Mélite/Acte 1

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Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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ACTE I.




SCÈNE PREMIÈRE.


ÉRASTE, TIRCIS.


ÉRASTE.


Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable 16 ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte 17
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison 18,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme 19,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir 20,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.


TIRCIS.


Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable !
Pour paroître éloquent tu te feins misérable :
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurois adoucir les traits de tes malheurs ?
Ne t’imagine pas qu’ainsi sur ta parole 21
D’une fausse douleur un ami te console :
Ce que chacun en dit ne m’a que trop appris
Que Mélite pour toi n’eut jamais de mépris.


ÉRASTE.


Son gracieux accueil et ma persévérance
Font naître ce faux bruit d’une vaine apparence :
Ses mépris sont cachés, et s’en font mieux sentir 22,
Et n’étant point connus, on n’y peut compatir 23.


TIRCIS.


En étant bien reçu, du reste que t’importe ?
C’est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.


ÉRASTE.


Cet accès favorable, ouvert et libre à tous,
Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux 24 :
Elle souffre aisément mes soins et mon service ;
Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,
Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,
C’est l’unique moyen de n’en plus approcher.


TIRCIS.


Ne dissimulons point : tu règles mieux ta flamme,
Et tu n’es pas si fou que d’en faire ta femme.


ÉRASTE.


Quoi ! tu sembles douter de mes intentions ?


TIRCIS.


Je crois malaisément que tes affections
Sur l’éclat d’un beau teint, qu’on voit si périssable 25,
Règlent d’une moitié le choix invariable.
Tu serois incivil de la voir chaque jour 26
Et ne lui pas tenir quelques propos d’amour 27 ;
Mais d’un vain compliment ta passion bornée
Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée.
Tu sais qu’on te souhaite aux plus riches maisons,
Que les meilleurs partis 28


ÉRASTE.


Trêve de ces raisons ;
Mon amour s’en offense, et tiendroit pour supplice
De recevoir des lois d’une sale avarice 29 ;
Il me rend insensible aux faux attraits de l’or,
Et trouve en sa personne un assez grand trésor.


TIRCIS.


Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veux suivre,
Tu ne sais guère encor ce que c’est que de vivre.
Ces visages d’éclat sont bons à cajoler ;
C’est là qu’un apprentif doit s’instruire à parler 30 ;
J’aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;
La mode nous oblige à cette complaisance ;
Tous ces discours de livre alors sont de saison :
Il faut feindre des maux, demander guérison 31,
Donner sur le phébus, promettre des miracles ;
Jurer qu’on brisera toute sorte d’obstacles ;
Mais du vent et cela doivent être tout un.


ÉRASTE.


Passe pour des beautés qui sont dans le commun 32 :
C’est ainsi qu’autrefois j’amusai Crisolite ;
Mais c’est d’autre façon qu’on doit servir Mélite.
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n’est qu’à la posséder 33.
Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle 34,
Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
Les Grâces, à l’envi, descendirent des cieux 35,
Pour se donner l’honneur d’accompagner ses yeux ;
Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage,
Voulut obstinément loger sur son visage 36.


TIRCIS.


Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au besoin
Ce discours emphatique iroit encor bien loin.
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,
Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,
On en voit en six mois passer la fantaisie.
Tel au bout de ce temps n’en voit plus la beauté 37
Qu’avec un esprit sombre, inquiet, agité 38 ;
Au premier qui lui parle ou jette l’œil sur elle 39,
Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle 40 ;
Ce n’est plus lors qu’une aide à faire un favori 41,
Un charme pour tout autre, et non pour un mari.


ÉRASTE.


Ces caprices honteux et ces chimères vaines
Ne sauroient ébranler des cervelles bien saines,
Et quiconque a su prendre une fille d’honneur
N’a point à redouter l’appas 42 d’un suborneur.


TIRCIS.


Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile
Assez et trop souvent trompe le plus habile,
Et l’hymen de soi-même est un si lourd fardeau,
Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau.
S’attacher pour jamais aux côtés d’une femme 43 !
Perdre pour des enfants le repos de son âme !
Voir leur nombre importun remplir une maison  44 !
Ah ! qu’on aime ce joug avec peu de raison !


ÉRASTE.


Mais il y faut venir ; c’est en vain qu’on recule,
C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’y brûle 45 ;
Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé 46,
Nous te verrons un jour songer au mariage 47.


TIRCIS.


Alors ne pense pas que j’épouse un visage :
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me vouloit, toute laide qu’elle est,
Je l’estimerois plus qu’Aminte et qu’Hippolyte ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :
C’est comme il faut aimer. L’abondance des biens
Pour l’amour conjugal a de puissants liens :
La beauté, les attraits, l’esprit, la bonne mine 48,
Échauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;
Et l’hymen qui succède à ces folles amours,
Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours 49.
Une amitié si longue est fort mal assurée
Dessus des fondements de si peu de durée 50.
L’argent dans le ménage a certaine splendeur
Qui donne un teint d’éclat à la même laideur 51 ;
Et tu ne peux trouver de si douces caresses
Dont le goût dure autant que celui des richesses.


ÉRASTE 52.


Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis,
À peine pourrois-tu conserver ton avis.


TIRCIS.


La raison en tous lieux est également forte


ÉRASTE.


L’essai n’en coûte rien : Mélite est à sa porte ;
Allons, et tu verras dans ses aimables traits
Tant de charmants appas, tant de brillants attraits 53,
Que tu seras forcé toi-même à reconnoître 54
Que si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être.


TIRCIS.


Allons, et tu verras que toute sa beauté
Ne saura me tourner contre la vérité 55.


――――――


SCÈNE II.


MÉLITE, ÉRASTE, TIRCIS.



ÉRASTE.


De deux amis, Madame, apaisez la querelle 56.
Un esclave d’Amour le défend d’un rebelle,
Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,
Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.
Comme dès le moment que je vous ai servie
J’ai cru qu’il étoit seul la véritable vie,
Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport
Entre nos deux esprits sème quelque discord 57.
Je me suis donc piqué contre sa médisance,
Avec tant de malheur ou tant d’insuffisance.
Que des droits si sacrés et si pleins d’équité 58.
N’ont pu se garantir de sa subtilité,
Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre 59,
Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.


MÉLITE.


Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouveroit
En ce mépris d’Amour qui le seconderoit.


TIRCIS.


Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l’amour une plus haute estime 60,
Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.


MÉLITE.


Ce reproche sans cause avec raison m’étonne 61 :
Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais 62 ?


ÉRASTE.


Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour me faire un supplice 63.


MÉLITE.


Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.


ÉRASTE.


Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.


MÉLITE.


Il est rare qu’on porte avec si bon visage 64
L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage 65.


ÉRASTE.


Votre charmant aspect suspendant mes douleurs 66,
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.


MÉLITE.


Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.


ÉRASTE.


Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
Et vous n’en conservez que faute de vous voir 67.


MÉLITE.


Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?


ÉRASTE.


Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?
De si frêles sujets ne sauroient exprimer
Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer 68,
Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
Cette légère idée et foible connoissance 69
Que vous aurez par eux de tant de raretés
Vous mettra hors du pair de toutes les beautés 70.


MÉLITE.


Voilà trop vous tenir dans une complaisance
Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,
Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.


ÉRASTE.


Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.


TIRCIS.


Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.


ÉRASTE.


Voyez que d’un second mon droit se fortifie.


MÉLITE.


Voyez que son secours montre qu’il s’en défie 71.


TIRCIS.


Je me range toujours avec 72 la vérité.


MÉLITE.


Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.


TIRCIS.


Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
Et prenant désormais des sentiments plus doux,
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.


MÉLITE.


Un ennemi d’Amour me tenir ce langage !
Accordez votre bouche avec votre courage ;
Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.


TIRCIS.


J’ai connu mon erreur auprès de vos appas 73 :
Il vous l’avoit bien dit.


ÉRASTE.


Il vous l’avoit bien dit._Ainsi donc par l’issue 74
Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?


TIRCIS.


Si tes feux en son cœur produisoient même effet,
Crois-moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.


MÉLITE.


Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire
Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
Mais je pourrois bientôt, à m’entendre flatter 75,
Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.
Excusez ma retraite.


ÉRASTE.


Excusez ma retraite._Adieu, belle inhumaine.
De qui seule dépend et ma joie et ma peine 76.


MÉLITE.


Plus sage à l’avenir, quittez ces vains propos,
Et laissez votre esprit et le mien en repos.


――――――


SCÈNE III.


ÉRASTE, TIRCIS.



ÉRASTE.


Maintenant suis-je un fou ? mérité- je du blâme ?
Que dis-tu de l’objet? que dis-tu de ma flamme?


TIRCIS.


Que veux-tu que j’en die ? elle a je ne sais quoi
Qui ne peut consentir que l’on demeure à soi.
Mon cœur, jusqu’à présent à l’amour invincible.
Ne se maintient qu’à force aux termes d’insensible ;
Tout autre que Tircis mourroit pour la servir.


ÉRASTE.


Confesse franchement qu’elle a su te ravir,
Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle
Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.
Rien que notre amitié ne t’en peut détourner ;
Mais ta muse du moins, facile à suborner 77,
Avec plaisir déjà prépare quelques veilles
À de puissants efforts pour de telles merveilles.


TIRCIS.


En effet ayant vu tant et de tels appas,
Que je ne rime point, je ne le promets pas.


ÉRASTE.


Tes feux n’iront-ils point plus avant que la rime 78 ?


TIRCIS.


Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime.


ÉRASTE.


Mais si sans y penser tu te trouvois surpris ?


TIRCIS.


Quitte pour décharger mon creur dans mes écrits.
J’aime bien ces discours de plaintes et d’alarmes,
De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes :
C’est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson ;
Mais j’en connois, sans plus, la cadence et le son.
Souffre qu’en un sonnet je m’efforce à dépeindre
Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;
Tu le pourras donner comme venant de toi.


ÉRASTE.


Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous sa loi
Verra ma passion pour le moins en peinture.
Je doute néanmoins qu’en cette portraiture
Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.


TIRCIS.


Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,
Si jamais un tel crime entre dans mon courage 79 !


ÉRASTE.


Adieu, je suis content, j’ai ta parole en gage,
Et sais trop que l’honneur t’en fera souvenir.


TIRCIS, seul.


En matière d’amour rien n’oblige à tenir,
Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse.
Font bientôt vanité d’oublier leur promesse.


――――――


SCÈNE IV.


PHILANDRE, CLORIS.



PHILANDRE.


Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr :
Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à te trahir.


CLORIS.


Ne m’épouvante point : à ta mine, je pense
Que le pardon suivra de fort près cette offense,
Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvais tour.


PHILANDRE.


Sache donc qu’il ne vient sinon de trop d’amour.


CLORIS.


J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse
Ton crime officieux porteroit son excuse 80.


PHILANDRE.


Ton adorable objet, mon unique vainqueur,
Fait naître chaque jour tant de feux en mon cœur,
Que leur excès m’accable, et que pour m’en défaire
J’y cherche des défauts qui puissent me déplaire 81.
J’examine ton teint dont l’éclat me surprit,
Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;
Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me charme 82.


CLORIS.


Et moi, je suis ravie, après ce peu d’alarme.
Qu’ainsi tes sens trompés te puissent obliger
À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.


PHILANDRE.


Ta beauté te répond de ma persévérance,
Et ma foi qui t’en donne une entière assurance.


CLORIS.


Voilà fort doucement dire que sans ta foi
Ma beauté ne pourroit te conserver à moi.


PHILANDRE.


Je traiterois trop mal une telle maîtresse
De l’aimer seulement pour tenir ma promesse :
Ma passion en est la cause, et non l’effet ;
Outre que tu n’as rien qui ne soit si parfait,
Qu’on ne peut te servir sans voir sur ton visage
De quoi rendre constant l’esprit le plus volage 83.


CLORIS.


Ne m’en conte point tant de ma perfection 84 :
Tu dois être assuré de mon affection,
Et tu perds tout l’effort de ta galanterie,
Si tu crois l’augmenter par une flatterie.
Une fausse louange est un blâme secret :
Je suis belle à tes yeux ; il suffit, sois discret 85 ;
C’est mon plus grand bonheur, et le seul où j’aspire.


PHILANDRE.


Tu sais adroitement adoucir mon martyre 86 ;
Mais parmi les plaisirs qu’avec toi je ressens,
À peine mon esprit ose croire mes sens 87.
Toujours entre la crainte et l’espoir en balance
Car s’il faut que l’amour naisse de ressemblance,
Mes imperfections nous éloignant si fort,
Qu’oserois-je prétendre en ce peu de rapport ?


CLORIS.


Du moins ne prétends pas qu’à présent je te loue,
Et qu’un mépris rusé, que ton cœur désavoue,
Me mette sur la langue un babil affété,
Pour te rendre à mon tour ce que tu m’as prêté :
Au contraire, je veux que tout le monde sache
Que je connois en toi des défauts que je cache.
Quiconque avec raison peut être négligé
À qui le veut aimer est bien plus obligé.


PHILANDRE.


Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?


CLORIS.


Sans doute ; et qu’aurois-tu qui me fût comparable ?


PHILANDRE.


Regarde dans mes yeux, et reconnois qu’en moi
On peut voir quelque chose aussi parfait que toi 88.


CLORIS.


C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.


PHILANDRE.


Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.
Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seul trait
Que ceux qu’il a reçus de ton charmant portrait 89,
Et qui tout aussitôt que tu t’es fait paroître 90,
Afin de te mieux voir s’est mis à la fenêtre.


CLORIS.


Le trait n’est pas mauvais ; mais puisqu’il te plaît tant 91.
Regarde dans mes yeux, ils t’en montrent autant,
Et nos feux tous pareils ont mêmes étincelles 92.


PHILANDRE.


Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,
Dedans cette union prenant un même cours,
Nous préparent un heur qui durera toujours.
Cependant, en faveur de ma longue souffrance 93


CLORIS.


Tais-toi, mon frère vient.


――――――


SCÈNE V.


TIRCIS, PHILANDRE, CLORIS.



TIRCIS.


Tais-toi, mon frère vient._Si j’en crois l’apparence,
Mon arrivée ici fait quelque contre-temps.


PHILANDRE.


Que t’en semble, Tircis ?


TIRCIS.


Que t’en semble, Tircis ?_Je vous vois si contents,
Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il me semble
Du divertissement que vous preniez ensemble,
De moins sorciers que moi pourroient bien deviner 94
Qu’un troisième ne fait que vous importuner.


CLORIS.


Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ont point de crimes,
Et pour t’appréhender ils sont trop légitimes,
Puisqu’un hymen sacré, promis ces jours passés.
Sous ton consentement les autorise assez.


TIRCIS.


Ou je te connois mal, ou son heure tardive
Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive 95.


CLORIS.


Ta belle humeur te tient, mon frère.


TIRCIS.


Ta belle humeur te tient, mon frère._Assurément.


CLORIS.


Le sujet ?


TIRCIS.


Le sujet ?_J’en ai trop dans ton contentement.


CLORIS.


Le cœur t’en dit d’ailleurs 96.


TIRCIS.


Le cœur t’en dit d’ailleurs_._Il est vrai, je te jure ;
J’ai vu je ne sais quoi…


CLORIS.


J’ai vu je ne sais quoi…_Dis tout, je t’en conjure 97.


TIRCIS.


Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux,
Tes affaires, ma sœur, n’en iroient guère mieux.


CLORIS.


J’ai trop de vanité pour croire que Philandre
Trouve encore après moi qui puisse le surprendre 98.


TIRCIS.


Tes vanités à part, repose-t’en sur moi.
Que celle que j’ai vue est bien autre que toi.


PHILANDRE.


Parle mieux de l’objet dont mon âme est ravie ;
Ce blasphème à tout autre auroit coûté la vie.


TIRCIS.


Nous tomberons d’accord sans nous mettre en pourpoint 99.


CLORIS.


Encor, cette beauté, ne la nomme-ton point ?


TIRCIS.


Non pas sitôt. Adieu : ma présence importune
Te laisse à la merci d’Amour et de la brune.
Continuez les jeux que vous avez quittés 100.


CLORIS.


Ne crois pas éviter mes importunités :
Ou tu diras le nom de cette incomparable,
Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.


TIRCIS.


Il n’est pas fort aisé d’arracher ce secret.
Adieu : ne perds point temps.


CLORIS.


Adieu : ne perds point temps._Ô l’amoureux discret !
Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.


PHILANDRE.

(Il retient Cloris 101, qui suit son frère.)


C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère !


CLORIS.


Philandre, avoir un peu de curiosité,
Ce n’est pas envers toi grande infidélité :
Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,
Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.
Nous en rirons après ensemble, si tu veux.


PHILANDRE.


Quoi ! c’est là tout l’état que tu fais de mes feux ?


CLORIS.


Je ne t’aime pas moins pour être curieuse ?
Et ta flamme à mon cœur n’est pas moins précieuse.
Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.


PHILANDRE.


Ah, folle ! qu’en t’aimant il faut souffrir de toi !


Acteurs

Acte I

Acte II


16. Var. * Parmi tant de rigueurs n’est-ce pas chose étrange
Que rien n’est assez fort pour me résoudre au change ?
Jamais un pauvre amant ne fut si mal traité,
Et jamais un amant n’eut tant de fermeté :
Mélite a sur mes sens une entière puissance ;
Si sa rigueur m’aigrit, ce n’est qu’en son absence,
Et j’ai beau ménager dans un éloignement. (1633-57)

17. Var. Un seul de ses regards l’étouffe et le dissipe,
Un seul de ses regards me séduit et me pipe. (1633-57)

18. Var. Et d’un tel ascendant maîtrise ma raison
Que je chéris mon mal et fuis ma guérison. (1633)

19. Var. N’est rien qu’un vent qui souffle et rallume ma flamme. (1633)
Var. N’est rien qu’un imposteur qui rallume ma flamme. (1644-57)
Var. N’est qu’un doux imposteur qui rallume ma flamme. (1660)

20. Var. Et reculant toujours ce qu’il semble m’offrir. (1633-60)

21. Var. Ne t’imagine pas que dessus ta parole. (1633-57)

22. Var. Ses dédains sont cachés, encor que continus,
Et d’autant plus cruels que moins ils sont connus. (1633)
Var. Ses dédains sont cachés, bien que continuels,
Et moins ils sont connus, et plus ils sont cruels. (1644-57)

23. Var. Puisqu’étant inconnus, on n’y peut compatir. (1660)

24. Var. [Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux :]
Sa hantise me perd, mon mal en devient pire,
Vu que loin d’obtenir le bonheur où j’aspire,
Parler de mariage à ce cœur de rocher. (1633-57)

25. Var. Arrêtent en un lieu si peu considérable
D’une chaste moitié le choix invariable. (1633-60)

26. Var. Tu serois incivil, la voyant chaque jour,
De ne lui tenir pas quelques propos d’amour. (1663 et 64)

27. Var. Et ne lui tenir pas quelques propos d’amour. (1633-57 et 68)
Var. Et ne lui tenir pas quelque propos d’amour. (1660)

28. Var. Où de meilleurs partis… (1633-54)
Var. Où des meilleurs partis… (1657)

29. Var. D’avoir à prendre avis d’une sale b avarice ;
Je ne sache point d’or capable de mes vœux
Que celui dont Nature a paré ses cheveux. (1633-57)

30. Var. C’est là qu’un jeune oiseau doit s’apprendre à parler. (1633-57)

31. Var. Il faut feindre du mal, demander guérison. (1633-64)

32. Var. Passe pour des beautés qui soient dans le commun. (1633-60)

33. Var. Que le souverain bien gît à la posséder. (1633-60)

34. Var. Le jour qu’elle naquit, Vénus, quoiqu’immortelle. (1633-64)

35. Var. Les Grâces au séjour qu’elles faisoient aux cieux
Préférèrent l’honneur d’accompagner ses yeux. (1633)
Var. Les Grâces aussitôt descendirent des cieux. (1644-57)

36. Var. Voulut à tout le moins loger sur son visage.
Tirs. c Te voilà bien en train ; si je veux t’écouter,
Sur ce même ton-là tu m’en vas bien conter.
[Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore.] (1633-57)

37. Var. Tel au bout de ce temps la souhaite bien loin. (1633-57)

38. Var. La beauté n’y sert plus que d’un fantasque soin. (1633-54)
Var. La beauté ne sert plus que d’un fantasque soin. (1657)

39. Var. À troubler le repos de qui se formalise. (1633)
Var. À troubler le repos de qui se scandalise. (1644-57)

40. Var. S’il advient qu’à ses yeux quelqu’un la galantise. (1633-57)

41. Var. Ce n’est plus lors qu’un aide à faire un favori. (1633-60)

42. Corneille ne distingue pas l’orthographe appât (appâts) et appas, dont nous faisons deux mots. Il écrit appas dans tous les sens, tant au singulier qu’au pluriel.

43. Var. S’attacher pour jamais au côté d d’une femme. (1633-54)

44. Var. Quand leur nombre importun accable la maison. (1633-57)

45. Var. C’est en vain que l’on fuit, tôt ou tard on s’y brûle. (1633-57)

46. Var. Toi-même qui fais tant du cheval échappé. (1660-63)

47. Var. Un jour nous te verrons songer au mariage. (1633-60)

48. Var. La beauté, les attraits, le port, la bonne mine,
Échauffent bien les draps, mais non pas la cuisine. (1633).

49. Var. Pour quelques bonnes nuits, a bien de mauvais jours. (1633-57)

50. Var. [Dessus des fondements de si peu de durée.]
C’est assez qu’une femme ait un peu d’entregent.
La laideur est trop belle étant teinte en argent. (1633)

51. L’or même à la laideur donne un teint de beauté,
a dit plus tard Boileau dans sa VIIIe satire.

52. En marge, dans l’édition de 1633 : Mélite paroît.

53. Var. Tant de charmants appas, tant de divins attraits. (1633-57)

54. Var. Que tu seras contraint d’avouer à ta honte,
Que si je suis un fou, je le suis à bon conte e. (1633)

55. Var. Ne me saura tourner contre la vérité. (1633-57)

56. Var. Au péril de vous faire une histoire importune.
Je viens vous raconter ma mauvaise fortune :
Ce jeune cavalier, autant qu’il m’est ami,
Autant est-il d’Amour implacable ennemi,
Et pour moi, qui depuis que je vous ai servie
Ne l’ai pas moins prisé qu’une seconde vie,
Jugez si nos esprits, se rapportant si peu,
Pouvoient tomber d’accord et parler de son feu.
[Je me suis donc piqué contre sa médisance.] (1633-57)

57. Var. Entre nos deux esprits ait semé le discord. (i660-64)

58. Var. Que les droits de l’amour, bien que pleins d’équité. (1633-57)

59. Var. Et je l’amène à vous, n’ayant plus que répondre. (1633)

60. Var. Et ne fait de l’amour une meilleure estime, (1633-57)

61. Var. Ce reproche sans cause, inopiné, m’étonne. (1633-57).

62. Peut-être Molière se rappelait-il ce passage lorsqu’il faisait dire à Agnès :
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
(L’École des Femmes, acte II, sc. vi.)

63. Var. À pervertir son cours pour croître mon supplice. (1633-64)

64. Var. D’ordinaire on n’a pas avec si bon visage, (1633-57)

65. Var. Ni l’àme ni le cœur en un tel équipage. (1633)
Var. Ni l’àme ni le cœur en si triste équipage. (1644-57)

66. Var. Votre divin aspect suspendant mes douleurs. (1633-60)

67. Var. Et vous n’en conservez qu’à faute de vous voir. (1633-44 et 52-57)

68. Var. Ce qu’Amour dans les cœurs peut lui seul imprimer. (1633-63)

69. Var. Encor cette légère et foible connoissance. (1633-60)

70. Var. Vous mettra hors de pair de toutes les beautés. (1657 et 60)

71. Var. Mais plutôt son secours fait voir qu’il s’en défie. (1633-57)

72. Les éditions de 1668 et de 1682 donnent d’avec. Nous n’avons pas hésité à y substituer avec, qui est la leçon de toutes les autres éditions.

73. Var. J’ai reconnu mon tort auprès de vos appas. (1633)

74. Var. Il vous l’avoit bien dit._Ainsi ma prophétie
Est, à ce que je vois, de tout point réussie.
tirs. Si tu pouvois produire en elle un même effet, (1633-63)

75. Var. Mais outre qu’il m’est doux de m’entendre flatter.
Ma mère qui m’attend m’oblige à vous quitter. (1633-57)

76. Var. De qui seule dépend et mon aise et ma peine. (1633-57)

75. Var. Mais outre qu’il m’est doux de m’entendre flatter.
Ma mère qui m’attend m’oblige à vous quitter. (1633-57)

76. Var. De qui seule dépend et mon aise et ma peine. (1633-57)

78. Var. Garde aussi quêtes feux n’outre-passent la rime. (1633-57)

79. Var. Si jamais ce penser entre dans mon courage ! (1633-57)

80. Var. [Ton crime officieux porteroit son excuse ;]
Mais n’importe, sachons. phil. Ton bel œil mon vainqueur. (1633-57)

81. Var. Je recherche par où tu me pourras déplaire. (1633-57)

82. Var. Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me plaise.
clor. Et moi dans mes défauts encor suis-je bien aise
Qu’ainsi tes sens trompés te forcent désormais
À chérir ta Cloris et ne changer jamais. (1633-57)

83. Var. De quoi rendre constant l’homme le plus volage. (1633-68)

84. Var. Tu m’en vas tant conter de ma perfection,
Qu’à la fin j’en aurai trop de présomption.
phil. S’il est permis d’en prendre à l’égal du mérite,
Tu n’en saurois avoir qui ne soit trop petite.
clor. Mon mérite est si peu… phil. Tout beau, mon cher souci ;
C’est me désobliger que de parler ainsi f.
Nous devons vivre ensemble avec plus de franchise :
Ce refus obstiné d’une louange acquise
M’accuseroit enfin de peu de jugement,
D’avoir tant pris de peine et souffert de tourment,
Pour qui ne valoit pas l’offre de mon service g.
clor. À travers tes discours si remplis d’artifice
Je découvre le but de ton intention :
C’est que, te défiant de mon affection,
Tu la veux acquérir par une flatterie.
Philandre, ces propos sentent la moquerie, (1633-57)

85. Var. Épargne-moi, de grâce, et songe, plus discret,
Qu’étant belle à tes yeux, plus outre je n’aspire. (1633-68)

86. Var. Que tu sais dextrement adoucir mon martyre ! (1633-63)

87. Var. À peine mon esprit ose croire à mes sens. (1633-57)

88. Var. On peut voir quelque chose aussi beau comme toi. (1633-64)

89. Var. Que ceux qu’il a reçus de ton divin portrait. (1633-60)

90. Var. Et qui tout aussitôt que tu te fais paroître,
Afin de te mieux voir se met à la fenêtre. (1648)

91. Var. Dois-je prendre ceci pour de l’argent comptant ?
Oui, Philandre, et mes yeux t’en vont montrer autant. (1633-57)

92. Var. Nos brasiers tous pareils ont mêmes étincelles. (1633-64)

93. Var. Cependant un baiser accordé par avance
Soulageroit beaucoup ma pénible souffrance.
clor. Prends-le sans demander, poltron, pour un baiser h
Crois-tu que ta Cloris te voulut refuser ?

SCÈNE V.

TIRSIS, PHILANDRE, CLORIS.

tirs. i Voilà traiter l’amour justement bouche à bouche ;
C’est par où vous alliez commencer l’escarmouche ?
Encore n’est-ce pas trop mal passé son temps.
[phil. Que t’en semble, Tirsis ?] (1633-57)

94. Var. Je pense ne pouvoir vous être qu’importun,
Vous feriez mieux un tiers que d’en accepter un.(1633)

95. Var. [Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive.]
Cette légère amorce, irritant tes désirs,
Fait que l’illusion d’autres meilleurs plaisirs
Vient la nuit chatouiller ton espérance avide,
Mal satisfaite après de tant mâcher à vide.
[clor. Ta belle Immeur te tient, mon frère.] (1633)

96. Var. Le cœur t’en dit ailleurs. (1657 et 63-68)

97. Var. J’ai vu je ne sais quoi…_Dis-le, je t’en conjure. (1633-57)
Var. J’ai vu je ne sais quoi…_Dis tôt, je t’en conjure. (1660)

98. Var. Trouve encore après moi qui le puisse surprendre. (1657)

99. Expression proverbiale, qui vient de ce que les duellistes ne gardaient que leur pourpoint lorsqu’ils se battaient. « Quelquefois même ils mettoient pourpoint bas, dit Furetière dans son Dictionnaire, pour montrer qu’ils se battoient sans supercherie. » Voyez la première variante de la page 195.

100. Var. Continuez les jeux que j’ai... clor. Tout beau, gausseur,
Ne l’imagine point de contraindre une sœur,
N’importe qui l’éclaire en ces chastes caresses ;
Et pour te faire voir des preuves plus expresses
(Qu’elle ne craint en rien la langue, ni tes yeux j,
Philandre, d’un baiser scelle encor tes adieux.
phil. Ainsi vienne bientôt cette heureuse journée,
Qui nous donne le reste en faveur d’Hyménée.
tirs. Sa nuit est bien plutôt ce que vous attendez.
Pour vous récompenser du temps que vous perdez k. (1633-57)

101. Var. Retenant Cloris. (1660)


*. Les chiffres qui sont à la fin des variantes, entre parenthèses, marquent les dates des éditions d’où elles sont tirées. Le premier chiffre seul est entier ; il faut suppléer 16 devant les suivants. 1633-57 signifie que la variante se trouve dans toutes les éditions publiées de 1633 à 1657 inclusivement.
Les variantes trop longues pour figurer au bas des pages sont données à la suite de la pièce.

b. L’édition de 1657 donne, par erreur sans doute, seule, au lieu de sale.

c. Il y a Tirsis, au lieu de Tircis, dans toutes les éditions antérieures à 1660.

d. Dans l’édition de 1657 : « aux côté d’une femme. » La faute est-elle à l’article ou au nom, et faut-il lire au côté ou aux côtés ?

e. Conte, compte. C’est l’orthographe constante de Corneille (voyez p. 9, note 1). Nous la conservons à la rime.

f. Vois que c’est m’offenser que de parler ainsi. (1648)

g. Pour qui ne vaudroit pas l’offre de mon service. (1648)

h. Le pourrai-je obtenir ? clor. Pour si peu qu’un baiser. (1644-57)

i. En marge, dans l’édition de 1633 : Il les surprend sur ce baiser.

j. Qu’elle ne craint ici ta langue, ni tes yeux. (1644-57)

k. L’acte finit ici dans les éditions indiquées.