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Méliador/Réponse aux objections de M. Kittredge relativement à la date du « Meliador »

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Texte établi par Auguste Longnon (IIIp. 363-369).


RÉPONSE
AUX
OBJECTIONS DE M. KITTREDGE
RELATIVEMENT À LA DATE DE MELIADOR



M. G. L. Kittredge, de Cambridge, a publié en 1899, au tome XXVI des Englische Studien[1] un intéressant article intitulé Chaucer and Froissart (with a discussion of the date of the Meliador), où il combat avec une certaine vivacité la plupart des conjectures que j’ai émises relativement à la composition du poème remis en lumière par moi. J’ai lu ce travail avec la plus grande attention, mais j’ai le regret de ne pouvoir partager le sentiment de mon contradicteur et je vais exposer succinctement les motifs qui m’ont déterminé à maintenir mes conclusions.

Tout d’abord, M. Kittredge me blâme d’avoir supposé que la première rédaction de Meliador était antérieure à 1369. À son avis, Wenceslas n’aurait pas accepté d’être le parrain d’une sorte de rifacimento, et, d’ailleurs, Froissart ne déclare-t-il point expressément que c’est « a la requeste et contemplation » du duc de Luxembourg et de Brabant qu’il composa ce roman, non encore terminé en 1383 ? À cela je réponds que, si j’ai interprété les paroles du chroniqueur dans le sens que l’on sait, j’y ai été amené par la force des choses, c’est-à-dire par l’indéniable allusion à Meliador contenue en un poème du même Froissart, le Paradis d’amour, que M. Kittredge lui-même, contrairement à l’opinion communément admise en Angleterre, reconnaît avoir été écrit en 1369 au plus tard[2]. J’ajouterai que, dans mon sentiment, l’insertion de l’œuvre poétique tout entière de Wenceslas dans le Meliador nécessitait un remaniement général qui faisait en quelque sorte de ce roman une œuvre nouvelle. Jamais, au reste, l’idée ne me serait venue qu’un grand seigneur du xive siècle pût éprouver quelque scrupule à accepter le patronage d’une édition revue et considérablement remaniée d’un ouvrage déjà connu, et j’ai le plaisir de constater que mon regretté confrère et ami Siméon Luce pensait comme moi à cet égard[3].

D’autre part, M. Kittredge entreprend de montrer qu’il a été matériellement impossible à Froissart de composer le Meliador entre 1365 et 1369 ; il donne, à cet effet, l’emploi du temps de notre auteur, ou plus exactement, l’énoncé de ses déplacements, de ses voyages, durant cette période. La composition d’un roman de 34000 vers, dit-il, exige non seulement beaucoup de temps, mais aussi quelque lecture. Je ne le méconnais point, mais ici encore le raisonnement de M. Kittredge ne me semble pas absolument probant. Et puis, contrairement à ce que pense mon adversaire, je persiste à croire que le poème publié par moi constitue la seconde rédaction de Meliador et qu’en sa forme première cet ouvrage était sensiblement moins étendu[4].

Les arguments que je viens de résumer et de discuter aussi brièvement que possible ne reposent visiblement que sur des hypothèses. Il peut sembler a priori que le troisième argument de M. Kittredge ruine absolument ma manière de voir au sujet de Meliador. Dans un poème allégorique terminé en novembre 1373, le Joli buisson de jonece, Froissart énumère les poèmes précédemment composés par lui, dans l’ordre où ils ont paru :


443 Voirs est qu’un livret fit jadis
Qu’on dist l’Amourous Paradys,
445 Et aussi celi de l’Orloge
Ou grant part de l’art d’amours loge ;
Après, l’Espinette Amoureuse,
Qui n’est pas a l’oïr ireuse,
Et puis l’Amoureuse prison,
450 Qu’en pluisours places bien prise on ;
Rondeaus, balades, virelais
Grant foison de dis et de lays[5]
 

On ne trouve là aucune mention de Meliador, et M. Kittredge de triompher. Il reste bien cependant une petite difficulté, car le premier des poèmes rappelés ici par leur auteur, le Paradis d’amour, contient une allusion manifeste à notre roman. Mais ici j’admire la prestesse avec laquelle M. Kittredge écarte ce fâcheux témoignage. Le Paradis d’amour nous est parvenu en deux manuscrits, datant l’un de 1193, l’autre de 1394, et, tenant compte du penchant bien connu de Froissart pour la révision de ses œuvres, mon adversaire décide qu’il faut voir une interpolation de Froissart même dans les vers :


Et cils a ce bel soleil d’or,
On l’appelle Meliador,
Tangis et Camels de Camois
Sont la ensus dedens ce bois,


où l’auteur de Meliador mentionne trois des principaux personnages de son roman[6].

En dépit de l’apparence, le troisième argument de M. Kittredge n’est pas plus solide que les autres, car, dans l’énumération que renferme le Joli buisson de jonece, Froissart a certainement voulu parler, non point de toutes ses œuvres rimées, mais seulement des « traités amoureux et de moralité », c’est-à-dire des seules compositions métriques que Froissart rangeât d’ordinaire en son bagage poétique et dont la réunion constitue précisément les deux recueils de poésies de notre auteur que la Bibliothèque nationale conserve sous les nos 830 et 831 du fonds français[7]. Et ce n’est pas là de ma part une simple affirmation. Froissart n’a eu garde, en effet, de nommer, parmi les poèmes composés par lui antérieurement à 1373, cette chronique rimée que, tout jeune encore, en 1361 sans doute, il offrit à la reine d’Angleterre Philippe, comme il le dit expressément en la seconde rédaction de ses Chroniques[8],


987 Tangis et Camels de Camois
988 Sont la ensus dedens ces bois.
991 Et des dames y est Helainne
Et de Vregi ta chastelainne,
Genoivre, Yseut et belle Hero,
Polyxena et dame Equo ;
995 Et Medée, qui tient Jason,
Vois tu la dessous ce buisson.


et de laquelle on semble avoir récemment découvert quelques menus fragments[9].

Je pourrais m’en tenir là. Je crois cependant qu’il n’est pas sans intérêt de signaler la théorie de M. Kittredge au sujet des deux versions de Meliador, car le critique anglais admet parfaitement, et c’est à peu près tout ce qu’il me concède, qu’il y a eu deux rédactions différentes de ce roman. La première de ces rédactions, exécutée à l’intention de Wenceslas, et qu’il appelle pour ce motif « la version du duc », serait aujourd’hui représentée par les 514 vers publiés en 1891 d’après le ms. A ; c’est elle que Froissart aurait lue en 1388 à la cour de Gaston Phébus. B, c’est-à-dire le ms. français 12557 de la Bibliothèque nationale, nous conserverait par contre le remaniement, postérieur à 1388. Pourquoi postérieur à 1388 ? Simplement parce que Froissart apprit à la cour de Gaston Phébus que le frère naturel de ce prince, Pierre de Béarn, était sujet à des accès de somnambulisme[10], et que, d’après M. Kittredge, il aurait alors conçu alors l’idée d’attribuer cette même affection à Camel dans le Meliador remanié. Mais ce n’est là encore que pure hypothèse et l’on se représente malaisément le personnage de Camel sans la tare qui le rend odieux à Florée. Le rapprochement des deux cas de somnambulisme, chez Camel d’une part, chez Pierre de Béarn d’autre part, avait au reste frappé jadis madame Mary Darmesteter qui ne voyait là, et je partage son sentiment, qu’une simple coïncidence[11].




  1. Pages 321–336.
  2. Cette date, qui résulte en partie de l’extrait du Joli buisson de jonece cité plus loin, permet à M. Kittredge de résoudre le petit problème que soulève la ressemblance du début du Livre de la duchesse écrit par Chaucer après la mort de la duchesse de Lancastre en 1369 et le commencement du Paradis d’Amour. C’est le poète anglais et non Froissart qui est l’imitateur.
  3. Parlant de la seconde rédaction du livre Ier de ses Chroniques, Siméon Luce s’exprime ainsi au tome Ier de son édition, p. lii : « Si l’auteur ne l’a pas fait précéder d’une dédicace comme il en avait mis une dans le prologue de la première, ne serait-ce point parce qu’il lui répugnait de manifester une préférence entre deux puissants protecteurs (le duc Wenceslas et Guy de Blois) dont il avait également à se louer et qui avaient prodigué l’un et l’autre à son œuvre leurs encouragements ? »
  4. J’ai dit au tome Ier de Meliador (p. l) que la rédaction primitive de ce roman, représentée par A, ne paraît pas avoir compris l’important épisode d’Agamanor travesti en peintre ; or, cet épisode et ses conséquences ne donnent pas matière à moins de 3372 vers (19680 à 23052).
  5. Œuvres de Froissart, édition de l’Académie royale de Belgique, t. II des Poésies, p. 14.
  6. Il est bien évident, comme l’observe M. Kittredge (p. 332), que les quatre vers en question sont parfaitement indépendants du contexte et qu’on pourrait les supprimer sans nuire aucunement à la rime ou à la raison ; ils ont même l’inconvénient de couper en deux une énumération des principaux parmi les chevaliers de la Table Ronde. Je ne serais donc pas fort éloigné de supposer qu’il y a là quelque altération du texte, et que ces quatre vers se trouvaient placés deux lignes plus loin. Le passage du Paradis d’amour, que j’ai cité au tome Ier de Méliador, p. L–LI, ne prêterait à aucune critique si, par le déplacement des quatre vers en question, on le disposait ainsi :

    981 Il y sont Tristrams et Yseus,
    Drumas et Percevaus li preus,
    Guirons, et Los, et Galehaus,
    984 Mordrès, Melyadus, Erbaus,
    989 Agravains, et Bruns, et Yewains
    990 Et le bon chevalier Gauwains ;
    985 Et cils a ce bel soleil d’or,
    986 On l’appelle Melyador,

  7. Le ms. 830 débute ainsi : « A sçavoir est que dedans ce livre sont contenu pluiseurs trettiés amoureus et de moralité, lesquels ont esté fait… par… sire Jehan Froissart… » Et à l’explicit du ms. 831, on lit ce qui suit : « Explicit dittiers et traittiers amoureus et de moralité, fais… par… sire Jehan Froissart. »
  8. « Si ay tousjours a mon pouoir justement enquis et demandé du fait des guerres et des aventures qui en sont avenues, et par especial depuis la grosse bataille de Poitiers ou le noble roy Jehan de France fut prins, car devant j’estoie jeune de sens et d’aage. Et ce non obstant si emprins je assez hardiement, moy issu de l’escolle, a dittier et a rimer les guerres dessus dites et porter en Angleterre le livre tout compilé, si comme je le fis. Et le presentay adonc a tres haulte et tres noble dame, dame Phelippe de Haynault, roÿne d’Angleterre, qui doulcement et lieement le receut de moy et me fist grant proffit » (Chroniques de J. Froissart, édit. Luce, t. I, p. 210 ; cf. édit. Kervyn de Lettenhove, t. II, p. 5).
  9. Ces fragments, consistant en deux bandes de parchemin trouvées dans une reliure, ne renferment que trente-six vers octosyllabiques et se rapportent au récit des événements de l’an 1357. M. L. Delisle vient de les publier sous ce titre : Fragment d’un poème historique du xive siècle au tome LX de la Bibliothèque de l’École des Chartes (p. 611–616), en signalant « l’exactitude du récit et tout particulièrement le parfait accord qui règne entre le poème et la Chronique de Froissart ». J’ajouterais que la langue de ces vers est exactement la langue de Meliador et que, selon toute apparence, c’est un manuscrit de la même chronique rimée que mentionne en ces termes un inventaire de la librairie du roi Charles V : « La guerre du roy de France et du roy d’Angleterre, et les faiz du roy de Navarre et de ceulz de Paris quant ilz furent contre le roy… escript en françoys, de lettre formée, et rymé, a deux colombes. » (Cité par M. Delisle, loco citato, p. 615.)
  10. C’est par l’écuyer béarnais qui lui avait conté la mort du fils de Gaston Phébus que Froissart fut informé du cas de Pierre de Béarn : « Ung jour, a loisir, je luy prins a demander de messire Pierre de Berne, frere bastard du conte, pour tant qu’il me sembloit ung chevallier de grant voulonté, se il estoit riche homme et point marié. Adont il me respondi : « Marié est il voirement, mais sa femme ne ses enffans ne demeurent point avecques luy. » — « Et pourquoi », dis je. — « Je le vous diray », dist l’escuier. « Messire Pierre de Berne a d’usaige que de nuit, en son dormant, il se resveille et se arme, et trait son espée, et se combat et ne scet a qui, voire, se l’on n’est moult soingneux de le garder ; mais ses chambrelens et ses varlets qui dorment en sa chambre et qui le veillent, quant ils le voyent ou oyent lever, ils lui vont au devant et l’esveillent, et luy disent comment il se maintient, et il leur respond qu’il n’en scet riens et qu’ils mentent. Et aucunes fois l’on ne luy laissoit nulles armures ; mais quant il se resveilloit et nulles n’en trouvoit, il menoit ung tel tambusquis et ung tel tempestement qu’il sembloit que tous les deables d’enfer fussent la dedens avecques luy, sique pour le mieulx on les luy a laissiées, et parmy ce il s’oublie a luy armer et desarmer, et puis s’en rêva couchier » (Œuvres de Froissart, édit. de l’Académie de Belgique, t. XI des Chroniques, p. 100–101).
  11. Mary Darmesteter, Froissart, p. 95–96.