Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/20

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CHAPITRE XX.


Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne mis ensemble. — Menins de Mgr le duc de Bourgogne : Gamaches, d’O, Cheverny, Saumery. — Mme de Saumery. — Emplois de Cheverny et son aventure à Vienne. — Mort de Mme de Montchevreuil. — Mgr le duc de Bourgogne entre au conseil des dépêches. — Castel dos Rios, ambassadeur d’Espagne en France. — Mort d’Arrouy dans la Bastille. — Voyage à Paris du duc et de Mme la duchesse de Lorraine pour l’hommage lige de Bar. — Ducs de Lorraine, l’un connétable, l’autre grand chambellan. — Princes du sang précédent les souverains non rois partout. — M. de Lorraine étrangement incognito. — Mme et M. de Lorraine à Paris, qui va saluer le roi. — Adresse continuelle à l’égard de M. et Mme la duchesse de Chartres. — Mme de Lorraine malade de la petite vérole. — Hommage lige au roi par le duc de Lorraine pour le duché de Bar. — M. de Lorraine à Meudon et à Marly, où il prend congé. — M. de Lorraine prend congé de Monseigneur à l’Opéra, et de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne sans les avoir vus auparavant, et part en poste payée par le roi. — Mme de Lorraine à Versailles, puis à Marly, prend congé et part.


En arrivant de Fontainebleau le jour même, Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne furent mis ensemble. Le roi les voulut aller surprendre comme ils se mettroient au lit ; il s’y prit un peu trop tard, il trouva les portes fermées, et il ne voulut pas les faire ouvrir. Peu de jours après, il nomma quatre hommes qui étoient souvent à la cour pour se tenir assidus auprès de Mgr le duc de Bourgogne, qui dans la vérité ne pouvoient guère être plus mal choisis, Cheverny, Saumery, Gamaches et d’O. Des deux derniers j’en ai parlé assez pour n’avoir rien à y ajouter. Le bon Gamaches étoit un bavard qui n’avoit jamais su ce qu’il disoit ni ce qu’il faisoit, et dont M. de Chartres et ses amis de plaisir s’étoient moqués tant que le roi l’avoit tenu auprès de lui. Il ne savoit rien, pas même la cour ni le monde où il avoit fort peu été, ni la guerre non plus, quoiqu’il eût toujours servi et avec beaucoup d’honneur et de valeur ; du reste un fort honnête homme. D’O étoit ce mentor de M. le comte de Toulouse, qui de son appartement de Versailles devint lieutenant général des armées navales. Son assiduité chez son premier maître étoit difficile à accorder avec cet emploi, mais il savoit accorder toutes choses, témoin sa dévotion importante et le galant métier de sa femme pour faire fortune par l’un des deux, et peut-être par tous les deux ensemble.

Cheverny étoit Clermont-Gallerande ; son père avoit été maître de la garderobe et chevalier de l’ordre en 1661, dont on a d’excellents Mémoires en forme d’annales, sous le nom de Monglat qu’il portoit. Sa femme, fille du fils du chancelier de Cheverny, étoit une femme extrêmement du grand monde, qui avoit été gouvernante des filles de Gaston, et sur le pied de laquelle il ne faisoit pas bon marcher. L’un et l’autre fort riches s’étoient parfaitement ruinés, et avoient marié leur fils à la sœur de Saumery. C’étoit un homme qui présentoit plus d’esprit, de morale, de sens et de sentiments qu’il n’en avoit en effet ; beaucoup de lecture, peu ou point de service, une conversation agréable et fournie, beaucoup de politique, d’envie de plaire et de crainte de déplaire, un extérieur vilain et même dégoûtant, toute l’encolure d’un maître à écrire, et toujours mis comme s’il l’eût été, en tout un air souffreteux, et une soif de cour et des agréments de cour qui alloit à la bassesse ; avec tout cela ce tuf se cachoit sous d’autres apparences, et j’en ai été la dupe fort longtemps ; d’ailleurs un honnête homme.

Saumery étoit petit-fils d’un valet d’Henri IV, qui l’avoit suivi du Béarn, et qui, comme beaucoup de ce peuple, s’appeloit Johanne. Il fut jardinier de Chambord, et sur la fin de sa vie concierge, non pas de ces concierges gouverneurs et capitaines comme il y en a toujours eu à Fontainebleau et à Compiègne, mais concierge effectif, comme nous en avons tous dans nos maisons. Il gagna du bien ; il mit son fils dans les troupes, qui étoit fort bien fait, et trouva à le marier à une bourgeoise de Blois à sa portée. M. Colbert, encore in minoribus, épousa l’autre sœur. Sa fortune avança ses beaux-frères.

L’un s’enrichit, acheta Menars, devint intendant de Paris, et est mort président à mortier ; il étoit frère de Mme Colbert. Saumery devint gouverneur de Chambord, en eut la capitainerie des chasses et celle de Blois : c’étoit un fort honnête homme et qui ne s’en faisoit point du tout accroire ; il se tenoit à Chambord, où il est mort fort vieux, et paraissoit rarement à la cour, où on en faisoit cas pour sa valeur et sa probité. Je l’ai vu, il étoit fort grand, avec ses cheveux blancs et l’air tout à fait vénérable. Son fils aîné, qui est celui dont il s’agit, servit quelque temps subalterne, et se retira de bonne heure avec un coup de mousquet dans le genou, et se fit maître des eaux et forêts d’Orléans, etc. Il étoit dans cet obscur emploi et inconnu à tout le monde, lorsque M. de Beauvilliers l’en tira pour le faire un des sousgouverneurs des enfants de France. Jamais homme si intrigant, si valet, si bas, si orgueilleux, si ambitieux, si dévoué à la fortune, et tout cela sans fond aucun, sans voile, sans pudeur ; on en verra d’étranges traits. Jamais homme aussi ne tira tant parti d’une blessure. Je disois de lui qu’il boitoit audacieusement, et il étoit vrai. Il parloit des personnages les plus distingués, dont à peine il avoit jamais vu les antichambres, comme de ses égaux et de ses amis particuliers. Il racontoit des traits qu’il avoit ouï dire, et n’avoit pas honte de dire devant des gens qui avoient au moins le sens commun : « Le pauvre mons Turenne me disoit, » qui, à son âge et à son petit emploi, n’a peut-être jamais su qu’il fût au monde, et le monsieur tout du long, il n’en honoroit personne. C’étoit mons de Beauvilliers, mons de Chevreuse, et ainsi de ceux dont il ne disoit pas le nom tout court, et il le disoit de presque tout le monde jusqu’aux princes du sang. Je lui ai ouï dire bien des fois « la princesse de Conti » en parlant de la fille du roi, et « le prince de Conti » en parlant de M. son beau-frère. Pour les premiers seigneurs de la cour, il était rare quand il leur donnoit le monsieur ou le mons. C’étoit : « le maréchal d’Humières, » et ainsi des autres, et des gens de la première qualité, très-ordinairement par leur nom, sans qualité devant. La fatuité et l’insolence étoient complètes ; et si, à force de monter cent escaliers par jour, de dire des riens à l’oreille, de faire l’important et le gros dos, il imposoit à une partie de la cour, et, par ses valetages et ses blâmes de complaisance bien bas en confidence, il s’étoit acquis je ne sais combien de gens[1].

Sa femme, fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, étoit une grande créature aussi impertinente que lui, qui portoit les chausses, et devant qui il n’osoit pas souffler. Son effronterie ne rougissoit de rien, et après force galanteries, elle s’étoit accrochée à M. de Duras qu’elle gouvernoit, et chez qui elle étoit absolument et publiquement la maîtresse, et vivoit à ses dépens.

Elle en acquit le nom de Mme la connétable, parce que M. de Duras était doyen des maréchaux de France. On ne l’appeloit pas autrement : elle-même étoit la première à en rire. Enfants, complaisants, domestiques, tout étoit en respect et en dépendance devant elle, et Mme de Duras aussi dans le peu et le rare qu’elle venoit de sa campagne ; l’âge du maréchal faisoit qu’on s’en scandalisoit moins. Voilà les gens que le roi mit autour de Mgr le duc de Bourgogne, qui chas soit fort souvent ; et de ces quatre il n’y avoit que Gamaches qui pût monter à cheval, ou qui en voulût prendre la peine. Le rare fut qu’ils n’eurent ni nom d’emploi, ni brevet, ni appointements, mais de beaux propos en les y mettant, et l’agrément d’être, sans demander, de tous les voyages de Marly, et cela seul tournoit les têtes.

Cheverny étoit menin de Monseigneur : il avoit été envoyé à Vienne, et ambassadeur après en Danemark, où lui et sa femme avoient gagné le scorbut et laissé leur santé et leurs dents. La femme, avec plus d’esprit et de mesure, ne tenoit pas mal de son frère. À Vienne il arriva à Cheverny une aventure singulière. Il devoit avoir un soir d’hiver sa première audience de l’empereur. Il alla au palais ; un chambellan l’y reçut, le conduisit deux ou trois pièces, ouvrit la dernière, l’y fit entrer, se retira de la porte même et la ferma. Entré là, il se trouve dans une pièce plus longue que large, mal meublée, avec une table tout au bout ; sur laquelle, pour toute lumière dans la chambre, il y avoit deux bougies jaunes, et un homme vêtu de noir, le dos appuyé contre la table. Cheverny assez mal édifié du lieu, se croit dans une pièce destinée à attendre d’être introduit plus loin, et se met à regarder à droite et à gauche, et à se promener d’un bout à l’autre. Ce passe-temps dura près d’une demi-heure. À la fin, comme un des tours de sa promenade l’approchoit assez de cette table, et de cet homme noir qui y étoit appuyé, et qu’à son air et à son habit il prit pour un valet de chambre qui étoit là de garde, cet homme qui jusqu’alors l’avoit laissé en toute liberté sans remuer ni dire un mot, se prit à lui demander civilement ce qu’il faisoit là. Cheverny lui répondit qu’il devoit avoir audience de l’empereur, qu’on l’avoit fait entrer, et qu’il attendoit là d’être introduit pour avoir l’honneur de lui faire sa révérence.

« C’est moi, lui répliqua cet homme, qui suis l’empereur. » Cheverny à ce mot pensa tomber à la renverse, et fut plusieurs moments à se remettre, à ce que je lui ai ouï conter. Il se jeta aux pardons, à l’obscurité, et à tout ce qu’il put trouver d’excuses. Je pense après que son compliment fut mal arrangé. Un autre que l’empereur en eût ri, mais Léopold, incapable de perdre sa gravité, demeura dans le même sang-froid, qui acheva de démonter le pauvre Cheverny. Il contoit bien, et cette histoire étoit excellente à entendre de lui.

Mme de Montchevreuil revenant de Fontainebleau le même jour que le roi, 22 octobre, avec Mme de Maintenon, dans le carrosse et en compagnie de laquelle elle alloit toujours, se trouva si mal au Plessis qu’il y fallut arrêter longtemps. On eut toutes les peines du monde à l’amener à Versailles, où elle mourut le quatrième jour. Mme de Maintenon en fut fort affligée, beaucoup de gens tâchèrent de persuader qu’ils l’étoient, mais dans le fond chacun s’en trouva soulagé comme d’une délivrance. J’ai suffisamment parlé de M. et de Mme de Montchevreuil à propos du mariage de M. du Maine, pour n’avoir rien à y ajouter. Quelques jours après, le roi vit le bonhomme Montchevreuil dans son cabinet par les derrières, par où comme gouverneur autrefois de M. du Maine il continuoit d’entrer. Le roi le traita comme un ami intime auroit fait son ami. À la situation où il étoit avec lui, cela n’étoit pas surprenant.

Ce même jour de la mort de Mme de Montchevreuil, 25 octobre, le roi dit le soir à Mgr le duc de Bourgogne qu’il le feroit entrer au premier conseil de dépêches ; et ajouta que, pour les premiers, il vouloit qu’il ne fît qu’écouter pour apprendre et se former, pour se mettre en état de bien opiner ensuite.

Ce fut une grande joie pour ce prince ; Monseigneur n’y étoit pas entré si jeune. Monsieur en était, mais il en étoit resté là.

Castel dos Rios, gentilhomme catalan, fort pauvre, étoit arrivé à Paris au commencement du voyage de Fontainebleau, avec caractère d’ambassadeur d’Espagne ; il avoit été nommé pour aller en la même qualité en Portugal, mais il arriva que celui qui devoit venir en France étant plus distingué et beaucoup plus accrédité à la cour d’Espagne, il fit changer la destination, et alla en Portugal comme à une ambassade de faveur, et fit envoyer l’autre à celle d’exil. C’est ainsi qu’elle étoit regardée. Il voulut venir à Fontainebleau trouver la cour et en fut refusé ; il s’en plaignit fort, on lui répondit qu’on avoit bien fait attendre M. d’Harcourt trois mois à Madrid avant de lui permettre de voir le roi d’Espagne ; qu’ainsi il pouvoit bien avoir patience six semaines avant de voir le roi. Au retour il eut audience. Ce qu’il avoit à y traiter était en effet d’une importance à ne pas souffrir volontiers des délais ; il pressa le roi de deux choses de la part du roi son maître : l’une, d’employer son autorité pour faire révoquer à la Sorbonne la condamnation qu’elle avoit faite des livres d’une béate espagnole qui s’appelle Marie d’Agreda. Le temps était mal pris ; ces livres étoient tout à fait dans les sentiments de M. de Cambrai, que le roi venoit de faire condamner à Rome. L’autre chose étoit de faire établir en dogme, par tout son royaume, l’immaculée conception de la sainte Vierge, et par conséquent faire plus que l’Église, qui a été plus retenue làdessus ; aussi se moqua-t-on de l’ambassadeur et de son maître avec les plus belles paroles du monde. Ce fut là toute la matière de son audience. Qui auroit cru que cette ambassade eût tourné quatorze mois après comme elle fit, et que cette espèce d’exil eût fait à l’ambassadeur la fortune la plus complète.

Le pauvre d’Arrouy[2] mourut en ce temps-ci à la Bastille, où il était depuis dix ou douze ans ; il avoit été longtemps trésorier des états de Bretagne. C’étoit le meilleur homme du monde et le plus obligeant ; il ne savoit que prêter de l’argent et point presser pour se faire payer ; avec cette conduite il s’obéra si bien, que, quand il fallut compter, il ne put jamais se tirer d’affaire. La confiance de la province et de tout le monde étoit si grande en lui, qu’on l’avoit laissé plusieurs années sans compter : ce fut sa ruine.

Beaucoup de gens y perdirent gros. La Bretagne y demeura pour beaucoup, et il demeura entièrement ruiné. C’est, je crois, l’unique exemple d’un comptable de deniers publics avec qui ses maîtres et tout le public perdent, sans que sa probité en ait reçu le plus léger soupçon. Les perdants mêmes le plaignirent, tout le monde s’affligea de son malheur ; c’est ce qui fit que le roi se contenta d’une prison perpétuelle. Il la souffrit sans se plaindre et la passa dans une grande piété, fort visité de beaucoup d’amis et secouru de plusieurs.

Cela n’empêcha pas son fils de devenir maître des requêtes et intendant de province, avec réputation d’esprit et de probité. Il se fit aimer et estimer, et il auroit été plus loin, si la piété tant de lui que de sa femme dont il n’avoit point d’enfants, ne les avoit engagés à tout quitter pour ne penser qu’à leur salut. J’ai fort vu cette Mme d’Arrouy à Pontchartrain, qui avoit beaucoup d’esprit, et un esprit très-aimable et orné, extrêmement dans les meilleures œuvres, et extrêmement janséniste. Je me suis souvent fort diverti à disputer avec elle. J’étois ravi quand je l’y trouvois.

On attendoit au retour de Fontainebleau M. de Lorraine pour rendre au roi son hommage lige du duché de Bar et de ses autres terres mouvantes de la couronne. Mme la Duchesse devoit venir avec lui, et Monsieur les défraya à Paris et leur donna, au Palais-Royal, l’appartement de M. et de Mme la duchesse de Chartres. Nul embarras pour Mme de Lorraine, qui conservoit son rang de petite-fille de France. Il n’y en devoit pas avoir non plus pour M. de Lorraine. Ses pères, ducs de Lorraine comme lui, ont été bien des fois à la cour de France sans difficultés.

Charles Ier, duc de Lorraine, fut fait connétable de France après la mort ou plutôt le massacre du connétable d’Armagnac, le 12 juin 1418, dans Paris, par le parti de Bourgogne. Il est vrai qu’il n’en jouit pas longtemps, pour avoir été institué par cette terrible Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, qui, dans un intervalle de sa triste maladie, le destitua à Bourges en avril 1423[3], et donna l’épée de connétable à J. Stuart, comte de Boucan et de Douglas, qui fut tué le 17 août suivant à la bataille de Verneuil au Perche contre les Anglois. Le comte de Richemont fut fait connétable en sa place ; il étoit fils, frère et oncle des ducs de Bretagne, et le fut lui-même après eux en 1457, et voulut conserver l’épée de connétable avec laquelle il avoit acquis tant de gloire, et mourut duc de Bretagne et connétable de France en décembre 1458 dans son château de Nantes, portant lors le nom d’Artus III.

René II, duc de Lorraine, fut fait grand chambellan, 7 août 1486, par Charles VIII, qui avoit alors seize ans, à la place du comte de Longueville, fils du célèbre bâtard d’Orléans, destitué et ses terres confisquées pour avoir pris le parti du duc d’Orléans, depuis roi Louis XII, contre Mme de Beaujeu, sœur du roi, sa tutrice et gouvernante du royaume. Le duc de Lorraine ne demeura pas longtemps grand chambellan de France. Il se ligua avec le même duc d’Orléans contre le roi, et Philippe de Bade, marquis d’Hochberg et comte de Neuchâtel, fut pourvu en sa place de cet office de la couronne en 1491.

Sans aller si loin, Louis XIII et le roi son fils ont vu Charles IV, duc de Lorraine, plus d’une fois en leur cour et y faire des séjours, et la duchesse Nicole a passé à Paris ses dernières années. La planche étoit donc faite, et il n’y avoit qu’à la suivre. On y peut ajouter que le père du duc de Lorraine a été aussi à Paris et à la cour, mais il s’y arrêta peu, quoique assez pour continuer les exemples et régler celui-ci. Mais cela même étoit ce qui incommodoit les cadets de sa maison établis en France, qui, tirant leurs prétentions de leur naissance, avoient grand intérêt de relever leur aîné, et grande facilité par Monsieur, entièrement abandonné au chevalier de Lorraine, jusqu’au point où je l’ai remarqué au mariage de Mme de Lorraine. Des gens qui avoient osé vouloir élever leur aîné jusqu’en compétence de M. le duc de Chartres n’étoient pas pour s’accommoder de celle des princes du sang, et ceux-ci encore moins pour la souffrir. Jamais aucun duc de Lorraine ne leur avoit disputé, pas même le père de celui-ci, beau-frère de l’empereur et à la tête de son armée, aux deux princes de Conti, volontaires dans la même armée, auquel l’électeur de Bavière qui y servoit ne disputoit pas. Le second de ces princes étoit vivant et existant à la cour, et cet électeur étoit frère de Mme la Dauphine alors vivante, et gendre de l’empereur. On n’avoit pas oublié encore comment le fameux Charles-Emmanuel, duc de Savoie, gendre de Philippe II, roi d’Espagne, et qui fit tant de figure en Europe, avoit vécu avec les princes du sang, ni le célèbre mot d’Henri IV là-dessus. Charles-Emmanuel l’étoit venu trouver à Lyon pour arrêter ses armes, après avoir séjourné longtemps à sa cour à Paris, dans l’espérance de le tromper sur la restitution du marquisat de Saluces. Il se trouva qu’un matin, venant au lever d’Henri IV, le prince de Condé et lui qui venoient par différents côtés, se rencontrèrent en même temps à la porte de la chambre où le roi s’habilloit.

Ils s’arrêtèrent l’un pour l’autre : Henri IV, qui les vit, éleva la voix et dit au prince de Condé : « Passez, passez, mon neveu, M. de Savoie sait trop ce qu’il vous doit. » Le prince de Condé passa, et M. de Savoie tout de suite et sans difficulté après lui.

Ces considérations firent proposer un biais qui combloit les vues et les prétentions des Lorrains contre les princes du sang, et ce biais fut l’incognito parfoit de M. de Lorraine, qui aplanissoit et voiloit tout en même temps. Mais cet incognito étoit aussi parfaitement ridicule ; incognito tandis que Mme la duchesse de Lorraine n’y pouvoit être ; incognito, et être publiquement logé, traité et défrayé par Monsieur dans le Palais-Royal aux yeux de toute la France, incognito, venant exprès pour un acte dans lequel il falloit qu’il fût publiquement connu et à découvert ; incognito enfin, sans cause ni prétexte, puisque ses pères avoient été publiquement à la cour et à Paris, et son père même : aussi prirent-ils un habile détour pour le faire passer. Monsieur, en le proposant au roi, ne manqua pas de bien faire les honneurs de son gendre, de l’assurer qu’il étoit bien éloigné de disputer rien aux princes du sang ; que, venu pour son hommage et ayant son pays enclavé et comme sous la domination du roi, il ne pouvoit songer qu’à lui plaire et à obéir sans réserve à tout ce qu’il lui plairoit de lui commander ; mais que lui, Monsieur, croyoit lui devoir faire faire la réflexion qu’ayant donné le rang de prince du sang à ses enfants naturels, il ne voudroit peut-être pas exiger pour eux les mêmes déférences de M. de Lorraine que pour les princes du sang ; qu’il répugneroit à sa générosité, en étant le maître de l’y obliger, et que ne l’y obligeant pas, cela mettroit une différence entre eux qui ne leur seroit pas avantageuse. Ce propos humble et flatteur, qui dans le fond n’avoit que la superficie, éblouit le roi et le toucha si bien qu’il consentit à l’incognito, moyennant lequel nulles visites actives ni passives pour M. de Lorraine, et nuls honneurs dus ou prétendus. Tout alloit à la petite-fille de France, son épouse, et se confondoit sous son nom ; après quoi ils demeuroient sur leurs pieds, avec cet incognito, en liberté de l’expliquer avec tous les avantages qu’ils s’en étoient bien proposés. Ce grand point gagné, tout le reste leur fut facile.

Le vendredi 20 novembre, Monsieur et Madame allèrent à Bondy au-devant de M. et de Mme de Lorraine, qui tous deux se mirent sur le devant de son carrosse. On remarqua avec scandale que M. le duc de Chartres étoit à la portière. On débita que le devant lui faisoit mal. Cela auroit pu s’éviter, mais ce n’étoit pas le compte de la maison de Lorraine, qui fit en sorte que Mme la duchesse de Chartres demeurât à Versailles, avec laquelle il n’eût pas été si aisé de bricoler. Ils furent à l’Opéra, dans la loge de Monsieur, qui retint à souper toutes les princesses de la maison de Lorraine, avec d’autres dames.

Le lendemain samedi, Monsieur amena M. de Lorraine à Versailles. Ils arrivèrent un moment avant midi dans le salon. Nyert, valet de chambre en quartier, avertit le roi qui étoit au conseil et qui avoit la goutte. Il se fit aussitôt rouler par lui dans sa chaise. Il n’y avoit dans le salon qu’eux trois, et la porte du cabinet étoit demeurée ouverte, d’où les ministres les voyoient.

M. de Lorraine embrassa les genoux du roi baissé fort bas, et fut reçu fort gracieusement, mais sans être embrassé. La conversation dura un bon quart d’heure, pendant laquelle Monsieur alla causer une fois ou deux à la porte du cabinet avec les ministres, pour laisser M. de Lorraine seul avec le roi.

Monsieur lui demanda ensuite permission que le lord Carlingford et un ou deux hommes principaux de M. de Lorraine pussent entrer et lui faire la révérence. Alors le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre en année, M. le maréchal de Lorges, capitaine des gardes en quartier, et quelques principaux courtisans, entrèrent avec les gens de M. de Lorraine, mais aucun de sa maison, et je n’ai pu en découvrir la raison. Monsieur demanda ensuite au roi s’il trouvoit bon qu’il fît voir son petit appartement à M. de Lorraine, à qui il nomma les ministres en passant dans le cabinet du conseil. Du petit appartement ils entrèrent dans la grande galerie, où ils furent assez longtemps, et où M. de Lorraine vit Mme la duchesse de Bourgogne qui revenoit de la messe, mais sans l’approcher. De là Monsieur le mena dîner à Saint-Cloud, où Mme de Lorraine ne put se trouver, parce que la fièvre l’avoit prise. Seignelay, maître de la garde-robe, alla le lendemain matin savoir de ses nouvelles de la part du roi, qui rapporta que ce n’étoit rien, et qu’elle viendroit à Versailles le mardi suivant. Mme la duchesse de Chartres l’avoit été voir de Versailles le jour de son arrivée, et MM. les ducs d’Anjou et de Berry l’allèrent voir le dimanche après dîner. Elle leur donna des fauteuils où ils s’assirent, et elle prit un tabouret, comme de raison. Mgr le duc de Bourgogne ni Monseigneur n’y furent point ; on laissa aller les cadets comme par galanterie. Le père et le fils étoient ce jour-là à Meudon, ce que je remarque pour la courte distance de Paris, d’où leur visite eût été plus aisée s’ils l’avoient voulu faire. Le mardi, Mme de Lorraine devoit venir à Versailles dîner chez Mme la duchesse de Chartres, puis aller chez le roi, etc., et Mme la duchesse de Bourgogne après l’avoir vue, c’est-à-dire reçue, aller à l’Opéra à Paris. Mais la petite vérole qui parut rompit les voyages. M. le duc de Chartres le vint dire au roi. Monsieur, M. de Lorraine, ni personne ne la vit que Madame, qui s’enferma presque seule avec elle, et Mme de Lenoncourt, dame d’atours de Mme de Lorraine, seule dame qu’elle eût amenée, qui gagna la petite vérole, et qui en fut fort mal.

J’achèverai de suite pour ne point interrompre la narration du voyage de M. de Lorraine, quoique ce fît ici le lieu de le faire pour raconter ce qui m’arriva, ce que je ferai après. Le mercredi 25 novembre, jour marqué pour l’hommage, Monsieur amena M. de Lorraine à Versailles, qui en mettant pied à terre s’en fut attendre chez M. le Grand, et Monsieur monta tout droit chez le roi. M. le duc de Chartres ne vint point avec eux. Monsieur avoit eu soin de l’éviter pour plaire au chevalier de Lorraine. Un peu après que Monsieur fut chez le roi, Monsieur envoya dire à M. de Lorraine d’y venir : c’étoit vers les trois heures après midi. Il fut suivi de tous ceux de ses sujets qui l’avoient accompagné dans son voyage, et passa toujours entre une double haie de voyeur et de curieux de bas étage. Il traversa les salles des gardes sans qu’ils fissent aucun mouvement, non plus que pour le dernier particulier. Le roi l’attendoit dans le salon, qui étoit lors entre sa chambre et le cabinet du conseil, et qui depuis est devenu sa chambre. Il étoit dans son fauteuil le chapeau sur la tête, M. le maréchal de Lorges derrière lui, au milieu de M. le chancelier et du duc de Gesvres, en l’absence de M. de Bouillon, grand chambellan, qui étoit à Évreux ; Mgr le duc de Bourgogne debout et découvert, un peu en avant de M. le chancelier, mais sans le couvrir ; M. le duc d’Anjou de même, de l’autre côté, sans couvrir le duc de Gesvres, qui avoit derrière lui Nyert, premier valet de chambre du roi. M. le duc de Berry, Monsieur, M. le duc de Chartres, les princes du sang et les deux bâtards étoient tous en rang, faisant le demi-cercle, avec force courtisans derrière eux, et après eux.

Aucun duc que les deux que je viens de nommer, parce qu’ils étoient en fonction de leurs charges et nécessaires, ni aucun prince étranger. Les secrétaires d’État étoient derrière M. le chancelier et les princes du même côté. Monseigneur ne se soucia pas de voir la cérémonie.

M. de Lorraine trouva fermée la porte de la chambre du roi qui entre dans le salon, et l’huissier en dedans. Un de la suite de M. de Lorraine gratta, l’huissier demanda : « Qui est-ce ?  » Le gratteur répondit : « C’est M. le duc de Lorraine, » et la porte demeura fermée. Quelques instants après, même cérémonie. La troisième fois le gratteur répondit : « C’est M. le duc de Bar ;  » alors l’huissier ouvrit un seul battant de la porte. M. de Lorraine entra, et de la porte, puis du milieu de la chambre, enfin assez près du roi, il fit de très-profondes révérences. Le roi ne branla point, et demeura couvert sans faire aucune sorte de mouvement. Le duc de Gesvres alors suivi de Nyert, mais ayant son chapeau sous le bras, s’avança deux ou trois pas, et prit le chapeau, les gants et l’épée de M. de Lorraine qu’il lui remit, et le duc de Gesvres tout de suite à Nyert qui demeura en place, mais fort en arrière de M. de Lorraine, et le duc de Gesvres se remit en la place où il étoit auparavant.

M. de Lorraine se mit à deux genoux sur un carreau de velours rouge bordé d’un petit galon d’or qui étoit aux pieds du roi qui lui prit les mains jointes entre les deux siennes. Alors M. le chancelier lut fort haut et fort distinctement la formule de l’hommage lige[4] et du serment, auxquels M. de Lorraine acquiesça, et dit et répéta ce qui étoit de forme, puis se leva, signa le serment avec la plume que Torcy lui présenta un peu à côté du roi, où Nyert lui présenta son épée qu’il remit, puis lui rendit son chapeau dans lequel étoient ses gants, et se retira. Pendant ce moment le roi s’étoit levé et découvert, et tous les princes du sang et les deux bâtards demeurèrent en leurs places. M. de Lorraine retourné vers le roi, Sa Majesté se couvrit, le fit couvrir en suite, et en même temps les princes du sang et les deux bâtards se couvrirent aussi. Après être demeurés quelque peu de temps en conservation ainsi debout et rangés, le roi se découvrit et passa dans son cabinet, où après moins de demi-quart d’heure il fit appeler M. de Lorraine.

Monsieur demeura dans le salon, et M. de Lorraine demeura seul avec le roi une bonne demi-heure. Il trouva Monsieur qui l’attendoit dans le salon, qui tout de suite le ramena à Paris, où le lendemain Torcy alla lui faire signer un écrit de tout le détail de la cérémonie, et de sa prestation de foi et hommage lige ; et lui en délivra une copie signée de lui et de Pontchartrain.

Le jeudi, lendemain de l’hommage, Monsieur mena M. de Lorraine à Meudon ; ils y arrivèrent au sortir de table. Monseigneur les promena fort par sa maison, après quoi ils s’en retournèrent à Paris sur les quatre heures. Le samedi suivant, M. de Lorraine alla seul dîner à Versailles chez M. le Grand, puis voir la grande écurie dont le comte de Brionne lui fit les honneurs, et revint de là à Paris. Le lundi d’après, Monsieur mena M. de Lorraine à Marly, où le roi venoit d’arriver au sortir de table, qui lui fit voir la maison et les jardins. Monsieur, qui étoit enrhumé, demeura dans le salon. Le roi rentra des jardins dans son cabinet avec M. de Lorraine, où il fut quelque temps seul avec lui, qui sur la fin prit congé. En sortant de son cabinet le roi parla quelque temps à milord Carlingford, connu à Vienne sous le nom de général Taff, et qui a été gouverneur de M. de Lorraine ; puis reçut les révérences de ceux qui la lui avoient faites en arrivant, et retourna se promener, puis revint à Versailles, et Monsieur ramena M. de Lorraine à Paris, à qui le roi envoya une tenture de tapisserie de l’histoire d’Alexandre, de vingt-cinq mille écus.

Monsieur avoit prié le roi, qui lui vouloit faire un présent, de lui donner une tapisserie plutôt que toute autre chose. Le mardi 1er décembre, Monseigneur qui étoit à Meudon y donna à dîner à Mgr et à Mme la duchesse de Bourgogne et à leur suite. Mme la princesse de Conti y dîna aussi, et il les mena tous à l’Opéra. Monsieur y étoit dans sa loge en haut avec M. de Lorraine. Il l’amena en celle de Monseigneur, où il ne fut qu’un moment, pour prendre congé de lui et de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne, chez qui pourtant il n’avoit point été, ce qui parut assez bizarre, et s’en alla aussitôt après avec Monsieur. Il partit la nuit suivante en poste avec sa suite pour s’en retourner en Lorraine. On fit doubler les chevaux partout, et ce qu’il y eut encore de rare, fut que le roi en paya toute la dépense, et malgré lui, par complaisance pour Monsieur. Quelque abandonné qu’il fût au chevalier de Lorraine, M. de Lorraine commençoit à lui peser beaucoup pour la dépense et pour la liberté. Il s’en aperçut ou on l’en fit apercevoir, et c’est ce qui hâta son départ. Il ne laissa pas de se trouver importuné de l’assiduité de tous ceux de sa maison auprès de lui, d’aucun desquels il ne parut faire cas, que de M. le Grand et du chevalier de Lorraine ; et il lui échappa plus d’une fois de dire, qu’il ne savoit à qui en vouloient tous ces petits princes de l’obséder continuellement.

Le dimanche, 20 décembre, comme le roi sortoit du sermon, il rencontra Monsieur qui alloit au-devant de lui, et qui l’accompagna chez lui. Ils y trouvèrent Madame et Mme de Lorraine, et ils furent assez longtemps tous quatre, seuls dans le cabinet du roi. Monsieur, Madame et Mme de Lorraine allèrent de là chez Mme la duchesse de Chartres, et Monsieur mena après Mme de Lorraine chez M. le Grand, qui avoit la goutte, et ensuite à Paris. Le roi n’a pas voulu qu’elle vît Monseigneur, ni Mgrs ses petits-fils ni Mme la duchesse de Bourgogne ; ni même qu’elle les rencontrât, à cause de la petite vérole, qu’ils n’avoient point eue. Le samedi, le roi seul alla dîner à Marly, où Monsieur, Madame, et Mme de Lorraine vinrent de Paris dîner avec lui. Il fut remarqué que Monsieur ni Mme de Chartres n’y étoient point. On évita tant qu’on put que les belles-sœurs se trouvassent ensemble. Monsieur, pour faire sa cour au chevalier de Lorraine, Madame, parce qu’elle regardoit son gendre comme un prince allemand, et qui, par conséquent, pouvoit tout prétendre. On se contenta qu’avant partir, M. de Lorraine allât chez M. le duc de Chartres, et lui fit force protestations qu’il ne lui étoit jamais entré dans la pensée de lui disputer rien. C’étoit donc à dire que cela se pouvoit imaginer.

C’étoit aux princes du sang à y faire le commentaire. En tout cas, la petite vérole de Mme de Lorraine ne vint pas mal à propos, et les Lorrains eurent grand sujet d’être contents de Monsieur et de Madame, et de s’applaudir de leur tour d’adresse d’avoir mis les bâtards en jeu, pour esquiver nettement les princes du sang, et parer tout par l’incognito. Mme de Lorraine prit congé du roi après dîner, qui retourna à Versailles, et Monsieur, Madame, et Mme de Lorraine à Paris, qui en partit le lendemain lundi, pour retourner en Lorraine. Elle en marqua une impatience qui alla jusqu’à l’indécence. Apparemment qu’elle voulut profiter de sa petite vérole, et ne pas demeurer ici assez longtemps pour se trouver en état de remplir des devoirs qui l’auroient embarrassée.




  1. Voy., à la fin du volume, la note rectificative de M. le marquis de Saumery.
  2. On écrit ordinairement d’Harouis. Mme de Sévigné, qui parle souvent de ce trésorier des états de Bretagne. annonce sa ruine à sa fille dans une lettre du 19 février 1690 : « La déroute de notre pauvre d’Harouis est bien plus aisée à comprendre ; passionné de faire plaisir à tout le monde, sans mesure, sans raison ; cette passion offusquant toutes les autres, et même la justice : voilà un autre prodige. »
  3. C’est évidemment par erreur que Saint-Simon attribue à Charles VI, mort en 1422. la nomination de J. Stuart. comte de Buckan ou Boucan, qui n’eut lieu qu’en avril 1423-1424. Ce fut Charles VII qui destitua Charles de Lorraine et le remplaça par J. Stuart.
  4. Voy. À la fin du volume la note sur l’hommage lige et l’hommage simple.