Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/IV

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Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 139-153).

CHAPITRE IV

QUELQUES OFFICIERS ET SOLDATS ÉCHAPPÉS DE CHANDERNAGOR SE RENDENT À LA LOGE DE CASSEMBAZARD. DÉMARCHE DES ANGLOIS POUR NOUS AVOIR PRISONIERS. LE DÉTACHEMENT FRANÇAIS EST OBLIGÉ DE QUITTER CASSEMBAZARD.

Nos regrets sur le sort de Chandernagor étoient inutiles, il falloit penser à nous. Je fis avertir le nabab des risques que couroit notre loge de Cassembazard et le priai de la prendre sous sa protection. Le détachement que j’attendois de Dacca n’étoit pas encore arrivé, je n’avois avec moi que neuf ou dix Européens, et quelques topas pour défendre une loge ouverte de tous côtés, n’ayant qu’un simple mûr d’enceinte, sans fossés ni tours ni bastions. Je travaillois depuis quelques jours à faire deux pâtés en terre pour nous mettre du moins à couvert d’une surprise, je pris aussi quelques fusiliers du pays, mais malgré cela nous n’étions pas en état de nous défendre, [si les seuls Anglois qui étoient à Cassembazard avoient jugé à propos de nous attaquer.] Le nabab m’envoya un djamadar avec cent fusiliers pour la garde de la loge et un de ses pavillons pour mettre sur la porte comme je l’avois demandé, il me fît dire de ne rien craindre, qu’il me soutiendroit de toutes ses forces. Bien plus, ayant apris, deux jours après, que les Anglois faisoient marcher un détachement [vers Cassembazard], il m’envoya dire d’aller joindre son armée qui étoit sur le chemin entre Ougly et Morshoudabad, mais ce détachement n’étoit pas contre lui. Voici à quel sujet il avoit été envoyé ; je l’ignorois dans le tems.

Dès le moment de la résolution prise de rendre le fort de Chandernagor, quelques officiers, volontaires et autres, suivis de près de 120 soldats, la pluspart étrangers, déserteurs de chez les Anglois en étoient sortis, et courant à la débandade par des détours qu’eux seuls connoissoient, avoient eu le bonheur de s’éloigner un peu, malgré les coups de fusils qu’on leur tiroit de différents postes. Le colonel, se doutant bien que leur dessein étoit d’aller à Cassembazard, fît partir un détachement pour courir après eux. En effet plusieurs furent arrêtés, d’autres désespérant de pouvoir s’échaper retournèrent d’eux-mêmes à Chandernagor ; mais le plus grand nombre gagna le point de réunion qui étoit à deux lieues de Chandernagor au dessus d’Ougly. Ils étoient encore pour le moins quatre vingt officiers et soldats. Se voyant poursuivis, il fallut faire des marches forcées, quelques uns s’égarèrent, plusieurs, accablés de fatigue, restèrent en chemin et furent pris. Cependant au moment où je m’y attendois le moins, j’eus la satisfaction de voir des officiers et beaucoup de soldats arriver par petites bandes de cinq, six, tantôt plus tantôt moins, mais tous nuds et si harassés qu’à peine pouvoient-ils se soutenir. Plusieurs manquoient d’armes. Je fis tout ce qui dépendoit de moi pour les soulager. Heureusement il me restoit encore quelque argent à moi et à quelques particuliers ; j’en fis usage pour ranimer le courage des nouveaux arrivés et pour leur procurer le nécessaire.

Chandernagor fut pris le 23 mars ; à la fin du même mois ou au commencement d’avril, je comptois déjà près de 60 Européens dans la garnison, dont la moitié à la vérité n’étoit pas en état d’agir. Mais n’importe, ce nombre de 60 en valoit 120 au dehors par la renommée qui se plaît à augmenter. De plus nos sipayes avoient trouvé aussi le moyen de s’échaper. Il en étoit venu une trentaine. Tout cela n’accommodoit pas les Anglois ; bientôt je n’eus plus rien à craindre de ceux de Cassembazard. Ils eurent à craindre à leur tour. Étant informés qu’il y avoit encore du monde par les chemins, ils prirent des fusiliers du pays, mirent tout en œuvre pour débaucher nos soldats, et sollicitèrent tellement [au dorbar] tant par promesses que par menaces, que j’eus ordre positif de ne rien entreprendre contr’eux. Le nabab que la peur dominoit au point qu’il n’est point possible d’exprimer, envoya un de ses officiers du dorbar pour rester près de nous, et qui, avec les cent hommes qu’il nous avoit donnés, étoient Avril 1757.      autant d’espions préposés pour nous empêcher d’agir ; d’un autre côté, le détachement anglois qui avoit poursuivi nos échappés jusqu’à Noudia, étant retourné sur ses pas, le nabab voulut bien se persuader que les Anglois n’avoient pas envie de l’inquiéter. En conséquence, il ne leur témoigna aucun mécontentement de ce qui s’étoit passé, et l’on ne parla plus d’envoyer notre détachement joindre l’armée.

Le nabab est décidé à en passer par tout ce que les Anglois voudront.

J’avois depuis longtems demandé de l’argent, on m’avoit remis de jour en jour ; il n’en fut plus question. On me répondit net que je n’en aurois point. Bien plus, à la sollicitation de mes ennemis, le nabab envoya du monde pour abbattre les deux pâtés que je faisois élever en terre, il vouloit même que l’ouquil des Anglois fût présent. De ma vie je n’ai tant souffert que cette journée. Dès que les ordres du nabab me furent signifiés, je répondis que tant que je serois dans la loge, aucun étranger ne toucheroit aux ouvrages ; que pour garder des ménagements avec le nabab, j’étois résolu de me retirer et de lui remettre la loge de laquelle il feroit ensuite ce que bon lui semblerait et dont je le rendois responsable. Je fis en même temps prendre les armes à toute la troupe. J’avois depuis plusieurs jours des chariots sur lesquels étoient chargées nos munitions. Je me disposai à partir avec le peu de fonds qui me restoit à moi et à divers particuliers. L’homme du nabab voyant ma résolution et craignant de faire quelque chose qui ne fut pas approuvé, différa l’exécution de ses ordres et donna avis au nabab de ce qui se passoit. Il fit réponse qu’il ne vouloit pas absolument que je quittasse la loge, et donna ordre qu’on renvoyât les beldars (pioniers), mais en même tems il me fit dire qu’il falloit absolument que je fisse abattre moi-même ces ouvrages ; que, dans les circonstances présentes, il étoit obligé de faire bien des choses à contre-cœur ; qu’en refusant d’obéir j’allois attirer les Anglois sur lui et sur nous ; que n’étant pas en état de nous deffendre, il falloit plier ; que je ne serois plus désormais inquiété, et que par la suite il me donneroit tout l’argent nécessaire pour construire en briques ce que je voulois faire en terre. Je connoissois bien la valeur des promesses du nabab ; mais j’avois à le ménager. Le parti d’abandonner tout à fait la loge ne me convenoit pas ; je mis donc à l’ouvrage tous les pionniers que j’avais. Dans la nuit même, tout fut abattu. L’idée des Anglois étoit [sans doute] de nous mettre tellement hors de défense que nous fussions obligés de nous rendre dès qu’il leur prendroit envie de nous attaquer. Ils avoient déjà reçu un renfort de vingt cinq hommes et plusieurs sipayes. Mais le but auquel ils tendoient avec le plus d’ardeur étoit de débaucher nos soldats. Pour éviter cet inconvénient, je voulois tenir mes gens continuellement dans la loge ; je leur faisois distribuer du pain, du ris, de la viande, de l’araque, enfin tout ce qui leur étoit nécessaire. Mais le moyen de tenir enfermée dans un endroit aussi foible une troupe de soldats échapés d’un siège, presque tous déserteurs des Anglois ? Ils savoient aussi bien que moi ce qui se passoit, connoissant le peu de fermeté ou la lâcheté du nabab ; ils prirent aisément l’idée qu’on vouloit les sacrifier et les livrer aux Anglois ; de tems en tems, il leur parvenoit, malgré toutes les précautions des officiers, des billets que nos ennemis faisoient écrire pour les épouvanter ; plusieurs de nos soldats sautèrent des murs et se retirèrent où ils se crurent plus en sûreté. Nos sipayes étant venu me joindre, je pris le parti d’établir des corps de garde dans l’enceinte de l’aldée (village), après quoi, je donnai quelque liberté aux soldats, dont plusieurs profitèrent plus que je n’aurois voulu. Malgré cela par la bonne conduite et l’attention des officiers qui étaient avec moi, nous vînmes à bout de calmer l’esprit inquiet du soldat. Nous surprîmes quelques espions qui furent punis sur le champ, et le cours des billets fût arrêté.

Démarche des Anglois pour nous avoir prisonniers.

Les Anglois cependant sollicitoient vivement pour que le nabab nous obligeât de nous rendre. Ils appuyoient leur demande sur le traité de Calcutta ; leurs ennemis étoient censés ceux du nabab, par conséquent il devoit tomber sur nous et nous remettre à eux comme prisonniers. Ce n’étoit pas tout à fait l’intention du nabab, il n’aimoit pas assés les Anglois, il les craignoit beaucoup et vouloit nous conserver pour les tenir en respect. Mais de quelle sottise n’est pas capable un esprit aussi foible ! Les menaces redoublées des Anglois soutenues des représentations des Chets, firent enfin ce que je n’aurois jamais cru. Dans le temps que je devois voir l’effet des belles promesses du nabab, je ne fus jamais plus surpris que de m’entendre signifier de sortir promptement de ses provinces, si mieux je n’aimois aller trouver les Anglois. Je répondis que j’étois prêt d’obéir, pourvu qu’on me donnât des passeports et de l’argent ; on me répliqua que je n’aurois rien et qu’il falloit partir. On me demanda quelle route je prendrois, je répondis que j’irois à Patna et, de là, partout où la Providence me conduiroit. Cet ordre me fut donné le 7 Avril ; le lendemain j’eus les passeports nécessaires mais point d’argent ; le nabab me fit dire seulement de me rendre dans un jaguir nommé Phoulvary aux environs de Patna, où l’on me fourniroit ce dont j’aurois besoin. On me donna quatre ou cinq jours pour m’y préparer.

Le nabab ouvre les yeux sur le danger où il est et paraît vouloir nous soutenir.

Je profitai de cet intervalle pour faire agir le seul homme qui osât parler encore pour nous. C’étoit le Nazerdalel, homme de rien mais en qui le nabab paroissoit avoir quelque confiance. Comme il étoit continuellement à la loge, j’avois eu des occasions de lui découvrir bien des choses qui intéressoient particulièrement le nabab, et à force de politesses accompagnées de présents, je croyois l’avoir mis dans nos intérêts. J’ai sçu cependant peu après qu’il tiroit pour le moins autant des Anglois que de nous. Il fut dire au nabab tout ce qu’il avoit appris de moi, les vues des Anglois, des Chets, les risques qu’il couroit, fit remarquer que les Anglois augmentoient tous les jours la garnison de leur fort de Cassembazard, en faisant venir leurs soldats déguisés sous le nom de déserteurs, qui vouloient passer au service des François. En effet, par ce moyen, beaucoup de soldats avoient passé au travers du camp maure sans être arrêtés. Il étoit aussi question pour lors d’une flotte angloise qui devoit monter et qui n’attendoit que la permission du nabab. Le Nazardalel lui représenta que ces batteaux pouvoient être chargés de munitions de guerre, qu’il falloit les visiter rigoureusement, ouvrir les tonneaux et pipes dans lesquels on trouveroit quelques canons et mortiers. Le nabab à de pareils discours, ouvrit les yeux et renvoya promptement le Nazardalel me dire de ne pas partir. Cet ordre vînt le 10. Notre garnison passa en revue devant le Nazardalel. L’état contenant la paye de chaque officier et des soldats, fut porté au nabab qui promît d’y satisfaire.

Le nabab change et veut nous forcer à nous rendre prisonniers.

Le douze, au soir, le Nazerdalel m’avertit que le nabab vouloit me parler. J’avois appris ce jour que sur des lettres que M. Watts avoit reçues de l’amiral, il avoit été trouver le nabab. Je craignois qu’il ne fût arrivé quelque changement fâcheux. Le Nazerdalel qui vit bien que je soupçonnois quelque chose, m’assura qu’il n’y avoit rien contre nous. Il ignoroit peut-être de quoi il étoit question. Je lui répondis que n’ayant point offensé le nabab, je me présenterois devant lui sans crainte, mais que connoissant le crédit de mes ennemis au dorbar, je ne savois pas si le nabab seroit maitre de s’opposer à leurs mauvais desseins. Il me jura sur son Dieu et sur son prophète qu’il ne m’arriveroit rien. Après quelques réflexions, je pris le parti d’obéir. Je pensois qu’en prenant quelques précautions, je pourrois éviter les inconvénients que je craignois.

Dernière visite au nabab. Entrevue avec M. Watts.

Le treize, de grand matin, je devois partir accompagné de cinq ou six personnes bien armées. Une petite pluie nous retint jusqu’à dix heures. En sortant, je fis reconnoître M. de Sinfray pour commandant, et lui donnai ordre qu’au cas que je ne fusse pas revenu sur les deux heures du soir, il eût à faire partir un détachement de quarante hommes pour venir à ma rencontre. Nous arrivâmes vers midy chez le nabab qui s’étoit retiré dans son harem. On nous fit passer dans une salle d’audience où on nous apporta un très mauvais diner ; le nabab, disoit-on, ne tardera pas à paroître. Cependant cinq heures étoient sonnées qu’il n’étoit pas encore habillé. Pendant cet intervalle ennuyeux, j’eus la visite de quelques uns des divans entr’autres de l’Arzbeguy ; je lui demandai pourquoi le nabab m’avoit appelé ; il me répondit avec une apparence de sincérité que le nabab recevant continuellement des plaintes des Anglois sur la nombreuse garnison que nous avions à Cassembazard, avoit jugé à propos de nous faire venir, M. Watts et moi, pour nous concilier, qu’il espéroit arranger les affaires de façon que les Anglois n’auroient rien à craindre de nous ni nous des Anglois. Il ajouta que le nabab étoit très satisfait de la conduite que j’avois tenue jusqu’à présent et qu’il me vouloit beaucoup de bien. Enfin l’heure du dorbar arrive, on m’avertit, je passe dans une salle où se trouve M. Watts en compagnie avec plusieurs divans : l’ouquil des Chets étoit du nombre. Les compliments finis, un des divans me demande si je n’ai rien de particulier à dire à M. Watts, je lui dis que non. La dessus, M. Watts m’adressa la parole en anglois : « Il s’agit, Monsieur, de vous déterminer à me livrer votre loge et à descendre à Calcutta avec tout votre monde. Vous serez très bien reçus, et obtiendrez les mêmes conditions que MM. de Chandernagor, c’est la volonté du nabab » ; je lui répondis que je n’en ferois rien, que j’étois libre ainsi que tous ceux qui étoient avec moi, que si l’on me forçoit de quitter Cassembazard, ce seroit au nabab que je remettrois la loge et à nul autre. M. Watts se tournant vers un des principaux divans, représenta avec vivacité qu’il n’y avoit pas moyen de rien finir avec moi et lui redit mot pour mot ce qui avoit été dit entre nous. Je vis bien dès ce moment que l’air du Bureau n’étoit pas pour nous. Il fallut cependant faire bonne contenance. Rajamanikchende, l’Arzbeguy et quelques autres me tirèrent en particulier, me représentèrent que je ne pensois pas à ce que je faisois, en refusant le proposition de M. Watts, que le nabab déterminé à vivre en bonne intelligence avec les Anglois me forceroit à l’accepter. Ils me demandèrent ce que je voulois donc faire. Je leur répondis que mon dessein étoit de rester à Cassembazard et de m’opposer autant que je pourrois aux vues ambitieuses des Anglois ; « bon, bon ! que pouvez-vous faire, me répliquent-ils ? vous êtes une centaine d’Européens, le nabab d’ailleurs n’a pas besoin de vous, vous serez forcé certainement de quitter cet endroit. Il vaut encore mieux pour vous accepter le parti que vous offre M. Watts. » Les mêmes qui m’avoient parlé, prirent M. Watts en particulier, je ne scais ce qui fut dit entr’eux, mais un quart d’heure après ils se rendirent dans une autre salle où étoit le nabab.

J’étois dans la plus grande impatience de savoir le résultat de tous ces pourparlers, d’autant plus que par quelques paroles échapées, j’avois lieu de croire qu’on avoit dessein de m’arrêter. Cinq ou six minutes après que M. Watts eût été trouver le nabab, l’Arzbéguy accompagné de quelques djamadars, de l’ouquil des Chets, de celui des Anglois, vint me dire à haute voix en présence de plus de cinquante Maures de distinction, que le nabab m’ordonnoit de me soumettre entièrement à ce qu’exigeait M. Watts. Je lui dis que je n’en ferois rien, et qu’il n’étoit pas possible que le nabab eût donné un pareil ordre. Je demandai à lui être présenté. Le nabab, me dit on, ne veut pas me voir. C’est lui qui m’a fait appeler, répliquai-je, je ne sortirai pas que je ne lui aie parlé. L’Arzbéguy voyant que je n’avois pas envie de céder et que j’étois assés bien accompagné, car dans le même tems on eut avis de l’arrivée de nos grenadiers qui avoient ordre de venir à ma rencontre. Ennuyés de ne pas me voir paroître, ils s’étoient avancés jusqu’aux portes du palais. L’Arzbeguy[1] ne sachant trop quelle suite auroit cette affaire, voulut tirer son épingle du jeu, et y engager l’ouquil des Chets. « Parlez donc, lui dit-il, cette affaire vous regarde plus que moi. » L’ouquil des Chets voulut dire quelque chose, mais il n’en eut pas le tems. Je lui dis que je ne voulois pas l’entendre, que je ne le connoissois en rien et n’avois aucunement affaire à lui. Là dessus, l’Arzbeguy et lui retournèrent auprès du nabab et lui dirent que je ne voulois pas entendre raison, que je demandois à lui parler. Eh bien, qu’il vienne, dit le nabab, mais qu’il vienne seul. En même tems, on pria M. Watts de se retirer et d’attendre dans un cabinet. L’ordre de paroître m’ayant été donné, je voulus avancer ; autre difficulté, les officiers qui étoient avec moi ne vouloient pas me laisser aller. Grand débat entr’eux et les officiers du nabab. Enfin à force de prières et en les assurant que je ne craignois rien, je les engageai à rester tranquilles et à me laisser aller.

Je me présentai au nabab qui me rendit le salut d’asses bonne grâce ; dès que je fus assis, il me dit d’un air très déconcerté qu’il falloit que j’acceptasse les propositions de M. Watts, ou que je n’avois d’autre parti à prendre que celui de sortir de ses terres. « Votre nation est cause, me dit le nabab, de toutes les importunités que je reçois aujourd’hui des Anglois ; je ne prétends pas mettre tout le pays en trouble par rapport à elle. Vous n’êtes pas en état de vous défendre, il faut céder ; vous devez vous souvenir que lorsque j’ai eu besoin de votre secours, vous me l’avez toujours refusé ; vous auriez tort d’en attendre de moi à présent. » Voilà ce que le nabab me dit en maure : on peut le savoir de trente personnes qui étaient présentes et l’on avouera qu’après la conduite que nous avions tenue, je n’avois pas grand chose à répliquer. Je remarquai cependant que le nabab tenoit les yeux baissés et que c’étoit comme malgré lui qu’il me faisoit un pareil compliment. Notre ouquil n’étoit pas trop assuré, je pris la parole et dis au nabab que je serois deshonoré en acceptant les propositions de M. Watts, que puisque le nabab vouloit absolument nous mettre hors de son pays, j’étois prêt à me retirer, qu’ayant les passeports nécessaires pour Patna, j’irois de ces côtés là. À l’eception du nabab et de Cojaouazil, tous s’écrièrent de concert que je ne pouvois pas prendre cette route, que le nabab n’y consentiroit pas. Je demandai quel chemin on vouloit me faire prendre ; on me dit d’aller par [Mednipour ou] Catek. Je représentai que les Anglois pouvoient d’un moment à l’autre se répandre de ces côtés là et tomber sur moi. On me répondit que je me tirerois d’affaires comme je pourrois. Le nabab cependant tenant la tête baissée écoutoit attentivement et ne disoit rien ; voulant le faire parler, je lui demandai si son intention était de nous faire tomber entre les mains de l’ennemi. « Non, non, dit alors le nabab, prenez telle route que vous voudrez et que Dieu vous conduise. » Je me levai aussitôt pour le remercier. Je reçus le bethel et sortis.

Le détachement français est obligé de quitter Cassembazard.

Je me rendis promptement à la loge où je fis mes expéditions pour la côte et ne songeai plus qu’à partir. Le 15 du mois, je fis la revue de la troupe. Le Nazerdalel étoit présent. En prenant congé de lui je lui dis que je laissois M. Bugros à ma place et que je rendois le nabab responsable de tout ce qui arriveroit à la loge et à tout ce qui pouvoit en dépendre. Je remis des ordres et instructions à M. Bugros, et, le bagage étant sorti, je fus le joindre avec la garnison sur les sept heures du soir.


  1. Mirza Goulam houssen.