus hideux, et tous les diamants de la couronne ne pouvoient cacher le sang dont il étoit couvert. »

Hélas ! cette horreur des champs de bataille s’est rapprochée de nous ; elle n’est plus cachée dans les déserts : c’est au sein de nos foyers que nous la voyons, dans ce Paris que les Normands assiégèrent en vain il y a près de mille ans, et qui s’enorgueillissoit de n’avoir eu pour vainqueur que Clovis, qui devint son roi. Livrer un pays à l’invasion, n’est-ce pas le plus grand et le plus irrémissible des crimes ? Nous avons vu périr sous nos propres yeux le reste de nos générations ; nous avons vu des troupeaux de conscrits, de vieux soldats pâles et défigurés, s’appuyer sur les bornes des rues, mourant de toutes les sortes de misères, tenant à peine d’une main l’arme avec laquelle ils avoient défendu la patrie, et demandant l’aumône de l’autre main ; nous avons vu la Seine chargée de barques, nos chemins encombrés de chariots remplis de blessés, qui n’avoient pas même le premier appareil sur leurs plaies. Un de ces chars, que l’on suivoit à la trace du sang, se brisa sur le boulevard : il en tomba des conscrits sans bras, sans jambes, percés de balles, de coups de lance, jetant des cris et priant les passants de les achever. Ces malheureux, enlevés à leurs chaumières avant d’être parvenus à l’âge d’homme, menés avec leurs bonnets et leurs habits champêtres sur le champ de bataille, placés, comme chair à canon, dans les endroits les plus dangereux pour épuiser le feu de l’ennemi, ces infortunés, dis-je, se prenoient à pleurer, et crioient en tombant frappés par le boulet : Ah, ma mère ! ma mère ! cri déchirant qui accusoit l’âge tendre de l’enfant arraché la veille à la paix domestique ; de l’enfant tombé tout à coup des mains de sa mère dans celles de son barbare souverain ! Et pour qui tant de massacres, tant de douleurs ? Pour un abominable tyran, pour un étranger qui n’est si prodigue du sang françois que parce qu’il n’a pas une goutte de ce sang dans les veines.

Ah ! quand Louis XVI refusoit de punir quelques coupables dont la mort lui eût assuré le trône, en nous épargnant à nous-mêmes tant de malheurs ; quand il disoit : « Je ne veux pas acheter ma sûreté au prix de la vie d’un seul de mes sujets ; » quand il écrivoit dans son testament : « Je recommande à mon fils, s’il a le malheur de devenir roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu’il doit oublier toute haine et tout ressentiment, et nommément ce qui a rapport aux chagrins que j’éprouve ; qu’il ne peut faire le bonheur des peuples qu’en régnant suivant les lois ; » quand il prononçoit sur l’échafaud ces paroles : « François, je prie Dieu qu’il ne venge pas sur la nation le sang de vos rois qui va être répandu, » voilà le véritable roi, le roi françois, le roi légitime, le père et le chef de la patrie !

Buonaparte s’est montré trop médiocre dans l’infortune pour croire que sa prospérité fût l’ouvrage de son génie ; il n’est que le fils de notre puissance, et nous l’avons cru le fils de ses œuvres. Sa grandeur n’est venue que des forces immenses que nous lui remîmes entre les mains lors de son élévation. Il hérita de toutes les armées formées sous nos plus habiles généraux, conduites tant de fois à la victoire par tous ces grands capitaines qui ont péri, et qui périront peut-être jusqu’au dernier, victimes des fureurs et de la jalousie du tyran. Il trouva un peuple nombreux, agrandi par des conquêtes, exalté par des triomphes et par le mouvement que donnent toujours les révolutions ; il n’eut qu’à frapper du pied la terre féconde de notre patrie, et elle lui prodigua des trésors et des soldats. Les peuples qu’il attaquoit étoient lassés et désunis ; il les vainquit tour à tour, en versant sur chacun d’eux séparément les flots de la population de la France.

Lorsque Dieu envoie sur la terre les exécuteurs des châtiments célestes, tout est aplani devant eux : ils ont des succès extraordinaires avec des talents médiocres. Nés au milieu des discordes civiles, ces exterminateurs tirent leurs principales forces des maux qui les ont enfantés et de la terreur qu’inspire le souvenir de ces maux : ils obtiennent ainsi la soumission du peuple au nom des calamités dont ils sont sortis. Il leur est donné de corrompre et d’avilir, d’anéantir l’honneur, de dégrader les âmes, de souiller tout ce qu’ils touchent, de tout vouloir et de tout oser, de régner par le mensonge, l’impiété et l’épouvante, de parler tous les langages, de fasciner tous les yeux, de tromper jusqu’à la raison, de se faire passer pour de vastes génies, lorsqu’ils ne sont que des scélérats vulgaires, car l’excellence en tout ne peut être séparée de la vertu : traînant après eux les nations séduites, triomphant par la multitude, déshonorés par cent victoires, la torche à la main, les pieds dans le sang, ils vont au bout de la terre comme des hommes ivres, poussés par Dieu, qu’ils méconnoissent.

Lorsque la Providence au contraire veut sauver un empire et non le punir, lorsqu’elle emploie ses serviteurs, et non ses fléaux ; qu’elle destine aux hommes dont elle se sert une gloire honorable, et non une abominable renommée, loin de leur rendre la route facile comme à Buonaparte, elle leur oppose des obstacles dignes de leurs vertus. C’est ainsi que l’on peut toujours distinguer le tyran du libérateur, le ravageur des peuples du grand capitaine, l’homme envoyé pour détruire, et l’homme venu pour réparer. Celui-là est maître de tout, et se sert pour réussir de moyens immenses ; celui-ci n’est maître de rien, et n’a entre les mains que les plus foibles ressources : il est aisé de reconnoître aux premiers traits et le caractère et la mission du dévastateur de la France.

Buonaparte est un faux grand homme : la magnanimité, qui fait les héros et les véritables rois, lui manque. De là vient qu’on ne cite pas de lui un seul de ces mots qui annoncent Alexandre et César, Henri IV et Louis XIV. La nature le forma sans entrailles. Sa tête, assez vaste, est l’empire des ténèbres et de la confusion. Toutes les idées, même celle du bien, peuvent y entrer, mais elles en sortent aussitôt. Le trait distinctif de son caractère est une obstination invincible, une volonté de fer, mais seulement pour l’injustice, l’oppression, les systèmes extravagants ; car il abandonne facilement les projets qui pourroient être favorables à la morale, à l’ordre et à la vertu. L’imagination le domine, et la raison ne le règle point. Ses desseins ne sont point le fruit de quelque chose de profond et de réfléchi, mais l’effet d’un mouvement subit et d’une révolution soudaine. Il a quelque chose de l’histrion et du comédien ; il joue tout, jusqu’aux passions qu’il n’a pas. Toujours sur un théâtre, au Caire, c’est un renégat qui se vante d’avoir détruit la papauté ; à Paris, c’est le restaurateur de la religion chrétienne ; tantôt inspiré, tantôt philosophe, ses scènes sont préparées d’avance ; un souverain qui a pu prendre des leçons afin de paroître dans une attitude royale est jugé pour la postérité. Jaloux de paroître original, il n’est presque jamais qu’imitateur ; mais ses imitations sont si grossières, qu’elles rappellent à l’instant l’objet ou l’action qu’il copie ; il essaye toujours de dire ce qu’il croit un grand mot, ou de faire ce qu’il présume une grande chose. Affectant l’universalité du génie, il parle de finances et de spectacles, de guerre et de modes, règle le sort des rois et celui d’un commis à la barrière, date du Kremlin un règlement sur les théâtres, et le jour d’une bataille fait arrêter quelques femmes à Paris. Enfant de notre révolution, il a des ressemblances frappantes avec sa mère : intempérance de langage, goût de la basse littérature, passion d’écrire dans les journaux. Sous le masque de César et d’Alexandre, on aperçoit l’homme de peu et l’enfant de petite famille. Il méprise souverainement les hommes, parce qu’il les juge d’après lui. Sa maxime est qu’ils ne font rien que par intérêt, que la probité même n’est qu’un calcul. De là le système de fusion qui faisoit la base de son gouvernement, employant également le méchant et l’honnête homme, mêlant à dessein le vice et la vertu, et prenant toujours soin de vous placer en opposition à vos principes. Son grand plaisir étoit de déshonorer la vertu, de souiller les réputations : il ne vous touchoit que pour vous flétrir. Quand il vous avoit fait tomber, vous deveniez son homme, selon son expression ; vous lui apparteniez par droit de honte ; il vous en aimoit un peu moins, et vous en méprisoit un peu plus. Dans son administration, il vouloit qu’on ne connût que les résultats, et qu’on ne s’embarrassât jamais des moyens, les masses devant être tout, les individualités rien. « On corrompra cette jeunesse, mais elle m’obéira mieux ; on fera périr cette branche d’industrie, mais j’obtiendrai pour le moment plusieurs millions ; il périra soixante mille hommes dans cette affaire, mais je gagnerai la bataille. » Voilà tout son raisonnement, et voilà comme les royaumes sont anéantis !

Né surtout pour détruire, Buonaparte porte le mal dans son sein, tout naturellement, comme une mère porte son fruit, avec joie et une sorte d’orgueil. Il a l’horreur du bonheur des hommes ; il disoit un jour : « Il y a encore quelques personnes heureuses en France ; ce sont des familles qui ne me connoissent pas, qui vivent à la campagne, dans un château, avec 30 ou 40,000 liv. de rente ; mais je saurai bien les atteindre. » Il a tenu parole. Il voyoit un jour jouer son fils ; il dit à un évêque présent : « Monsieur l’évêque, croyez-vous que cela ait une âme ? » Tout ce qui se distingue par quelque supériorité épouvante ce tyran ; toute réputation l’importune. Envieux des talents, de l’esprit, de la vertu, il n’aimeroit pas même le bruit d’un crime, si ce crime n’étoit pas son ouvrage. Le plus disgracieux des hommes, son grand plaisir est de blesser ce qui l’approche, sans penser que nos rois n’insultoient jamais personne, parce qu’on ne pouvoit se venger d’eux ; sans se souvenir qu’il parle à la nation la plus délicate sur l’honneur, à un peuple que la cour de Louis XIV a formé, et qui est justement renommé pour l’élégance de ses mœurs et la fleur de sa politesse. Enfin Buonaparte n’étoit que l’homme de la prospérité ; aussitôt que l’adversité, qui fait éclater les vertus, a touché le faux grand homme, le prodige s’est évanoui : dans le monarque on n’a plus aperçu qu’un aventurier, et dans le héros qu’un parvenu à la gloire.

Lorsque Buonaparte chassa le Directoire, il lui adressa ce discours :

« Qu’avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ; je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ; je vous ai laissé les millions de l’Italie, et j’ai trouvé partout des lois spoliatrices et la misère. Qu’avez-vous fait de cent mille François que je connoissois tous, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts. Cet état de choses ne peut durer ; avant trois ans il nous mèneroit au despotisme : mais nous voulons la république, la république assise sur les bases de l’égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique, etc. »

Aujourd’hui, homme de malheur, nous te prendrons par tes discours, et nous t’interrogerons par tes paroles. Dis, qu’as-tu fait de cette France si brillante ? Où sont nos trésors, les millions de l’Italie, de l’Europe entière ? Qu’as-tu fait, non pas de cent mille, mais de cinq millions de François que nous connoissions tous, nos parents, nos amis, nos frères ? Cet état de choses ne peut durer ; il nous a plongés dans un affreux despotisme. Tu voulois la république, et tu nous as apporté l’esclavage. Nous, nous voulons la monarchie assise sur les bases de l’égalité des droits, de la morale, de la liberté civile, de la tolérance politique et religieuse. Nous l’as-tu donnée, cette monarchie ? Qu’as-tu fait pour nous ? que devons-nous à ton règne ? Qui est-ce qui a assassiné le duc d’Enghien, torturé Pichegru, banni Moreau, chargé de chaînes le souverain pontife, enlevé les princes d’Espagne, commencé une guerre impie ? C’est toi. Qui est-ce qui a perdu nos colonies, anéanti notre commerce, ouvert l’Amérique aux Anglois, corrompu nos mœurs, enlevé les enfants aux pères, désolé les familles, ravagé le monde, brûlé plus de mille lieues de pays, inspiré l’horreur du nom françois à toute la terre ? C’est toi. Qui est-ce qui a exposé la France à la peste, à l’invasion, au démembrement, à la conquête ? C’est encore toi. Voilà ce que tu n’as pu demander au Directoire, et ce que nous te demandons aujourd’hui. Combien es-tu plus coupable que ces hommes que tu ne trouvois pas dignes de régner ! Un roi légitime et héréditaire qui auroit accablé son peuple de la moindre partie des maux que tu nous as faits eût mis son trône en péril ; et toi, usurpateur et étranger, tu nous deviendrois sacré en raison des calamités que tu as répandues sur nous ! tu régnerois encore au milieu de nos tombeaux ! Nous rentrons enfin dans nos droits par le malheur ; nous ne voulons plus adorer Moloch ; tu ne dévoreras plus nos enfants : nous ne voulons plus de ta conscription, de ta police, de ta censure, de tes fusillades nocturnes, de ta tyrannie. Ce n’est pas seulement nous, c’est le genre humain qui t’accuse. Il nous demande vengeance au nom de la religion, de la morale et de la liberté. Où n’as-tu pas répandu la désolation ? dans quel coin du monde une famille obscure a-t-elle échappé à tes ravages ? L’Espagnol dans ses montagnes, l’Illyrien dans ses vallées, l’Italien sous son beau soleil, l’Allemand, le Russe, le Prussien dans ses villes en cendres, te redemandent leurs fils que tu as égorgés, la tente, la cabane, le château, le temple où tu as porté la flamme. Tu les as forcés de venir chercher parmi nous ce que tu leur as ravi, et reconnoître dans tes palais leur dépouille ensanglantée. La voix du monde te déclare le plus grand coupable qui ait jamais paru sur la terre ; car ce n’est pas sur des peuples barbares et sur des nations dégénérées que tu as versé tant de maux ; c’est au milieu de la civilisation, dans un siècle de lumières, que tu as voulu régner par le glaive d’Attila et les maximes de Néron. Quitte enfin ton sceptre de fer ; descends de ce monceau de ruines dont tu avais fait un trône ! Nous te chassons comme tu as chassé le Directoire. Va ! puisses-tu, pour seul châtiment, être témoin de la joie que ta chute cause à la France, et contempler en versant des larmes de rage le spectacle de la félicité publique !

Telles sont les paroles que nous adressons à l’étranger. Mais si nous rejetons Buonaparte, qui le remplacera ? — Le Roi.


DES BOURBONS.

Les fonctions attachées à ce titre de Roi sont si connues des François, qu’ils n’ont pas besoin de se le faire expliquer : le roi leur représente aussitôt l’idée de l’autorité légitime, de l’ordre, de la paix, de la liberté légale et monarchique. Les souvenirs de la vieille France, la religion, les antiques usages, les mœurs de la famille, les habitudes de notre enfance, le berceau, le tombeau, tout se rattache à ce nom sacré de roi : il n’effraye personne ; au contraire, il rassure. Le roi, le magistrat, le père ; un François confond ces idées. Il ne sait ce que c’est qu’un empereur ; il ne connoît pas la nature, la forme, la limite du pouvoir attaché à ce titre étranger. Mais il sait ce que c’est qu’un monarque descendant de saint Louis et de Henri IV : c’est un chef dont la puissance paternelle est réglée par des institutions, tempérée par les mœurs, adoucie et rendue excellente par le temps, comme un vin généreux né de la terre de la patrie et mûri par le soleil de la France. Cessons de vouloir nous le cacher : il n’y aura ni repos, ni bonheur, ni félicité, ni stabilité dans nos lois, nos opinions, nos fortunes, que quand la maison de Bourbon sera rétablie sur le trône. Certes, l’antiquité, plus reconnoissante que nous, n’auroit pas manqué d’appeler divine une race qui, commençant par un roi brave et prudent, et finissant par un martyr, a compté dans l’espace de neuf siècles trente-trois monarques, parmi lesquels on ne trouve qu’un seul tyran : exemple unique dans l’histoire du monde, et éternel sujet d’orgueil pour notre patrie. La probité et l’honneur étoient assis sur le trône de France, comme sur les autres trônes la force et la politique. Le sang noble et doux des Capets ne se reposoit de produire des héros que pour faire des rois honnêtes hommes. Les uns furent appelés Sages, Bons, Justes, Bien-Aimés ; les autres surnommés Grands, Augustes, Pères des lettres et de la patrie. Quelques-uns eurent des passions qu’ils expièrent par des malheurs, mais aucun n’épouvanta le monde par ces vices qui pèsent sur la mémoire des césars et que Buonaparte a reproduits.

Les Bourbons, dernière branche de cet arbre sacré, ont vu, par une destinée extraordinaire, leur premier roi tomber sous le poignard du fanatique, et leur dernier sous la hache de l’athée. Depuis Robert, sixième fils de saint Louis, dont ils descendent, il ne leur a manqué pendant tant de siècles que cette gloire de l’adversité, qu’ils ont enfin magnifiquement obtenue. Qu’avons-nous à leur reprocher ? Le nom de Henri IV fait encore tressaillir les cœurs françois, et remplit nos yeux de larmes. Nous devons à Louis XIV la meilleure partie de notre gloire. N’avons-nous pas surnommé Louis XVI le plus honnête homme de son royaume ? Est-ce parce que nous avons tué ce bon roi que nous rejetons ce sang ? Est-ce parce que nous avons fait mourir sa sœur, sa femme et son fils, que nous repoussons sa famille ? Cette famille pleure dans l’exil, non ses malheurs, mais les nôtres. Cette jeune princesse que nous avons persécutée, que nous avons rendue orpheline, regrette tous les jours, dans les palais étrangers, les prisons de la France. Elle pouvoit recevoir la main d’un prince puissant et glorieux, mais elle préféra unir sa destinée à celle de son cousin, pauvre exilé, proscrit, parce qu’il étoit François, et qu’elle ne vouloit point se séparer des malheurs de sa famille. Le monde entier admire ses vertus ; les peuples de l’Europe la suivent quand elle paroît dans les promenades publiques, en la comblant de bénédictions : et nous nous pouvons l’oublier ! Quand elle quitta sa patrie, où elle avoit été si malheureuse, elle jeta les yeux en arrière, et elle pleura. Objets constants de ses prières et de son amour, nous savons à peine qu’elle existe. Ah ! qu’elle retrouve du moins quelques consolations en faisant le bonheur de sa coupable patrie ! Cette terre porte naturellement les lis : ils renaîtront plus beaux, arrosés du sang du roi-martyr.

Louis XVIII, qui doit régner le premier sur nous, est un prince connu par ses lumières, inaccessible aux préjugés, étranger à la vengeance. De tous les souverains qui peuvent gouverner à présent la France, c’est peut-être celui qui convient le mieux à notre position et à l’esprit du siècle, comme, de tous les hommes que nous pouvions choisir, Buonaparte étoit peut-être le moins propre à être roi. Les institutions des peuples sont l’ouvrage du temps et de l’expérience : pour régner, il faut surtout de la raison et de l’uniformité. Un prince qui n’auroit dans la tête que deux ou trois idées communes, mais utiles, seroit un souverain plus convenable à une nation qu’un aventurier extraordinaire, enfantant sans cesse de nouveaux plans, imaginant de nouvelles lois, ne croyant régner que quand il travaille à troubler les peuples, à changer, à détruire le soir ce qu’il a créé le matin. Non seulement Louis XVIII a ces idées fixes, cette modération, ce bon sens si nécessaires à un monarque, mais c’est encore un prince ami des lettres, instruit et éloquent comme plusieurs de nos rois, d’un esprit vaste et éclairé, d’un caractère ferme et philosophique.

Choisissons entre Buonaparte, qui revient à nous portant le code sanglant de la conscription, et Louis XVIII, qui s’avance pour fermer nos plaies, le testament de Louis XVI à la main. Il répétera à son sacre ces paroles écrites par son vertueux frère :

« Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont faits mes ennemis sans que je leur en eusse donné aucun sujet, et je prie Dieu de leur pardonner. »

Monsieur, comte d’Artois, d’un caractère si franc, si loyal, si françois, se distingue aujourd’hui par sa piété, sa douceur et sa bonté, comme il se faisoit remarquer dans sa première jeunesse par son grand air et ses grâces royales. Buonaparte fuit abattu par la main de Dieu, mais non corrigé par l’adversité : à mesure qu’il recule dans le pays qui échappe à sa tyrannie, il traîne après lui de malheureuses victimes chargées de fers ; c’est dans les dernières prisons de France qu’il exerce les derniers actes de son pouvoir. Monsieur arrive seul, sans soldats, sans appui, inconnu aux François auxquels il se montre. À peine a-t-il prononcé son nom, que le peuple tombe à ses genoux : on baise respectueusement son habit, on embrasse ses genoux ; on lui crie, en répandant des torrents de larmes : « Nous ne vous apportons que nos cœurs ; Buonaparte ne nous a laissé que cela ! » À cette manière de quitter la France, à cette façon d’y rentrer, connoissez d’un côté l’usurpateur, de l’autre le prince légitime.

M. le duc d’Angoulême a paru dans une autre de nos provinces ; Bordeaux s’est jeté dans ses bras ; et le pays de Henri IV a reconnu avec des transports de joie l’héritier des vertus du Béarnois. Nos armées n’ont point vu de chevalier plus brave que M. le duc de Berry. M. le duc d’Orléans prouve, par sa noble fidélité au sang de son roi, que son nom est toujours un des plus beaux de la France. J’ai déjà parlé des trois générations de héros, M. le prince de Condé, M. le duc de Bourbon : je laisse à Buonaparte à nommer le troisième.

Je ne sais si la postérité pourra croire que tant de princes de la maison de Bourbon ont été proscrits par ce peuple qui leur devoit toute sa gloire, sans avoir été coupables d’aucun crime, sans que leur malheur leur soit venu de la tyrannie du dernier roi de leur race ; non, l’avenir ne pourra comprendre que nous ayons banni des princes aussi bons, des princes nos compatriotes, pour mettre à notre tête un étranger, le plus méchant de tous les hommes. On conçoit jusqu’à un certain point la république en France : un peuple, dans un moment de folie, peut vouloir changer la forme de son gouvernement, et ne plus reconnoître le chef suprême ; mais si nous revenons à la monarchie, c’est le comble de la honte et de l’absurdité de la vouloir sans le souverain légitime, et de croire qu’elle puisse exister sans lui. Qu’on modifie, si l’on veut, la constitution de cette monarchie, mais nul n’a le droit de changer le monarque. Il peut arriver qu’un roi cruel, tyrannique, qui viole toutes les lois, qui prive tout un peuple de ses libertés, soit déposé par l’effet d’une révolution violente ; mais dans ce cas extraordinaire la couronne passe à ses fils ou à son plus proche héritier. Or, Louis XVI a-t-il été un tyran ? Pouvons-nous faire le procès à sa mémoire ? En vertu de quelle autorité privons-nous sa race d’un trône qui lui appartient à tant de titres ? Par quel honteux caprice avons-nous donné à Buonaparte l’héritage de Robert le Fort ? Ce Robert le Fort descendoit vraisemblablement de la seconde race, et celle-ci se rattachoit à la première. Il étoit comte de Paris. Hugues Capet apporta aux François, comme François lui-même, Paris, héritage paternel, des biens et des domaines immenses. La France, si petite sous les premiers Capets, s’enrichit et s’accrut sous leurs descendants. Et c’est en faveur d’un insulaire obscur, dont il a fallu faire la fortune en dépouillant tous les François, que nous avons renversé la loi salique, palladium de notre empire. Combien nos pères différoient de nous de sentiments et de maximes ! À la mort de Philippe le Bel, ils adjugèrent la couronne à Philippe de Valois, au préjudice d’Édouard III, roi d’Angleterre ; ils aimèrent mieux se condamner à deux siècles de guerre que de se laisser gouverner par un étranger. Cette noble résolution fut la cause de la gloire et de la grandeur de la France : l’oriflamme fut déchirée aux champs de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. mais ces lambeaux triomphèrent enfin de la bannière d’Édouard III et de Henri V, et le cri de Montjoie Saint-Denis étouffa celui de toutes les factions. La même question de l’hérédité se représenta à la mort de Henri III : le parlement rendit alors le fameux édit qui donna Henri IV et Louis XIV à la France. Ce n’étoient pourtant pas des têtes ignobles que celles d’Édouard III, de Henri V, du duc de Guise et de l’infante d’Espagne. Grand Dieu ! qu’est donc devenu l’orgueil de la France ! Elle a refusé d’aussi grands souverains pour conserver sa race françoise et royale, et elle a fait choix de Buonaparte !

En vain prétendroit-on que Buonaparte n’est pas étranger : il l’est aux yeux de toute l’Europe, de tous les François non prévenus ; il le sera au jugement de la postérité : elle lui attribuera peut-être la meilleure partie de nos victoires, et nous chargera d’une partie de ses crimes. Buonaparte n’a rien de françois, ni dans les mœurs, ni dans le caractère. Les traits mêmes de son visage montrent son origine. La langue qu’il apprit dans son berceau n’étoit pas la nôtre, et son accent comme son nom révèlent sa patrie. Son père et sa mère ont vécu plus de la moitié de leur vie sujets de la république de Gênes. Lui-même est plus sincère que ses flatteurs : il ne se reconnoît pas François ; il nous hait et nous méprise. Il lui est plusieurs fois échappé de dire : Voilà comme vous êtes, vous autres François. Dans un discours, il a parlé de l’Italie comme de sa patrie, et de la France comme de sa conquête. Si Buonaparte est François, il faut dire nécessairement que Toussaint-Louverture l’étoit autant et plus que lui : car enfin il étoit né dans une vieille colonie françoise et sous les lois françoises ; la liberté qu’il avoit reçue lui avoit rendu les droits du sujet et du citoyen. Et un étranger élevé par la charité de nos rois, occupe le trône de nos rois et brûle de répandre leur sang ! Nous prîmes soin de sa jeunesse, et par reconnoissance il nous plonge dans un abîme de douleur ! Juste dispensation de la Providence ! les Gaulois saccagèrent Rome, et les Romains opprimèrent les Gaules ; les François ont souvent ravagé l’Italie, et les Médicis, les Galigaï, les Buonaparte, nous ont désolés. La France et l’Italie devroient enfin se connoître et renoncer pour toujours l’une à l’autre.

Qu’il sera doux de se reposer enfin de tant d’agitations et de malheurs sous l’autorité paternelle de notre souverain légitime ! Nous avons pu un moment être sujets de la gloire que nos armes avoient répandue sur Buonaparte ; aujourd’hui qu’il s’est dépouillé lui-même de cette gloire, ce seroit trop que de rester l’esclave de ses crimes. Rejetons cet oppresseur comme tous les autres peuples l’ont déjà rejeté. Qu’on ne dise pas de nous : Ils ont tué le meilleur et le plus vertueux des rois ; ils n’ont rien fait pour lui sauver la vie, et ils versent aujourd’hui la dernière goutte de leur sang, ils sacrifient les restes de la France pour soutenir un étranger qu’eux-mêmes détestent. Par quelle raison cette France infidèle justifieroit-elle son abominable fidélité ? Il faut donc avouer que ce sont les forfaits qui nous plaisent, les crimes qui nous charment, la tyrannie qui nous convient. Ah ! si les nations étrangères, enfin lasses de notre obstination, alloient consentir à nous laisser cet insensé ; si nous étions assez lâches pour acheter par une partie de notre territoire la honte de conserver au milieu de nous le germe de la peste et le fléau de l’humanité, il faudroit fuir au fond des déserts, changer de nom et de langage, tâcher d’oublier et de faire oublier que nous avons été François.

Pensons au bonheur de notre commune patrie ; songeons bien que notre sort est entre nos mains : un mot peut nous rendre à la gloire, à la paix, à l’estime du monde, ou nous plonger dans le plus affreux comme dans le plus ignoble esclavage. Relevons la monarchie de Clovis, l’héritage de saint Louis, le patrimoine de Henri IV. Les Bourbons seuls conviennent aujourd’hui à notre situation malheureuse, sont les seuls médecins qui puissent fermer nos blessures. La modération, la paternité de leurs sentiments, leurs propres adversités, conviennent à un royaume épuisé, fatigué de convulsions et de malheurs. Tout deviendra légitime avec eux, tout est illégitime sans eux. Leur seule présence fera renaître l’ordre dont ils sont pour nous le principe. Ce sont de braves et illustres gentilshommes, autant et plus François que nous. Ces seigneurs des fleurs de lis furent dans tous les temps célèbres par leur loyauté ; ils tiennent si fort à la racine de nos mœurs, qu’ils semblent faire partie même de la France et lui manquer aujourd’hui comme l’air et le soleil.

Si tout doit devenir paisible avec eux, s’ils peuvent seuls mettre un terme à cette trop longue révolution, le retour de Buonaparte nous plongeroit dans des maux affreux et dans des troubles interminables. L’imagination la plus féconde peut-elle se représenter ce que seroit ce monstrueux géant resserré dans d’étroites limites, n’ayant plus les trésors du monde à dévorer et le sang de l’Europe à répandre ? Peut-on se le figurer renfermé dans une cour ruinée et flétrie, exerçant sur les seuls François sa rage, ses vengeances et son génie turbulent ? Buonaparte n’est point changé ; il ne changera jamais. Toujours il inventera des projets, des lois, des décrets absurdes, contradictoires ou criminels ; toujours il nous tourmentera ; il rendra toujours incertaines notre vie, notre liberté, nos propriétés. En attendant qu’il puisse troubler le monde nouveau, il s’occupera du soin de bouleverser nos familles. Seuls esclaves au milieu du monde libre, objet du mépris des peuples, le dernier degré du malheur sera de ne plus sentir notre abjection et de nous endormir, comme l’esclave de l’Orient, indifférents au cordon que le sultan nous enverra à notre réveil.

Non, il n’en sera pas ainsi. Nous avons un prince légitime, né de notre sang, élevé parmi nous, que nous connoissons, qui nous connoît, qui a nos mœurs, nos goûts, nos habitudes, pour lequel nous avons prié Dieu dans notre jeunesse, dont nos enfants savent le nom comme celui d’un de leurs voisins, et dont les pères vécurent et moururent avec les nôtres. Parce que nous avons réduit nos anciens princes à être voyageurs, la France sera-t-elle une propriété forfaite ? Doit-elle demeurer à Buonaparte par droit d’aubaine ? Ah ! pour Dieu, ne soyons pas trouvés en telle déloyauté, que de déshériter notre naturel seigneur, pour donner son lit au premier compagnon qui le demande. Si nos maîtres légitimes nous manquoient, le dernier des François seroit encore préférable à Buonaparte pour régner sur nous : du moins nous n’aurions pas la honte d’obéir à un étranger.

Il ne me reste plus qu’à prouver que si le rétablissement de la maison de Bourbon est nécessaire à la France, il ne l’est pas moins à l’Europe entière.


DES ALLIÉS.

À ne considérer d’abord que les raisons particulières, est-il un homme au monde qui voulût jamais s’en reposer sur la parole de Buonaparte ? N’est-ce pas un point de sa politique commun, un des penchants de son cœur, que de faire consister l’habileté à tromper, à regarder la bonne foi comme une duperie et comme la marque d’un esprit borné, à se jouer de la sainteté des serments ? A-t-il tenu un seul des traités qu’il ait faits avec les diverses puissances de l’Europe ? C’est toujours en violant quelque article de ces traités, et en pleine paix, qu’il a fait ses conquêtes les plus solides ; rarement il a évacué une place qu’il devoit rendre ; et aujourd’hui même qu’il est abattu, il possède encore dans quelques forteresses de l’Allemagne le fruit de ses rapines et les témoins de ses mensonges.

On le liera de sorte qu’il ne puisse recommencer ses ravages. — Vous aurez beau l’affoiblir en démembrant la France, en mettant garnison dans les places frontières pendant un certain nombre d’années, en l’obligeant à payer des sommes considérables, en le forçant à n’avoir qu’une petite armée et à abolir la conscription : tout cela sera vain. Buonaparte, encore une fois, n’est point changé. L’adversité ne peut rien sur lui, parce qu’il n’étoit pas au-dessus de la fortune. Il méditera en silence sa vengeance : tout à coup, après un ou deux ans de repos, lorsque la coalition sera dissoute, que chaque puissance sera rentrée dans ses États, il nous appellera aux armes, profitera des générations qui se seront formées, enlèvera, franchira les places de sûreté, et se débordera de nouveau sur l’Allemagne. Aujourd’hui même il ne parle que d’aller brûler Vienne, Berlin et Munich ; il ne peut consentir à lâcher sa proie. Les Russes reviendront-ils assez vite des rives du Borysthène pour sauver une seconde fois l’Europe ? Cette miraculeuse coalition, fruit de vingt-cinq années de souffrances, pourra-t-elle se renouer quand tous les fils en auront été brisés ? Buonaparte n’aura-t-il pas trouvé le moyen de corrompre quelques ministres, de séduire quelques princes, de réveiller d’anciennes jalousies, de mettre peut-être dans ses intérêts quelques peuples assez aveugles pour combattre sous ses drapeaux ? Enfin, les princes qui règnent aujourd’hui seront-ils tous sur le trône, et ce changement dans les règnes ne pourroit-il pas amener un changement dans la politique ? Des puissances si souvent trompées pourroient-elles reprendre tout à coup une sécurité qui les perdroit ? Quoi ! elles auroient oublié l’orgueil de cet aventurier qui les a traitées avec tant d’insolence, qui se vantoit d’avoir des rois dans son antichambre, qui envoyoit signifier ses ordres aux souverains, établissoit ses espions jusque dans leur cour, et disoit tout haut qu’avant dix ans sa dynastie seroit la plus ancienne de l’Europe ! Des rois traiteroient avec un homme qui leur a prodigué des outrages que ne supporteroit pas un simple particulier ! Une reine charmante faisoit l’admiration de l’Europe par sa beauté, son courage et ses vertus, et il a avancé sa mort par les plus lâches comme par les plus ignobles outrages. La sainteté des rois comme la décence m’empêchent de répéter les calomnies, les grossièretés, les ignobles plaisanteries qu’il a prodiguées tour à tour à ces rois et à ces ministres qui lui dictent aujourd’hui des lois dans son palais. Si les puissances méprisent personnellement ces outrages, elles ne peuvent ni ne doivent les mépriser pour l’intérêt et la majesté des trônes : elles doivent se faire respecter des peuples, briser enfin le glaive de l’usurpateur et déshonorer pour toujours cet abominable droit de la force, sur qui Buonaparte fondoit son orgueil et son empire.

Après ces considérations particulières, il s’en présente d’autres d’une nature plus élevée, et qui seules peuvent déterminer les puissances coalisées à ne plus reconnoître Buonaparte pour souverain.

Il importe au repos des peuples, il importe à la sûreté des couronnes, à la vie comme à la famille des souverains, qu’un homme sorti des rangs inférieurs de la société ne puisse impunément s’asseoir sur le trône de son maître, prendre place parmi les souverains légitimes, les traiter de frères, et trouver dans les révolutions qui l’ont élevé assez de force pour balancer les droits de la légitimité de la race. Si cet exemple est une fois donné au monde, aucun monarque ne peut compter sur sa couronne. Si le trône de Clovis peut être, en pleine civilisation, laissé à un Corse, tandis que les fils de saint Louis sont errants sur la terre, nul roi ne peut s’assurer aujourd’hui qu’il régnera demain. Qu’on y prenne bien garde : toutes les monarchies de l’Europe sont à peu près filles des mêmes mœurs et des mêmes temps ; tous les rois sont réellement des espèces de frères unis par la religion chrétienne et par l’antiquité des souvenirs. Ce beau et grand système fois rompu, des races nouvelles assises sur les trônes où elles feront régner d’autres mœurs, d’autres principes, d’autres idées, c’en est fait de l’ancienne Europe ; et dans le cours de quelques années une révolution générale aura changé la succession de tous les souverains. Les rois doivent donc prendre la défense de la maison de Bourbon, comme ils la prendroient de leur propre famille. Ce qui est vrai considéré sous les rapports de la royauté est encore vrai sous les rapports naturels. Il n’y a pas un roi en Europe qui n’ait du sang des Bourbons dans les veines, et qui ne doive voir en eux d’illustres et infortunés parents. On n’a déjà que trop appris aux peuples qu’on peut remuer les trônes. C’est aux rois à leur montrer que si les trônes peuvent être ébranlés, ils ne peuvent jamais être détruits, et que, pour le bonheur du monde, les couronnes ne dépendent pas des succès du crime et des jeux de la fortune.

Il importe encore à l’Europe civilisée que la France, qui en est comme l’âme et le cœur par son génie et par sa position, soit heureuse, florissante, paisible ; elle ne peut l’être que sous ses anciens rois. Tout autre gouvernement prolongeroit parmi nous ces convulsions qui se font sentir au bout de la terre. Les Bourbons seuls, par la majesté de leur race, par la légitimité de leurs droits, par la modération de leur caractère, offriront une garantie suffisante aux traités, et fermeront les plaies du monde.

Sous le règne des tyrans toutes les lois morales sont comme suspendues, de même qu’en Angleterre, dans les temps de trouble, on suspend l’acte sur lequel repose la liberté des citoyens. Chacun sait qu’il n’agit pas bien, qu’il marche dans une fausse voie ; mais chacun se soumet et se prête à l’oppression : on se fait même une espèce de fausse conscience, on remplit scrupuleusement les ordres les plus opposés à la justice. L’excuse est qu’il viendra de meilleurs jours, que l’on rentrera dans ses droits ; que c’est un temps d’iniquités qu’il faut passer, comme on passe un temps de malheurs. Mais en attendant ce retour, le tyran fait tout ce qui lui plaît ; il est obéi : il peut traîner tout un peuple à la guerre, l’opprimer, lui demander tout sans être refusé. Avec un prince légitime cela est impossible : tout le monde sous un sceptre légal est en jouissance de ses droits naturels et en exercice de ses vertus. Si le roi vouloit passer les bornes de son pouvoir, il trouveroit des obstacles invincibles ; tous les corps feroient des remontrances, tous les individus parleroient ; on lui opposeroit la raison, la conscience, la liberté. Voilà pourquoi Buonaparte, resté maître d’un seul village de la France, est plus à craindre pour l’Europe que les Bourbons avec la France jusqu’au Rhin.

Au reste, les rois peuvent-ils douter de l’opinion de la France ? croient-ils qu’ils seroient parvenus aussi facilement jusqu’au Louvre si les François n’avoient espéré en eux des libérateurs ? N’ont-ils pas vu dans toutes les villes où ils sont entrés des signes manifestes de cette espérance ? Qu’entend-on en France depuis six mois, sinon ces paroles : Les Bourbons y sont-ils ? Où sont les princes ? viennent-ils ? Ah ! si l’on voyoit un drapeau blanc ! D’une autre part, l’horreur de l’usurpateur est dans tous les cœurs. Il inspire tant de haine, qu’il a balancé chez un peuple guerrier ce qu’il y a de dur dans la présence d’un ennemi ; on a mieux aimé souffrir une invasion d’un moment que de s’exposer à garder Buonaparte toute la vie. Si les armées se sont battues, admirons leur courage et déplorons leurs malheurs ; elles détestent le tyran autant et plus que le reste des François, mais elles ont fait un serment, et des grenadiers françois meurent victimes de leur parole. La vue de l’étendard militaire inspire la fidélité : depuis nos pères les Francs jusqu’à nous, nos soldats ont fait un pacte saint et se sont pour ainsi dire mariés à leur épée. Ne prenons donc pas le sacrifice de l’honneur pour l’amour de l’esclavage. Nos braves guerriers n’attendent qu’à être dégagés de leur parole. Que les François et les alliés reconnoissent les princes légitimes, et à l’instant l’armée, déliée de son serment, se rangera sous le drapeau sans tache, souvent témoin de nos triomphes, quelquefois de nos revers, toujours de notre courage, jamais de notre honte.

Les rois alliés ne trouveront aucun obstacle à leur dessein s’ils veulent suivre le seul parti qui peut assurer le repos de la France et celui de l’Europe. Ils doivent être satisfaits du triomphe de leurs armes. Nous François, nous ne devons considérer ces triomphes que comme une leçon de la Providence, qui nous châtie sans nous humilier. Nous pouvons nous dire avec assurance que ce qui eût été impossible sous nos princes légitimes ne pouvoit s’accomplir que sous ce règne d’un aventurier. Les rois alliés doivent désormais aspirer à une gloire plus solide et plus durable. Qu’ils se rendent avec leur garde sur la place de notre Révolution ; qu’ils fassent célébrer une pompe funèbre à la place même où sont tombées les têtes de Louis et d’Antoinette ; que ce conseil de rois, la main sur l’autel, au milieu du peuple françois à genoux et en larmes, reconnoisse Louis XVIII pour roi de France : ils offriront au monde le plus grand spectacle qu’il ait jamais vu, et répandront sur eux une gloire que les siècles ne pourront effacer.

Mais déjà une partie de ces événements est accomplie. Les miracles ont enfanté les miracles. Paris, comme Athènes, a vu rentrer dans ses murs des étrangers qui l’ont respecté, en souvenir de sa gloire et de ses grands hommes. Quatre-vingt mille soldats vainqueurs ont dormi auprès de nos citoyens, sans troubler leur sommeil, sans se porter à la moindre violence, sans faire même entendre un chant de triomphe. Ce sont des libérateurs et non pas des conquérants. Honneur immortel aux souverains qui ont pu donner au monde un pareil exemple de modération dans la victoire ! Que d’injures ils avoient à venger ! Mais ils n’ont point confondu les François avec le tyran qui les opprime. Aussi ont-ils déjà recueilli le fruit de leur magnanimité. Ils ont été reçus des habitants de Paris comme s’ils avoient été nos véritables monarques, comme des princes François, comme des Bourbons. Nous les verrons bientôt les descendants de Henri IV ; Alexandre nous les a promis : il se souvient que le contrat de mariage du duc et de la duchesse d’Angoulême est déposé dans les archives de la Russie. Il nous a fidèlement gardé le dernier acte public de notre gouvernement légitime ; il l’a rapporté au trésor de nos chartes, où nous garderons à notre tour le récit de son entrée dans Paris, comme un des plus grands et des plus glorieux monuments de l’histoire.

Toutefois, ne séparons point des deux souverains qui sont aujourd’hui parmi nous cet autre souverain qui fait à la cause des rois et au repos des peuples le plus grand des sacrifices : qu’il trouve comme monarque et comme père la récompense de ses vertus dans l’attendrissement, la reconnoissance et l’admiration des François.

Et quel François aussi pourroit oublier ce qu’il doit au prince régent d’Angleterre, au noble peuple qui a tant contribué à nous affranchir ? Les drapeaux d’Élisabeth flottoient dans les armées de Henri IV ; ils reparoissent dans les bataillons qui nous rendent Louis XVIII. Nous sommes trop sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord Wellington qui retrace d’une manière si frappante les vertus et les talents de notre Turenne. Ne se sent-on pas touché jusqu’aux larmes quand on le voit promettre, lors de notre retraite du Portugal, deux guinées pour chaque prisonnier françois qu’on lui amèneroit vivant ? Par la seule force morale de son caractère, plus encore que par la vigueur de la discipline militaire, il a miraculeusement suspendu, en entrant dans nos provinces, le ressentiment des Portugais et la vengeance des Espagnols : enfin, c’est sous son étendard que le premier cri de vive le roi ! a réveillé notre malheureuse patrie : au lieu d’un roi de France captif, le nouveau Prince Noir ramène à Bordeaux un roi de France délivré. Lorsque le roi Jean fut conduit à Londres, touché de la générosité d’Édouard, il s’attacha à ses vainqueurs, et revint mourir dans la terre de captivité : comme s’il eût prévu que cette terre seroit dans la suite le dernier asile du dernier rejeton de sa race, et qu’un jour les descendants des Talbot et des Chandos recueilleroient la postérité proscrite des La Hire et des Du Guesclin.

François, amis, compagnons d’infortune, oublions nos querelles, nos haines, nos erreurs, pour sauver la patrie ; embrassons-nous sur les ruines de notre cher pays ; et qu’appelant à notre secours l’héritier de Henri IV et de Louis XIV, il vienne essuyer les pleurs de ses enfants, rendre le bonheur à sa famille, et jeter charitablement sur nos plaies le manteau de saint Louis, à moitié déchiré de nos propres mains. Songeons que tous les maux que nous éprouvons, la perte de nos biens, de nos armées, les malheurs de l’invasion, le massacre de nos enfants, le trouble et la décomposition de toute la France, la perte de nos libertés, sont l’ouvrage d’un seul homme, et que nous devrons tous les biens contraires à un seul homme. Faisons donc entendre de toutes parts le cri qui peut nous sauver, le cri que nos pères faisoient retentir dans le malheur comme dans la victoire, et qui sera pour nous le signal de la paix et du bonheur : Vive le roi !

COMPIÈGNE.

AVRIL 1814.

Le roi étoit annoncé au château de Compiègne pour le 29 avril ; une foule de personnes arrivoient continuellement de Paris ; toutes étoient, comme du temps de Henri IV, affamées de voir un roi. Les troupes en garnison ici[8] étoient composées d’un régiment suisse et de divers détachements de la garde à pied et à cheval. On voyoit sur les visages, dans l’attente du souverain, un certain mélange d’étonnement, de crainte, d’amour et de respect. Des courriers se succédoient d’heure en heure, annonçant l’approche du roi. Tout à coup on bat aux champs ; une voiture attelée de six chevaux entre dans la cour où se trouvoient rangés, sur deux lignes, des soldats suisses et les gardes nationaux de Compiègne ; ceux-ci portoient, en guise de ceinture, une large écharpe blanche ; des lanciers de la garde se tenoient à cheval à l’entrée de la cour, et les grenadiers à pied étoient placés au vestibule. La voiture s’arrête devant le perron ; on l’entoure de toutes parts ; on en voit descendre non le roi, mais un vénérable vieillard soutenu par son fils : c’étoit M. le prince de Condé et M. le duc de Bourbon. De vieux serviteurs de la maison de Condé, qui étoient accourus à Compiègne, poussent des cris en reconnoissant leur maître, se jettent sur ses mains et sur son habit, qu’ils baisent avec des sanglots. Ces princes n’étoient que deux, et tous les yeux cherchoient en vain le troisième ! Le comte de Lostanges s’étant nommé au prince de Condé, le prince lui a répondu : Ah ! oui, le comte de Lostanges ! vous étiez colonel de mon régiment d’Enghien ? et il lui jette les bras autour du cou. Le prince a monté l’escalier du vestibule, appuyé sur le bras de son fils, entre les grenadiers de la garde : j’ai vu, et tout le monde a vu comme moi, ces braves soldats couverts de blessures, portant la décoration de la Légion d’Honneur, une large cocarde blanche dans leurs bonnets de peau d’ours, pleurer en rendant le salut des armes aux deux Condé, à ces représentants de l’ancienne gloire de la France, comme ces grenadiers eux-mêmes sont les dignes témoins de notre nouvelle gloire. Il est impossible de décrire la joie et la douleur que l’on ressentoit à la vue des deux derniers rejetons du vainqueur de Rocroi, de ces princes si braves, si illustres, si malheureux ! Ils étoient tout près de ce Chantilly qui n’existe plus : mais quand l’héritier manque, qu’importe l’héritage ?

Enfin, le roi lui-même est arrivé. Son carrosse étoit précédé des généraux et des maréchaux de France qui étoient allés au-devant de Sa Majesté. Ce n’a plus été des cris de vive le roi ! mais des clameurs confuses dans lesquelles on ne distinguoit rien que les accents de l’attendrissement et de la joie. Quand le roi est descendu de sa voiture, soutenu par Madame, duchesse d’Angoulême, la France a cru revoir son père. Ni le roi, ni Madame, ni les maréchaux, ni les soldats ne pouvoient parler. On ne s’exprimoit que par des larmes. Les moins attendris crioient encore : Vive le roi ! vive notre père ! et c’est tout ce qu’ils pouvoient dire. Le roi portoit un habit bleu, distingué seulement par une plaque et des épaulettes ; ses jambes étoient enveloppées de larges guêtres de velours rouge, bordées d’un petit cordon d’or. Il marche difficilement, mais d’une manière noble et touchante ; sa taille n’a rien d’extraordinaire ; sa tête est superbe, son regard est à la fois celui d’un roi et d’un homme de génie. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guêtres à l’antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croiroit voir Louis XIV à cinquante ans.

Madame étoit vêtue d’une simple robe blanche, sa tête étoit couverte d’un petit chapeau blanc à l’angloise. Si quelque chose sur la terre peut donner l’idée d’un ange par la beauté, la modestie, la candeur, c’est certainement la fille de Louis et d’Antoinette : ses traits sont un mélange heureux de ceux de son père et de sa mère ; une expression de douceur et de tristesse annonce dans ses regards ce qu’elle a souffert ; on remarque jusque dans ses vêtements, un peu étrangers, des traces de son long exil. Elle ne cessoit de répéter en pleurant et en riant à la fois : Que je suis heureuse d’être au milieu des bons François ! paroles bien dignes d’une princesse qui regrettoit, dans le palais de l’étranger les prisons de la France.

Parvenu dans l’appartement qui lui étoit préparé, le roi s’est assis au milieu de la foule. On lui a présenté les dames qui se trouvoient à Compiègne : il a adressé à chacune d’elles les paroles les plus obligeantes. La même présentation a eu lieu pour Madame. Le roi, un peu fatigué et prêt à se retirer, a dit à MM. les maréchaux et généraux : Messieurs, je suis heureux de me trouver au milieu de vous ; et il a ajouté avec un accent qu’il auroit fallu entendre : Heureux et fier ! Il a repris ensuite : J’espère que la France sera désormais assez heureuse pour n’avoir plus besoin de vos talents ; mais dans tous les cas, a-t-il ajouté en se levant avec une gaieté noble qui rappeloit le descendant de Henri IV, tout goutteux que je suis, je viendrai me mettre au milieu de vous ; et il a traversé le groupe aux cris répétés de vive le roi !

Le dîner a été servi à huit heures. Le roi, Madame, M. le prince de Condé et M. le duc de Bourbon, MM. les maréchaux et généraux, les gentilshommes de service auprès du roi, les dames de Madame, duchesse d’Angoulème, Mme de Montboissier, fille de M. Malesherbes, Mmes les duchesses de Duras, Mme la comtesse de Simiane, et quelques autres personnes de distinction, invitées par ordre de Sa Majesté, étoient à table. La foule étoit si grande dans le salon, que l’on pouvoit à peine servir. Au milieu du dîner, le roi a pris un verre de vin, et a dit à MM. les maréchaux et généraux : Messieurs, buvons à l’armée. Après le dîner, Sa Majesté est retournée dans le salon. Tout le monde vouloit se tenir debout. Le roi a fait asseoir MM. les maréchaux et généraux à sa droite. Ces braves capitaines ont paru singulièrement touchés de cette bonté du souverain : ils se rappeloient que l’étranger, sans égard pour leur âge, leurs travaux et leurs blessures, les forçoit à se tenir debout devant lui des heures entières, comme s’il eût cherché le respect dans les maux qu’il faisoit souffrir à ses serviteurs. On sait que le roi joint à l’esprit le plus remarquable la mémoire la plus étonnante ; il a donné des preuves de ces rares qualités en causant avec les personnes qui l’environnoient. En voyant marcher avec difficulté le maréchal Lefebvre, un peu tourmenté par la goutte, il lui dit : Hé bien ! maréchal, est-ce que vous êtes des nôtres ? Il a dit au maréchal Mortier : Monsieur le maréchal, lorsque nous n’étions pas amis, vous avez eu pour la reine, ma femme, des égards qu’elle ne m’a pas laissé ignorer, et je m’en souviens aujourd’hui. S’adressant au maréchal Marmont : Vous avez été blessé en Espagne, et vous avez pensé perdre un bras ? « Oui, sire, a répondu le maréchal, mais je l’ai retrouvé pour le service de Votre Majesté. » Les maréchaux Macdonald, Ney, Moncey, Sérurier, Brune, le prince de Neuchâtel, tous les généraux, toutes les personnes présentes, ont obtenu pareillement du roi les paroles les plus affectueuses ; et il n’y avoit point de cœur qui ne fût subjugué. Le roi sans armes pouvoit dire, comme on l’a dit de Henri IV, qu’il régnoit sur la France,

Et par droit de conquête et par droit de naissance.

On entendoit de tous côtés : Il verra comme nous le servirons ! Nous sommes à lui pour la vie. Tous les intéressants exilés revenus avec leur maître de la terre étrangère, tous les officiers de l’armée se serroient la main comme des frères, se disant : Plus de factions, plus de partis ! tous pour Louis XVIII ! Telle est en France la force du souverain légitime, cette magie attachée au nom de roi. Un homme arrive seul de l’exil, dépouillé de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses : il n’a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d’une jeune femme ; il se montre à des capitaines qui ne l’ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom. Quel est cet homme ? C’est le fils de saint Louis ! c’est le roi ! Tout tombe à ses pieds, l’armée, les grands, le peuple, un million de soldats brûlent de mourir pour lui ; on sent qu’il peut tout nous demander, nos enfants, notre vie, notre fortune ; qu’il ne nous reste plus en propre que l’honneur, seul bien dont nous ne pouvons pas disposer, et dont un roi de France n’exigera jamais de nous le sacrifice.


DE
L’ÉTAT DE LA FRANCE
AU 4 OCTOBRE 1814.


Accoutumés depuis longtemps aux prodiges, à peine remarquons-nous ceux qui se passent aujourd’hui sous nos yeux : il est vrai de dire cependant que de tous les miracles qui se sont opérés depuis quelques années, aucun n’est plus frappant que le bonheur actuel de la France. Pouvions-nous raisonnablement nous attendre à un calme aussi profond après une si longue tempête ? Pour mieux juger de notre position au mois d’octobre de cette année, rappelons-nous l’état où nous nous trouvions au mois de mars de cette même année.

La France étoit envahie depuis le Rhin jusqu’à la Loire, depuis les Alpes jusqu’aux montagnes de l’Auvergne, depuis les Pyrénées jusqu’à la Garonne. Paris étoit occupé par l’ennemi. Cinq cent mille Russes, Allemands, Prussiens, restés de l’autre côté du Rhin, étoient prêts à seconder les efforts de leurs compatriotes par une seconde invasion, qui auroit achevé la désolation de la France ; toute l’Espagne se préparoit à franchir les Pyrénées sur les traces de l’armée angloise, espagnole et portugaise. Plus d’un million de François avoient, en moins de treize mois, été appelés sur le champ de bataille. Un insensé, à qui l’on ne cessoit d’offrir la paix, s’obstinoit à arracher le dernier homme et le dernier écu à notre malheureuse patrie, pour soutenir au dehors un monstrueux système de guerre, au dedans une tyrannie plus monstrueuse encore. S’il parvenoit à prolonger la guerre, la France couroit le risque de ne plus offrir en quelques mois qu’un monceau de cendres ; s’il acceptoit enfin la paix, cette paix ne pouvoit plus être faite qu’à des conditions aussi déshonorantes pour lui que pour notre patrie : il auroit fallu payer des contributions énormes, céder nos places frontières en garantie des traités[9]. Buonaparte, humilié dans son orgueil, trompé dans son ambition, eût couvert le royaume de deuil et de proscriptions. Déjà les listes étoient dressées, les victimes désignées, les villes entières condamnées : les confiscations, les expropriations auroient suivi les supplices ; la guerre civile auroit peut-être couronné toutes les dévastations de la guerre étrangère, et un despotisme sanglant se seroit assis pour jamais sur les ruines de la France.

Quel étoit dans ce moment notre unique espoir ? Une famille que nous avions accablée de tous les maux en reconnoissance de tous les biens qu’elle avoit versés sur nous depuis tant de siècles ! cette famille exilée, presque oubliée de ses enfants ingrats, ne trouvoit pas chez les étrangers plus de souvenirs et plus d’appuis. Ce n’étoit point pour elle qu’on se battoit ; aucun des malheurs qui accabloient alors la France par suite d’une guerre désastreuse ne pouvoit être imputé à cette famille : à Châtillon, on traitoit de bonne foi avec Buonaparte. À peine permettoit-on à Monsieur de suivre presque seul, et de très-loin, les armées envahissantes ; il venoit coucher dans les ruines que Buonaparte avoit faites, essuyer les pleurs des paysans qui s’attroupoient autour de lui, secourir nos conscrits blessés, ne pouvant exercer de la prérogative royale que ces bienfaisantes vertus qu’il avoit héritées du sang de saint Louis. Mgr le duc d’Angoulême n’étoit reconnu que comme simple volontaire à l’armée de lord Wellington ; à Jersey, Mgr le duc de Berry sollicitoit en vain la faveur d’être jeté, avec ses deux aides de camp, sur les côtes de France ; et il comptoit si peu sur le succès de ces courageuses entreprises, qu’il avoit fait renouveler le bail de sa maison à Londres.

C’est dans ce moment désespéré que la Providence acheva l’ouvrage dont elle avoit voulu se charger seule, afin de rendre sa main visible à tous. Les étrangers entrent dans Paris ; Dieu change le cœur des princes, ouvre les yeux des François ; un cri de vive le roi ! sauve le monde. Buonaparte s’écrie qu’on l’a trahi. Trahi, grand Dieu ! et par qui, si ce n’est par lui-même ! Vit-on jamais une fidélité plus extraordinaire, plus touchante que celle de son armée ? Jamais les soldats françois ne se sont montrés plus héroïques que dans l’instant même où, détestant l’auteur de nos infortunes, ils respectoient encore en lui leur général, et seraient morts avec lui si lui-même avoit su mourir.

Mais lorsqu’il eut emporté sa vie avec les millions qu’il avoit eu le courage de demander, la France se tourna vers notre véritable père, qui arrivoit de l’exil sans stipulations, sans traités, sans trésors, rentrant les mains vides, comme il étoit sorti, mais le cœur plein de cette tendresse et de cette miséricorde naturelle à la race de nos rois.

Qu’est-ce que le roi trouva en arrivant ? Quatre cent mille étrangers dans le cœur de la France, 1,700 millions de dettes, des armées désorganisées et sans solde depuis plusieurs mois, plus de trente mille officiers qui avoient droit à un sort et à des récompenses, quatre cent mille prisonniers prêts à rentrer dans leur patrie et à augmenter l’embarras du moment, une constitution à faire, des craintes à calmer, des espérances à remplir, des partis en présence, et tous les éléments d’une guerre civile. Il paroissoit sage à quelques personnes que le roi, au milieu de tant d’embarras, ne connoissant ni le terrain sur lequel il marchoit, ni l’état des opinions, ni le caractère des hommes en France, inconnu lui-même à son peuple, il paroissoit sage, disons-nous, que le roi conservât auprès de lui une force étrangère. Le roi rejeta noblement cette idée : une paix honorable fit sortir les alliés du royaume ; il ne nous en coûta ni contributions ni places fortes ; nous conservâmes nos anciennes frontières, et même nous nous agrandîmes du côté de la Savoie. Les monuments des arts nous restèrent : tout cela fut le fruit de l’estime des alliés pour le roi. Une Charte assura nos droits politiques. Bientôt cette armée, si embarrassante par le nombre de ses soldats, a vu, comme par miracle, presque tout son arriéré acquitté, et le reste de cet arriéré au moment de l’être. Les officiers qui n’ont pu trouver place dans la nouvelle organisation militaire reçoivent, au sein de leur famille, une pension qui leur assure cet honorable repos, récompense naturelle de la gloire. Les propriétés ont été garanties ; la confiance renaît ; les manufactures reprennent leurs travaux : tout marche vers la prospérité. La modération, le génie et les vertus d’un seul homme ont opéré ces prodiges ; et il n’en a pas coûté une goutte de sang à la France ; et personne n’a été ni inquiété ni persécuté pour son opinion ; ni aucune prison ne s’est ouverte, sinon pour rendre la liberté à quelques victimes ; et aucun acte arbitraire du pouvoir ne s’est mêlé à tant d’actes de clémence et de bonté ! Nous sommes trop près de ces merveilles pour les apprécier comme elles le méritent ; mais l’histoire les présentera à l’admiration des hommes : elle ajoutera au nom de Louis le Désiré le surnom de Sage, que la France a déjà eu la gloire de donner à l’un de ses rois.

Si on en avoit cru quelques personnes qui avoient leurs raisons pour semer de pareilles alarmes, la France, à l’arrivée des Bourbons, alloit devenir le théâtre des réactions et des vengeances. Que pourroient-elles dire aujourd’hui ? Quoi ! pas une exécution, pas un emprisonnement, pas un exil pour consoler leurs prophéties ! Au retour de Charles II en Angleterre, le parlement fit mettre en jugement plusieurs coupables. Au retour de Louis XVIII en France, tout le monde conserve la vie, la fortune, la liberté, rien pour de certains hommes n’est perdu, fors l’honneur ! Quelque opinion que l’on ait, ou que l’on ait eue, on convient généralement que jamais la France n’a été aussi heureuse à aucune époque que dans les quatre mois qui se sont écoulés depuis le rétablissement de la monarchie. Il n’y a aucun François qui ne porte en lui-même le sentiment de son affranchissement et de sa pleine liberté. Chacun s’endort, sûr de n’être pas réveillé au milieu de la nuit, pour être traîné par des espions à la police, ou par des gendarmes à un tribunal militaire. Le propriétaire sait qu’il conservera son bien, la mère son enfant : elle ne tremble plus dans la crainte de voir chaque matin, au coin de la rue, afficher quelque nouvelle conscription. Le fermier, l’artisan, ne se mettent plus d’avance à la torture, pour savoir comment ils rachèteront le seul fils qui leur reste ; le conscrit, qui ne le sera plus, ne songe plus à se mutiler pour se dérober à la mort. Les taxes seules pèsent encore sur la France ; mais du moins on est certain qu’elles seront réduites dans un temps donné, qu’elles ne seront point imposées arbitrairement par la première autorité de l’État, et jusque par des préfets, des sous-préfets, des maires et des adjoints. L’État a des dettes, il faut bien les payer. Et qui les a contractées, ces dettes ? Est-ce le roi ou l’homme de l’île d’Elbe ? Si le roi avoit voulu dire : « Je ne suis pas obligé de reconnoître les dettes de Buonaparte ; la fortune que la plupart des fournisseurs ont faite les dédommagera assez de la perte qu’ils éprouveront, » qu’auroit-on eu à répondre ? Mais le roi a cru qu’il y alloit de son honneur, comme de celui de la France, d’acquitter scrupuleusement toute dette qui pouvoit être regardée comme dette de l’État ; et par cette bonne foi digne d’un descendant de Henri IV il donne à la France un crédit qui doublera la fortune publique.

Ainsi, les grands malheurs dont nous menaçoit le retour des Bourbons se réduisent à quelques murmures ; et ces murmures, quand on veut aller au fond de la chose, naissent tous de quelque espérance trompée, de quelque place qu’on demandoit et qu’on n’a pas obtenue. La moitié de la France, sous le despotisme qui vient de finir, étoit payée par l’autre. Le moyen de soutenir un pareil abus ! Buonaparte lui-même, s’il fût resté sur le trône sans être le maître de l’Europe, auroit-il pu maintenir toutes les places qu’il avoit créées ? Il ne les payoit déjà plus. Pour faire taire les mécontents, il les auroit fusillés. D’ailleurs toutes les traces d’une révolution de vingt-cinq années peuvent-elles être effacées dans l’espace de six mois ? À la mort de Henri IV, il se trouva encore de vieux ligueurs qui applaudirent au parricide de Ravaillac. Il faut donc nous attendre à voir encore longtemps, et peut-être toute notre vie, les opinions des François partagées sur une foule d’objets : les uns détester ce que les autres aimeront ; ceux-ci vanter, ceux-là dénigrer le gouvernement.

Selon les constitutionnels, la constitution n’est pas assez libérale. Selon les anciens royalistes, on se seroit bien passé d’une constitution. Ne peut-on pas dire aux premiers : « S’il y a quelque chose de défectueux dans la constitution actuelle, le temps y apportera remède. La constitution angloise, objet de votre admiration, n’a pas été l’ouvrage d’un jour. Il suffit que les fondements de la liberté publique soient établis parmi nous, que le peuple soit représenté, qu’il ne puisse être imposé que du consentement de ses représentants, qu’aucun homme ne puisse être ni dépouillé, ni exilé, ni emprisonné, ni mis à mort arbitrairement. Asseyons-nous un moment sur ces grandes bases, et respirons du moins après une course si violente et si rapide. »

Ne peut-on pas dire aux derniers : « L’ancienne constitution du royaume étoit sans doute excellente ; mais pouvez-vous en réunir les éléments ? Où prendrez-vous un clergé indépendant, représentant, par ses immenses domaines, une partie considérable des propriétés de l’État ? Où trouverez-vous un corps de gentilshommes assez nombreux, assez riches, assez puissants pour former, par leurs anciens droits féodaux, par leurs terres seigneuriales, par leurs vassaux et leur patronage, par leur influence dans l’armée, un contre-poids à la couronne ? Comment rétablirez-vous ces privilèges des provinces et des villes, les pays d’états, les grands corps de magistrature qui mettoient de toutes parts des entraves à l’exercice du pouvoir absolu ? L’esprit même de ces corps dont nous parlons n’est-il pas changé ? L’égalité de l’éducation et des fortunes, l’opinion publique, l’accroissement des lumières, permettroient-ils aujourd’hui des distinctions qui choqueroient toutes les vanités ? Les institutions de nos aïeux, où l’on reconnoissoit les traces de la sainteté de notre religion, de l’honneur de notre chevalerie, de la gravité de notre magistrature, sont sans doute à jamais regrettables ; mais peut-on les faire revivre entièrement ? Permettez donc, puisqu’il faut enfin quelque chose, qu’on essaye de remplacer l’honneur du chevalier par la dignité de l’homme, et la noblesse de l’individu par la noblesse de l’espèce. En vain voudriez-vous revenir aux anciens jours : les nations, comme les fleuves, ne remontent point vers leurs sources : on ne rendit point à la république romaine le gouvernement de ses rois, ni à l’empire d’Auguste le sénat de Brutus. Le temps change tout, et l’on ne peut pas plus se soustraire à ses lois qu’à ses ravages. »

Qu’il reste donc encore un peu de chaleur dans nos opinions, cela ne peut être autrement. Le despotisme qui vient de finir nous avoit fait sortir de l’ordre naturel. Toutes nos passions étoient exaltées ; le soldat ne songeoit qu’à devenir maréchal de France, au prix de la vie d’un million de François ; le plus mince commis aux douanes voyoit en perspective un ministère ; l’ouvrier sorti de sa boutique ne vouloit plus y rentrer ; la jeunesse, débarrassée du joug domestique, se plongeoit dans toutes les jouissances et dans toutes les chimères de son âge. Un devoir qui se réduisoit à une bassesse, obéir aveuglément à la volonté d’un maître, remplaçoit toute la morale de la vie. Buonaparte étoit le chef visible du mal, comme le démon en est le chef invisible. Toutes les ambitions désordonnées se rassembloient autour de lui, à peu près comme les songes qui viennent se suspendre à l’arbre funeste que Virgile place à la porte des enfers.

Aujourd’hui, il nous en coûte de rentrer dans le devoir ; le repos nous paroît insipide. Mais comme l’ordre est l’état naturel des choses, nous reprendrons malgré nous le goût des choses honnêtes et des jouissances légitimes. Il est curieux de voir la surprise des hommes accoutumés à gouverner par les moyens violents du despotisme. Ils prédisent des révolutions, des soulèvements qui n’arrivent pas ; ils prennent leurs opinions particulières, leur humeur, leurs intérêts secrets, pour l’opinion, l’humeur et l’intérêt de la France. On n’administre pas, disent-ils. Cela n’ira pas ; cela ne peut pas aller. Eh ! pourquoi ? parce qu’on n’a pas fusillé ce matin à la plaine de Grenelle ; parce que la police n’a pas mis à Vincennes cette nuit une douzaine de personnes ; parce qu’on n’a pas amené du bout de la France des prisonniers dans des cages de poste ; parce qu’on n’a pas payé assez d’espions ; parce qu’on n’empêche personne de parler, d’écrire, d’imprimer même ce qu’il veut ; parce qu’on ne s’est mêlé ni des opérations du commerce ni de celles de l’agriculture ; parce que le conseil d’État n’a pas pris dans un seul jour cent arrêtés contradictoires ; parce que, ayant à choisir sur vingt-cinq millions de François, on n’a pas cru que tous les talents fussent exclusivement renfermés dans les têtes de quelques hommes que l’opinion publique repousse, et qu’on n’a pas appelé ces hommes au gouvernement ! Ces personnes (distinguées d’ailleurs par l’expérience des affaires) sont cependant de mauvais juges de la marche d’un gouvernement légal : elles n’ont connu que la révolution et ses violences ; uniquement occupées de la force physique, elles n’ont aucune idée de la force morale. Elles sont étonnées que tout aille sans efforts, et presque sans qu’on s’en mêle : elles ne savent pas qu’un roi légitime est une plante qui étend naturellement ses branches et ses racines, s’affermit, donne de la protection et de l’ombre, par la seule raison que la terre et le ciel lui sont favorables, et qu’elle croît dans son sol natal. Il est impossible que ce sentiment de sécurité qu’on éprouve ne pénètre pas à la longue toutes les âmes, n’entre pas dans les chaumières et dans les palais, et qu’à la fin on ne se dise pas : « Mais nous sommes cependant heureux ! »

Que ceux qui croient le gouvernement si foible l’examinent d’après les faits et les résultats, et ils verront qu’il est déjà beaucoup plus fort que ce gouvernement de fer auquel il a succédé. Auroit-on pu, par exemple, laisser imprimer contre le dernier despotisme les livres que l’on imprime aujourd’hui contre l’autorité existante, sans que le despotisme en eût été ébranlé ? Les plus infâmes libelles, les ouvrages les plus audacieux se colportent, se vendent publiquement : cela fait-il rien à personne ? Qui est-ce qui lit ces ouvrages ? Et si on les lit, quels sont les lecteurs qui se laissent persuader ? On dira que les auteurs, en signant les libelles, en détruisent eux-mêmes l’effet, comme les poisons se neutralisent mutuellement ; que l’infamie de l’écrivain corrige le venin de l’ouvrage. Par une raison ou par une autre, il est cependant certain qu’un gouvernement qui compte à peine quatre ou cinq mois d’existence, qui s’est établi, comme nous l’avons vu, au milieu de tant de factions et de tant de malheurs, résiste à une épreuve qui eût renversé Buonaparte au plus haut point de sa puissance. Dans les cafés, dans les salons, on juge hautement les actes du ministère, les lois discutées dans les deux chambres ; on critique, on crie, on blâme, on loue : la marche du gouvernement en paroît-elle dérangée ?

La France est ouverte de toutes parts : on y voyage comme on veut. S’il y a des ennemis secrets, ils peuvent y entrer, en sortir quand bon leur semble. Ils peuvent correspondre, se donner des rendez-vous, en un mot, conspirer ouvertement sur les places publiques et au coin des rues. Les craint-on ? Pas du tout. Buonaparte auroit-il pu leur laisser cette liberté ? On ne daigneroit pas même se mettre en défense, ils viendroient échouer devant la douceur et l’indulgence d’un gouvernement paternel qui arrêteroit le bras prêt à les punir : le roi les accableroit du poids de son pardon et de sa bonté. On ne peut rien de redoutable contre une autorité fondée sur la légitimité et la justice. La France est remplie des parents et des créatures de Buonaparte, et ils sont protégés comme les autres citoyens, sans que l’on songe à se prémunir contre eux. Une grande princesse est venue, sous la généreuse protection du roi, prendre les eaux dans nos provinces, et pourtant la plaie étoit bien vive et bien récente ! Cette princesse pouvoit réveiller de puissants souvenirs ! Eh bien, qu’est-ce que sa présence a produit ? Se représente-t-on Mme la duchesse d’Angoulême aux eaux d’Aix sous le gouvernement si robuste de la tyrannie, lorsque le seul nom de Bourbon faisoit trembler le roi des rois ? Enfin, un frère de l’étranger est établi sur notre frontière, où il se montre avec une richesse qu’il seroit plus décent de cacher. En a-t-on témoigné la moindre inquiétude ? A-t-on demandé son éloignement ? Qu’on apprenne donc à juger de la force d’un gouvernement, non par ses actes administratifs, mais par son plus ou moins de morale, de modération et de justice. La force des rois est inébranlable quand elle vient des lumières de leur esprit et de la droiture de leur cœur.

Les Bourbons ont erré, presque sans asile, sur la surface de la terre ; exposés aux craintes de l’usurpateur, ils ne pouvoient surtout approcher des frontières de France sans courir les risques de la vie, témoin l’infortuné duc d’Enghien. Aujourd’hui ils ne poursuivent point ceux qui les ont si cruellement poursuivis ; ils les laissent paroître autour d’eux, sans leur montrer la moindre crainte, sans même prendre les précautions qui paroîtroient si naturelles. Qui n’admireroit une confiance aussi magnanime, une absence aussi absolue de tout ressentiment ? Louis XVIII a raison. C’est en s’abandonnant ainsi à la loyauté des François qu’il prouve invinciblement la légitimité de ses droits et la solidité de son trône. Il semble qu’il nous ait crié, en arrivant à Calais, comme Philippe de Valois aux portes du château de Broye : « Ouvrez, c’est la fortune de la France ! » Nous lui avons ouvert ; et nous lui prouverons que nous sommes dignes de l’estime qu’il nous a témoignée, lorsqu’il a si noblement confié à notre foi ses vertus et ses malheurs.


RAPPORT
SUR L’ÉTAT DE LA FRANCE
AU 12 MAI 1815.
FAIT AU ROI DANS SON CONSEIL, À GAND[10].


Sire,

Le seul malheur qui menaçât encore l’Europe, après tant de malheurs, est arrivé. Les souverains vos augustes alliés ont cru qu’ils pouvoient être impunément magnanimes envers un homme qui ne connoît ni le prix d’une conduite généreuse ni la religion des traités. Ce sont là de ces erreurs qui tiennent à la noblesse du caractère : une âme droite et élevée juge mal de la bassesse et de l’artifice, et le sauveur de Paris ne pouvoit pas bien comprendre le destructeur de Moscou.

Buonaparte, placé par une fatalité étrange entre les côtes de la France et de l’Italie, est descendu, comme Genséric, là où l’appeloit la colère de Dieu. Espoir de tout ce qui avoit commis et de tout ce qui méditoit un crime, il est venu ; il a réussi. Des hommes accablés de vos dons, le sein décoré de vos ordres, ont baisé le matin la main royale que le soir ils ont trahie. Sujets rebelles, mauvais François, faux chevaliers, les serments qu’ils venoient de vous faire à peine expirés sur leurs lèvres, ils sont allés, le lis sur la poitrine, jurer pour ainsi dire le parjure à celui qui se déclara si souvent lui-même traître, félon et déloyal.

Au reste, sire, le dernier triomphe qui couronne et qui va terminer la carrière de Buonaparte n’a rien de merveilleux. Ce n’est point une révolution véritable ; c’est une invasion passagère. Il n’y a point de changement réel en France ; les opinions n’y sont point altérées. Ce n’est point le résultat inévitable d’un long enchaînement de causes et d’effets. Le roi s’est retiré un moment ; la monarchie est restée tout entière. La nation, par ses larmes et par le témoignage de ses regrets, a montré qu’elle se séparoit de la puissance armée qui lui imposoit des lois.

Ces bouleversements subits sont fréquents chez tous les peuples qui ont l’affreux malheur de tomber sous le despotisme militaire. L’histoire du Bas-Empire, celle de l’Empire Ottoman, celle de l’Égypte moderne et des régences barbaresques en sont remplies. Tous les jours au Caire, à Alger, à Tunis, un bey proscrit reparoît sur la frontière du désert ; quelques mameloucks se joignent à lui, le proclament leur chef et leur maître. Pour réussir dans son entreprise, il n’a besoin ni d’un courage extraordinaire, ni de combinaisons savantes, ni de talents supérieurs : il peut être le plus commun des hommes, pourvu qu’il en soit le plus méchant. Animées par l’espoir du pillage, quelques autres bandes de la milice se déclarent : le peuple consterné tremble, regarde, pleure et se tait : une poignée de soldats armés en impose à la foule sans armes. Le despote s’avance au bruit des chaînes, entre dans la capitale de son empire, triomphe et meurt.

Sire, il y a longtemps que le ciel vous éprouve ; il veut faire de vous un monarque accompli. Vos royales vertus, s’il y manquoit encore quelque chose, reçoivent aujourd’hui, sous la main de Dieu, leur dernière perfection. Dans tous les pays où vous avez porté la double majesté du trône et du malheur, oubliant vos propres infortunes, vous n’avez songé qu’à celles de votre peuple. Les yeux attachés sur cette France, dont vous apercevez en quelque sorte la frontière, et dont vous voulez connoître les maux pour y apporter le remède, vous m’ordonnez de vous présenter le tableau de l’état politique et des dispositions morales de la nation. Je vais, sire, soumettre à vos lumières une suite de faits et de réflexions. Je parlerai sans détours : Votre Majesté, qui sait tout voir, saura tout entendre.

§ Ier.
Actes et décrets pour l’intérieur.

Buonaparte arrive à Paris le 20 mars au soir ; le ravisseur de nos libertés se glisse dans le palais de nos rois à l’heure des ténèbres ; le triomphateur, porté sur les bras de ses peuples, envahit le château des Tuileries par une issue secrète, tant il compte sur l’amour de ses sujets ! La frayeur et la superstition accompagnent ses pas dans ces salles, une seconde fois abandonnées, qui avoient revu la fille de Louis XVI.

L’histoire remarquera peut-être que Buonaparte est rentré cette année dans Paris à peu près à la même époque où les alliés y pénétrèrent l’année dernière. Son orgueil humilié le ramène dans cette ville, qui ne fut jamais prise sous nos rois, et que son ambition punie a livrée à la conquête ; il vient rétablir sa police là où un général russe exerça la sienne il n’y a pas encore un an, grâce au vaste génie, aux merveilleuses combinaisons de ce vrai conservateur de l’honneur françois ! Vous parûtes, sire, et les étrangers se retirèrent : Buonaparte revient, et les étrangers vont rentrer dans notre malheureuse patrie. Sous votre règne, les morts retrouvèrent leurs tombeaux, les enfants furent rendus à leurs familles ; sous le sien, on va voir de nouveau les fils arrachés à leurs mères, les os des François dispersés dans les champs : vous emportez toutes les joies, il rapporte toutes les douleurs.

À peine Buonaparte a-t-il repris le pouvoir, que le règne du mensonge commence. En lisant les journaux du 20 et ceux du 21 du mois de mars, on croit lire l’histoire de deux peuples. Dans les premiers, trente mille gardes nationales, trois mille volontaires, dix mille étudiants de toutes espèces poussoient des cris de rage contre le tyran : dans les seconds, ils bénissent sa présence ! L’enthousiasme éclatoit, dit-on, sur son passage, lorsqu’on sait qu’il n’a été reçu que par le silence de la consternation et de la terreur. Sire, votre triomphe étoit alors plus réel et plus touchant : c’étoit celui d’un père. Les bénédictions suivoient vos pas, et votre cœur est encore ému de ces derniers cris de vive le roi ! que vous avez entendus retentir à travers les gémissements et les sanglots dans les dernières chaumières de la France !

Chaque jour a vu depuis éclore une imposture. Il a fallu d’abord avancer quelques mensonges hardis pour décourager les bons et encourager les méchants. Ainsi on a publié qu’il n’y auroit point de guerre, que Buonaparte s’entendoit avec les alliés, que l’archiduchesse Marie-Louise arrivoit avec son fils. La fausseté de ces faits devoit bientôt se découvrir : mais on gagnoit toujours du temps. Dans ce gouvernement, le mensonge est organisé, et entre comme moyen d’administration dans les affaires. Il y a des mensonges pour un quart d’heure, pour une demi-journée, pour un jour, pour une semaine. Un mensonge sert pour arriver à un autre mensonge, et dans cette série d’impostures l’esprit le plus juste a souvent de la peine à saisir le point de vérité.

Des proclamations ont annoncé d’abord l’oubli de tout ce qui a été fait, dit et écrit sous le gouvernement royal. Les individus ont été déclarés libres, la nation libre, la presse libre ; on ne veut que la paix, l’indépendance et le bonheur du peuple. Tout le système impérial est changé. L’âge d’or va renaître : Buonaparte sera le Saturne de ce nouveau siècle d’innocence et de prospérité, et il ne dévorera plus ses enfants. Voyons si la pratique a déjà répondu à la théorie.

C’est au champ de mai que la nation doit être régénérée ; on y donnera des aigles aux légions ; on y couronnera (vraisemblablement par contumace) l’héritier de l’empire ; on y fera le dépouillement des votes pour ou contre l’Acte additionnel aux constitutions. J’aurai soin d’indiquer, vers la fin de ce rapport, quel est vraisemblablement le but réel de cette grande assemblée.

En attendant l’acceptation de l’Acte additionnel qui va rendre le peuple françois à l’indépendance, on commence à faire jouir la France du gouvernement le plus libéral : Buonaparte l’a partagée en sept grandes divisions de police ! Les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu’avoient autrefois ce qu’on appeloit les directeurs généraux. On sait encore aujourd’hui à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ce que c’était que ces protecteurs de la liberté individuelle. Dans le nombre des sept personnes qui doivent rassurer les citoyens et les défendre du despotisme, quatre au moins ont eu ou auroient pu avoir la gloire, en 1793, d’être nommées à de semblables emplois.

Au-dessus de ces lieutenants se trouvent placés, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté, des commissaires extraordinaires, à la manière des représentants du peuple sous le règne de la Convention.

La police nous apprend qu’elle ne va plus servir qu’à répandre la philosophie ; qu’elle n’agira plus que d’après des principes de vertu ; qu’elle est la source des lumières et la base de tous les gouvernements libres.

Elle enseigne à ses respectables agents qu’il faut, selon les circonstances, creuser à de grandes profondeurs ou savoir seulement écouter et entendre ; c’est-à-dire qu’il faudra, selon le besoin, corrompre le serviteur, inviter le fils à trahir son père, ou seulement répéter ce qu’on a reçu sous le sceau du secret.

La chose religieuse est aussi soumise à la police ; et la conscience, qui jadis relevoit immédiatement de Dieu, obéira maintenant à un espion.

Par le pouvoir constitutionnel de Votre Majesté, il étoit loisible à vos ministres pendant l’année 1815 d’éloigner des tribunaux de justice les magistrats qui ne paroîtroient plus avoir la confiance publique. Huit ou dix seulement ont été écartés, et l’on en connoît trop la raison.

Quelle mesure arbitraire ! s’écrie le gouvernement actuel de la France ; et à l’instant même il déplace une foule de magistrats irréprochables dans leur conduite, éminents par leurs lumières et étrangers à tous mouvements politiques.

Il s’étoit même permis une chose plus violente, sur laquelle l’opinion l’a forcé de revenir. L’acte qui institue les notaires étant de pure forme n’a jamais été annulé par les gouvernements révolutionnaires qui se sont succédé en France ; et toutefois Buonaparte a voulu révoquer celui qui instituoit trois avoués et huit notaires, uniquement parce qu’ils avoient été installés sous le gouvernement royal.

Il n’a pas plus respecté les places administratives et militaires. Sur quatre-vingt-trois préfets, vingt-deux seulement ont été conservés, et ces vingt-deux restants ont presque tous été changés de préfecture ; quarante-trois colonels ont reçu leur destitution.

Cette liberté entière, qui sort de la police comme de sa source ; ce respect pour les lois, les places et les hommes, viennent évidemment de la liberté de la presse, car la censure est abolie et la direction de la librairie supprimée. Il est vrai que si la presse est libre, Vincennes est ouvert ; et, par mesure de sûreté, les journaux et la librairie sont restés provisoirement sous la main de M. le duc d’Otrante.

La censure généreuse que les ministres de Buonaparte osent reprocher à votre ministère étoit bien plus établie pour eux que pour nous : elle forçoit le public à se taire sur le passé. Sous le roi, du moins, on ne parloit de certains hommes qu’avec le ton de l’impartialité, et encore uniquement pour repousser leurs imprudentes attaques.

Buonaparte a cherché un autre succès dans l’abolition de l’exercice, cette grande difficulté de l’impôt sur les boissons. D’abord, si les droits réunis étoient odieux, qui les avoit établis ? N’étoit-ce pas Buonaparte ? Il ne fait donc que changer son propre ouvrage ; ensuite cette abolition décrétée n’aura son effet qu’au premier du mois de juin de cette année. Buonaparte, qui compte sur sa fortune, espère bien qu’avant cette époque quelque événement viendra à son secours. Il ne faut pas lui demander de quel droit le chef d’un peuple libre se permet de toucher à l’impôt et d’indiquer un mode de perception autre que celui prescrit par la loi ; ce n’est pas une question pour lui : il sait, et cela lui suffit, que selon le besoin de sa politique il peut retrancher ou feindre de retrancher un impôt trop désagréable au peuple. S’il se trouve pressé par les événements, n’a-t-il pas la grande ressource de ne pas payer ses dettes ? Le trésor est toujours assez plein quand la violence y pourvoit, et que l’on paye non ce que l’on doit, mais ce que l’on veut. Pour sortir d’embarras, il a encore les séquestres, les confiscations, les exactions, les dons volontaires forcés.

Vous, sire, qui régniez par les lois, l’ordre et la justice, qui ne pouviez ni ne vouliez chercher des trésors dans les mesures arbitraires et les larmes de vos sujets ; vous qui mettiez votre bonheur à acquitter des dettes que vous n’aviez pas contractées, dettes d’autant moins obligatoires, qu’elles n’avoient été faites que pour vous fermer le chemin du trône ; vous, sire, vous n’avez employé, en montant sur ce trône, d’autres moyens de plaire à vos peuples que ceux qui naissoient naturellement de vos vertus. La banqueroute faite ou projetée ne vous a pas paru un système de finance digne de la France et de vous. Supprimer dans le moment un impôt même odieux vous auroit paru une libéralité criminelle ; mais je conviens que pour le maintenir il falloit tout le courage d’un roi légitime, dont les intentions paternelles sont connues et vénérées. Un usurpateur ne pouvoit prendre une résolution aussi noble, et préférer au présent cet avenir qu’il ne verra point.

Ce que je dis sur la ressource des futures spoliations n’est point, sire, une conjecture plus ou moins probable. Je ne me permets de parler à Votre Majesté que d’après des documents officiels. Les spoliations sont visiblement annoncées, la dépouille du citoyen est promise au soldat dans le rapport sur la Légion d’Honneur : il y est dit qu’on remplacera par des biens situés en France une partie des dotations de l’armée. Et de quels biens s’agit-il ? Indubitablement des vignes de Bordeaux, des oliviers de Marseille, en un mot de tous les biens des particuliers et des villes qui auront manifesté leur attachement à la cause des Bourbons.

Sire, le soixante-sixième article de la Charte porte : « La peine de la confiscation des biens est abolie, et ne pourra être rétablie. » Ainsi Votre Majesté, dépouillée si longtemps de ses domaines par ses ennemis, n’a trouvé d’autres moyens de se venger d’eux qu’en abolissant l’odieux principe de la confiscation des biens. De quel côté est le gouvernement équitable ? De quel côté est le véritable roi ?

Vous aviez encore aboli la conscription ; vous croyiez, sire, avoir pour jamais délivré de ce fléau votre peuple et le monde. Buonaparte vient de le rappeler ; seulement il l’a produit sous une autre forme, en évitant une dénomination odieuse. Le décret sur la garde nationale est ce que la révolution a enfanté jusqu’à ce jour de plus effrayant et de plus monstrueux : trois mille cent trente bataillons se trouvent désignés, à raison de sept cent vingt hommes ; ils formeront un total de deux millions deux cent cinquante-trois mille six cents hommes. À la vérité, il n’y a de rendus mobiles à présent que deux cent quarante bataillons, choisis parmi les chasseurs et les grenadiers, représentant cent soixante-douze mille huit cents hommes. On n’est pas encore assez fort pour faire marcher le reste ; mais cela viendra à l’aide de la grande machine du champ de mai.

Cet immense coup de filet embrasse la population entière de la France, et comprend ce que les masses et les conscriptions n’ont jamais compris. En 1793 la Convention n’osa prendre que sept années les hommes de dix-huit à vingt-cinq ans. Ils marcheront aujourd’hui de vingt à soixante. Réformés, non réformés ; mariés, non mariés ; remplacés, non-remplacés ; gardes d’honneur, volontaires, tout enfin se trouve enveloppé dans cette proscription générale. Buonaparte, fatigué de décimer le peuple françois, veut l’exterminer d’un seul coup. On espère, par la terreur des polices, obliger les citoyens à s’inscrire. Des comités de réforme ne sont établis que par une nouvelle dérision, comme les anciennes commissions de la liberté de la presse et de la liberté individuelle auprès du sénat. Heureusement, sire, des faits matériels et des influences morales contribueront à diminuer le danger de cette désastreuse conscription. Il ne reste que très-peu de fusils dans les arsenaux de la France : par suite de l’invasion de l’année dernière, plusieurs manufactures d’armes ont été démontées ou détruites. Des piques seroient susceptibles d’être forgées assez vite pour être mises aux mains de la multitude ; mais cette arme offre peu de ressource, et l’on ne veut pas sans doute renouveler le décret pour la formation des compagnies en blouse bleue, en braccha, en bonnet gaulois. Quant à cette valeur, qui supplée chez les François à toutes les armes, il est certain que les gardes nationales ne l’emploieront point contre Votre Majesté. Toute la force morale de la France et le torrent de l’opinion sont absolument pour le roi. Dans beaucoup de départements la garde nationale ne se lèvera point, ou ne se formera qu’avec une difficulté extraordinaire ; enfin, le citoyen opprimé par le militaire se laissera moins subjuguer si on lui donne des armes ; et Buonaparte, au lieu de fondre un peuple qui le hait dans une armée qu’il séduit, perdra peut-être une soldatesque dévouée dans une population ennemie.

Pour contre-balancer ce grand arrêt de mort, on devoit s’attendre à quelque mesure philanthropique. Aussi Buonaparte, qui demande la vie de deux millions de François, s’attendrit sur le sort des habitants de la Bourgogne et de la Champagne. Il ne sauroit trop, il est vrai, dédommager les victimes de son ambition, puisque c’est lui qui attira les étrangers dans le cœur de la France ; qui les ramena, pour ainsi dire par la main, des plaines du Borysthène aux rives de la Loire : il est juste de secourir les malheureux qu’on a faits. Votre Majesté avoit mis à soulager les tristes victimes de l’usurpateur non la stérile ostentation d’un charlatan d’humanité, mais la bonté féconde d’un père. Votre auguste frère alloit, sire, dans les ruines des chaumières embrasées essuyer les larmes qu’il n’avoit pas fait répandre. La religion venoit au secours de ses œuvres charitables, et rouvroit dans tous les cœurs les sources de la pitié. Ce n’étoit point par des impôts pesants pour une autre partie du peuple qu’on secouroit le peuple ; le malheureux n’étoit point mis à contribution pour le malheureux ; l’humanité n’excluoit point la justice.

Sire, vous aviez tout édifié et Buonaparte a tout détruit. Vos lois abolissoient la conscription et la confiscation ; elles ne permettoient ni l’exil, ni l’emprisonnement arbitraire ; elles laissoient aux représentants du peuple le soin d’asseoir les contributions ; elles assuroient, avec un droit égal aux honneurs, la liberté civile et politique. Buonaparte paroît, et la conscription recommence, et les fortunes sont violées. La chambre des pairs et celle des députés sont dissoutes. L’impôt est changé, modifié, dénaturé par la volonté d’un seul homme ; les grâces accordées aux défenseurs de la patrie sont rappelées ou du moins contestées. Votre maison civile et militaire est condamnée ; un décret oblige quiconque a rempli des fonctions ministérielles à s’éloigner de Paris, à prêter un serment, sous peine de prendre contre les contrevenants telle mesure qu’il appartiendra : mots vagues qui laissent le plus libre champ à l’arbitraire. Le tyran reprend ainsi une à une les victimes auxquelles il promettoit oubli et repos dans ses premières proclamations. On compte déjà de nombreux séquestres, des arrestations, des exils, des lois de bannissement ; treize victimes sont portées sur une liste de mort. Sire… vous-même vous êtes proscrit, vous et les descendants de Henri IV, et la fille de Louis XVI ! Vous ne pourriez dans ce moment sans courir le risque de la vie mettre le pied sur cette terre où vous fîtes tant de bien, où vous essuyâtes tant de larmes, où vous rendîtes tant d’enfants à leurs pères, où vous ne répandîtes pas une goutte de sang, où vous apportâtes la paix et la liberté ! Quand Votre Majesté, après vingt-trois ans de malheurs, remonta sur le trône de ses aïeux, elle trouva devant elle les juges de son frère. Et ces juges vivent ! et vous leur avez conservé avec la vie tous les droits du citoyen ! Et ce sont eux qui rendent aujourd’hui contre votre personne sacrée, contre votre auguste famille, contre vos serviteurs fidèles, des arrêts de mort et de proscription ! Et tous ces actes où la violence, l’injustice, l’hypocrisie, le disputent à l’ingratitude, sont rendus au nom de la liberté !

§ II.
Extérieur.

La politique extérieure de Buonaparte offre les mômes contradictions de conduite et de langage : tout étant faux dans sa puissance, tout étant en opposition avec son caractère, tout doit être faux dans ce qu’il dit et dans ce qu’il fait. Maintenant il veut tromper le monde entier, et il tombera dans ses propres pièges. Votre Majesté pénétrera, dans sa haute sagesse, les motifs qui le font agir, lorsque j’essayerai de développer l’esprit du gouvernement actuel de l’usurpateur et de montrer l’homme derrière le masque : à présent je ne m’occupe que des faits.

Le but de Buonaparte est d’endormir les puissances au dehors par des protestations de paix, comme il cherche à tromper les François au dedans par le mot de liberté. Cette paix est la guerre, cette liberté est l’esclavage. D’un côté il offre d’exécuter le traité de Paris, de l’autre il ne soutient l’esprit de son armée qu’en lui promettant la Belgique, les limites naturelles du Rhin, et cette belle Italie, objet de ses prédilections filiales. Le ministre des affaires étrangères de Buonaparte fait dans le Moniteur de singuliers raisonnements : « Son maître, dit-il, propose de tenir le traité de Paris. Les puissances alliées, pour toute réponse, font marcher leurs armées. Or, si les puissances n’en vouloient qu’à un seul homme, comme elles le prétendent, elles n’auroient pas besoin de six cent mille soldats pour l’attaquer. Donc, conclut M. le duc de Vicence, c’est au peuple François qu’elles font la guerre. » Mais si ces puissances acceptent le traité de Paris avec Louis XVIII, et si elles le rejettent avec Buonaparte, n’est-il pas clair qu’un seul homme fait ici toute la différence, et qu’elles n’en veulent réellement qu’à un seul homme ?

Les puissances alliées n’ont pas le droit de s’immiscer dans les affaires de France. Non, et elles déclarent elles-mêmes qu’elles ne prétendent point régler nos institutions politiques. Mais quand les François, opprimés par une faction, voient reparoître à leur tête l’ennemi du genre humain, l’homme qui a porté le fer et la flamme chez toutes les nations de l’Europe, n’est-ce pas le devoir des souverains d’écarter le nouveau péril qui les menace ? Qui peut se fier à la parole de Buonaparte ? Qui croira à ses serments ? Par ses protestations pacifiques, il ne veut que gagner du temps et rassembler ses légions.

Convient-il à la France elle-même, convient-il aux États voisins de laisser subsister au centre du monde civilisé une poignée de militaires parjures, qui, maîtrisant jusqu’à l’armée, disposent à leur gré du sceptre de saint Louis, le donnent et le reprennent au gré de leur caprice ? Quoi ! un souverain légitime pourra être arraché des bras de son peuple par une horde de janissaires ! Quoi ! tous les gouvernements pourront être mis en péril, sans qu’on ait le droit de chercher à arrêter ces violences ! Ce qui se fait sans inconvénient pour l’Europe chez les corsaires de l’Afrique peut-il s’accomplir également chez les François sans danger pour l’ordre social ? Ne doit-on pas prendre contre les mœurs et les mameloucks de la moderne Égypte autant de précautions que contre la peste qui nous vient de ce pays ? Les souverains de la Russie, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Espagne, du Portugal, de la Sicile, de la Suède, du Danemark, consentiront-ils à recevoir, par droit d’exemple, la couronne de la main de leurs soldats ? Enfin, les nations qui chérissent les lois, la paix, la liberté, sont-elles décidées à mettre tous ces biens sous la protection du despotisme militaire ?

Si Buonaparte étoit aussi pacifique que ses ministres nous l’annoncent, feroit-il tous les jours des actes d’agression contre les cours étrangères ? Il s’efforce, mais en vain, de rendre infidèles à leur patrie les régiments suisses ; il promet la demi-solde aux officiers belges qui ont cessé d’être sujets de la France ; il insulte le noble souverain qui, lui-même éprouvé par le malheur, a reçu si généreusement son illustre compagnon d’infortune. Buonaparte se flatte d’être aimé dans la Belgique ; il se trompe, il y est détesté. Ses conscriptions, ses gardes d’honneur, ses persécutions religieuses, l’ont rendu un objet d’horreur pour les habitants de ces belles provinces.

Sire, je sens trop combien tout ce que je viens de dire est déchirant pour votre cœur. Nous partageons dans ce moment votre royale tristesse. Il n’y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnât sa vie pour prévenir l’invasion de la France. Sire, vous êtes François, nous sommes François ! Sensibles à l’honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour les ramener à leur devoir, ou pour partager avec eux des triomphes légitimes. Nous ne voyons qu’avec la plus profonde douleur les maux prêts à fondre sur notre pays ; nous ne pouvons nous dissimuler que la France ne soit dans le plus imminent danger : Dieu ressaisit le fléau qu’avoient laissé tomber vos mains paternelles, et il est à craindre que la rigueur de sa justice ne passe la grandeur de votre miséricorde ! Ah ! sire, à la voix de Votre Majesté, les étrangers, respectant le descendant des rois, l’héritier de la bonne foi de saint Louis et de Louis XII, sortirent de la France ! Mais si les factieux qui oppriment vos sujets prolongeoient leur règne, si vos sujets, trop abattus, ne faisoient rien pour s’en délivrer, vous ne pourriez pas toujours suspendre les calamités qu’entraîne la présence des armées. Du moins votre royale sollicitude s’est déjà assurée par des traités qu’on respectera l’intégrité du territoire françois, qu’on ne fera la guerre qu’à un seul homme. Vous êtes encore accouru au secours de votre peuple, et vous avez transformé en amis généreux ceux qui auroient pu se montrer ennemis implacables.

§ III.
Reproches faits au gouvernement royal.

Tromper la France et l’Europe est donc le premier moyen employé par Buonaparte pour fonder sa nouvelle puissance ; le second est de calomnier le gouvernement royal. Parmi les reproches faits au ministère de Votre Majesté, plusieurs sont appuyés sur des faits évidemment faux ; un grand nombre sont absurdes. Quelques-uns ont un côté vrai, à les considérer isolément, et non dans l’ensemble des choses.

Buonaparte assure que le domaine extraordinaire ayant été dissipé par le gouvernement royal, il compte le remplacer par des biens en France, qui serviront à la donation de qui il appartiendra.

Le domaine extraordinaire et le domaine privé représenteroient à peu près la somme de 80 millions. Sur cette somme totale, 150 ou 157 millions du domaine extraordinaire, et 100 millions du domaine privé, ont servi dans le dernier budget à payer les dettes de l’État, ou plutôt ont été portés en déduction de ces dettes. Étoit-ce le roi qui les avoit contractées, ces dettes ? Étoit-il le dévastateur ou le réparateur de l’État ?

150 millions dus par les puissances étrangères entroient dans le calcul des 480 millions du domaine extraordinaire. Les alliés sont venus chercher en France la quittance de ces 150 millions ; et ce n’est pas encore le roi qui l’a donnée, puisque c’est Buonaparte qui a conduit les étrangers à Paris. Voilà donc plus de 400{{lié}millions du domaine extraordinaire qui ont nécessairement disparu, et dont votre ministère ne peut être responsable.

Les 100 millions restants du domaine extraordinaire se composoient de l’emprunt de Saxe, montant de-13 à 17 millions ; de 15 ou 20 millions sur le Mont-Napoléon de Milan ; de quelques millions sur le Mont-Napoléon de Naples ; de cent dix actions sur les canaux ; de quelques millions sur les salines du Peccais ; de plusieurs maisons ; des sommes dues par la famille de Buonaparte et par différents particuliers ; les billets des débiteurs, entre autres un billet de Jérôme Buonaparte pour la somme d’un million, sont demeurés avec les valeurs ci-dessus énoncées dans la caisse du domaine extraordinaire. La seule somme prélevée par le ministère de Votre Majesté sur le domaine extraordinaire est une somme de 8 millions en effets sur la place, appliquée aux réparations du Louvre, à celles de Versailles et à l’achat de plusieurs maisons sur le Carrousel. De ces 8 millions, 4 seulement avoient été dépensés à l’époque du 20 mars.

Dénué des documents qui pourroient donner à ces calculs une précision rigoureuse, il se peut faire que des erreurs se soient glissées dans le résultat que j’offre ici à Votre Majesté ; mais ces erreurs ne sont ni graves ni nombreuses, et cet aperçu général suffit pour prouver la mauvaise foi et détruire les calomnies de Buonaparte.

Quant au séquestre mis sur les biens de la famille de Buonaparte, entre les raisons d’État, trop évidentes aujourd’hui, qui obligeoient le ministère de faire apposer promptement ce séquestre, on vient de voir que la famille de Buonaparte devoit plusieurs millions à la France : les billets de ces dettes se trouvoient à la caisse du domaine extraordinaire, et représentoient une valeur empruntée à ce domaine. La saisie des biens des débiteurs absents étoit une conséquence nécessaire des sommes qu’ils devoient à l’État.

Pour parler sans doute aux passions de la dernière classe du peuple, on a prétendu que les diamants de la couronne étoient une propriété de l’État.

Si quelque chose appartient aux Bourbons, héritiers des Capets et des Valois, ce sont des diamants achetés de leurs propres deniers, et par cette raison même appelés joyaux de la couronne. Le plus beau de ces joyaux, le Régent, offre dans son nom seul la preuve incontestable qu’il étoit une propriété particulière. Je ne parle pas, sire, du droit que vous avez, et que consacre la Charte, de prendre toute mesure nécessaire au salut de l’État dans les temps de crise : mettre à couvert les richesses qui peuvent tomber entre les mains de l’ennemi est pour le roi un de ses devoirs les plus impérieux. Loin donc de faire un crime aux ministres de Votre Majesté d’avoir soustrait à Buonaparte les propriétés de l’État, on pourroit plutôt leur reprocher de lui avoir laissé 30 millions en espèces, et 42 millions en effets. Dans une pareille circonstance, Buonaparte auroit-il manqué de vider le trésor public et mème de spolier la Banque ? Bien plus, son gouvernement n’essaya-t-il pas l’année dernière d’emporter aussi les diamants de la couronne ? Tous ces reproches sont donc un mélange de dérision et d’absurdité. Votre ministère, en laissant à Buonaparte 72 millions, pourroit être accusé d’un excès de bonne foi ; mais ce sont là de ces fautes que commet la probité et que la conscience absout.

On a voulu dire que le gouvernement royal, infidèle à la Charte et à ses promesses, avoit tourmenté les acquéreurs de domaines nationaux. Pour prendre connaissance de ces prétendus délits, une commission a été nommée par Buonaparte. Quel a été le résultat de ses recherches ?

Le gouvernement royal méconnoissoit, dit-on, la gloire de l’armée ! Qui a plus admiré nos guerriers que les Bourbons ? qui les a plus noblement récompensés ? Qu’il me soit permis de rappeler que dans un écrit publié sous les yeux de Votre Majesté, écrit qu’elle a daigné honorer de sa sanction royale, j’ai parlé des sentiments et des triomphes de notre armée avec une justice qui a paru exciter la reconnoissance du soldat[11]. Faut-il se repentir de ces éloges ? Non, sire, l’infidélité de quelques chefs et la foiblesse d’un moment ne peuvent effacer tant de gloire : les droits de l’honneur sont imprescriptibles, malgré les fautes passagères qui peuvent en ternir l’éclat.

Enfin, sire, vient la grande accusation de despotisme. Le despotisme des Bourbons ! Ces deux mots semblent s’exclure. Et c’est Buonaparte qui accuse Louis XVIII de despotisme ! Il faut bien compter sur la stupidité ou sur la perversité des hommes pour avancer des calomnies aussi grossières. Les plus audacieux mensonges ne coûtent rien à l’usurpateur ; il ne rougit point de tomber dans les contradictions les plus manifestes ; car en même temps qu’il représente le gouvernement royal comme violent et tyrannique, il lui reproche l’incapacité et la foiblesse.

Étoit-il tyrannique, le gouvernement qui craignoit si fort de blesser les lois qu’il a mieux aimé s’exposer aux plus grands périls que d’employer l’autorité arbitraire pour arrêter des conspirateurs ? Étoit-il tyrannique, le gouvernement qui, armé de la loi de la censure, laissoit publier contre lui les écrits les plus séditieux ?

A-t-on vu sous le règne de Louis XVIII, comme sous celui de Buonaparte, plus de sept cents personnes retenues dans les prisons après avoir été acquittées par les tribunaux ?

Le roi a-t-il cassé les décisions des jurés ? Le général Exelmans a-t-il été arrêté depuis le jugement qui déclaroit son innocence ?

Si les généraux d’Erlon et Lallemant avoient tenté sous Buonaparte ce qu’ils ont fait sous le roi, vivroient-ils encore ?

Quoi, sire, vous avez pardonné non-seulement toutes les fautes, mais encore tous les crimes ! Après tant de malheurs, tant de souvenirs amers, tant de sujets de vengeance, un généreux oubli a tout effacé ! Vous avez reçu dans votre palais et ceux qui vous avoient servi et ceux qui vous avoient offensé ; vous n’avez fait aucune distinction entre le fils innocent et le fils repentant ; vous avez réalisé dans toute son étendue, dans toute sa simplicité la touchante parabole de l’enfant prodigue, et on ose parler de la tyrannie des Bourbons !

Ah, sire, quand tout le peuple rassemblé sous vos fenêtres, la veille de votre départ, témoignoit, tantôt par sa morne tristesse, tantôt par ses cris d’amour, combien il chérissoit son père ; quand les paysans de l’Artois et de la Flandre vous suivoient en vous comblant de bénédictions, ce n’étoit pas un tyran qu’ils pleuroient ! Que le fils que vous avez privé de son père, que le citoyen que vous avez dépouillé se lève et vous accuse. Buonaparte osera-t-il porter le même défi à la France ?

Mais, sire, vos ministres n’étoient pas de bonne foi : ils vouloient détruire la Charte. Le nouveau gouvernement de la France, employant les moyens les plus odieux pour attaquer le gouvernement royal, a fait rechercher soigneusement tous les papiers qui pouvoient accuser celui-ci. On a trouvé dans une armoire secrète de l’appartement d’un de vos ministres des lettres qui devoient révéler d’importants mystères. Eh bien, qu’ont-elles appris au public, ces lettres confidentielles, inconnues, cachées, qu’on a eu la maladresse de publier (car la passion fait aussi des fautes, et les méchants ne sont pas toujours habiles) ? Elles ont appris que vos ministres, différant entre eux sur quelques détails, étoient tous d’accord sur le fond ; qu’ils pensoient qu’on ne pouvoit régner en France que par la Charte et avec la Charte, et que les François aimant et voulant la liberté, il falloit suivre les mœurs et les opinions du siècle.

Si nous possédions les papiers secrets de Buonaparte, il est probable que nous y trouverions des révélations d’une tout autre nature.

Oui, sire, et c’est ici l’occasion d’en faire la protestation solennelle : tous vos ministres, tous les membres de votre conseil sont inviolablement attachés aux principes d’une sage liberté ; ils puisent auprès de vous cet amour des lois, de l’ordre et de la justice, sans lesquels il n’est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu’il nous soit permis de vous le dire avec le respect profond et sans bornes que nous portons à votre couronne et à vos vertus : Nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu’il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple ; que le vœu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des François. S’il en avoit été autrement, sire, nous serions toujours morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée, parce que vous êtes notre seigneur et maître, le roi de nos aïeux, notre souverain légitime ; mais, sire, nous n’aurions plus été que vos soldats, nous aurions cessé d’être vos conseillers et vos ministres.

Sire, un roi qui peut écouter un pareil langage n’est pas un tyran ; ceux à qui votre magnanimité permet de tenir ce langage ne sont pas des esclaves. Avec la même sincérité, sire, nous avouerons que votre ministère a pu tomber dans quelques méprises. Quel est le gouvernement établi au milieu d’une invasion étrangère, du choc de tous les intérêts, des cris de toutes les passions, qui n’eût pas commis de plus graves erreurs ? Le gouvernement usurpateur vient de nous donner une leçon utile : il n’a pas perdu un moment pour éloigner des préfectures et des tribunaux les hommes qu’il a présumés ennemis de son autorité ou indifférents à sa cause ; il a pensé qu’un magistrat qui le matin avoit administré dans un sens ne pouvoit pas le soir administrer dans un autre : il ne faut jamais placer un homme entre la honte et le devoir, et le forcer, pour éviter l’une, à trahir l’autre.

Si le ministère de Votre Majesté n’a pas suivi rigoureusement ce principe, c’étoit pour s’attacher plus scrupuleusement à la lettre de vos proclamations royales, qui, par une bonté infinie, promettoient à tous les François la conservation de leurs places et de leurs honneurs. Ainsi, ce n’est pas le défaut de sincérité, c’est toujours le trop de bonne foi qu’il faudroit reprocher à vos ministres.

Éviter les excès de Buonaparte, ne pas trop multiplier, à son exemple, les actes administratifs, étoit une pensée sage et utile. Cependant, depuis vingt-cinq ans les François s’étoient accoutumés au gouvernement le plus actif que l’on ait jamais vu chez un peuple : les ministres écrivoient sans cesse ; les ordres partoient de toutes parts : chacun attendoit toujours quelque chose ; le spectacle, l’acteur, le spectateur, changeoient à tous les moments. Quelques personnes semblent donc croire qu’après un pareil mouvement, détendre trop subitement les ressorts seroit dangereux. C’est, disent-elles, laisser des loisirs à la malveillance, nourrir les dégoûts, exciter des comparaisons inutiles. L’administrateur secondaire, accoutumé à être conduit dans les choses même les plus communes, ne sait plus ce qu’il doit faire, quel parti prendre. Peut-être seroit-il bon, dans un pays comme la France, si longtemps enchanté par les triomphes militaires, d’administrer vivement dans le sens des institutions civiles et politiques, de s’occuper ostensiblement des manufactures, du commerce, de l’agriculture, des lettres et des arts. De grands travaux commandés, de grandes récompenses promises, des distinctions éclatantes accordées aux talents, des prix, des concours publics, donneroient une autre tendance aux mœurs, une autre direction aux esprits : le génie du prince, particulièrement formé pour le règne des arts, répandroit sur eux un éclat immortel. Certains de trouver dans leur roi le meilleur juge, le politique le plus habile, l’homme d’État le plus instruit, les François ne craindroient plus d’embrasser une nouvelle carrière ; les triomphes de la paix leur feroient oublier les succès de la guerre ; ils croiroient n’avoir rien perdu en changeant laurier pour laurier, gloire pour gloire.

Votre ministère, malgré sa vigilance, ses soins, son attention de tous les moments, n’a pu prévenir ce qui étoit hors de sa puissance ; quelques vanités ont choqué quelques vanités. Il est bien essentiel de soigner, en France, cet amour-propre si dangereux et si susceptible ; si on le satisfait à peu de frais, il s’aigrit pour peu de chose ; et de cette source misérable peuvent encore renaître d’épouvantables révolutions. Mais les ministres établis pour diriger les affaires humaines ne peuvent pas toujours régler les passions des hommes.

Enfin, sire, vous vous apprêtiez à couronner les institutions dont vous aviez posé la base, en attendant dans votre sagesse l’instant propre à l’accomplissement de vos projets. Vous saviez qu’en politique il ne faut rien précipiter ; vous vous étiez donné quelque temps pour essayer nos mœurs, connoître l’esprit public, étudier les changements que la révolution et vingt-cinq années d’orages avoient apportés dans le caractère national. Suffisamment instruit de toutes ces choses, vous aviez déterminé une époque pour le commencement de la pairie héréditaire ; le ministère eût acquis plus d’unité ; les ministres seroient devenus membres des deux chambres, selon l’esprit même de la Charte ; une loi eût été proposée afin qu’on pût être élu membre de la chambre des députés avant quarante ans, et que les citoyens eussent une véritable carrière politique. On alloit s’occuper d’un code pénal pour les délits de la presse, après l’adoption de laquelle loi la presse eût été entièrement libre ; car cette liberté est inséparable de tout gouvernement représentatif. On avoit d’ailleurs reconnu l’inutilité ou plutôt le danger d’une censure, qui, n’empêchant pas le délit, rendoit les ministres responsables des imprudences des journaux.

Dieu a ses voies impénétrables et ses jugements imprévus ; il a voulu suspendre un moment le cours des bénédictions que Votre Majesté répandoit sur ses sujets. De ces Bourbons, qui avoient ramené le bonheur dans notre patrie désolée, il ne reste plus en France que les cendres de Louis XVI ! Elles règnent, sire, dans votre absence ; elles vous rendront votre trône comme vous leur avez rendu un tombeau.

Mais, au milieu de tant d’afflictions, combien aussi de consolations pour le cœur de Votre Majesté ! L’amour et les regrets de tout un peuple vous suivent et vous accompagnent ; des prières s’élèvent de toutes parts pour vous vers le ciel ; votre retraite d’un moment est une calamité publique. Je vois autour de leur roi les vieux compagnons de son infortune, ces vétérans de l’exil et du malheur, qui sont revenus à leur poste ; j’aperçois ces grands capitaines, si chers à l’armée, qu’ils n’ont jamais conduite que dans les sentiers de l’honneur, vrais représentants de la valeur françoise et de la foi militaire. D’autres maréchaux, qui n’ont pu suivre vos pas, ont refusé de violer les serments qu’ils vous avoient faits, plus glorieux dans leur repos que lorsqu’ils triomphoient sur les champs de bataille. Une foule de généraux, de colonels, d’officiers et de soldats, déposent aussi des armes qu’ils ne peuvent plus porter pour leur roi. Les gardes nationales du royaume, celles de Paris à leur tête, expriment leur douleur par le silence de leurs rangs incomplets et déserts, et rappellent de tous leurs vœux le père qu’ils gardoient, le noble chef que vous leur aviez donné. Dans les emplois civils, dans la magistrature, Votre Majesté a pareillement trouvé une multitude de sujets fidèles : les uns ont quitté leurs places, les autres ont refusé d’humiliantes faveurs. Il s’est rencontré des hommes qui, se croyant négligés, auroient pu être tentés de suivre une autre fortune ; et pourtant ils n’ont point trahi le devoir : ainsi, dans ces jours d’épreuve, l’honneur, comme la honte, a eu ses triomphes et ses surprises.

Parmi vos ministres, sire, les uns ont été assez heureux pour s’attacher à vos pas, les autres pour souffrir sous la main de Buonaparte. Les chefs les plus habiles de leurs administrations ont imité leur exemple : plus leurs talents sont éminents, plus ils sont heureux de les consacrer à Votre Majesté et de les refuser à l’usurpateur.

Le clergé n’a point perdu l’habitude des persécutions : reprenant avec joie sa croix nouvelle, il refuse à l’impie cette touchante prière qui demande au ciel le salut du roi. Les deux chambres, qui conservoient avec Votre Majesté le dépôt sacré de la liberté publique, l’ont courageusement défendue. Rome, dans le siècle des Fabricius, eût nommé avec orgueil un citoyen tel que le président de la chambre des députés. Sa proclamation, sa protestation, au sujet des avis de M. le duc d’Otrante, resteront, sire, comme un monument de votre règne et des nobles sentiments que vous savez inspirer.

Ajoutons, sire, que votre famille vient d’attacher à votre couronne une nouvelle gloire. Si Monsieur, votre digne frère, si Mgr le duc de Berry, si Mgr le duc d’Orléans, placés dans des circonstances pénibles, n’ont pu rallier une foule désarmée, ils ont montré, au milieu des trahisons et des perfidies, l’élévation, le courage, la loyauté naturels au sang des Bourbons. Ne croit-on pas voir et entendre le Béarnois lorsque Mgr le duc de Berry, sortant des portes de Béthune, se précipitant au-devant d’une troupe de rebelles, les appelant à la fidélité ou au combat, les trouvant sourds à sa voix, répond à ceux qui l’invitoient à faire un exemple : « Comment voulez-vous frapper des gens qui ne se défendent pas ? »

L’entreprise héroïque de Mgr le duc d’Angoulême prendra son rang parmi les hauts faits d’armes de notre histoire. Sagesse et audace du plan, hardiesse d’exécution, tout s’y trouve. Le prince, jusque alors éloigné des champs de bataille par la fortune, se précipite sur la gloire aussitôt qu’il l’aperçoit, et la ressaisit comme une portion du patrimoine de ses pères : mais la trahison arrête un fils de France aux mêmes lieux où elle avoit laissé passer Buonaparte. Que de malheurs Mgr le duc d’Angoulême eût évités à notre patrie s’il avoit pu arriver jusqu’à Lyon ! Un soldat rebelle, qui avoit vu ce prince au milieu du feu, disoit, en admirant sa valeur : « Encore une demi-heure, et nous allons crier vive le roi ! »

Mais que dire de la défense de Bordeaux par Madame ? Non, ce n’étoient pas des François que les hommes qui ont pu tourner leurs armes contre la fille de Louis XVI ! Quoi ! c’est l’orpheline du Temple, celle qui a tant souffert par nous et pour nous, celle à qui nous ne pouvons jamais offrir trop d’expiations, d’amour et de respects, que l’on vient de chasser à coups de canon de sa terre natale ! Grand Dieu ! et pour mettre à sa place l’assassin du duc d’Enghien, le tyran de la France et le dévastateur de l’Europe ! Les balles ont sifflé autour d’une femme, autour de la fille de Louis XVI ! Si elle rentre en France, on lui appliquera les décrets contre les Bourbons, c’est-à-dire qu’on la traînera à l’échafaud de son père et de sa mère ! Elle a paru, au milieu de ces nouveaux périls, telle qu’elle se montra, dans sa première jeunesse, au milieu des assassins et des bourreaux. Fille de France, héritière de Henri IV et de Marie-Thérèse, nourrie de tribulations et de larmes, éprouvée par la prison, les persécutions et les dangers, que de raisons pour savoir mépriser la vie ! Je ne voudrois en preuve de la réprobation du gouvernement de Buonaparte que d’avoir laissé insulter Mme la duchesse d’Angoulême ; la représenter baisant les mains des soldats pour les engager à rester fidèles, l’appeler une femme furieuse, à l’instant où ses vertus, ses malheurs et son courage excitoient l’admiration de toute la terre, c’est se condamner au mépris comme à l’exécration du genre humain.

§ IV.
Esprit du gouvernement.

Sire, les empires se rétablissent autant par la mémoire des choses passées que par le concours des faits présents. Les souvenirs que Votre Majesté et son auguste famille ont laissés en France vous y préparent un prompt retour. Mais il est encore d’autres causes qui rendent la chute de Buonaparte infaillible. Je ne parle pas de la guerre étrangère, elle suffîroit seule pour le renverser ; je parle des principes de mort qui existent dans son gouvernement même : c’est par l’examen de la nature et de l’esprit de son gouvernement que je terminerai ce rapport.

À peine, sire, votre retraite momentanée eut-elle suspendu le règne des lois, que votre royaume se vit menacé d’une alliance hideuse entre le despotisme et la démagogie : on promit à vos peuples une liberté d’une espèce nouvelle. Cette liberté devoit naître au champ de mai, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mamelouck et la hache révolutionnaire à la main, entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds, dans les campagnes brûlantes de l’Espagne, dans les déserts glacés de la Russie : le marchepied de son trône eût été le corps sanglant du duc d’Enghien, et son étendard la tête de Louis XVI.

Buonaparte, rentré en France, a senti qu’il ne pouvoit régner dans le premier moment par les principes qui avoient contribué à précipiter sa chute. Le gouvernement du roi avoit répandu une si grande liberté, qu’on ne pouvoit se jeter tout à coup dans l’arbitraire sans révolter les esprits. Le roi, tout absent qu’il étoit, forçoit le tyran à ménager les droits du peuple ; bel hommage rendu à la légitimité ! D’une autre part, l’homme que l’on avoit vu tremblant sous les pieds des commissaires étrangers qui le conduisoient comme un malfaiteur à l’île d’Elbe, n’étoit plus aux yeux de la nation le vainqueur d’Austerlitz et de Marengo ; il ne pouvoit plus commander de par la Victoire. Déjà contenu dans ses excès par la nouvelle direction de l’opinion publique, il trouvoit encore devant lui des hommes disposés à lui disputer le pouvoir.

Ces hommes étoient d’abord ceux qu’on peut appeler les républicains de bonne foi : délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, ils désiroient garder cette indépendance républicaine impossible en France, mais qui du moins est une noble erreur. Venoient ensuite ces furieux qui composoient l’ancienne faction des Jacobins. Humiliés de n’avoir été sous l’empire que des espions de police d’un despote, ils étoient résolus à reprendre pour leur propre compte cette liberté de crimes dont ils avoient cédé pendant quinze années le privilège à un tyran.

Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Buonaparte, n’étoient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer les uns les autres. Menacés au dehors d’une invasion formidable, poursuivis au dedans par l’opinion publique, ils comprirent que s’ils se divisoient, ils étoient perdus. Afin d’échapper au danger, ils ajournèrent leurs querelles : les uns apportoient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères ; les autres, leur contingent de terreur, de tyrannie et de perversité. Il est probable qu’ils n’étoient pas de bonne foi dans ce pacte effrayant ; chacun se promit en secret de le tourner à son avantage aussitôt que le péril seroit passé, et chacun chercha d’avance à s’assurer de la victoire.ĭ

Dans les premiers jours, les indépendants semblèrent être les plus forts, et Buonaparte paroissoit subjugué. Il s’étoit vu forcé d’appeler aux premières places de l’État des hommes qu’intérieurement il déteste : il en coûte à son orgueil d’obéir à ceux qu’il avoit condamnés à le servir ou à se taire. Au commencement du consulat, il fut de même obligé de feindre des sentiments qui n’étoient pas dans son cœur ; mais il sapa peu à peu les fondements de l’édifice qu’il avoit élevé ; à mesure que ses forces croissoient, il se débarrassoit de quelques principes et de quelques hommes. Le tribunat fut d’abord épuré, ensuite détruit ; il ne conserva que deux corps politiques, subjugués par la terreur, l’un pour lui livrer l’or, l’autre pour lui prodiguer le sang de la France,

Il suit aujourd’hui la même route : il n’embrasse la liberté que pour l’étouffer. L’assemblée du champ de mai est sa grande machine. À la faveur d’un spectacle nouveau, de ces scènes préparées d’avance, qu’il joue d’une manière si habile, au milieu des cris des soldats, il espère obtenir une levée en masse, ou, ce qui revient au même, faire décréter la marche de toutes les gardes nationales du royaume : ce qu’il veut avant tout, ce sont les moyens de la victoire ; quand il l’aura obtenue, il jettera le masque, se rira de la constitution qu’il aura jurée, et reprendra à la fois son caractère et son empire. Aujourd’hui, avant le succès, les mameloucks sont jacobins ; demain, après le succès, les jacobins deviendront mameloucks : Sparte est pour l’instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe.

Il étoit impossible que les gens habiles dont Buonaparte est environné ne devinassent pas sa pensée ; mais comment le prévenir ? D’un côté, ils ne veulent plus le tyran pour maître ; de l’autre, ils en ont encore besoin pour général ; ils redoutent ses triomphes, et ses triomphes leur sont nécessaires ; il faut qu’ils se défendent contre l’Europe, et Buonaparte seul peut les défendre. Dans cette position désespérée, liés, associés avec lui par la force des événements, ils avoient conçu l’espoir de l’enchaîner si fortement qu’il seroit hors d’état de leur nuire quand la guerre lui auroit rendu des forces. Ils retomboient ainsi dans l’erreur où ils étoient déjà tombés au commencement du consulat ; ils croyoient de nouveau dominer Buonaparte par l’ascendant d’une république, quoiqu’ils dussent être détrompés par l’expérience. Pleins de cette pensée, ils laissoient quelques enfants perdus presser les mesures révolutionnaires : les bonnets rouges avoient reparu ; on entendoit chanter la Marseilloise ; un club établi à Paris correspondoit et correspond encore avec d’autres clubs dans les provinces ; on annonçoit la résurrection du Journal des Patriotes. On oublioit que le peuple est las, que tout tend aujourd’hui au repos, comme en 1793 tout tendoit au mouvement : les déclamations, les formes, les enseignes révolutionnaires, que l’on essayoit de reproduire, ayant cessé d’être l’expression d’une opinion réelle, ne sont plus que la révoltante parodie d’une tragédie épouvantable. Et quelle confiance pourroient inspirer aujourd’hui les hommes de 1793 ? Ne sait-on pas ce qu’ils entendent par la liberté, l’égalité, les droits de l’homme ? Sont-ils plus moraux, plus sincères, plus sages après leurs crimes qu’avant leurs crimes ? Est-ce parce qu’ils se sont souillés de tous les excès qu’ils sont devenus capables de toutes les vertus ? On n’abdique pas le crime aussi facilement qu’on abdique une couronne ; et le front que ceignit l’affreux diadème en conserve des marques ineffaçables.

Toutefois, sire, ces graves considérations n’arrêtoient pas les partis en France. Il ne s’agissoit pas pour eux de savoir ce qui étoit possible dans l’avenir, mais d’obéir à ce que le présent commandoit : ainsi quelques hommes se berçoient toujours du projet d’une constitution républicaine. Il paroît qu’on avoit conçu la pensée de faire descendre Buonaparte du haut rang d’empereur à la condition modeste de généralissime ou de président de la république. Juste punition de son orgueil ! il ne seroit sorti de l’île d’Elbe avec tous ses projets d’ambition, de grandeur, de dynastie, que pour humilier sa pourpre, ses faisceaux, ses aigles, ses victoires devant d’insolents citoyens. Le bonnet rouge apprit à Buonaparte à porter des couronnes ; le bonnet rouge dont on charge aujourd’hui la tête de ses bustes lui annonce-t-il de nouveaux diadèmes ? Non : c’est une vie qui s’accomplit, c’est le cercle qui se ferme : on ne recommence pas sa fortune.

Les républicains se promettoient la victoire ; tout sembloit favoriser leurs projets. On parloit de placer le prince de Canino au ministère de l’intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin à celui de la justice. Buonaparte, en apparence abattu, ne s’opposoit point à des mouvements révolutionnaires, qui en dernier résultat fournissoient des hommes à son armée. Il se laissoit même attaquer dans des pamphlets : on lui prêchoit, en le tutoyant, la liberté et l’égalité ; il écoutoit ces remontrances d’un air contrit et docile. Tout à coup, échappant aux liens dont on avoit cru l’envelopper, il renverse les barrières républicaines, et proclame de sa propre autorité non une constitution, mais un Acte additionnel aux constitutions de l’empire. Les citoyens seront appelés à consigner leurs votes touchant cet Acte sur des registres ouverts aux secrétariats des diverses administrations ; et tout le travail de l’assemblée du champ de mai se réduira au dépouillement d’un scrutin.

Buonaparte gagne par cette publication deux points essentiels : supposant d’abord que rien n’est détruit dans ce qu’il appelle ses constitutions, il regarde l’empire comme existant ; il évite les contestations sur son titre et sur sa réélection. Ensuite il se place hors de l’atteinte du champ de mai, puisqu’il soustrait l’Acte additionnel à l’acceptation des électeurs, et leur interdit par le fait toute discussion politique. Ainsi cette assemblée, à qui l’on attribuera peut-être le droit de voter la mort de deux millions de François, n’aura pas celui de décréter leur liberté.

Au reste, sire, la nouvelle constitution de Buonaparte est encore un hommage à votre sagesse : c’est, à quelques différences près, la Charte constitutionnelle. Buonaparte a seulement devancé, avec sa pétulance accoutumée, les améliorations et les compléments que votre prudence méditoit. Quelle simplicité de croire que s’il n’avoit rien à craindre de l’Europe, il respecteroit tout ce qu’il promet dans son Acte additionnel, qu’il laisseroit écrire tout ce qu’on voudra, qu’il n’exileroit, ne fusilleroit personne ! Il en seroit de la chambre des pairs et de celle des députés comme il en a été du tribunat, du sénat et du corps Législatif.

Nous voyons, sire, dans le considérant de l’Acte additionnel que Buonaparte, s’occupant d’une grande confédération européenne (c’est-à-dire la conquête des États voisins), avoit ajourné la liberté de la France.

Il en est arrivé ce léger malheur, que quatre ou cinq millions de François morts pour le système fédératif n’ont pu jouir de la liberté que Buonaparte réservoit aux générations présentes. Que diront aujourd’hui ceux qui trouvoient mauvais que Votre Majesté s’intitulât roi par la grâce de Dieu, qu’elle eût gardé l’initiative des lois, qu’elle se fût réservé l’espace d’une année pour l’épuration des tribunaux et la nomination des juges à vie ? L’Acte additionnel conserve ces dispositions. Que diront ceux qui oseroient blâmer le roi d’avoir donné la Charte de sa pleine autorité, au lieu de l’avoir reçue du peuple ? Buonaparte imite cet exemple. — Mais il soumet sa constitution à l’acceptation de la nation ! À qui la soumet-il ? à des citoyens qui iront s’inscrire sur un registre dans une municipalité. Si les votes sont peu nombreux, s’ils sont contre l’Acte additionnel, aura-t-on égard à ces oppositions ? Qui vérifiera les signatures ? N’en introduira-t-on pas sur les rôles autant que bon semblera ? Qui osera réclamer ? Comment l’assemblée du champ de mai s’assure-t-elle de la fidélité des maires, des sous-préfets, chargés de recueillir les votes, surtout lorsque les commissaires extraordinaires auront renouvelé les administrations d’un bout de la France à l’autre ? Si quelque chose pouvoit ressembler à l’assentiment du peuple, ne seroit-ce pas celui des collèges électoraux au champ de mai ? Et pourquoi interdit-on tout examen aux électeurs ? Mais pourquoi me perdre moi-même dans cet examen inutile ? Je raisonne comme s’il étoit encore question de régularité, de pudeur, de bonne foi : et l’acceptation de l’Acte est préjugée par un décret, et sa promulgation ordonnée d’avance !

Dans l’Acte additionnel je n’aperçois rien sur l’abolition de la confiscation des biens : je vois que la propriété n’est plus une condition nécessaire pour être élu membre de la chambre des représentants ; que l’armée est appelée à donner son suffrage, que les anciennes constitutions, les sénatus-consultes ne sont point rapportés et deviennent comme des armes secrètes dans les arsenaux de la tyrannie.

Voilà Buonaparte tout entier : il se réserve la confiscation des biens, remet aux non-propriétaires la défense de la propriété, pose les principes du gouvernement militaire, et cache ses desseins dans les chaos de ses lois. Ceux qui chérissent sincèrement les idées libérales peuvent-ils supporter des choses aussi monstrueuses ? Tout cela n’est-il pas un mélange de dérision et d’impudence ? N’est-ce pas à la fois et dans le même moment reconnoître et violer un principe, admettre la souveraineté du peuple et s’en moquer ? N’est-ce pas toujours montrer la même astuce, la même mauvaise foi, la même domination de caractère ?


Oserai-je parler au roi du dernier article de l’Acte additionnel ? Par cet article, le peuple françois cède tous ses droits à l’usurpateur, excepté celui de rappeler les Bourbons : donc si Buonaparte vouloit ouvrir à Votre Majesté les chemins de la France, il ne le pourroit plus ; et si, d’un autre côté, le peuple vouloit vous rapporter votre couronne, cela lui seroit impossible, parce que Buonaparte, en vertu des institutions impériales, a seul le droit d’assembler le peuple. Si l’on avoit pu douter des sentiments de la France, ce dernier article les proclameroit : les mauvaises consciences se trahissent ; l’excès de la précaution annonce l’excès de la crainte ; interdire au peuple françois le droit de rappeler son roi, c’est prouver qu’il veut le rappeler.

Toutefois Buonaparte s’est embarrassé dans ses propres adresses : l’Acte additionnel lui sera fatal. Si cet Acte est observé, il y a dans son ensemble assez de liberté pour renverser le tyran ; s’il ne l’est pas, le tyran n’en deviendra que plus odieux. D’un autre côté, Buonaparte perd tout à la fois, par cet Acte, et la faveur des républicains et la force révolutionnaire du jacobinisme : les démagogues ne veulent ni de la pairie ni des deux chambres ; ce qu’ils veulent surtout, c’est l’égalité absolue : ils préféreroient même à ces institutions de Buonaparte son ancien despotisme : du moins ce joug étoit un niveau. Enfin, comme l’Acte additionnel n’est après tout que la Charte, qu’est-ce que les François auront gagné au retour de l’usurpateur ? Vont-ils de nouveau soutenir une guerre cruelle, exposer leur patrie à une seconde invasion pour obtenir précisément ce qu’ils avoient sous le roi, avec la paix, la considération et le bonheur ? Ne se trouvent-ils pas à peu près dans la même position que les alliés par rapport au traité de Paris ? Ceux-ci disent à Buonaparte : « Nous voulons le traité de Paris, mais nous le voulons sans vous, parce qu’un autre que vous en tiendra toutes les conditions, et que vous n’en remplirez aucune. »

Les François diront à Buonaparte : « Nous voulons la Charte constitutionnelle, mais nous ne la voulons qu’avec le roi, parce qu’il y sera fidèle et que vous l’auriez bientôt violée. » Ainsi, quelque parti que prenne Buonaparte, qu’il soit tyran, jacobin, constitutionnel, on trouve toujours que ses triomphes sont des défaites, et que son despotisme, ses violences, ses ruses, viennent, sire, échouer devant votre autorité légale, votre modération constante et votre parfaite sincérité.

Il n’y a de salut que dans le roi : l’Europe connoît sa foi, sa loyauté, sa sagesse ; elle ne peut trouver de garantie que dans son trône et dans sa parole. Sire, vous êtes l’héritier naturel de tous les pouvoirs usurpés dans votre royaume. Toutes les révolutions en France se feront pour vous. Indépendamment de ses droits, Votre Majesté a sur ses ennemis un avantage immense : son gouvernement est le seul qui depuis vingt-cinq ans ait paru raisonnable à tous ; le seul qui, en consacrant les principes d’une liberté sage, ait donné ce que la révolution a tant de fois promis et qu’elle promet encore. On a reconnu, sire, par l’essai qu’on a fait de vos vertus, que vous êtes le prince qui convient le mieux à la France ; que l’ordre des choses établi pouvoit subsister. Quelques années auroient suffi pour le porter à sa perfection ; il avoit en lui tous les principes de durée, et il n’a été momentanément suspendu que par l’unique chance qui pouvoit en arrêter le cours.

Mais déjà tout se prépare pour le prompt rétablissement du trône. La France commence à revenir de sa surprise, les illusions se dissipent, la vérité perce de toutes parts. On se trouve avec épouvante sous le règne de la terreur et de la guerre. Chacun se demande si, après tant d’années de souffrances, de sang et de meurtres, il faut recommencer la révolution. Les François se voient une seconde fois isolés au milieu de l’Europe, séparés du monde, comme des hommes atteints d’une maladie contagieuse. Les portes de leur beau pays, ouvertes par le roi à la foule des voyageurs, se sont tout à coup fermées. L’Europe se tait ; et dans ce silence effrayant on n’entend retentir que les pas d’un million d’ennemis qui s’avancent de toutes parts vers les frontières de la France.

Les citoyens, alarmés, tournent les yeux vers leur roi, ils l’appellent à leur secours ; et son silence se joignant à celui du monde civilisé semble annoncer quelque catastrophe terrible. Les soldats eux-mêmes s’étonnent ; ils se demandent qu’est devenue la fille des Césars, où sont les dépouilles qui leur avoient été promises ? Un grand nombre désertent ; des officiers se retirent ; la garde même est triste et découragée ; les finances s’épuisent ; les soixante-douze millions restés au trésor sont déjà dissipés. Plusieurs départements refusent de payer l’impôt et de fournir des hommes. Les provinces de l’ouest et du midi ne sont pas entièrement soumises ; elles n’attendent qu’un nouveau signal pour reprendre les armes. La foiblesse de Buonaparte s’accroît à mesure que la force du roi augmente. La comparaison de ce que la France étoit il y a un mois et de ce qu’elle est aujourd’hui frappe tous les esprits, et reporte avec douleur la pensée sur les biens qu’on a perdus.

Le 28 du mois de février dernier[12] la France étoit en paix avec toute la terre ; son commerce commençoit à renaître, ses colonies à se rétablir ; ses dettes s’acquittoient, ses blessures se fermoient ; elle reprenoit dans la balance politique de l’Europe sa prépondérance et son utile autorité. Jamais elle n’avoit eu de meilleures lois, jamais elle n’avoit joui de plus de liberté ; elle sortoit de ses débris et de ses tombeaux heureuse, brillante et rajeunie. Dix mois d’une restauration accomplie au milieu de tous les genres d’obstacles avoient suffi à Louis XVIII pour enfanter ces merveilles.

Le 1er de mars[13] la France est en guerre avec le monde entier. Elle redevient l’objet de la haine et de la crainte de l’univers. Elle voit renaître dans son sein les factions qui l’ont déchirée : ses enfants vont être de nouveau traînés au carnage, ses lois détruites, ses propriétés bouleversées. Courbée sous un double despotisme, elle ne conserve de sa restauration que des regrets, de sa liberté qu’une vaine ombre. Voilà les autres merveilles opérées dans un moment par Buonaparte : vingt-quatre heures séparent et tant de biens et tant de maux.

Sire, vous reparoîtrez, et le bonheur rentrera dans notre chère patrie. Vos sujets verront l’abîme où quelques factieux les ont entraînés : ils se hâteront d’en sortir ; ils accourront à vous, les uns pour recevoir la récompense due à leur fidélité, les autres pour implorer cette miséricorde dont ils n’ont pu épuiser les trésors. Oui, sire, innocents ou coupables, ils trouveront leur salut en se jetant dans vos bras ou à vos pieds.

Mais tandis que je m’efforce de fixer sous les yeux de Votre Majesté le tableau de l’intérieur de la France, ce tableau n’est déjà plus le même : demain il changera encore. Quelque rapidité que je puisse mettre à le retracer, il me seroit impossible de suivre les mouvements convulsifs d’un homme agité par ses propres passions et par celles qu’il a si follement soulevées. Je disois au roi que Buonaparte avoit remporté une victoire sur le parti républicain, et ce parti l’a vaincu de nouveau. La publication de l’Acte additionnel lui a enlevé, comme nous l’avions prévu, le reste de ses complices. Attaqué de toutes parts, il recule, il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes, et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs, il abandonne la dictature, et convoque la chambre des représentants en vertu de cet Acte additionnel qui n’est point encore accepté. Errant ainsi d’écueil en écueil, il se replie en cent façons pour éluder ses engagements et ressaisir le pouvoir qui lui échappe : à peine délivré d’un danger, il en rencontre un nouveau. Ce souverain d’un jour osera-t-il instituer une pairie héréditaire ? Comment gouvernera-t-il ses deux chambres, qu’il est forcé de réunir ? Montreront-elles à ses ordres une obéissance passive ? N’élèveront-elles pas la voix ? Ne chercheront-elles point à sauver la patrie ? Quels seront les rapports de ces chambres avec l’assemblée du champ de mai, qui n’a plus de véritable but, puisque l’Acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages aient été comptés ? Cette assemblée du champ de mai, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la véritable représentation nationale, supérieure en autorité à cette chambre des représentants qu’elle aura elle-même choisis ? Il est impossible à l’intelligence humaine de prévoir ce qui sortira d’un pareil chaos ; ces changements subits, cette étrange confusion de toutes choses annoncent une espèce d’agonie du despotisme : la tyrannie usée et sur son déclin conserve encore l’intention du mal, mais elle paroît en avoir perdu la puissance. On diroit en effet que Buonaparte, jouet de tout ce qui l’environne, ne prend plus conseil que du moment, esclave de cette destinée à laquelle il sembloit commander jadis. La licence règne à Paris, l’anarchie dans les provinces : les autorités civiles et militaires se combattent. Ici on menace de brûler les châteaux et d’égorger les prêtres ; là on arbore le drapeau blanc et l’on crie vive le roi ! Cependant, au milieu de ces désordres, le temps marche et les événements se précipitent. L’Europe entière est arrivée sur les frontières de la France : chaque peuple a pris son poste dans cette armée des nations, et n’attend plus que le dernier signal. Que fera l’auteur de tant de calamités ? S’il quitte Paris, Paris demeurera-t-il tranquille ? S’il ne rejoint pas ses soldats, ses soldats combattront-ils sans lui ? Un succès peut-il changer sa fortune ? Non : un succès retarderoit à peine sa chute. Peut-il, d’ailleurs, l’espérer, ce succès ? L’arrêt est parti d’en haut, la victoire s’est déclarée, et Buonaparte est déjà vaincu dans Murat : un appel a été fait aux passions des peuples d’Italie, et ces peuples ont répondu par un cri de fidélité. Puissent les François imiter cet exemple ! Puissent-ils abandonner le fléau de la terre à la justice du ciel ! Ah, sire, espérons que, désarmé par les prières du fils de saint Louis, le Dieu des batailles épargnera le sang de notre malheureuse patrie ! Vous conserverez à la France, pour son bonheur, ce reste de sang qu’elle a trop prodigué pour sa gloire ! Le moment approche où Votre Majesté va recueillir le fruit de ses vertus et de ses sacrifices : à l’ombre du drapeau blanc les nations jouiront enfin de ce repos après lequel elles soupirent, et qu’elles ont acheté si cher.


DE LA
DERNIÈRE DÉCLARATION
DU CONGRÈS.


Gand, le 2 juin 1815.

La déclaration émanée du congrès de Vienne, en date du 12 mai 1815, fait autant d’honneur aux plénipotentiaires qui l’ont signée qu’aux souverains dont elle est pour ainsi dire la dernière profession de foi.

Rien de plus clair et de plus précis que la manière dont les trois questions sont posées et résolues dans le rapport de la commission, inséré au procès-verbal. En effet, le succès de l’invasion de Buonaparte est un fait et non un droit : le succès ne peut rien changer à l’esprit de la déclaration du 13 mars. Cette vérité, resserrée à dessein dans la solution de la première question, seroit susceptible de longs développements.

Soutenir, par exemple, que l’Europe, à qui l’on reconnoissoit le droit d’attaquer Buonaparte encore errant dans les montagnes du Dauphiné, n’auroit pas celui de s’armer contre Buonaparte redevenu le maître de la France, ne seroit-ce pas une véritable absurdité ?

La déclaration du 13 mars prévoyoit et supposoit évidemment le succès, autrement elle devenoit ridicule : on ne fait pas marcher un million de soldats pour combattre douze cents hommes. Buonaparte pouvoit-il entreprendre la conquête d’un grand royaume avec quelques satellites, sans y être appelé par une conspiration redoutable ? Le caractère connu de l’usurpateur devoit confirmer dans cette pensée les princes réunis à Vienne : cet homme n’est point un partisan qui sait faire la guerre à la tête d’une bande déterminée, sur les rochers et dans les bois ; il ne retrouve sa force et son audace qu’en remuant des masses et en employant des moyens immenses. Les souverains avoient donc jugé le péril avec sagesse. L’empereur de Russie apprit le 3 mars, à deux heures de l’après-midi, que Buonaparte avoit quitté l’île d’Elbe ; et le même jour, à cinq heures du soir, une estafette porta à Pétersbourg l’ordre de faire partir la garde impériale russe ; les autres souverains expédièrent des courriers aux ministres et aux commandants de leurs provinces ; en moins d’une semaine le signal fut donné à toutes les armées de l’Europe : ce n’étoit pas, nous le répétons, contre douze cents hommes, qu’un seul pont rompu pouvoit arrêter dans les défilés de Gap, qu’étoit dirigée tant de prévoyance, de résolution et d’activité.

La seconde question du procès-verbal porte sur le traité de Paris, que Buonaparte offre de sanctionner, tout en affectant de l’appeler un traité honteux. Le congrès répond avec raison, et conformément à la déclaration du 31 mars 1814, que Buonaparte, si les alliés lui eussent accordé la paix, n’auroit point obtenu les conditions favorables de ce traité. On eût exigé de lui des garanties qu’on n’a pas demandées à Louis XVIII. Il eût été obligé de payer des contributions, de céder des provinces. Sa parole n’eût pas suffi pour délivrer, comme par enchantement, la France de quatre cent mille étrangers. Oseroit-on prétendre que la politique ne doive pas faire entrer dans ses motifs et dans ses considérations le caractère moral des chefs des nations ? L’Angleterre soumit à l’arbitrage de saint Louis de graves débats qu’elle n’eût pas fait juger par un capitaine de la Ligue. Si la France a été de nos jours exposée à la conquête, c’est par Buonaparte ; si la France est sortie entière des mains de l’ennemi, elle le doit à Louis XVIII. La France auroit peut-être pu garder son tyran par un traité de Paris ; mais en gardant son esclavage, elle eût perdu ses provinces et son honneur.

On nous assure que Buonaparte est bien changé. Non ; ce n’est pas à quarante-cinq ans, quand on est né sans entrailles, quand on s’est enivré du pouvoir absolu, que l’on change dans l’espace de huit mois. Buonaparte, traîné par des commissaires à l’île d’Elbe, se cachant sous leurs pieds pour se soustraire aux vengeances du peuple, n’a pas été ennobli par le malheur, mais dégradé par la honte : il n’y a rien à espérer de lui.

Il est donc vrai que la France n’a eu aucune raison de se plaindre du traité de Paris… Que ce traité étoit même un bienfait immense pour un pays réduit, par le délire de son chef, à la situation la plus désastreuse[14]. Le maréchal Ney, dans sa lettre du 5 avril 1814, adressée à M. le comte de Talleyrand, avoue que Buonaparte reconnoissoit le danger de cette situation : Convaincu, dit-il, de la position où il (Buonaparte) a placé la France, et de l’impossibilité où il se trouve de la sauver lui-même, il a paru se résigner et consentir à l’abdication entière et sans aucune restriction.

Dans quel abîme, en effet, n’avoit-il pas précipité la France !

Lors des conventions du 23 avril 1814, quelques esprits prévenus, oubliant notre position, ne parurent pas les approuver dans toutes leurs parties ; elles rendoient, disoient-ils, aux alliés, sans conditions, les places de l’Allemagne, encore occupées par nos troupes. Quoi ! Paris, Bordeaux, Toulouse, Lyon, ne valent pas Dantzig, Hambourg, Torgau, Anvers ! C’étoit rendre ces dernières villes sans conditions, que d’en faire l’objet d’un pareil échange, que d’obtenir à ce prix la retraite des alliés ! À l’époque du 23 avril 1814, les alliés occupoient la France depuis les Pyrénées occidentales jusqu’à la Gironde, depuis les Alpes jusqu’au Rhône, depuis le Rhin jusqu’à la Loire ; quarante départements, c’est-à-dire près de la moitié du royaume, étoient envahis ; cent mille prisonniers, répartis dans les provinces où les alliés n’avoient pas encore pénétré, menaçoient de se joindre à leurs compatriotes ; quatre cent mille étrangers sur le sol de la patrie, les réserves des Russes, des Autrichiens, des Prussiens, des Allemands prêtes à passer le Rhin, les Suédois et les Danois venant grossir cette inondation d’ennemis, telle étoit la position de la France. Chaque jour on voyoit tomber quelques-unes des places que nous tenions encore sur l’Oder, le Weser, l’Elbe et la Vistule ; et les landwehr, qui avoient formé le blocus de ces places, prenoient aussitôt la route de notre malheureux pays. Au milieu de tant de calamités présentes, de tant de craintes pour l’avenir, que pouvoit exiger le gouvernement provisoire ? Quelle force auroit-il opposée aux alliés, s’il avoit plutôt consulté l’ambition que la justice, ou si les alliés avoient préféré leur agrandissement à leur sûreté ? L’armée n’avoit point encore vu à sa tête le prince noble dépositaire des pouvoirs du roi ; et trop séduite par les prestiges de la gloire, on peut juger à présent qu’elle eût été moins fidèle à ses devoirs qu’à ses souvenirs ; désorganisée, découragée par la retraite honteuse de Buonaparte, eût-elle essayé, sous les ordres de son nouveau chef, de renouveler des combats qu’elle étoit déjà lasse de soutenir sous son ancien général ? Aux premiers signes de mésintelligence, les alliés, occupant la capitale et la moitié du royaume, se seroient emparés des caisses publiques, auroient levé l’impôt à leur profit, frappé de contributions les villages et les villes, et enlevé au gouvernement toutes ses ressources. Ils auroient appelé leurs nouvelles armées d’au delà du Rhin, des Alpes et des Pyrénées ; les Anglois, les Espagnols, les Portugais, partant de Toulouse et de Bordeaux, les Russes et les Prussiens, de Paris et d’Orléans, les Bavarois et les Autrichiens, de Dijon, de Lyon et de Clermont, auroient opéré leur jonction dans nos provinces non encore envahies. Le roi n’étoit point arrivé : auroit-il pu se faire entendre au milieu de ce chaos ? Sans doute il est impossible de conquérir la France. Les Espagnols, les Portugais, les Russes, les Prussiens, les Allemands ont prouvé, et les François auroient prouvé à leur tour, qu’on ne subjugue point un peuple qui combat pour son nom et son indépendance. Mais combien de temps cette lutte se fût-elle prolongée ? Que de malheurs n’eût-elle point produits ? Est-ce du sein de ces bouleversements intérieurs que nos soldats auroient marché à la délivrance de Dantzig, de Hambourg et d’Anvers ? Ces places n’auroient-elles point ouvert leurs portes avant le triomphe de nos armées, avant la fin des guerres civiles et étrangères allumées dans nos foyers ? Car il est probable que dans le premier moment nous nous fussions divisés. Enfin, après bien des années de ravages, lorsque la paix eût mis un terme à nos maux, cette paix nous eût-elle fait obtenir les citadelles rendues aux alliés par les conventions du 23 avril 1814 ?

Que si quelqu’un pouvoit avoir le droit de reprocher le traité de Paris à ceux qui l’ont signé, ce ne seroit pas certainement Buonaparte, qui a donné lieu à ce traité en introduisant les alliés jusque dans le cœur de la France. Dans tous les cas, il est insensé de soutenir qu’il falloit prolonger nos révolutions, recommencer des guerres désastreuses, compromettre l’existence de la patrie, afin de conserver quelques places, peut-être même quelques provinces, conquises, il est vrai, par notre valeur, mais enlevées, après tout, à leurs possesseurs légitimes par l’injustice et la violence.

Au reste, pour juger en homme d’État les conventions du 23 avril 1814 et le traité du 30 mai, qui en est la suite, on ne doit point les prendre isolément : il faut examiner leurs causes et leurs effets, considérer la place qu’ils occupent dans la chaîne des actes diplomatiques ; non-seulement ils firent cesser les calamités de la France, mais ils fondèrent dans l’avenir les droits des souverains et des peuples, la sûreté et la liberté de l’Europe.

Si ces traités forcèrent Buonaparte à descendre d’un trône usurpé, ne sont-ce pas ces mêmes traités qui le condamnent aujourd’hui de nouveau ? Sans l’existence de ces actes salutaires, il pourroit dire que l’Europe n’a pas le droit de s’armer contre lui ; mais il se trouve qu’en vertu même du traité du 30 mai 1814, ce ne sont pas les étrangers qui attaquent le fugitif de l’île d’Elbe, c’est lui qui a troublé la paix du monde.

En effet, quelles sont les bases du traité de Paris ?

1o La déclaration des alliés du 31 mars 1814, qui annonce que si les conditions de la paix devoient renfermer de plus fortes garanties, lorsqu’il s’agissoit d’enchaîner l’ambition de Buonaparte, elles devoient être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l’assurance de ce repos ; que les souverains alliés ne traiteront plus avec napoléon Buonaparte ni avec aucun de sa famille ; qu’ils respectent l’intégrité de l’ancienne France, telle qu’elle a existé sous ses rois légitimes ;

2o L’acte de déchéance du 3 avril 1814, prononcé par le sénat de Buonaparte, acte qui rappelle une partie des crimes par lesquels l’usurpateur avoit attenté à la liberté de la France et de l’Europe ;

3o L’acte d’abdication du 11 avril de la même année, dans lequel Buonaparte lui-même reconnoît qu’étant le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d’Italie ;

4o La convention du même jour, qui répète en des termes encore plus formels la renonciation exprimée par l’acte d’abdication ;

5o Les conventions du 23 avril, où les puissances alliées déclarent qu’elles veulent donner la paix à la France, parce que la france est revenue à un gouvernement dont les principes offrent les garanties nécessaires pour le maintien de la paix.

Ainsi, sans toutes ces conditions préalables, établies dans les actes ci-dessus mentionnés, le traité de Paris n’eût point été conclu, et toutes ces conditions se réduisent à une seule : exclure formellement Buonaparte et les siens du trône de France, tant par l’action d’une force étrangère que par l’acquiescement de sa propre volonté.

Cela posé, Buonaparte, violant des engagements si sacrés, reprenant le titre d’empereur des François, rompt de fait la paix que le traité de Paris avoit établie, et est condamné par le traité môme.

Pour nous résumer : le succès momentané de Buonaparte n’a pu changer la déclaration du 13 mars dernier, comme le prouve la seconde déclaration du 12 mai.

La base, la condition sine qua non du traité de Paris étoit l’abolition du pouvoir de Buonaparte.

Or Buonaparte, venant rétablir ce pouvoir, renverse le fondement du traité ; il se replace volontairement et replace la France qui le souffre dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814 : donc c’est Buonaparte qui déclare la guerre à l’Europe, et non l’Europe à la France.

Ajoutons et répétons encore que le traité de Paris, quoi qu’en dise Buonaparte, étoit nécessaire et très-honorable à la France : c’est ce que nous croyons avoir démontré. Plus on examinera les transactions politiques qui ont préparé et suivi la restauration, plus on admirera les princes et l’habile ministre qui ont si parfaitement jugé les intérêts pressants de la patrie, si bien connu les choses et les hommes. Le 31 mars 1814, des armées innombrables occupoient la France ; quatre mois après, toutes les armées ennemies avoient repassé nos frontières, sans avoir emporté un écu, tiré un coup de fusil, versé une goutte de sang, depuis la rentrée des Bourbons à Paris. La France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontières ; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d’Anvers ; on lui rend trois cent mille de ses enfants, exposés à périr dans les prisons des alliés si la guerre se fût prolongée ; après vingt-cinq années de combats, le bruit des armes cesse subitement d’un bout de l’Europe à l’autre. Quel pouvoir a opéré ces merveilles ? Le ministre d’un gouvernement à peine établi, deux princes revenus de la terre étrangère, sans force, sans suite et sans armes, deux simples traités signés CHARLES et LOUIS !


RAPPORT
FAIT AU ROI DANS SON CONSEIL
sur le décret
DE NAPOLÉON BUONAPARTE
DU 9 MAI 1815.


Sire,

La France entière demande son roi ; les sujets de Votre Majesté ne dissimulent plus leurs sentiments : les uns viennent se ranger autour d’elle, les autres font éclater dans l’intérieur du royaume leur amour pour leur souverain légitime et l’espoir de retrouver bientôt la paix sous son autorité tutélaire. Mais plus l’opinion publique se manifeste, plus Buonaparte, épouvanté, appesantit son joug sur les François. Il appelle l’anarchie au secours du despotisme ; il veut, mais vainement, ébranler la fidélité des faubourgs de Paris, armer la dernière classe du peuple. Pour soutenir sa tyrannie, il cherche, sous les lambeaux de la misère, des bras ensanglantés dans les massacres de septembre ; il fouille dans les archives révolutionnaires pour y découvrir quelques lois propres à seconder ses fureurs. C’est cet esprit de violence qui a dicté le dernier rapport du ministre de la police de Buonaparte. Ce rapport, en date du 7 mai, a été suivi d’un décret rendu le 9 par le prétendu chef du gouvernement de la France ; et le soi-disant ministre de la justice a couronné ce rapport et ce décret par sa circulaire du 11, adressée aux procureurs généraux.

Déjà l’application de ces principes d’iniquité a été faite dans plusieurs départements : des agents secondaires se sont hâtés de répondre au signal donné, en portant la rigueur et l’injustice à un excès inouï, même dans les fastes de la révolution. Nous reviendrons plus bas sur l’arrêté du lieutenant général de police Moreau : nous ne faisons ici que l’indiquer à Votre Majesté.

Ce décret du 9 mai, dont la première lecture a si vivement affligé le cœur du roi, ordonne, par le premier article, à tous les François (autres que ceux compris dans l’article ii de l’amnistie du 12 mars dernier) qui se trouvent hors de France au service de Votre Majesté ou des princes de votre maison de rentrer en France dans le délai d’un mois, à peine d’être poursuivis aux termes d’un décret du 6 avril 1809.

Ce décret du 6 avril 1809 condamne à mort, par l’article 1er du titre ier, tous les François portant les armes contre la France, conformément à l’article iii de la section ire de la deuxième partie du Code pénal du 8 octobre 1791. Par différents articles des titres ii, iii et iv du même décret, tous les François qui exercent à l’étranger des fonctions politiques, administratives ou judiciaires, sont déclarés morts civilement, et leurs biens meubles et immeubles confisqués.

Le troisième article du décret du 9 mai enjoint aux procureurs généraux et soi-disant impériaux de poursuivre les auteurs de toutes relations et correspondances qui auroient lieu de l’intérieur de la France avec Votre Majesté et les princes de votre maison, ou leurs agents, lorsque cesdites relations ou correspondances auroient pour objet les complots ou manœuvres spécifiés dans l’article 77 du Code pénal.

Cet article 77 du Code pénal porte peine de mort et confiscation de biens contre quiconque aura pratiqué des manœuvres ou entretenu des intelligences avec les ennemis de l’État.

Les quatrième, cinquième et sixième articles du décret du 9 mai, sont dirigés contre ceux des sujets de Votre Majesté qui enlèveroient le drapeau tricolore, contre les communes qui ne s’opposeroient point à cet enlèvement, et contre les individus qui porteroient des signes de ralliement autres que la cocarde tricolore.

À tous ces prétendus délits sont appliqués l’article 257 du Code pénal, la loi du 10 vendémiaire an iv, relative à la responsabilité des communes, et l’article 11 de la loi du 27 germinal an iv, sans préjudice de l’article 91 du Code pénal.

L’article 257 du Code pénal prononce un emprisonnement d’un mois à deux ans, ou une amende de 100 francs à 500 francs, contre quiconque aura abattu des monuments destinés à l’utilité publique, etc.

La loi de la Convention nationale relative à la solidarité des communes par le titre ier et le premier article, rend garants tous les habitants de la même commune des attentats commis soit envers les personnes, soit contre les propriétés ; et par le titre iie, article 1er, cette responsabilité tombe sur la tête même des enfants lorsqu’ils ont atteint l’âge de douze ans.

Nous passons, sire, à l’arrêté dont nous avons parlé plus haut. Le lieutenant de police du troisième arrondissement a pris, à Nantes, le 15 mai, cet arrêté, dont le considérant et les dispositions sont également remarquables. Attribuant l’agitation des départements de l’ouest aux ex-nobles, il désire, dit-il, ôter tout prétexte à la calomnie, et fournir à ces ex-nobles les moyens de se justifier. En conséquence, l’arrêté porte que tous les gentilshommes des douze départements formant le troisième arrondissement de la police seront tenus de se rendre, dans le délai de dix jours, auprès du préfet de leur département. Si le préfet juge que leur conduite passée n’offre pas de garantie suffisante, il les enverra en surveillance dans une commune de l’intérieur ; et dans le cas où ils ne se présenteroient pas devant le préfet, on leur appliquera le premier article du décret du 9 mai.

Le ministre de la police de France avoit dit, dans son rapport, qu’il ne proposeroit pas à Buonaparte d’excéder les bornes de son pouvoir constitutionnel ; et voilà qu’un simple lieutenant de police porte un arrêt d’exil, de confiscation et de mort contre un ordre entier de citoyens qui ne sont pas même compris dans le décret du 9 mai ! C’est là ce qu’on appelle se renfermer dans les bornes du pouvoir constitutionnel ! Malgré ce que nous avons vu depuis vingt-cinq ans, on est toujours confondu d’un abus de mots si scandaleux, d’entendre toujours attester la liberté pour établir l’esclavage, la constitution pour sanctionner l’arbitraire, et les lois pour proscrire.

Afin de punir la fidélité, la loyauté et l’honneur, il étoit impossible d’invoquer et d’inventer des lois plus monstrueuses. En lisant la circulaire du ministre de la justice, on croit relire cette loi des suspects qui semble l’expression de toutes les terreurs que la tyrannie éprouve et de toutes les vengeances qu’elle médite. Un ministre de la justice invite des juges à se défendre d’une imprudente pitié pour des délits qui, de son aveu même, appellent plutôt l’indulgence que la rigueur ; il ose dire qu’il ne faut pas absoudre ou condamner un homme sur le fait dont on l’accuse, parce que ce fait peut n’offrir en lui-même rien de répréhensible ; mais il veut que l’on prononce sur l’ensemble des circonstances, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’on peut traîner un homme à l’échafaud, selon l’opinion qu’il plaira aux juges de supposer à cet homme. Sire, où en seroient aujourd’hui vos ennemis, si vous aviez fait usage contre eux des principes qu’ils mettent en avant pour persécuter vos sujets ? Nous ne proposerons point à Votre Majesté d’adopter de pareils principes : ils sont contraires à ses vertus et à l’esprit d’un gouvernement légal et paternel ; mais la bonté même du roi lui fait un devoir de défendre la fidélité contre la rébellion, et nous le supplions de menacer de la vengeance des lois ceux qui oseroient se rendre complices d’une autorité illégitime.

Après avoir entendu ce rapport, Sa Majesté a rendu l’ordonnance suivante :

Ordonnance du roi.

LOUIS, par la grâce de Dieu , roi de france et de navarre,

À tous ceux qui ces présentes verront, salut :

Au moment où les mesures les plus odieuses se renouvellent en France, notre devoir le plus cher, comme notre besoin le plus pressant, est de défendre les droits de nos peuples contre l’oppression et la tyrannie.

Nous avons vu avec une profonde douleur la vie, la liberté et les propriétés de tous les François restés fidèles à leur devoir, compromises par le décret que le chef du prétendu gouvernement de la France a rendu le 9 de ce mois, et par les arrêtés de quelques-uns de ses agents.

Ce décret et ces arrêtés, qui rappellent les lois révolutionnaires les plus atroces, sont encore en contradiction formelle avec notre Charte, notamment avec l’article 66, par lequel la confiscation des biens demeure à jamais abolie.

À ces causes, notre conseil entendu, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Article 1er. Tous les procureurs généraux et soi-disant impériaux, tous les membres d’un tribunal quelconque, soit civil, soit militaire, tous les agents de la police, qui, en vertu du décret de Buonaparte en date du 9 mai 1815, ou en vertu des mesures prises, soit en application, soit en extension de ce même décret, par des autorités quelconques, feroient des poursuites relatives aux prétendus délits y spécifiés, et appliqueroient les peines prononcées par le décret, seront responsables dans leur personne et dans leurs biens, et seront traduits par-devant nos cours et tribunaux, pour y être jugés conformément aux lois de notre royaume.

2. Les préfets, sous-préfets, maires, adjoints, et tous autres agents de l’administration qui auroient concouru aux poursuites ordonnées par le décret du 9 mai, soit en faisant arrêter les personnes, soit en faisant mettre des séquestres ou apposer des scellés, soit enfin en procédant à des ventes mobilières ou immobilières, sont également responsables, et devront aussi être traduits devant nos tribunaux, tant à la poursuite de nos procureurs généraux et royaux, que sur la plainte de ceux qui, en vertu de la précédente ordonnance, auroient droit à des indemnités.

3. Tout juge de paix, greffier, commissaire-priseur, huissier, et autres, qui concourront à la vente des propriétés mobilières ou des fruits des propriétés immobilières, tous ceux qui se seront rendus sciemment acquéreurs des objets vendus, seront solidairement responsables de la valeur desdits objets.

4. Nos ministres sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné à Gand, le vingtième jour du mois de mai de l’an de grâce mil huit cent quinze et de notre règne le vingtième.

Signé : LOUIS.
Et plus bas : Par le roi,
Le chancelier de France,
Signé : D’AMBRAY.

  1. Voici le passage auquel Buonaparte fait allusion, et qu’il avoit mal retenu :
    « Jeté au milieu des mers où le Camoëns plaça le génie des tempêtes, Buonaparte ne peut se remuer sur son rocher sans que nous ne soyons avertis de son mouvement par une secousse. Un pas de cet homme à l’autre pôle se feroit sentir à celui-ci. Si la Providence déchaînoit encore son fléau ; si Buonaparte étoit libre aux États-Unis, ses regards attachés sur l’Océan suffiroient pour troubler les peuples de l’ancien monde : sa seule présence sur le rivage américain de l’Atlantique forceroit l’Europe à camper sur le rivage opposé. » (Voyez à la fin de ce volume, Polémique, article du 17 novembre 1818.)
  2. L’assassinat du duc d’Enghien.
  3. Voyez tome VI, Voyage en Amérique, p. 55 et suiv.
  4. Voyez à la fin de ce volume, Polémique, article du 17 novembre 1818 — et tome VIII, article du 5 juillet 1824 inclusivement.
  5. Tous ces calculs ne sont qu’approximatifs : je ne me pique nullement de donner de comptes rigoureux par francs et par centimes.
  6. Il est vrai pourtant qu’il a perfectionné ce qu’on appelle l’administration des armées et le matériel de la guerre.
  7. Extrait d’un rapport officiel du ministre de la police générale au gouvernement russe, en date du 16 mai 1813.
  8. Compiègne.
  9. Les suites nécessaires du retour de Buonaparte n’ont que trop prouvé que ce n’étoit point là une simple conjecture.
  10. Lorsque nous arrivâmes de Gand, de très-bons royalistes d’ailleurs, mais qui s’étoient laissé surprendre, cherchèrent à justifier leur enthousiasme pour un personnage trop fameux ; ils disoient : Vous ne savez pas quels services il nous a rendus ; vous n’étiez pas ici pendant les Cent Jours ; vous n’avez pas connu l’esprit de la France, etc.
    Il est assez bizarre de supposer que des personnes qui avoient passé de longues années en France sous le règne de Buonaparte, qui n’en avoient été absentes que trois mois, qui pendant ces trois mois étoient restées à quelques lieues de la frontière ; qui pendant ces trois mois recevoient tous les jours des nouvelles de Paris, publiques ou secrètes, à vingt heures et quelquefois à seize heures de date ; qui étoient au centre des armées et de la diplomatie européenne, et conséquemment au centre de toutes les intelligences et de tous les rapports ; qui voyoient à chaque moment arriver auprès du roi des François de la capitale et des provinces ; il est assez bizarre, dis-je, de supposer que la France étoit devenue pour ces personnes un pays totalement inconnu. Aussi, si l’on veut bien lire ce rapport avec quelque attention, on verra que nous n’étions pas trop mal instruit à Gand de ce qui se passoit à Paris ; que nous avions bien prévu le prompt dénoûment de cette courte tragédie, et que nous avions peut-être mieux jugé le jeu des factions et l’état des partis que ceux qui étoient placés plus près du théâtre.
  11. Voyez, ci-dessus, les Réflexions politiques.
  12. 1815.
  13. Ibid.
  14. Extrait du procès-verbal du 6 mai.