Mélite/Acte 5/Scène 2

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Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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SCÈNE II.


ÉRASTE, la Nourrice.



ÉRASTE322.


En vain je les rappelle, en vain pour se défendre
La honte et le devoir leur parlent de m’attendre 323 ;
Ces lâches escadrons de fantômes affreux
Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,
Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre,
Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfer s’entr’ouvre.
Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi 324,
La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
Que se précipitant à de promptes retraites,
Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendre secrètes.
Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flots pierreux,
Pour les favoriser ne roule plus de feux ;
Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière 325 ;
Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux.
Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,
Charon, les bras croisés, dans sa barque s’étonne
De ce qu’après Éraste il n’a passé personne 326.
Trop heureux accident, s’il avoit prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu 327 !
Trop heureux accident, si la terre entr’ouverte
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d’accès
Eût de ma trahison devancé le succès !
Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !
N’étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre
Que le simple dessein d’un si lâche forfait ?
Injustes, deviez-vous en attendre l’effet ?
Ah Mélite ! ah Tircis ! leur cruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit un supplice 328.
Ils doutoient que l’enfer eût de quoi me punir
Sans le triste secours de ce dur souvenir 329.
Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes 330,
Ne sont auprès de lui que de légères peines ;
On reçoit d’Alecton un plus doux traitement.
Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment 331 !
Qu’au moins avant ma mort dans ces demeures sombres
Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !
Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,
Et si pour m’achever tu manques de vigueur,
(Il met la main sur son épée 332.)
Voici qui t’aidera : mais derechef, de grâce,
Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.
Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici
L’ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici :
C’est Éraste, c’est lui, qui n’a plus d’autre envie
Que d’épandre à vos pieds son sang avec sa vie :
Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux
L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.


LA NOURRICE.


Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Règne si puissamment sur votre fantaisie ?
L’enfer voit-il jamais une telle clarté ?


ÉRASTE.


Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;
Ce n’est que de vos yeux que part cette lumière.


LA NOURRICE.


Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,
Et d’un sens plus rassis jugez de leur éclat.


ÉRASTE.


Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat ;
Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
Je m’étonne de voir un autre air, un autre âge :
Je ne reconnois plus aucun de vos attraits.
Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits,
Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,
Le poil ainsi grison. O Dieux ! c’est elle-même.
Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi 333 ?
Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?


LA NOURRICE.


Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte 334
Que la voyant si pâle il la crut être morte ;
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd’hui
Tircis, de qui la mort n’étoit qu’imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.


ÉRASTE.


Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ;
En vain pour les trouver je rends tant de combats.


LA NOURRICE.


Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
Qui séduisent vos sens par de fausses images :
Cet enfer, ces combats ne sont qu’illusions 335.


ÉRASTE.


Je ne m’abuse point de fausses visions :
Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,
Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.


LA NOURRICE.


Peut-être que chacun s’enfuyoit devant vous,
Craignant votre fureur et le poids de vos coups ;
Mais voyez si l’enfer ressemble à cette place :
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?
Le logis de Mélite et celui de Cliton
Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?
Quoi ? n’y remarquez-vous aucune différence ?


ÉRASTE.


De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence 336.
Nourrice, prends pitié d’un esprit égaré
Qu’ont mes vives douleurs d’avec moi séparé :
Ma guérison dépend de parler à Mélite.


LA NOURRICE.


Différez pour le mieux un peu cette visite,
Tant que, maître absolu de votre jugement,
Vous soyez en état de faire un compliment.
Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un homme sage ;
Donnez-vous le loisir de changer de visage 337 :
Un moment de repos que vous prendrez chez vous…


ÉRASTE.


Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plus doux,
Et ma foible raison, de guide dépourvue.
Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.


LA NOURRICE.


Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.


Scène I

Acte V, scène II

Scène III


322. Var. éraste, l’épée au poing. (1633-57) — L’épée à la main. (1660)

323. Var. La honte et le devoir leur parle de m’attendre. (1657)

324. Var. La peur renverse tout, et dans ce désarroi
Elle saisit si bien les ombres et leur roi. (1633-57)

325. Var. De leurs flambeaux puants ont éteint la lumière,
Et tiré de leur chef les serpents d’alentour,
De crainte que leurs yeux fissent quelque faux jour,
Dont la foible lueur, éclairant ma poursuite,
À travers ces horreurs me pût trahir leur fuite.
Éaque épouvanté se croit trop en danger,
Et fuit son criminel au lieu de le juger ;
Clothon même et ses sœurs, à l’aspect de ma lame,
De peur de tarder trop n’osant couper ma trame,
À peine ont eu loisir d’emporter leurs fuseaux,
Si bien qu’en ce désordre oubliant leurs ciseaux. (1633-57)

326. Var. D’où vient qu’après Éraste il n’a passé personne. (1633-60)

327. Var. Le déplorable coup du malheur advenu. (1633-60)

328. Var. Aux dépens de vos jours aggrave mon supplice. (1633-57)

329. Var. [Sans le triste secours de ce dur souvenir.]
Souvenir rigoureux de qui l’âpre torture
Devient plus violente et croît plus on l’endure.
Implacable bourreau, tu vas seul étouffer
Celui dont le courage a dompté tout l’enfer.
Qu’il m’eût bien mieux valu céder à ses furies !
Qu’il m’eut bien mieux valu souffrir ses barbaries,
Et de gré me soumettre, en acceptant sa loi,
À tout ce que sa rage eût ordonné de moi !
Tout ce qu’il a de fers, de feux, de fouets, de chaînes,
Ne sont auprès de toi que de légères peines. (1633)

330. Var. Oui, ce qu’ont les enfers, de feux, de fouets, de chaînes. (1644-63)

331. Var. De grâce, un peu de trêve, un moment, un moment. (1633)

332. Var. Il montre son épée. (1633, en marge.) — Ce jeu de scène n’est point indiqué dans les éditions de 1644-60.

333. Var. Nourrice, et qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi ? (1633-60)

334. Var. Cliton la vit pâmer, et se troubla de sorte. (1660)

335. Var. Cet enfer, ces combats, ne sont qu’illusion.
ér. Je ne m’abuse point ; j’ai vu sans fiction
Ces monstres terrassés se sauver à la fuite. (1633-57)

336. Var. [De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence.]
Depuis ce que j’ai su de Mélite et Tirsis,
Je sens que tout à coup mes regrets adoucis
Laissent en liberté les ressorts de mon âme ;
Ma raison par ta bouche a reçu son dictame.
Nourrice, prends le soin d’un esprit égaré,
Qui s’est d’avecque moi si longtemps séparé :
[Ma guérison dépend de parler à Mélite.] (1633-57)

337. Var. [Donnez-vous le loisir de changer de visage ;]
Nous pourvoirons après au reste en sa saison.
ér. Viens donc m’accompagner jusques en ma maison ;
Car si je te perdois un seul moment de vue,
Ma raison, aussitôt de guide dépourvue,
M’échapperoil encor. la nourr. Allons, je ne veux pas. (1633-57)