Mélodies pastorales

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Chez l’auteur (p. 1-8).

MÉLODIES PASTORALES
PARIS
CHEZ L’AUTEUR
Rue Rataud, 11.
PAR
THALÈS BERNARD
PARIS
1867
Prix : Deux Francs.
RECUEIL ADMIS À L’EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1867
Quatrième Livraison
DÉDIÉ AU MAJOR STAAF
COMME TÉMOIGNAGE DE RECONNAISSANCE INTERNATIONALE POUR SON « COURS DE LITTÉRATURE FRANÇAISE. »




À Mademoiselle Minna Staaff.

Blonde enfant aux cils d’or qu’une mère protège,
Sans laisser tes regards se voiler sous les pleurs,
Toi, tu viens du pays où scintille la neige,
Moi, du riant Midi tout parfumé de fleurs.

C’est pourtant sur ton front que rayonnent les roses,
D’un suave sourire illuminant tes yeux,
Et moi je vais courbé sous des pensées moroses,
Et l’orage descend quand j’invoque les cieux.

Mais entre le poète et l’enfant ingénue
Il existe un lien fraternel et discret,
Celui du cœur aimant qu’une brise remue
Et qui, pour un seul mot, se désole en secret.

Comme toi, chère enfant, quand les vives fauvettes
Gazouillent aux bosquets de guirlandes couverts,
Je réponds à leurs voix par des chansons muettes
Pour ne pas les troubler sous les feuillages verts.

Comme toi, pour les fleurs, j’ai des amitiés saintes.
Sur elles je me penche, et leur parfum si doux
Ranime dans mon cœur des croyances éteintes
Et devant l’Idéal me fait mettre à genoux.

Blanche fille du Nord, ô charmante colombe,
De ton ciel azuré tout nuage s’enfuit :
Tu possèdes ta mère, et moi, près d’une tombe,
Je demande la mienne à l’éternelle nuit.

Ah ! puisque le malheur a frappé sur ma tête,
Accablant l’exilé dans le désert perdu,
Que Dieu, lorsque pour toi tout à fleurir s’apprête,
Te donne le bonheur qui, d’en haut, m’était dû !

Les deux Infinis.

Il est deux infinis qui siègent côte à côte,
Le premier est l’Esprit, et l’autre l’Univers ;
Tous n’y peuvent monter, car la cime en est haute,
Mais les penseurs y vont par des chemins divers.

Dans l’Esprit, nous trouvons un monde de pensées,
Dont l’essor, librement, convoite l’absolu,
Et nos âmes, toujours vers l’infini poussées,
Le découvrent plus grand qu’elles n’auraient voulu.

La Nature nous offre un univers splendide,
Où tout est, même l’homme, immuable et fatal :
Et, mystérieux Sphinx, à notre esprit avide
Elle cache à dessein l’origine du mal.

Quel penseur titanique, assemblant ces deux mondes,
La Nature et l’Esprit, Schelling avec Hegel,
Et de leurs deux courants réunissant les ondes,
Va rendre l’Idéal identique au Réel ?

À M. K.

Ô fleur de poésie, éclose dans un songe,
Et dans un songe aussi t’appuyant sur mon cœur.
L’amour qui me console, est-ce un brillant mensonge,
Ou du Destin cruel est-il enfin vainqueur ?

Doux enfant du pays ou tout est bon et tendre,
Ne va pas disparaître à mes yeux attristés,
Car ton âme est la mienne, et je suis las d’attendre,
De l’Idéal divin les pures voluptés.

Sur un Bouton de Rose.

Mystérieux présent de la saison nouvelle,
De paraître à la vie encor tout étonné,
Hier, je t’ai soustrait à cette main cruelle
Qui jamais, dans la mienne, hélas ! n’a frissonné.

Et tout le soir, ainsi, baigné dans ton arome,
Enivrant de ton souffle et mon âme et mon cœur,
Lentement attendri, j’ai senti comme un baume
Suspendre mes chagrins sous son pouvoir vainqueur.

Mais ce matin, hélas ! la fleur est trop éclose,
Ses pétales n’ont plus ni grâce, ni beauté,
Ainsi tout disparaît, les rêves et les roses,
Et le songe s’enfuit sous la réalité.

À Claudius Popelin,

MAITRE ÉMAILLEUR.

J’ai toujours aimé, dans les Théories,
Où les chœurs dansants font cortège aux dieux,
Bien plus que ceux-ci, les branches fleuries
Qui longent le col du vase au flanc creux.
J’ai toujours aimé, quand vient une agape,
Bien plus que les vins dont l’arome endort,
Les flacons vernis posés sur la nappe
Et ceints tout autour d’un blond filet d’or !

Reçois donc, ô maître, à la main habile,
Un bravo sincère, éclos dans le cœur.
Que tu graves coupe, assiette ou sébile,
Entre tes rivaux tu seras vainqueur.
Et comme il faut bien que l’idéal trône,
Même le gourmet, au crâne nacré,
Arrivant au fond d’un plat vert ou jaune,
En lisant ton nom, rêve à l’art sacré.

À Adolphe Paban.

Papillon diapré, volant de rose en rose
Sur la fleur qui frémit, tu languis un moment,
Et les mille parfums dont elle se compose,
Sont, pour la Poésie, un suave aliment.

Celui qui la respire, a bientôt le vertige,
La femme, en la lisant, se surprend à rêver,
Et, ployant comme un lis incliné sur sa tige,
Regrette le bonheur qu’elle aurait pu trouver.

Car les forêts et toi vous faites un échange,
Tu frissonnes d’amour en voyant leur beauté,
Et ton cœur, fasciné par cet hymen étrange,
S’ouvre, faiblit, soupire, et meurt de volupté.

Aussi tes vers ont-ils cette grâce si douce,
De la liane en pleurs où la brise gémit,
Et savent-ils couvrir le sentier de sa mousse,
Et répondre à l’oiseau, qui chante dans son nid.

Reçois donc à ton tour, comme un sincère hommage,
Beau papillon errant, fixé pour un seul jour
Ces strophes où ma main a retracé l’image
Des deux charmes du cœur : la Nature et l’Amour !

Néron.

C’était un grand artiste, un vrai lecteur d’Homère,
Qui pour être certain du sens de son auteur,
À l’incendie ardent livrait la ville entière,
Et puis, la lyre en main, chantait sur la hauteur.

C’est qu’il voulait savoir si l’aveugle Rapsode
Avait bien su décrire une ville au tombeau,
Et, sur les fibres d’or, faisant sonner une ode :
« Homère avait raison, disait-il, c’est très-beau ! »

Exécrable tyran flétri par Suétone,
Âme de vile boue en un corps plus fangeux,
Débauché malfaisant, cadavre a l’œil atone,
Du fiel le plus impur, réservoir orageux ;

Tu fis bien de jeter sur la reine du Tibre,
Comme un voile étouffant, l’incendie en fureur,
Car tu voyais, Néron, tout homme jadis libre
Se courber à tes pieds, livide de terreur.

Mais pourquoi te donner une si maigre fête ?
Une ville embrasée, est-ce donc suffisant ?
Lorsque du nimbe à Rome on a chargé sa tête,
Il faut voir à ses pieds le monde agonisant.

C’est l’univers entier que tu devais détruire.
Mettant le feu partout, au sud, à l’ouest ; au nord,
Sur la mer frémissante embrasant le navire,
Et portant en tout lieu l’épouvante et la mort.

Et puis il te fallait chercher une montagne
Qui planât de bien haut sur le feu dévorant,
Et pût te laisser voir la mer et la campagne
De flammes ne former qu’un immense torrent.

Et quand le monde enfin tomberait dans l’abîme
Emportant avec lui la sombre humanité,
Tire alors de la lyre un dernier chant sublime,
Et jouis, ô Néron, du calme mérité !

Tableau flamand.

La chambre était petite, et près de la fenêtre
Se tenait, sans parler, la Muse aux yeux d’azur.
Un ange de douceur, avec le front d’un maître,
Un poète du flamme au verbe toujours sûr.
La mère ayant parlé de cette voix divine,
Qui fait frémir en nous d’intimes profondeurs,
L’ami la regarda, disant : « Je vous devine, »
Et ses yeux obscurcis se remplirent de pleurs.
Mais pendant qu’à ses cils étincelaient des larmes,
Il voulut voir si l’ange était émue aussi,
Et si quelque penser, transfigurant ses charmes,
Trahissait de son cœur le mobile souci.
Ô volupté suprême, un céleste sourire,
Tremblante, suspendait son âme dans ses yeux,
Et sans vaine prudence, elle vous laissait lire,

Sur sa lèvre entrouverte un mot mystérieux.
Non, jamais Raphaël, exaltant Fornarine,
Jamais le Giolto, dans ses peintures d’or.
N’ont su représenter, des cieux enfin voisine,
L’âme épanchant ainsi son plus chaste trésor.
C’est Dieu qui, pour la femme, accordant sans mesure,
Et la bonté du cœur et la sainte beauté,
Voulut que, dans la vierge, une double, nature
Se révélât de suite au regard transporté.
Et conquérant tout cœur, d’un coup rapide et juste,
Au ciel qui l’attendait en lit l’offrande auguste.

Pendant la Nuit.

Dans le gris du matin, sans soleil et sans lune,
La chaîne des grands monts se laisse apercevoir,
Avec un pie d’argent sur chaque pente brune ;
Eux seuls percent la nuit, et tout le reste est noir.

Un silence effrayant règne sur la vallée ;
Un bois de verts sapins sur la hauteur s’étend,
Ainsi qu’un champ de mort à la funèbre allée,
Et des brouillards épais cachent l’eau de l’étang.

C’est la nuit, c’est la mort ; nul oiseau, nul murmure,
Et cependant en moi je sens mille chansons,
Car hier Mathilda, jouant sur la verdure,
M’a donné son bouquet cueilli dans les buissons.

Lugos.

Mon père s’est assis à l’ombre du grand chêne ;
Il a sur mon blanc front posé ses doigts flétris :
« Prends garde, m’a-t-il dit, si ton âme s’enchaîne,
» La vertu peut faiblir lorsque le cœur est pris.
» Le soir, avec Lugos, on te voit, dans la plaine,
» Et parler, et chanter, et courir au hasard ;
» Ton cœur n’est pas de ceux que le désir entraîne,
» Mais Lugos te poursuit, et tu rentres bien tard !

Et moi, j’ai murmuré, baissant ma tête blonde,
Où Lugos a souvent mis son âpre baiser :
« Que m’importent, vieillard, les vains propos du monde ?
» Quand le cœur a bondi, qui pourrait l’apaiser ?
» La fleur cherche la fleur, et l’onde cherche l’onde,
» C’est la loi du Destin, l’amour règne en tout lieu ;
» Il veut qu’à son appel toute lèvre réponde,
» Et nul ne peut lutter contre la voix d’un Dieu ! »

Milon de Crotone.

Lorsque, le cœur serré, je m’en allais en classe
Sur les bancs tout usés prendre, triste, ma place,
Pour me nourrir, hélas, ne trouvant sous ma main
À défaut d’aliments, que l’orateur romain,
J’avais pourtant des jours où mon âme embrasée
S’enivrait à longs flots d’une sainte rosée,
Des jours où je nageais dans un calme bonheur,
Et pourtant, qui m’eût vu, peut-être aurait eu peur !
Mon esprit dilaté cherchait, avec extase,
Ces antiques récits pleins d’une sombre emphase,
Où l’on peignait les dieux, verts d’un céleste fiel,
Se jetant tour à tour à la porte du ciel ;
Les informes Titans, géants aux cœurs sublimes,
Escaladant la nue en étageant les cimes,
Et dans le monde humain, le robuste Miton
D’un coup de poing brisant le crâne d’un lion,
Et tordant les sapins et déchirant les chênes
Pour démontrer à tous la vigueur de ses haines.
Voilà les grands récits qu’un homme maigre et sec,
Pour nous former au bien, nous expliquait en grec.

Oh moi ! j’aurais voulu, possédant plus de force,
Non pas, pour la briser, gémir sur une écorce ;
Mais, broyés tout vivants, jeter dans les sillons
Les hommes rassemblés par larges bataillons.
De l’humanité faire une pâte confuse,
Et comme le Titan qui gît à Syracuse,
Remplissant mes poumons du rouge feu des mers,
De mon souffle brûlant consumer l’univers,
Car je voyais déjà dans mon âme enfantine
Que tout homme ici-bas porte une âme assassine,
Et qu’à le convertir vouloir s’évertuer,
C’est un rôle illusoire — et qu’il vaut mieux tuer.

La Retraite du Cœur.

IMITÉ DU ROI DE SUÈDE.

Où donc est ta retraite, ô mon cœur, parle-moi,
Fidèle compagnon qui, depuis ma naissance,
Et dans les jours d’extase et dans les jours d’effroi,
Me consolas toujours mieux qu’un ami d’enfance.
Dis-moi si la retraite, asile de bonheur,
Est sur la verte plaine où le ruisseau soupire ;
Ou dans le bois touffu, qu’agite le zéphire ?
— Oh non, ce n’est pas là, me répondit le cœur.

Où donc est ta retraite ? Est-ce le fier rocher,
Que baigne le torrent de son onde écumante,
Dont le hardi chasseur ose seul approcher
Quand la tempête au loin a semé l’épouvante ?
Est-ce où la poudre luit, où Bellone en fureur
Marque d’un sceau fatal le combattant qui tombe,
Où l’obus enflammé creuse à chacun sa tombe ?
— Oh non, ce n’est pas là, me répondit le cœur.

Où donc est ta retraite, est-ce vers l’Orient
Où la vigne, au soleil, de grappes d’or se couvre,
Où la rose toujours, en un climat riant,
Aux chants du rossignol se balance et s’entr’ouvre ?
Où le tronc du palmier, d’un sol brûlé vainqueur,
Élève vers les cieux sa géante verdure,
Où le froid n’a jamais attristé la nature ?
— Oh non, ce n’est pas là, me répondit le cœur.

Où donc est ta retraite ? Est ce au pôle lointain
Où la glace toujours sur les cimes rayonne,
Où, rapprochant le soir du lumineux matin
Le soleil sait garder, intacte, sa couronne ?
Où, des sapins neigeux pour dissiper l’horreur
Et paraître splendide au milieu d’un ciel pâle,
Éclate en feux changeants l’aurore boréale ?
— Non, non, ce n’est pas là, me répondit le cœur.

Où donc est ta retraite ? Auprès de l’ange aimé
Qui te donna son âme à la tienne fidèle
Lorsque, vous abritant comme un dais parfumé,
Le bonheur radieux vous couvrait de son aile ?
Le ciel bleu s’obscurcit : Tu connus la douleur,
Mais tu gardes toujours une chère mémoire ;
Est-ce là que tu veux aimer, prier et croire ?
— Non, ce n’est pas là, dit en gémissant le cœur.

Où donc est ta retraite ? Au sein de cet azur
Où, l’orage passé, l’homme s’en va renaître,
Où, pour un ciel plus beau, quittant ce monde impur,
Aux pieds de l’Éternel il apprend à connaître ?
Au fond de cet espace ou la tiède vapeur
Des astres scintillants n’éclaircit aucun voile,
C’est là qu’il faut aller, dépassant chaque étoile ?
— Oh ! oui, oui, c’est bien là, me répondit le cœur.

Oh ! oui, oui, c’est bien là que je veux reposer,
C’est là que je suis né, que je veux trouver grâce.
Des flammes d’ici-bas si j’ai pu m’embraser,
De la flamme du ciel j’ai conservé la trace,
Et dans le jour suprême, effaçant toute erreur,
Une étincelle, encore aujourd’hui sous la cendre,
S’élancera vers Dieu qui voudra bien m’entendre,
Car c’est en Dieu, lui seul, que réside le cœur.

Soir d’Automne.

De son crêpe le soir vient voiler toutes choses,
Mais là bas, éclairant le bord lointain du ciel,
Le soleil affaibli garde ses teintes roses,
Vers la prairie où plane un calme solennel.

La lune, à l’orient, paraît, timide encore,
Jetant, sur les grands bois son sourire ingénu,
Pour apaiser le cœur qu’une angoisse dévore,
Et lui verser l’oubli, dans un monde inconnu.

À mes pieds, du ruisseau coulant avec mollesse,
S’élève une vapeur en légers tourbillons,
Qui cache la nature et qui cependant laisse
Du soleil sur ma joue expirer les rayons.

Je regarde, en rêvant, à travers ce nuage,
Les hauteurs de l’éther où resplendit l’azur,
Pendant, qu’en mon esprit la nuit sombre et l’orage,
Reflets de mes pensées, tendent leur voile obscur.

C’est que, chaque matin, redorant la campagne,
Le jour rapporte au monde un spectacle plus beau,
Tandis que l’homme, hélas ! sans ami, sans compagne,
Quand vient la grande nuit, ne sort plus du tombeau.

L’écorché.

Pour calmer mon ennui, dès que le palais s’ouvre,
Par les jours de soleil, souvent je vais au Louvre,
Et je laisse au hasard mes pas capricieux
Chercher les grands sujets qui plaisent à mes yeux.
J’aime ce lieu surtout, négligé de la foule,
Qui de la grâce antique a respecté le moule,
Et dans qui mille dieux de leurs temples chassés,
Font luire leur courroux sous leurs sourcils froncés.
Peuple découronné, dispersé sur la terre,
S’il a perdu son trône, il garde son mystère,
Et ces marbres rongés par notre ciel brumeux
Me présentent toujours des symboles fameux.
La céleste Vénus cache dans sa ceinture
L’aiguillon du Désir qui provoque et torture ;
Hermès, ignoble dieu du commerce et du vol,
Garde toujours son pied posé sur notre sol.
Jupiter seul est mort, et sa terrible foudre
N’est qu’un grotesque engin qui se réduit en poudre.
Mais sur son front hautain, on voit briller encor
Quelques ardents reflets du nimbe à rayon d’or.
Or, comme un jour, j’allais en parcourant les salles,
Marchant avec respect sur les pesantes dalles,
Où l’air qui circulait dans les longs corridors
Semblait un air chargé de la cendre des morts,
Mon regard s’abattit sur le maigre satyre
Qui frissonne d’horreur au moment qu’il expire.
Car le bel Apollon, du haut de son rocher,
Le livre à ses bourreaux et le fait écorcher.
La chair est déchirée, et ronge, et pantelante,
Le sang coule à grands flots de la veine sanglante,
Et le tronc palpitant, qui de douleur se tord,
Offre un spectacle affreux, plus navrant que la mort.

Eh bien ! toi qui frémis en voyant le satyre,
Tu crois n’avoir jamais commis un tel martyre,
Mais es-tu bien certain que jamais le malheur
N’a déchiré par toi l’enveloppe d’un cœur,
Qu’il n’a jamais coulé de la fibre béante
Ces rouges pleurs de sang qui font l’âme dolente,
Et qu’un cœur féminin, crucifié par toi,
Dans ses affreuses nuits ne s’est tordu d’effroi ?
C’étaient jadis les dieux qui, vengeurs implacables,
Se montraient plus cruels que les plus grands coupables,
Aujourd’hui, le progrès est venu tout changer,
Et c’est l’offenseur même qui cherche à se venger.

L’Auberge du Tombeau.

Amis, connaissez-vous, dans le charmant village
Où venaient autrefois et Racine et Boileau,
Une hôtesse bien vieille, au souriant visage,
Au front plus pâle encor que le tronc du bouleau ?

Oh ne méprisez point la demeure modeste
Qu’habite un couple heureux, oublié du destin.
Car leurs yeux sont remplis de cette paix céleste,
Que notre cœur, hélas ! ne sent qu’à son matin.

Ce couple ne m’a point raconté son histoire ;
Visiteurs indiscrets, osez l’interroger ;
D’avance, je suis sûr qu’il a gardé mémoire
D’un passé moins obscur, et qui le fait songer.

Visitez le jardin, où, sous les feuilles vertes,
Des sièges sont dressés, faits de bois vermoulu ;
Là, jamais de buveurs près des tables désertes,
Est-ce l’homme ou le temps qui n’en a plus voulu ?

J’y viens souvent rêver, sans chercher ce problème ;
Rien dans ce frais réduit ne sent la pauvreté,

On y respire à l’aise, on s’y console, et même
Le cœur lourd, quelquefois, s’y remplit de gaîté.

De gaîté ? Qu’ai-je dit ? malgré la verte enceinte
Qui décore ce lieu d’un feuillage si beau.
Sous la ramure on croit qu’il s’élève une plainte,
Et l’œil surpris y trouve un agreste tombeau.

Il est presque caché sous un tissu de lierre,
Par un rustique toit, protégé jusqu’au bord,
Et la mousse a si bien déguisé chaque pierre,
Que nul n’a dit peut-être : « Ici repose un mort ! »

Mais moi, poète errant, soutien des pauvres âmes,
Moi qui cherche partout les intimes douleurs,
Disant de tendres mots pour consoler les femmes,
Sur les feuilles j’ai vu quelques traces de pleurs.

Honneur à ton front blanc, ô digne ménagère,
Restant seule fidèle au culte des vieux jours ;
Tu laisses aux cités leur douleur mensongère,
Mais à tes mûris chéris, toi, tu rêves toujours.

Je reviendrai parfois m’asseoir dans cet asile,
Pour revoir, sur ma tête, onduler les bosquets,
Dans les souples rameaux sauter le merle agile,
Et pendre du sureau les flexibles bouquets.

Mais tout en m’enivrant de la douce nature,
Des trésors réservés par elle à ses élus,
Mon cœur se révoltant contre une loi si dure,
Donnera sa pensée à ceux qui ne sont plus.

Et toi, compagne aimée, et partageant mes rêves,
Qui vins souvent ici, songer, au demi-jour,
Trouvant à mes côtés et les heures trop brèves,
Et trop longue la vie où manquerait l’amour ;

Ah ! puissions-nous tous deux, gémissante colombe,
Quand nous aurons subi notre morne avenir,
Voir ces arbres en fleur parfumer notre tombe,
Et qu’un rêveur alors nous donne un souvenir !

Nuit vénitienne.

L’atmosphère était pure, et fraîche, la soirée,
Pendant que la gondole où nous voguions, rêveurs,
Permettait lentement, à notre âme enivrée
D’écouter du Lido les lointaines rumeurs.
La chaleur, dans le ciel, n’était plus accablante,
Le soleil descendait de son trône embrasé,
Et de son balcon d’or, mainte femme indolente
Semblait sur son front pur appeler le baiser.
Là-bas, où dans les flots, tremblent les murs du cloître,
Gardant le souvenir des siècles écoulés,
Sombres comme la nuit qui commençait à croître,
Des moines s’avançaient, en silence et voilés ;
Leurs chants religieux éveillaient dans notre âme
Ce mystique désir qui nous élève à Dieu,
Et le souple aviron, en frappant sur la lame,
À leurs hymnes mêlait la plainte du flot bleu.
Remplis de voluptés, sans dire une parole,
Nous goûtions les parfums qui tournoyaient dans l’air,
Et nous ne savions plus, bercés par la gondole,
Si nous étions aux cieux, ou sur la vaste mer !

Nous touchâmes enfin une île ravissante,
Le Lido nous offrit, joyeux, son sable d’or,
Et, pour suivre mon rêve, étendu sur la pente,
J’oubliai mes amis, qui m’appelaient encor !
J’étais sous les rameaux d’un châtaignier sauvage,
Baigné dans la lueur du splendide couchant,
Qui, d’un rouge rayon, bordait le blanc rivage,
Où le flot assoupi disait son dernier chant.
Le soleil disparut. Quel spectacle sublime !
Le ciel se recouvrit d’un manteau flamboyant,
Dans sa pourpre clarté noyant la terre infime,
Et projetant ses feux jusques à l’orient !
Venise alors brilla de sa beauté superbe,
Assise sur les flots, comme autrefois Vénus
La flamme sur son front s’arrondissant en gerbe,
Et mille reflets d’or, parant ses beaux pieds nus !
Salut, reine des eaux ! salut, noble Venise,
Et toi, tour de Saint-Marc, audacieux géant,
Qui te ris de la faux sous qui tout s’égalise,
Souris au flot perfide, et braves le néant !
Les siècles ont passé, abattant plus d’un trône,
Les rois ont disparu de leurs fortes cités,
Mais, intacte, Venise a gardé sa couronne,
Et fiers, comme jadis, ses dômes sont restés.
J’écoute cependant, au milieu de mon rêve ;
Dans l’âme du poète un chant a murmuré,
Un chant mélodieux, qui plane sur la grève,
Et, tendre, se marie avec le ciel doré.
Il retentit plus fort : la vive mandoline,
Se mêle aux pas nombreux résonnant sur le sol ;
Le fugitif essaim d’une troupe mutine
Sur le sable brillant s’élance et prend son vol.
Aux lueurs des flambeaux, la brune Italienne
Danse avec passion, auprès de son ami,
Laissant flotter au vent ses beaux cheveux d’ébène
Sur son col ferme et pur, dénoués à demi.

Dans le bois d’oliviers, où l’ombre est plus obscure,
Je vais chercher la paix, mais un jeune chanteur
Y touche la guitare, et frissonnant, murmure
À sa jeune promise un chant parti du cœur.

Exprimant son amour, il dit une romance
Où Nina s’abandonne à son beau gondolier :
Son œil jette l’éclair, et la fille commence
À s’attendrir, rêveuse, et peut-être à plier !

Et moi, troublé, pensif, je vais le long des plages
Respirant le parfum des bosquets d’orangers,
Mêlant mes souvenirs à de vagues images,
Et songeant à Vilma, sous des cieux étrangers.
C’est assez ! beau Lido, ton arome m’enivre,
Un autre amour ici pourrait bien me saisir,
Car vivre sans aimer, ce n’est certes pas vivre,
Et cette nuit rêveuse éveille le désir !…
Le gondolier revient, montons dans la nacelle,
Éloignons-nous, ami, de ces bords dangereux…
J’ai fait le doux serment de jamais n’aimer qu’elle
Et c’est d’elle toujours que je suis amoureux !
Nuit pleine de parfums, couvre-moi de ton voile,
Permets-moi d’oublier le vent, triste du Nord ;
Ardent, ciel du Midi, fais briller chaque étoile,
Fais chanter, à son tour, chaque flot dans le port !
J’aimerais à rester suspendu sur les vagues,
Écoutant du Lido le murmure incertain,
Le cœur plein de parfums et d’espérances vagues
Et, dans un mot oubli, perdu jusqu’au matin !
Mais nous voici rendus : Venise est là dans l’ombre ;
Je cherche sur ma couche un paisible sommeil,
Voyant autour de moi, bien que la nuit soit sombre,
Flamboyer le couchant à l’horizon vermeil,
Et frémir les flots bleus, et la fille à peau brune
Épier son danseur, aux rayons de la lune !

Hélène.

L’enfant rieur, la blonde Hélène,
Rêve à l’ombre du grand mûrier ;
Un livre est sur son tablier,
Mais ses yeux regardent la plaine.

Là-bas le moissonneur s’épuise
À faire tomber le blé mûr,
Pendant qu’au-dessus du vieux mur
Brillent la prune et la cerise.

« Eh quoi ! l’homme accablé travaille,
Dit la fille en réfléchissant,
Et, bien qu’il donne tout son sang,
Souvent il ne fait rien qui vaille.

» Mais l’arbre fait pousser ses branches,
Tout seul, sans peine, sans efforts,
Et même, sur le front des morts,
On voit les marguerites blanches ;

» La nature, toujours fertile,
N’a pas besoin de labourer ;
Ses enfants naissent sans pleurer,
À coup sûr, elle est bien habile !

» Ah ! si le travail ainsi pèse,
Pourquoi ne pas laisser le pré
D’herbes se couvrir à son gré ?
On en vivrait bien plus à l’aise.

» Tous les jours seraient des dimanches,
Et moi, quel plaisir d’y penser !
Je mettrais, pour aller danser.
Mon spencer et mes doubles manches ! »

Le Saule pleureur.

Pendant qu’autour de moi le bois triste s’afflige,
Lui si charmant naguère aux rayons du soleil.
De ne plus contempler les feuilles sur leur tige,
Saluant l’aube claire ou le couchant vermeil ;

Pendant qu’un vent d’orage, hostile à la nature,
Dans la mousse flétrie a brisé chaque fleur,
Faisant, comme autrefois, son languissant murmure,
S’incline sur les eaux le vert saule pleureur.

La tempête a soufflé sur les feuilles des roses,
De leur épais tapis le sol morne est jonché ;
Mais l’emblème du deuil et des heures moroses,
Rêveur, sous son feuillage, est toujours là, penché.

De même, dans mon âme où la jeunesse expire,
L’éphémère bonheur n’a duré qu’un moment,
Et ces lèvres qui n’ont qu’un décevant sourire
Pâlissent sous le feu d’un éternel tourment.

La première Nuit.

Lorsqu’Adam, vierge encor, fut sorti de la terre,
Pour comprendre sa vie et percer le mystère
Qui voilait à ses yeux le monde d’alentour,
Il avisa de loin, coupant le ciel torride,
Au milieu des palmiers, une colline aride
Qui s’élevait à part, haute comme une tour.

Il gravit donc ses flancs, d’une marche empressée,
Avide de calmer son cœur et sa pensée,
En lisant à ses pieds le mot de l’univers ;
Et, lorsqu’il se tourna vers l’horizon immense.
Il étendit les bras, comme un homme en démence,
Car il vit les grands monts de verdure couverts.

Il passait tour à tour des forêts aux collines,
Des étangs endormis aux sources cristallines,
Des buissons parfumés, aux rochers caverneux,
Regardant les oiseaux voler dans les clairières,
Les biches et les faons s’abreuver aux rivières,
Et les poissons flotter dans les lacs écumeux.

Son cœur était rempli d’une ivresse infinie :
Qu’il est grand ! pensait-il, ce splendide génie
Qui sut trouver en soi tant de trésors divers ;
Et, proportionnant la terre à l’œil de l’homme,
Autour des fiers sapins, d’où ruisselle la gomme,
Fit le ciel si tranquille et les gazons si verts.

Se pénétrant ainsi des choses regardées,
Et mêlant la nature au monde des idées,
Au flanc de la colline il resta tout un jour ;
Son front, d’abord riant, était devenu grave,
Car, dans les cœurs pensifs où l’univers se grave,
La gaîté ne peut vivre, et la crainte a son tour.

Mais, comme il contemplait le ciel rempli de flamme,
Une frayeur plus forte épouvanta son âme,
Car voici que d’en haut un voile descendit ;
Tout s’obscurcit : les bois, les eaux vertes, les plaines ;
Le couchant s’assombrit sur les feuilles des chênes ;
Alors Adam cria, mais rien ne répondit.

Lorsqu’il rouvrit ses yeux, égarés par la crainte,
Le silence dormait sur la nature éteinte ;
Dans une épaisse nuit le monde était noyé ;
Et, sous les mornes cieux, suivant sa marche lente,
S’avançait dans la bruine une lune sanglante…
Alors Adam eut peur, et tomba foudroyé !

À Léon Rogier.

Connais-tu bien la tour qui s’élève dans l’ombre,
Et les grands peupliers agités par le vent ?
Connais-tu le sapin dont le faîte est si sombre
Qu’il obscurcit le ciel de son voile mouvant ?

Dans les blés frissonnants résonne un doux murmure,
Dans les bois rajeunis gazouille un chant joyeux,
Le poisson en fuyant ride la source pure,
Partout la volupté pour l’oreille et les yeux !

Le feuillage répand une fraîcheur divine,
Sur les ceps alourdis pend le raisin doré,
Le fantasque chevreuil bondit dans la ravine,
Le monde resplendit, de mille dons paré.

Eh bien ! tout cet éclat dont la nature est fière,
Cet univers si beau, qu’il nous semble éternel,
Comme un mort oublié, qu’on cache sous la terre,
Se flétrit, quand le froid, triste, descend du ciel !

Militza.

« Ô belle Militza ! fille aux cheveux dorés,
Fille au pudique front, fille au riant visage,
Pourquoi baisser les yeux, quand tu vas par les prés,
Sur le rose bouquet qui fleurit ton corsage ?
Sais-je si ton regard m’évite ou me sourit ?
Jamais sur moi tes yeux n’ont levé leurs paupières ;
Et pourtant, un amant se consume et périt,
Quand le destin cruel résiste à ses prières.
Ô belle Militza ! fille au regard hautain,
Dis-moi pourquoi tu vas, muette et dédaigneuse ? »

Et de sa douce voix, lyre au son argentin,
Elle répond ainsi, la charmante peureuse :
« Ami, n’arrête pas la vierge aux cheveux d’or :
Ces discours sont de ceux que la foule réprouve ;
La réputation est pour nous un trésor
Qui, tombé de nos mains, jamais ne se retrouve !
Laisse-moi m’avancer vers le riant côteau
Où ma mère en chantant dépose sur la table,
Pour le repas du soir, la cruche, le couteau,
Le pain bis, le lait pur qui parfume l’étable ;
Mais si jamais ton cœur, par l’amour dominé,
Se voulait enchaîner en un saint mariage,
Il est un autre cœur, dis, l’as-tu deviné ?
Qui, du coteau pour toi, descendrait au village. »

Le Voyage.

Les hommes inquiets, tourmentés par leurs rêves,
Vont errer dans les bois ou sur les mornes grèves,
En torturant leur cœur de lassitude empli ;
Mais à quoi bon chercher Naples ou la Bretagne,
Puisque notre néant partout nous accompagne,
Et que nul ici-bas ne rencontre l’oubli ?

Lorsqu’au bord de la mer on écoute en silence
Mugir le flot méchant qui roule et se balance,
Cherchant à nous saisir dans ses flancs écumeux ;
Que le volcan crispé, faisant trembler la terre,
Entr’ouvre sous nos pieds son bouillonnant cratère,
Nous ressentons en nous que le monde est haineux !

Laissons donc se couvrir les bois d’une ombre vague
Et frémir la montagne et bouillonner la vague ;
Allons chercher plus haut un plus vaste horizon,
Car la terre n’est rien qu’une planète infime
Et dans le large azur s’étend le ciel sublime
Où doivent s’élancer le cœur et la raison.

Fais frissonner ton aile, ô noble créature
Que tourmente le sort, qu’opprime la nature ;
Sillonne l’étendue où le parlera Dieu ;
Là, ni les pleurs maudits, ni les cris de la foule
Ne viendront déranger ton rêve qui s’écoule,
Comme un fleuve impassible, à travers le ciel bleu.

Là, tu pourras dormir dans un sommeil tranquille
Et, joignant les deux mains sur ton cœur immobile,
Par degrés successifs te joindre à l’univers,
Devenir à ton tour nuage, brise ou flamme.
Et, comprenant le monde, y mêler la grande âme
Sans regretter jamais les songes que tu perds !

À Joseph B.

Je n’ai jamais erré dans les plaines fertiles
Qui se couvrent en mai de fleurs et de gazon.
Ô poète, c’est toi dont les lèvres habiles
De rameaux printaniers parent mon horizon.

Le ciel fut noir pour moi dès ma première enfance,
Contre un morne destin sans cesse j’ai lutté ;
Mais la muse du moins, en prenant ma défense,
M’a montré les chemins où d’autres ont chanté.

Assis sur le coteau comme un penseur morose
Dont le cœur épuisé rêve languissamment,
J’en vois de plus heureux cueillir la fraîche rose,
Et sous le buisson vert s’endormir doucement.

Sous leurs yeux attendris murmure le feuillage
Où le zéphyre jette un souffle parfumé,
Le papillon léger caresse leur visage,
Et près d’eux l’on entend : dors, ô mon bien-aimé !

Tressaillements du cœur qui s’ouvre à la nature,
Ô paroles d’amour, baisers sur des bras nus,
Doux serments échangés, lorsque sous la verdure
La lune vient sourire à des fronts ingénus ;

Je ne sentirai plus votre volupté sainte,
Car mon cœur est trop vieux pour s’enchaîner encor,
Mais j’aime entendre, ami, la douloureuse plainte
De ceux dont le chagrin s’épanche en rhythmes d’or.

Soit donc que, t’attachant à quelque fille blonde,
Tu dises dans tes vers sa voix et ses yeux bleus,
Que tu suives, songeur, en t’éloignant du monde,
Le sentier où les bois semblent toucher les cieux ;

Laisse venir à moi les soupirs de ton âme,
Ô poète emporté dans ce monde mouvant,
Où le rêve idéal monte, subtile flamme,
Lorsque sur notre terre il n’a plus d’aliment.

Je te suivrai toujours sous les arbres tranquilles,
Verts abris d’où rayonne une divine paix,
Dans les chemins foulés par les chèvres agiles,
Partout où le méchant ne se montre jamais ;

Et conservant en moi le trésor de tes rêves
Que tu sois tour à tour sage, poète, amant,
Tu me verras marcher, pensif, le long des grèves
En portant dans mon cœur le poids de ton tourment.

Course nocturne.

Que le marais est morne aux rayons de la lune,
Tout le ciel est baigné dans une vapeur brune ;
L’eau naît de tous côtés des touffes du gazon,
Des tertres inégaux dentellent l’horizon,
Et, le long de l’étang où la macreuse glousse,
Un vent sinistre passe en déchirant la mousse,
Prolongeant sourdement son funèbre concert,
Plus sinistre qu’un glas, dans le marais désert !

L’enfant épouvanté, qui revient de l’école,
Enfonce en piétinant, sur la terre trop molle.
Le jeu l’a retenu, maintenant il a peur,
Et la nuit qui grandit, augmente sa terreur.
Qui s’agite là-bas et fouillé l’herbe épaisse ?
C’est le vieux fossoyeur, dont la bêche dépèce
La tourbe en longs morceaux ; venu là pour voler,
Il regarde l’enfant, qui s’enfuit sans parler.
Plus loin, erre à pas lents la lugubre fileuse ;
Le malheur a passé sur sa figure creuse ;
Elle chante tout bas, en tournant son fuseau
D’un doigt découragé, plus maigre qu’un roseau.
Et l’enfant va toujours ! sous son pied l’eau bouillonne,
Il trébuche en courant, il se trouble, il frissonne,
Le vent glacé gémit son fantastique accord.
Oh ! voici que survient le ménétrier mort,
Le spectre aux longs cheveux, qui, dans les nuits brumeuses,
Exprime son angoisse en plaintes douloureuses.
Le marais s’est ouvert ; un effrayant soupir
Sort du gouffre béant, et l’enfant croit mourir !
Marguerite apparaît, comme Goëthe l’a peinte,
L’âme remplie encor de folie et de crainte ;
Plus vite l’enfant court ; par un dernier effort,
Il veut se dérober à la peur, à la mort,
Près de la baie obscure où la grenouille rampe,
Du chaume protecteur il voit briller la lampe !
Voici le vert bouleau, l’abri longtemps rêvé :
Il s’élance, il arrive, enfin il est sauvé.
Et jetant, éperdu, son regard en arrière :
« Oh ! que la nuit était triste dans la bruyère ! »

Paysage solitaire.

Rouge est déjà le bois de hêtres et de chênes
Comme un frêle phthisique, assailli par la mort ;
De son teint maladif les nuances sont vaines,
Du cœur qui va finir, c’est le suprême effort.

Le ruisseau, dans le pré, se dérobe en silence
Comme un ami fidèle au chevet d’un mourant,
Qui se glisse sans bruit et lentement s’avance
Pour respecter la vie et son rêve expirant.

Un pâle voyageur trouve ici pour compagne
La nature mourante au milieu des grands bois ;
Morne comme son cœur est la triste campagne,
Et le sourd vent d’hiver gémit comme sa voix.

Un petit Souper.

Sur la table rugueuse où le potage fume,
Frémit à gros bouillons un pot rempli d’écume ;
Deux marauds sont assis, qui vont se régaler ;
Certes, leur bouche est faite exprès pour avaler,
Car, vaste et se tordant comme un homme qui souffre,
Elle fait jusqu’au fond voir un énorme gouffre
Où quand, saignants encor, s’absorbent les morceaux,
Le vin, des brocs ventrus, tombe et coule à ruisseaux.
Leurs crocs sont effrayants ; leurs mains pyramidales
Auraient brillé jadis aux joutes féodales,
Lorsqu’on fendait en deux, d’un seul coup de revers,
Et l’homme et le cheval, d’une armure couverts.
L’habit des malandrins sied à leur apparence,
Troué de toute part, il frise l’indécence,
On dirait des haillons au Temple ramassés,
Raboutés au hasard, et mal rapetassés.

Voilà le réalisme et ses peintures fines.
Salut, ô grand Balzac, fils des muses divines,
Toi, dont la main cueillit, pour l’offrir à Courbet,
L’ignoble fleur qui pousse à l’ombre du gibet,
La fleur du noir cachot, de la prose et du crime,
Et pour qui le poète en vain cherche une rime !
Bravo ! c’est un progrès sur les peintres anciens,
Qu’ont trouvé de nos jours les modernes Titiens,
De repousser l’esprit, de suivre la nature,
De bien copier tout, jusqu’à la pourriture,
En laissant l’idéal s’en aller au hasard,
Car enfin Raphaël avait dégradé l’art !

À Joseph B.

Tu dis que le printemps, bien que son charme enivre,
Éveille dans le cœur un frisson douloureux,
Car, changeante toujours, la nature est un livre
Dont les mots font pleurer celui qui voudrait vivre
À rêver lentement sur les instants heureux.

Tout passe tour à tour, amours purs et feuillages ;
L’hiver vient tout flétrir, les serments et les bois ;
D’une pâleur sinistre il couvre nos visages,
Et de leurs verts rideaux dépouillant les villages,
Du joyeux rossignol il étouffe la voix.

La forêt, en décembre, est triste et solitaire ;
Le vent, dans ses rameaux, ne cesse de crier,
Et, broyant le verglas qui recouvre la terre,
Fatigué de sonder la vie et son mystère,
Le poète alangui soupire sans prier.

Ô frère, tu dis vrai. Mais il reste la gloire,
Si la nature fuit, si l’amour est menteur ;

À son calice d’or les grands cœurs veulent boire ;
Car plus on souffre ici, plus on désire croire
Que l’impassible mort n’est qu’un rêve trompeur.

Descends sur les tombeaux, flamme immuable et sainte
Que le Titan ravit au foyer du soleil !
La foule au cœur grossier te regarde avec crainte,
Mais ton ardent rayon, dans une cendre éteinte,
Fait tressaillir la vie où dormait le sommeil.

Pétrarque et Camoëns, arrachés à la tombe,
Renaissent radieux de leurs corps épuisés ;
Vainement autour d’eux, tout décline, tout tombe ;
Entends-tu dans leurs vers soupirer la colombe,
Et les amants furtifs s’y couvrir de baisers ?

Admirable combat de l’homme périssable,
Avec le sort cruel qui veut tout abîmer ;
La nuit, de l’horizon, s’avance formidable,
Mais après le naufrage, il reste sur le sable
Les grands noms de ceux qui surent le mieux aimer.

Ainsi, frère, posons nos lèvres sur les roses,
Nous trouverons la gloire en savourant l’amour.
Il se peut que Platon n’entende rien aux choses,
Que Socrate, son maître, ait mal sondé les causes,
Mais aux cœurs amoureux suffit un demi-jour.

Sur la lyre, fais donc, pour une vierge blonde,
Retentir, en chantant, des vers mystérieux,
Et demande aux savants qui t’expliquent le monde,
Comment ils ont nommé l’extase qui t’inonde,
Lorsque des yeux d’azur s’entr’ouvrent sur tes yeux !

Vision.

Dans mes nuits sans sommeil, je vois passer une ombre :
C’est une jeune fille, au front maigre et chagrin ;
Sous sa paupière brune étincelle un feu sombre,
Et des pleurs contenus rayonnent sur sa main.

« Pourquoi viens-tu ? lui dis-je. Elle, sans me répondre,
Fixe sur moi ses yeux, qui me percent le cœur.
Je le sens tressaillir, et trembler, et se fondre,
Mais est-ce bien d’amour, ou bien est-ce de peur ?

Oppressé de sanglots, son sein blanc se soulève,
Ses deux bras palpitants s’ouvrent pour me saisir,
Puis elle disparaît, plus rapide qu’un rêve,
Sans pouvoir contenter son inquiet désir.

J’entends, sur le parquet, glisser un pas de femme,
Une voix m’épouvante en murmurant : malheur !
De ma lampe de nuit je vois frémir la flamme,
Et mon visage aussi se couvre de pâleur.

Est-ce un songe ? Oh ! j’ai vu son regard plein d’angoisse
S’arrêter sur le mien, aussitôt détourné ;
Je sens mon pouls cesser sous sa main qui le froisse,
Et se glacer mon sang dans mon cœur consterné.

Fantôme, que me veut ta pâleur effrayante ?
Pourquoi ce regard triste, obscurci par les pleurs !
Au chevet de mon lit, pourquoi t’asseoir mourante ?
C’est le sort, et non moi, qui causa tes malheurs.

Je ne t’ai point livrée en proie à la torture,
En remplissant mon cœur d’un impossible oubli,
Car tu peux, dans ce cœur, compter chaque blessure
Qu’y grave le passé, de tristesse rempli.

En moi, je n’ai jamais renié ta mémoire,
Je n’ai jamais maudit, ni redouté ton nom :
Oh ! laisse-moi dormir quand la nuit devient noire
Et que l’aube sur moi jette un calme rayon !

Veux-tu, pour le passé, quelque grand sacrifice,
Une victime offerte aux mânes de l’amour ?
Dans mes lugubres chants, reconnais mon supplice,
Celui-là souffre assez, qui fut heureux un jour !

Je suis trop châtié, si mon cœur fut coupable,
Car mon bon ange, hélas ! avec toi m’a quitté,
Et, souffrant, chaque nuit, d’un remords implacable,
Je demande à la mort le repos souhaité !

Le message.

Assise sous un chêne, Anna la fille blanche
Décacheté un billet qu’elle lit en courant,
Elle y met un baiser, et, rouge, elle se penche
Pour regarder ses yeux dans l’onde du torrent.

Qui te rend donc si vaine, ô fille au front d’ivoire ?
Pour la Saint-Valentin, ton père a-t-il promis,
Déliant sur ton cou la chevelure noire,
D’y faire étinceler un collier de rubis ?

Mais non ! ton cœur hautain pour un joyau de femme
Ne saurait ni trembler, ni brûler tour à tour ;
J’ai vu comme un éclair flamboyer dans ton âme,
Et tu lisais, je gage, une lettre d’amour !

L’Oiseau captif.

Jadis j’ai, dans les bois, rêvé pendant mainte heure,
Leur charme m’inspirait, je mettais dans mes vers
La rose qui sourit et le torrent qui pleure,
Et le nid gazouillant sous les coudriers verts.

Maintenant, je n’ai plus ces biens que je regrette,
Depuis qu’en maugréant j’habite la cité.
Et je suis un oiseau, chantre à la voix muette,
Qui se tait en songeant au lieu qu’il a quitté.

À une jeune Fille.

Les fleurs ont disparu sous un manteau de neige,
Plus de gazouillements, plus d’hymnes dans les bois,
Car Décembre, amenant son sinistre cortège,
Des rossignols chanteurs a fait taire la voix.

Et le poète ému, courbant sa lourde tête,
Pense que plus jamais ne pourront refleurir
Ces buissons parfumés que la nature en fête
Fit éclore si vite et si vite mourir.

Et dans trois mois pourtant, la verdure nouvelle
Va jeter son manteau sur le tiède bosquet,
La plaine aux boutons d’or reparaîtra plus belle,
Et les filles viendront s’y choisir un bouquet.

De même, si jamais vous sentez, jeune fille,
S’agiter le chagrin dans votre cœur troublé,
Si, voyant à vos yeux, une larme qui brille,
Vous ne cherchez plus Dieu, dans le ciel étoilé ;

Absorbez à longs flots la divine ambroisie
Qui calmera votre âme en desséchant vos pleurs,
Et laissez, à vos pieds la douce Poésie
Voiler ce monde amer, en le couvrant de fleurs.

Soir d’Été.

La chanson des oiseaux résonne avec mesure,
Dans les charmants bosquets, dans les rameaux fleuris,
Et les blancs seringats, mêlés à la verdure,
Exhalent dans les airs mes parfums favoris.

Je sens, autour de moi, que le bonheur respire
Dans ce feuillage frais par la brise agité,
Où le soleil couchant, dont le rayon expire,
Donne à la forêt sombre une vague beauté.

Il plonge, par degrés, dans la nuit ténébreuse,
Et pourtant l’horizon garde un dernier reflet ;
Tel, un doux souvenir qu’enferme l’âme heureuse,
Même aux plus tristes jours jamais ne disparaît.

La Réponse.

Je ne suis ni blonde ni brune,
En vérité je ne sais pas,
Moi qui n’ai ni rang ni fortune,
Pourquoi tu suis toujours mes pas !

« C’est ton œil bleu, vois-tu ma chère,
Ton bel œil bleu qui m’a dompté :
Hier je chérissais ma mère,
Aujourd’hui j’aime ta beauté ! »

L’Éphémère

AU MARQUIS DE LAINCEL.

Ô frêle habitante des bois,
Toi, qui naissant avec l’aurore,
Te plains au soir qui te dévore
De n’avoir fleuri qu’une fois !
Refermant ta frêle corolle
Quand le soleil s’est retiré,
Tu vois ton parfum qui s’envole,
Avant qu’on ne l’ait respiré.
Mais te reprenant aussi vite
La terre, fée au grand trésor,
Dans son sein maternel t’abrite
Pour te faire revivre encor.
Celui qui, de la fleur fanée
A pleuré le trop court destin,
Quand revient la nouvelle année
Rendre ses chansons au matin,
Te voit bientôt avec ivresse
Trembler aux caresses du vent,
Et sur son cœur sa main te presse,
Car tu le consolais souvent.
Eh bien, crois-moi, pauvre éphémère,
Qu’un souffle enlève aux verts sommets,
La vie humaine est plus amère
Car nous ne renaissons jamais !
Quand de l’amour, brûlant calice,
Nous buvons les flots dévorants.
Ah ! pour une heure de délice,
Viennent les soucis déchirants,
Nous tombons aussi feuille à feuille,
Nos cœurs sont froids, nos fronts ridés,
Mais insensés ! Nul ne recueille
Nos soupirs de pleurs inondés,
Et quand le printemps qui murmure
S’assied au flanc du gai côteau,
Quand la tressaillante nature
Se voile de son vert manteau ;
Lorsque refleurit l’éphémère
Au pied du buisson enlacé,
Ce qu’elle pare est une pierre
Où se lit un nom effacé,
Nom oublié, vaine chimère
Qui ne sait plus rien du passé !

Crépuscule.

Après l’ardent soleil voici la fraîche brise,
Il règne sur la mer un calme fascinant,
Et, debout sur la plage où la vague se brise,
Je regarde la nuit venir en s’inclinant.

L’horizon s’est couvert de vapeurs incertaines.
Cependant sur les flots je vois encore errer
Une voile mêlée aux étoiles lointaines
Dont le tremblant rayon descend pour la dorer.

Bouillonnante, à mes pieds, frémit la blanche écume.
J’écoute avec effroi murmurer le flot vert ;
La sirène des eaux m’apparaît dans la brume,
N’est-ce pas sa chanson qui flotte sur la mer ?

Ces sourds mugissements, ce vent qui passe et gronde,
Ces vagues dévorant le pied des vieilles tours,
C’est Dieu qui les créa dès l’aurore du monde,
Et les fera durer jusqu’à la fin des jours.

L’Hydriote.

Je n’étais qu’un enfant, lorsque me prit mon père,
S’inquiétant fort peu si je savais marcher,
Et, malgré les efforts et les cris de ma mère,
Qui courait en pleurant au sommet du rocher,
Avec lui, dans les flots, il me mit à la nage,
M’enseignant à plonger dans le gouffre en fureur,
À le dompter bientôt, en gagnant le rivage,
À ne jamais pâlir, même quand j’avais peur !
Ensuite, il me montra comment avec la rame,

On gouverne un bateau sur la vague lancé,
Évitant le remous et le choc de la lame,
Comment, sur le flot vert, on reste balancé !
Quelquefois, loin du golfe, essuyant la tempête,
Nous nous trouvions ensemble à deux doigts de la mort,
Pourtant, mon père et moi, nous relevions la tête,
Lui, ne redoutait rien, et moi, je restais fort !
Posté sur le grand mât, je regardais l’orage
S’amasser, dans le ciel, en fauves tourbillons,
La foudre aux dents de feu s’élancer du nuage,
L’océan effrayé se creuser en sillons ;
Le vent courbait le mât jusqu’au niveau de l’onde,
L’écume de la mer venait baiser mon front,
Parsemant de ses fleurs ma chevelure blonde,
Et mon père, immobile, était là sur le pont,
Son œil étincelant me regardait en face ;
Il semblait me crier : Hydriote, as-tu peur ?
Et moi, formé par lui pour marcher sur sa trace,
Je ne sentais passer nul effroi dans mon cœur.
Et mon père aujourd’hui m’a fait présent d’un glaive,
Pour Dieu, pour le pays, me consacrant soldat ;
Je me suis, plein d’orgueil, redressé sur la grève,
Sachant, s’il le fallait, m’avancer au combat,
Et sentant que j’aurais, malgré ma taille infime,
Pour combattre le Turc, un courage sublime.

Le Tombeau.

Tu vois la large cour et le mur du vieux cloître
Où repose un tombeau, de la foule oublié ;
Le lierre, moins ingrat, n’a pas cessé d’y croître,
Sur lui-même, en tous sens, mille fois replié.

En ce lieu, deux jumeaux, élevés par leur mère,
Nourris du même lait, portés au même autel,
Sont couchés, oubliant cette vie éphémère
Qui se traîne ici-bas, mais fleurit dans le Ciel.

Ils avaient, tous les deux, la chevelure brune,
Tous les deux, l’œil d’azur, sous de nobles sourcils,
Et tous les deux jouaient, aux rayons de la lune,
Sur le banc de gazon, devant leur mère assis.

Le tambour résonna, précédant la bannière :
Ils partirent tous deux à la voix de l’honneur,
Et revenant tous deux quand s’éteignit la guerre,
Fatigués de la gloire, ils eurent le bonheur !

Remplis de même amour, remplis de même haine,
À la même adorée ils présentent leurs vœux,
Mais, l’ayant su, chacun brise aussitôt sa chaîne,
Et dit en s’éloignant : mon frère, sois heureux !

Ils se revoient tous deux, au fond d’un monastère,
Où gardant son secret, chacun s’était rendu ;
Tous les deux sont alors détachés de la terre,
Sans plus penser jamais à ce qu’ils ont perdu.

Ils se donnent à Dieu dans la noire chapelle
Où l’orgue retentit sur leurs fronts inclinés ;
Chacun d’eux obéit à la voix qui l’appelle,
Ils restent réunis ainsi qu’ils étaient nés.

Ensemble ils ont vieilli ; leur chevelure est blanche,
Dans leurs veines le sang peut à peine courir,
Et comme deux fruits mûrs quittant la même branche,
À la même heure, ensemble, ils se laissent mourir.

Dans le même tombeau, se couchant côte à côte,
Ils voient, deux églantiers couvrir leur tertre vert,
Où vient le papillon jouer dans l’herbe haute,
Où vient chanter l’oiseau, dans le cloître désert.

Nuit allemande.

Le poète est assis sur un tertre sauvage,
L’Ondine, pour le voir, lève ses grands yeux bleus,
Tantôt elle s’arrête et tantôt elle nage.
Accordant sa voix pure en sons mélodieux.

C’est la nuit ! Du gazon s’échappent mille arômes,
Un voile, étincelant flotte au ciel étoilé,
Mais l’horizon blafard est rempli de fantômes,
Et l’aigle belliqueux dans la nue a volé.

Là-bas, les cavaliers assiègent les tourelles,
Sur leurs casques brillants ondule un étendard
Où des oiseaux fictifs ouvrent d’étranges ailes,
Où des feux dispersés rayonnent au hasard.

Plus loin le loup féroce hurle aux pieds de son maître,
Le dieu découronné des antiques Germains,
Qui rêve aux anciens jours et regrette peut-être
Le sang qui rougissait des autels inhumains.

Plus loin encore, on voit tourbillonner, plaintives,
Les vierges aux longs plis, qui moururent d’amour ;
Dans le morne passé, leurs âmes sont captives,
Sur elles, le hibou pleure en haut de la tour.

Partout, désirs, combats, passions, rêveries,
Horizons fascinants, images qui font peur,
Spectres aux fronts baissés dans les herbes fleuries,
Etoiles scintillant dans la grise vapeur ;

C’est le charmant pays du Réel et du Songe,
Qui, conservant ses dieux, dans un siècle fatal,
Sans vouloir du néant où le doute se plonge,
A dressé dans son cœur un temple à l’idéal.

Impénitente finale.

Si je pouvais choisir, je ne voudrais pas être
Le soleil rayonnant, qui traverse le ciel,
Et qui malgré son nimbe et son rôle de maître,
Se fatigue à poursuivre un voyage éternel ;

Je ne voudrais pas être, étendant mes longs voiles,
La nuit, qui cache à tous les plaines et les bois,
Et traînant, soucieuse, un cortège d’étoiles,
A sur le front un crêpe, et des pleurs dans la voix ;

Je ne voudrais pas être une rose embaumée
Qui, s’ouvrant le matin sur son rameau tremblant,
Avant d’avoir fini sa trop brève journée
Voit s’éteindre et mourir son calice odorant ;

Je ne voudrais pas être un oiseau de passage
Qui s’enivre de joie en parcourant l’Ether,
Dans l’espace infini tour à tour plonge et nage,
Et se rit de l’abîme où bouillonne la mer !

Si je pouvais choisir, je serais une fille
Au cœur naïf encor et pur comme les cieux,
Laissant dans son regard où la tendresse brille,
Rayonner doucement l’azur de ses yeux bleus.

À Mademoiselle V.

DE MATANZAS (île de Cuba).

Miroirs étincelants d’une âme de madone,
Regards profonds et purs voilés de cils soyeux,
Ténébreux diamants à la blanche couronne,
Splendides lacs d’argent qui reflétez les cieux ;

Heureux qui, vous fixant quand votre feu rayonne,
Pourrait vous dominer, et qui ferait, joyeux
Comme un pâle soleil déclinant à l’automne,
Languir votre rayon sous celui de ses yeux ! —

Matanzas ! Matanzas ! ô cité sans pareille,
Sur qui plane le mont, sous qui le flot sommeille,
C’est en toi que la Fable eût placé son trésor ;

Et le hardi héros, fils d’Alcmène la blonde,
Si Colomb eût déjà découvert l’autre monde,
Fût venu dans ton sein chercher la pomme d’or !

Pensée d’Amour.

Du fond du ciel obscur la lune hospitalière
Visite ma fenêtre, et lutte avec la nuit ;
Sur ma table, suivant sa course régulière.
Ma montre marque l’heure, et va sonner minuit.

J’écoute, de mon lit, sur le pavé sonore,
Dans la ville déserte un pas sourd retentir ;
Il s’éloigne, décroît, puis il résonne encore :
De l’amical abri, si tard pourquoi partir ?

Je berce mes pensers sur les ailes du rêve,
Et, laissant le sommeil voltiger loin de moi,
Sans demander à Dieu que l’aurore se lève,
Ô ma vie, ô mon cœur, mon âme pense à toi !

Une crainte.

Dès que l’aube renaît, me levant de ma couche,
Je m’en vais au jardin m’enivrer d’un air pur,
J’erre de tous côtés, le sourire à la bouche,
Je parle au beau soleil qui vient blanchir l’azur.
Sur la cime du mont, je regarde la brume
Aux rayons du levant, se fondre par degrés ;
Du lac sur le côteau le miroir bleu s’allume,
Le gai vanneau frémit dans les genêts dorés.
Partout j’entends crier les portes du village :
Des bœufs dans le sentier gronde la forte voix ;
Les amoureux furtifs, s’arrêtant au passage,
Se donnent rendez-vous, pour le soir, dans le bois.
Moi, dont le cœur naïf craint les filles modestes
Qui s’emparent de l’âme en détournant les yeux,
Je ne les suis jamais dans les chemins agrestes,
Car elles se riraient d’un poète trop vieux.
Caché dans mon jardin, j’en parcours les allées,
Me penchant sur les fleurs sans vouloir les cueillir :
J’aime à toucher du doigt leurs cloches étoilées,
Dont le regard me parle et me fait tressaillir.
Oh ! n’avez-vous jamais, dans la pervenche bleue,
Cru voir des yeux humains sur vos yeux s’attacher,
Et suivant le sentier, lieue après lieue,
Entendu près de vous, comme une âme marcher !
Le soir, dans la forêt, quand tout jase et murmure,
N’avez-vous pas senti de singuliers frissons,
Et cru pour un moment que la grande nature
Secouant ses liens, agitait les buissons.
Ami, je le confesse, il est dans les feuillages
Un charme qui m’attire et qui me fait trembler.
Je n’y vois pas briller de mystiques visages,
La nymphe aux pieds d’argent ne vient pas m’y troubler,
Mais je songe qu’un dieu pourrait, dans sa démence,
Lorsque je serai mort, m’enfermer tout vivant
Sous cette écorce rude où la douleur commence,
Si j’en crois le bouleau, qui se plaint à tout vent.
Oh ! gémir asservi, sans regard et sans lèvre,
Concentrer dans son cœur de sinistres désirs,
Et lorsqu’on sentirait y bouillonner la fièvre
Servir de marche pied aux faciles plaisirs ;
Voir à l’entour de soi les filles, sans contrainte.
De leurs roses rubans dégager leur sein nu,
Et ne rien proférer qu’une inutile plainte,
Sanglot d’un cœur ardent, qui leur reste inconnu !

Ce rêve est bien lugubre et celui qui m’écoute
Se recueille peut-être en m’entendant parler,
Mais il n’est pas besoin de regarder la route
Pour sentir des tourments, contraints de se voiler.
Chacun renferme en soi s’il est viril et grave,
Un cœur qui ne veut plus des hasards du destin ;
Plutôt vivre isolé que de sourire esclave,
Plutôt dans le désert dresser son front hautain !
Il en est, cependant, de ces femmes d’élite
À qui l’on donnerait sa chère liberté,
Mais, dans ce monde ingrat, elles passent trop vite,
En emportant plus haut leur âme et leur beauté,
Et le rêveur distrait, qui préparait sa lyre
Pour chanter son amour et révéler son cœur,
Reste sur une tombe où son ivresse expire,
À murmurer encore un chaste nom de sœur.

La Lune pâle.

Pauvre lune, dis-moi, pourquoi ce front si pâle,
Ton disque est, par trop tôt, apparu dans le ciel :
Il avait, l’autre soir, une couleur plus mâle,
Et dans l’ombre, il semblait jaune comme le miel.

Mais ne t’afflige pas si les fleurs et la plaine
Raillent ton morne front, dans l’azur pâlissant ;
Demain tu brilleras, demain tu seras pleine,
Et tous admireront ton disque éblouissant.

La Procession.

Un soir je m’enivrais de l’haleine des roses,
Dans leurs buissons discrets toutes fraîches écloses ;
Je ne sais quel arome émanait du ciel bleu,
Mais dans mon cœur ému, je sentais vivre Dieu.
Heureuse était mon âme, et douce la nature ;
Le rossignol au loin chantait sa chanson pure,
Et ses divins concerts, avec art mélangés,
Donnaient plus de parfum aux vagues orangers.
« Pour que de volupté mon cœur se rassasie,
Viens près de moi, criai-je, ô sainte poésie ;
Laisse-moi découvrir, sur ton front inspiré,
Comme un nimbe divin, la grâce et la beauté !

Alors dans la forêt, sombre, mystérieuse,
Une rumeur se fit, étrange, caverneuse,
Qui, remplissant le ciel, me troubla mon repos,
Et d’un frisson d’horreur me glaça jusqu’aux os.
Une foule passa : c’étaient des spectres baves,
Couverts du front aux pieds d’outrages et de baves,
Et traînant après eux, dans leurs rêves surpris,
De la foule au cœur dur le stupide mépris.
Leurs traits étaient divins, mais l’angoisse cruelle
Les avait tous courbés et flétris de son aile ;
D’abord venait Gilbert, poète au don fatal,
Qui, vieux avant trente ans, mourut à l’hôpital :
Chatterton, près de lui, mêlait dans une coupe
Un poison qu’il offrait au reste de la troupe,
Et Gérard de Nerval, encore tout éperdu,
Détachait de son cou la corde du pendu,
Malfilâtre, Moreau, tant d’autres nobles âmes
Se trouvaient là, mêlés à des ombres de femmes,
Et la pauvre Mercœur, qui s’avançait enfin,
S’écriait : « ô ma mère, il faut mourir de faim ! »
C’est ainsi que, troublé dans ma suave extase,
J’aperçus d’un seul coup la fange au fond du vase,
Et je vis quel amour, quelle félicité
Le poète tirait de ce monde enchanté.

Immonde humanité, ramas d’âmes sordides,
Pour qui les grands penseurs couvrent leur front de rides,
Et qui, pour récompense, accordes à Chénier
Un honteux échafaud et l’abri du charnier,
Immonde humanité, les Néron et les Claude
Te surveillant de loin comme un tigre qui rôde,
Avaient, certes, raison de frapper à grands coups
Sur ce monde insensé qui pullule de fous,
Et donnant des palais à la noire Agrippine,
Offre au poète, hélas ! la couronne d’épine.

Le Nénuphar.

Sur le lac solitaire où le cygne blanc nage
Le soleil fait encor rayonner sa lueur,
Le cerf et le chevreuil viennent boire au rivage,
Et la forêt n’a plus qu’une vague rumeur.

L’enfant du brun pêcheur saute dans sa nacelle ;
Avec sa rame étroite, il bondit sur les eaux ;
Il écoute dans l’air une voix qui l’appelle,
Il respire un parfum émané des roseaux.

Il sillonne les flots, regardant sur la rive
Les ombres s’épaissir dans le bois endormi,
Décroître la montagne où la nuit sombre arrive,
Et l’étoile du soir ouvrir son œil ami.

Les nénuphars du lac, de leur prunelle humide,
Contemplent le pêcheur et semblent l’inviter :
De se rapprocher d’eux son cœur devient avide,
Il cueille un nénuphar qu’il voudrait emporter.

Mais voilà tout à coup la forêt qui murmure,
Voici le lac ridé qui s’élève en fureur,
Voici la lune aussi, dans l’atmosphère pure.
Montrant son disque énorme à la rouge lueur !

Et l’enfant effrayé, dans sa barque rapide,
Retourne à la cabane où sa mère l’attend ;
Dans le sein maternel, il se cache timide :
« Qu’as-tu, mon fils chéri, pourquoi trembler autant ? »

« Mère, le lac d’argent a bouillonné de rage,
» La sinistre forêt, en grondant, m’a fait peur ;
» La lune m’a montré son lugubre visage,
» Parce que j’ai cueilli sur la vague une fleur ! »

Félicité.

Sur les épis dorés la brise se balance,
Les faisant, de son souffle, onduler tour à tour,
Et dans les bois épais, pleins d’un vague silence,
Survient la nuit rêveuse, après le demi-jour.

Dans mon âme, livrée à la douleur naguère,
Un saint baume descend de l’étoile du soir,
Et la lune, brillant sous la vapeur légère.
Remplit mon calme sein de bonheur et d’espoir

Ma pensée incertaine erre comme la brise,
Dans ce monde enchanté puisant partout l’émoi,
Mais si, rêvant d’amour, mon cœur le divinise,
C’est qu’il me semble encor t’entendre près de moi.

La Fenêtre ouverte.

Hier, il faisait froid, j’étais à ma fenêtre,
Regardant au hasard les passants fourmiller ;
À travers les carreaux, soudain je vois paraître
Une fille à peau blanche et ses grands yeux briller.

J’entr’ouvre bruyamment mon obscure croisée ;
La jeune fille est belle, et chaste est son maintien,
Son visage est couvert d’une teinte rosée ;
Moi qui n’ai que vingt ans, je l’épouserais bien.

Et comme elle passait sans lever ses paupières,
Je la suivais de l’œil, et des songes d’amour
M’entraînant sur ses pas au milieu des bruyères,
J’allais rester, pensif, à rêver tout le jour.

Mais la bise parvint, plus âpre, dans ma chambre,
Je la sentis sur moi qui sifflait méchamment ;
Et, maudissant tout haut les rigueurs de décembre,
Je fermai ma fenêtre avec un jurement.

La Toque.

Belle toque à gland d’or, toi qu’une main charmante
A faite pour mon front, lourd de tristes pensers,
Depuis l’heure lointaine où j’ai vu mon amante
S’arracher à des jours, hélas ! trop tôt passés ;

Tu me rends cette belle, à mon âme si chère,
Tu me rends ce regard, plein d’un pouvoir vainqueur,
Et, par toi ma promise, à côté de ma mère :
Revient, en souriant, rayonner dans mon cœur.

Je ne porterai point pour en faner la grâce,
Ce velours noir, moins doux que tes lèvres de miel,
Et je l’enfermerai, de peur que ne s’efface
Ce charme fascinant, que l’amour prend au ciel.

Ah ! pendant que ta main, dans les longues soirées,
Donnait à ce présent son flexible contour,
Par de doux souvenirs, mes lèvres enivrées
Baisaient le tissu frôle où palpite l’amour !

Tu t’en souviens, chérie, il fallait à mon âme
Un enivrant cadeau, que ton sein eût touché !
H pénètre le mien, m’embrase de sa flamme
Et me parle du cœur, où tu l’avais caché !

Et moi, souffrant toujours d’une passion sainte,
Pourrais-je, sur mon front mettre un autre présent,
Qui, courbant ma raison sous sa brûlante étreinte
Rendrait, par le passé, plus amer le présent !

Non, laisse-moi rêver à ton âme sublime,
Mais éloigne le don que tes mains ont pressé,
Car, alors devant moi s’ouvre comme un abîme,
Et je languis, au loin, d’un désir insensé ;

Le temps qui n’est plus là, le temps que je regrette,
Dans mon cœur embrasé recommence à courir,
La nuit couvre mes yeux, ma voix devient muette,
Ton bras s’enlace au mien, et je me sens mourir !

Chant de Femme.

Poète au cœur de feu, qui, d’une lèvre habile,
Répètes l’hymne saint dont le ciel est rempli,
Tu prétends que l’amour, guidant ma main débile,
Seul, a su m’arracher au néant de l’oubli.

Tu prétends que, par lui, quand je voyais à peine
Fleurir de mes quinze ans les rameaux printaniers,
J’ai fait vibrer la lyre et jeté dans la plaine
Mes rêves palpitants et mes songes premiers !

Oh ! non, tu t’es trompé, car jamais ma jeunesse
Dans leur pure splendeur n’a salué les cieux :
Ma mère, dans ses bras, me reçut sans tendresse
Et, fille du malheur, j’ai grandi sous ses yeux.

Plus tard, chargeant mon front du voile de l’épouse,
J’ai dit : oui, par contrainte, et des pleurs dans la voix,
Et j’ai su refermer, de moi-même jalouse,
Ce cœur qui palpitait pour la première fois,

Aussi, quand je redis, sur ma lyre enflammée,
Les soupirs des amants l’un à l’autre enlacés,
Lorsque je fais frémir sur une bouche aimée,
Des serments avant peu par d’autres effacés ;

C’est qu’un désir profond qui sommeillé en mon âme,
Plus ardente a rendu l’image du bonheur,
Et, donnant la puissance à des lèvres de femme,
Vient embraser ma lyre en sortant de mon cœur !

L’Astronome.

Pendant que la nuit tiède enveloppe la terre,
Je vais par la campagne, en cachant mon bonheur,
Et là haut sur la tour qu’habile le mystère,
Plongé dans l’inconnu, veille un pauvre songeur !

Tous deux nous regardons les étoiles brillantes :
Moi, de mon cher amour je pense voir les yeux ;
Mais, lui, ne dormant point dans ses nuits vigilantes,
Quel plaisir peut-il prendre à contempler les cieux ?

Sans jamais la trouver, il épie une étoile ;
La mienne, moi, j’ai su bien loin la découvrir ;
En vain de l’Éther sombre il veut percer le voile,
À travers l’infini, l’amour seul sait courir ;

L’étoile me sourit mieux qu’à toi, penseur blême,
Sur la carte des cieux incliné tout le jour ;
Je suis plus près du ciel que tu ne l’es toi-même,
Astronome perdu sur le haut de la tour !

Les Yeux bleus.

D’autres peuvent aimer un teint couleur d’olive,
Et des cheveux d’ébène ou tordus ou frisés ;
Un rire provoquant, une démarche vive,
Des lèvres de carmin faites pour les baisers ;

Mais, moi, robuste enfant de la brune Provence,
Comme on cherche toujours ce qu’on ne peut saisir,
Comme il faut qu’en nos cœurs la jalouse espérance,
Pour nous donner la force, allume le désir,

J’aime ces pâles fleurs que le Nord laisse vivre,
Aux lieux où le soleil n’a que de faibles feux,
Et qui, se balançant sous les cristaux du givre,
Reflètent un cœur pur dans leurs charmants yeux bleus.

À un Mort.

Qu’importe qu’ici-bas les pleurs et le silence
Étouffent le génie en leurs voiles épais !
Ces mondes inconnus, vers qui le cœur s’élance
Renferment sous leurs feux et le calme et la paix.

Une Sainte.

Entre les vieux arceaux d’une gothique église,
Qui porte une croix d’or à sa hautaine frise,

S’élève une statue au maintien virginal,
Qu’éclaire de ses feux un tremblotant fanal.
Le front est large et pur, le regard est modeste,
Les cheveux sont compris sous un nimbe céleste ;
Le corsage pudique et chastement fermé,
Recouvre un cœur intact qui n’a jamais aimé !
Jamais aimé que Dieu, dans son ardeur mystique,
Jetant comme une flamme au granit du portique,
Car les cœurs embrasés par l’amour du Sauveur
Communiquent partout leur dévorante ardeur.
Ainsi, toi qui, passant à l’entour du vieux porche,
Et regardant l’image aux reflets de sa torche,
Disais, en sifflotant un air voltairien,
Que, pour convertir l’âme, une image n’est rien,
Sache que sous ce front aux paupières baissées,
Il s’agite sans cesse un monde de pensées,
Et celle que tu crois un marbre inanimé,
Pour toi ressent son cœur d’angoisses consumé,
Car, si hideux sois-tu, tu possèdes une âme,
Comme saint Augustin, tu naquis d’une femme,
Et c’est aussi pour toi, sépulcre sans flambeau,
Que le Christ s’est couché dans la nuit du tombeau.
Courbe donc tes genoux en face de la sainte.
Elle a bu comme loi, le calice d’absinthe
Puisque son fier génie, à grands flots survenu,
Des hommes insensés est encor méconnu,
Et parmi les cités obscures de la France
Elle subit l’oubli, cette rude souffrance,
Mais, soumise à son Dieu qui prétend l’éprouver,
Si sa plainte s’élève, oh ! c’est pour le sauver.
Embrasse donc ce sol où son regard se pose.
Du céleste jardin c’est la mystique rose
Et partout où ses yeux voient s’épancher des pleurs,
Elle fait aussitôt naître de douces fleurs.
Salut ! fille céleste à la blanche auréole,
Salut ! lys virginal dont le parfum console,
La Vierge te chérit, et moi je ne sais plus
Si c’est elle ou bien toi qu’adorent les Elus.

À Joseph B.

Une année est passée, une autre va revivre,
Songeur insouciant, toi, tu chantes toujours,
Nous faisant oublier le lourd manteau de givre
Qui des sentiers moussus recouvre le velours.

Sur les chênes flétris tremble la feuille jaune,
Elle résiste à peine à la rage du vent,
Mais la Muse te suit en fidèle amazone,
Et fleurit les chemins où tu vas si souvent.

Quand s’élève ta voix, plus de bois sans verdure,
Le rossignol reprend ses nocturnes accords,
Et mêle sa chanson à l’étrange murmure
Qui, sortant des forêts, fait tressaillir les morts.

Ah ! puisses-tu sans cesse, enfant des chastes muses,
Ranimer dans tes vers un éternel printemps,
Et redire ces mots que les femmes, confuses,
Écoutent résonner dans leurs cœurs palpitants.

La vierge en te lisant s’étonne et se recueille,
Elle regarde au loin les vastes horizons,
Et sous l’ombre des bois tremblants comme la feuille,
Arrache ses secrets à la fleur des gazons.

Si jamais, vers le soir, l’une d’elles, rêveuse,
Marchant à petits pas, rouge, les yeux baissés,
Te venait demander si, pour l’âme amoureuse,
Tu n’as pas de ces chants si doux aux cœurs blessés ;

Ne va pas, ô poète, ému d’un trouble vague,
Boire dans ses beaux yeux le poison de l’amour,
Et lui prenant la main pour admirer sa bague,
Presser de son bras blanc le gracieux contour !

Veille sur ta raison, car la femme est perfide,
Tel qui croit la surprendre est souvent trop bien pris.
Des molles voluptés le poète est avide,
Mais il peut rencontrer la haine ou le mépris.

Si tu redoutes trop de rouvrir la blessure
Qui peut-être jadis a fait saigner ton cœur,
Crains la femme coquette, et crains la fille pure,
Toutes deux ont dans l’âme un prestige vainqueur.

Cherche plutôt des bois les ombres bienfaisantes ;
Si tu sens ton esprit bouillonner et rugir,
Regarde dans les cieux les étoiles luisantes,
Avant que le matin ne commence à rougir.

Transporte tes pensers dans les lointaines sphères,
Laisse aux pâles amants les regrets et les pleurs ;
Songe aux astres heureux où tu verras tes frères,
Les poètes, errer dans des chemins de fleurs.

Mais que dis-je, au moment où ma lyre prudente
T’avertit, doux chanteur, qu’il ne faut pas aimer,
La tienne, en soupirant, parlera à mon âme ardente,
Et tu brûles mon cœur au lieu de le calmer.

La nature toujours t’entraîne vers la femme,
Vers les épais taillis où l’on se perd à deux ;
Ce n’est pas la forêt qui peut, assouvir l’âme,
Ni le chant des oiseaux, ni la splendeur des cieux.

Fais donc, ô mon rêveur, se plaindre sur ta lyre
Les désirs amoureux que Dieu même comprend ;
Redis les mots charmants qu’une sœur nous inspire,
Lorsque, pour l’exalter, le cœur devient plus grand.

Et moi, cœur sans vaillance, à tout orage en butte,
Moi jouteur fatigué qu’ont défait tous les dieux,
Va, je t’applaudirai, si tu vaincs dans la lutte
L’ennemi le plus rude, une fille aux yeux bleus.

Tableau pastoral.

Le printemps a fait fuir les brises de Décembre ;
Je suis assise ici, dans la plus belle chambre,
Dont jamais le décor fut agreste et coquet,
Car je rêve, joyeuse, au milieu d’un bosquet.
Pour tapis, sous mes pieds, j’ai le velours de l’herbe,
Et le ciel d’un bleu pur, forme un plafond superbe,
Sous lequel on n’entend point de chant-attristé,
Puisqu’ici les oiseaux sont tous en liberté !
Dans le verger voisin, bienfaisante ramure,
D’un arbre au front géant, la mobile verdure,
En abritant mon front de l’ardeur du soleil,
Semble, par son murmure, inviter au sommeil,
Pendant qu’un rossignol, sous la feuillée ombreuse,
Sans fatigue, poursuit sa chanson amoureuse.
Tout est beau ! mais mon cœur n’est content qu’à demi,
Car, pensif, près de moi, je voudrais mon ami !
Ce tapis ou les fleurs sont d’azur et de neige
Ne présente, il est vrai, pas de rustique siège,
Mais cet air embaumé rend le cœur plus dispos.
Et le gazon vous offre un moelleux repos !
Dans le lointain j’entends un orgue qui résonne,
Répétant de vieux airs, de sa voix monotone ;
Je l’écoute, pourtant, car les airs surannés
Ont un charme naïf pour nos cœurs étonnés,
Et, par eux, s’étonnant d’une larme qui coule,
Nos anciens souvenirs se réveillent en foule ;
Du passé la mémoire ouvre le demi-jour,
Et l’on songe, rempli de tristesse ou d’amour !
Ah ! quel désir soudain me tourmente et m’oppresse,
De sa pénible étreinte accablant ma jeunesse,
S’il était là, mon Dieu, cet ami que j’attends,
Pour goûter avec moi la beauté du Printemps !

À Louis Guibert.

Non ! tu n’es pas de ceux qui vont, pauvres Lazares,
Se nourrir du festin pour le riche dressé.
De chants pour toi les bois ne furent point avares ;
Je les entends frémir dans ton sein oppressé.

Ne te laisse donc pas dompter par la fortune ;
Élève tes regards vers un ciel toujours bleu,
Et, laissant aux rêveurs les brouillards et la lune,
Fais gronder dans tes vers et la nature et Dieu !

Résurrection.

Quand mon premier amour, dans la nuit de la tombe,
Descendit, emportant le repos de mon cœur,
Comme la lune aux cieux, roucoulante colombe,
Veillait, près du tombeau, ma plaintive douleur.

Mais un nouvel amour, dissipant l’ombre obscure,
Vient, splendide soleil, rayonner dans la nuit ;
Les ténèbres s’en vont, l’atmosphère est plus pure,
Et la lune mourante enfin s’évanouit.

Le Printemps de l’amour.

Lorsqu’un soir de printemps, troublé par un orage,
En un seul moment perd son calme et sa splendeur,
Par un ciel ténébreux, rêvant sous son feuillage,
Penchée, on ne voit pas se désoler la fleur.

Absorbant du soleil la suprême influence,
Tandis qu’il rayonnait dans le firmament pur,
Elle garde à présent la douce souvenance
De la brise embaumée et du limpide azur.

Poète, c’est ainsi qu’il faut ouvrir ton âme
À l’amour, ce soleil qui brille sur nos ans,
Et, dans les sombres nuits, tu reverras sa flamme
Ranimer en ton cœur les trésors du printemps !

Prière.

Le monde extérieur est un rêve terrible,
Un cauchemar étrange où le cœur endormi,
Sans cesser de souffrir, reste comme insensible
Et s’épuise à lutter contre un vague ennemi.

Ouvre donc dans les cieux ton aile bienfaisante,
Ô nuit mystérieuse au fantastique essor,
Cache bien l’univers à mon âme mourante
Et couvre ton manteau de mille étoiles d’or !


DU MÊME AUTEUR :

Dictionnaire mythologique, traduit de l’allemand de Jacobi. — Paris, Didot, 1846.
Étude sur les variations du polythéisme grec. — Paris, Franck, 1853.
Histoire du polythéisme, 1re livraison. — Paris, Franck, 1854.
La couronne de Saint-Étienne, scènes hongroises, du XVe siècle. — Paris, Krabbe, 1854.
Les rêves du Commandeur. — Paris, Krabbe, 1854.
Adorations, poésies. — Paris, Krabbe, 1855.
Mélodies pastorales. — Paris, Taride, 1855.
Poésies nouvelles. — Paris, Vanier, 1857.
Lettre sur la poésie. — Paris, Vanier, 1857.
Le mouvement intellectuel au XIXe siècle. Paris, Vanier, 1858.
Nouvelles Mélodies pastorales. — Paris, Vanier, 1858.
Poésies mystiques. — Paris, Vanier, 1858.
Béranger à Passy. — Genève, 1858.
Voyage dans la vieille France, de Jodocus Sincerus, traduit du latin. — Paris, Vanier, 1859.
Mélodies pastorales, 3e livraison. — Paris, Vanier, 1860
La Lisette de Béranger, avec un beau portrait par Staal. — Paris, Bachelin, 1864.
Notice sur Rodolphe Turecki. — Paris, 1864.
Histoire de la Poésie. — Paris, Dentu, 1864.

Cet ouvrage a été placé, par ordre du maréchal Vaillant, dans les principales bibliothèques de l’Empire, et honoré des souscriptions de S. M. le roi de Suède, le marquis de Laincel, le marquis de Sayve, le duc de Luynes, le sénateur Mérimée, la comtesse de Bryas, le baron du Mast, le comte de Montalembert, le colonel Esménard, le vicomte de Sarcus, M. Ad. Régnier, de l’Institut, le comte de Clervaux, le docteur Delpech, M. Egger, de l’Institut, le major Staaff, M. Frémy, de l’Institut, M. Stephen Liégeard, du Corps législatif, la comtesse d’Agonit, M. Vaïsse, directeur de l’institution des sourds-muets, le docteur Rosenkranz, de Kœnigsberg ; M. Lamé, de l’Institut ; l’abbé Bertheuille, l’abbé Fayet, l’abbé Pont, etc.


saint-denis. — typographie de a. moulin.