Méliador/Introduction

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Texte établi par Auguste Longnon (Ip. i-vi).


Introduction



L’existence d’un livre de Froissart intitulé Meliador est clairement établie par deux allusions qu’y fait cet auteur, l’une dans les Chroniques, l’autre dans le Dit du Florin, à l’occasion de son séjour à Orthez, chez le comte de Foix, Gaston Phébus, vers la fin de 1388. Voici d’abord celle que renferment les Chroniques :

L’accointance de luy a moy fut telle pour ce temps que je avoye avecques moy porté un livre, lequel j’avoie fait a la requeste et contemplation de monseigneur Wincelaut[1] de Boesme, duc de Luxembourg et de Brabant, et sont contenues ou dit livre, qui s’appelle de Meliador[2], toutes les chansons, ballades, rondeaulx et virelais que le gentil duc fist en son temps ; lesquelles choses, parmy l’imagination que j’avoie de dittier et de ordonner le livre, le conte de Fois vit moult voulentiers. Et toutes nuits après souper, je luy en lisoie, mais en lisant nulluy n’osoit sonner mot, ne parler, car il vouloit que je fuisse bien entendu[3].

Froissart est un peu plus explicite dans le Dit du Florin :

291Car toutes les nuis je lisoie
Devant lui et le solaçoie
D’un livre de Melyador,
Le chevalier au soleil d’or,
295Le quel il ooit volentiers,
Et me dist « C’est un beaus mestiers,
« Beaus maistres, de faire tels choses. »
Dedens ce romanc sont encloses
Toutes les chançons que jadis,
300Dont l’ame soit en paradys,
Que fist le bon duc de Braibant,
Wincelaus dont on parla tant ;
Car uns princes fu amourous,
Gracïous et chevalerous,
305Et le livre me fist ja faire
Par tres grant amoureus afaire,
Comment qu’il ne le veïst onques.
Après sa mort je fui adonques
Ou pays du conte de Fois,
310Que je trouvai larghe et courtois,
Et fui en revel et en paix
Près de trois mois dedens Ortais,
Et vi son estat, grant et fier,

Tant de voler com de chacier.
..............................
340Revenir voeil a mes raisons.
Gaston, le bon conte de Fois,
Pour l’onnour dou conte de Blois,
Et pour ce que j’oc moult de painne
Tamaint jour et mainte sepmainne
345De moi relever a minuit,
Ou temps que les cers vont en bruit,
Sis sepmainnes devant Noël
Et quatre après, de mon ostel
A mie nuit je me partoie
350Et droit au chastiel m’en aloie.
Quel temps qu’il fesist, plueue ou vent,
Aler m’i convenoit. Souvent
Estoie, je vous di, moulliés,
Mès j’estoie bel recoeilliés
355Dou conte, et me faisoit des ris :
Adont estoiie tous garis,
Et aussi, d’entrée premiere,
En la salle avoit tel lumiere,
Ou en sa chambre, a son souper,
360Que on y veoit ossi cler
Que nulle clareté poet estre ;
Certes a paradys terrestre
Le comparoie moult souvent.
La estoie si longement
365Que li contes aloit couchier,
Quant leü avoie un septier
De foeilles. Et a sa plaisance
Li contes avoit ordenance
Que le demorant de son vin,
370Qui venoit d’un vaissiel d’or fin,
En moi sonnant, c’est chose voire,
Le demorant me faisoit boire,
Et puis nous donnoit bonne nuit.

En cel estat, en ce deduit,
375Fui je a Ortais un lonc tempoire ;
Et quant j’oc tout parlit l’istoire
Dou chevalier au soleil d’or
Que je nomme Melyador,
Je pris congié, et li bons contes
380Me fist par la chambre des contes
Delivrer quatre vins florins
D’Arragon, tous pesans et fins,
Des quels quatre vins les soissante,
Dont j’avoie fait frans quarante,
385Et mon livre qu’il m’ot laissié,
Ne sçai se ce fut de coer lié,
Mis en Avignon sans damage[4].

Des deux témoignages que nous venons d’emprunter à Froissart lui-même, il ressort clairement que le roman de Meliador avait été composé à la demande de Wenceslas de Bohême, duc de Luxembourg et de Brabant, et que son auteur y avait enchâssé toutes les poésies lyriques de ce prince. Il en résulte aussi que le livre n’était pas terminé lors de la mort de Wenceslas en 1383 et qu’il présentait un certain développement, puisqu’à raison de « sept feuilles » par veillée, la lecture qu’en fit Froissart à Gaston Phébus n’avait pas duré moins de dix semaines[5]. Mais jusqu’à ces dernières années, on ne savait rien de plus de Meliador et c’était tout à fait gratuitement que Dinaux[6] désignait ce roman comme le livre offert par Froissart, lors de son dernier voyage en Angleterre, au roi Richard II[7].

La découverte que nous fîmes en 1891 de quatre fragments de cet ouvrage dans la reliure de deux registres des Archives nationales permit alors de constater que Meliador était un poème de la Table-Ronde et vraisemblablement le plus moderne des poèmes de ce cycle, car M. Gaston Paris signalait récemment comme tel Escanor, de Girard d’Amiens, composé un siècle auparavant, vers l’an 1280[8].

Aujourd’hui, grâce au manuscrit 12557 du fonds français de la Bibliothèque nationale que nous eûmes le plaisir de pouvoir identifier avec le livre composé par Froissart à la requête du duc Wenceslas, il nous est permis d’offrir aux amis de notre ancienne littérature le texte presque entier du roman de Meliador.


  1. Kervyn de Lettenhove a imprimé Wincelant, mais il faut lire évidemment Wincelaut, conformément au vers 302 du Dit du Florin.
  2. L’édition de Kervyn de Lettenhove donne ici Meliader, et antérieurement Buchon avait imprimé, Meliadus, en indiquant la variante Melliades.
  3. Œuvres de Froissart, édition de l’Académie royale de Belgique, tome XI des Chroniques, p. 85.
  4. Œuvres de Froissart, édition de l’Académie royale de Belgique, tome II des Poésies, pp. 228–231.
  5. C’est-à-dire soixante-dix jours environ, ce qui semble indiquer que l’exemplaire lu par Froissart au château d’Orthez se composait de 500 feuilles en chiffre rond. Il est donc probable que « feuille » doit être pris ici au sens de « page » et que le manuscrit en question, comprenant 250 feuillets environ, présentait une disposition sensiblement analogue à celle des deux manuscrits aujourd’hui connus.
  6. Les trouvères brabançons, hainuyers, etc., p. 153.
  7. L’affirmation de Dinaux est tout à fait contraire à l’assertion de Froissart, dont nous croyons utile de reproduire les paroles même : « Et avoie de pourveance fait escripre, grosser et enluminer et fait recueillier tous les traittiés amoureux et de moralité que, ou terme de XXXIIII ans, je avoie par la grace de Dieu et d’Amours fais et compilés… Et voult veoir le roy le livre que je luy avoie apporté. Si le vey en sa chambre, car tout pourveü je l’avoie, et luy mis sus son lit. Il l’ouvry et regarda ens, et luy pleut tres grandement, et bien plaire luy devoit, car il estoit enluminé, escript et historié, et couvert de vermeil velours à dix clous attachiés d’argent dorés et roses d’or ou milieu, a deux grans frumaus dorés et richement ouvrés ou milieu de roses d’or. Adont me demanda le roy de quoy il traittoit. Je luy dis : d’Amours. » (Œuvres de Froissart, édit. de l’Académie royale de Belgique, t. XV des Chroniques, pp. 141 et 167).
  8. Histoire littéraire de la France, t. XXXI, p. 153.