Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/21

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CHAPITRE XXI.


Bassesses et noirceur étrange du duc de Gesvres à mon égard. — Duc de Gesvres, méchant dans sa famille, fait un trait cruel au maréchal de Villeroy. — Origine de la conduite des ambassadeurs, à leur première audience, par ceux des maisons de Lorraine, Savoie et Longueville, et à leur entrée, par des maréchaux de France. — Origine du chapeau aux audiences de cérémonie des ambassadeurs, qui ne s’étend nulle part ailleurs. — Mort de Mme de Marsan. — Le nonce Delfini fait cardinal ; son mot sur l’Opéra. — Mariage de Coigny et de Mlle du Bordage. — Silence imposé par le roi aux bénédictins et aux jésuites sur une nouvelle édition des premiers de saint Augustin. — Exécution de Mme Ticquet, pour avoir fait assassiner son mari, conseiller au parlement. — Mort du fils unique de Guiscard. — Mort de Barin.


Je viens maintenant à ce qui m’arriva de ce voyage. Il étoit certain que le grand chambellan, et en son absence le premier gentilhomme de la chambre du roi en année, devoit prendre l’épée, le chapeau et les gants de M. de Lorraine allant rendre son hommage. Les prendre en ce cas-là c’est dépouiller le vassal des marques de dignité en présence de son seigneur et non pas le servir, et ce qui le montre c’est que le premier gentilhomme de la chambre ne les garde ni ne les rend. Toute sa fonction n’est que de dépouiller le vassal, et c’est le premier valet de chambre qui les reçoit du premier gentilhomme de la chambre dans l’instant qu’il les a étés au vassal, et c’est ce même premier valet de chambre qui les rend au vassal après son hommage. Cela se passa ainsi en 1661 à l’hommage du duc de Lorraine, Charles IV, grand-oncle de celui-ci, et il se trouve même que le connétable de Richemont de la race royale, et qui mourut duc de Bretagne, prit l’épée, les gants et le chapeau du duc de Bretagne, son neveu, s’étant trouvé présent à son hommage. Cela ne peut s’entendre autrement, et fut en effet entendu de la sorte sans nuage ni détour. Néanmoins, à l’adresse avec laquelle la maison de Lorraine a su tirer des avantages de tout, et des choses les plus fortuites et les plus indifférentes en faire des distinctions, des prétentions, des prérogatives, je voulus éviter jusqu’aux riens les plus décidés, pour ne leur laisser aucune prise et profiter de la conjoncture du monde la plus naturelle.

Le duc de Gesvres, qui étoit en année, ne servoit plus les soirs quand le marquis de Gesvres son fils et son survivancier l’en pouvoit soulager. Il se portoit bien, il étoit à Versailles, il étoit donc tout simple de lui laisser la fonction. Le duc de Gesvres avoit fait toute sa vie profession d’être ami particulier de mon père, et le venoit voir fort souvent jusqu’à sa mort. Depuis il m’accabla d’amitiés ; et toutes ses années me procuroit toutes les sortes d’entrées dont le premier gentilhomme de la chambre peut favoriser. Il me venoit voir, à quatre-vingts ans qu’il avoit, avec une politesse et les manières les plus propres à donner de la confiance. J’y avois toujours répondu avec tous les soins, les égards et le respect dû à son âge et à ses avances, et, au peu d’accès qu’il donnoit auprès de lui, la tendresse qu’il me témoigna toujours étoit tout à fait singulière.

Je crus donc pouvoir en user avec lui en confiance, et lui faire remarquer l’avantage que les Bouillon pourroient vouloir prendre de l’absence affectée de M. de Bouillon, et qu’un duc et pair eût fait la fonction. J’ajoutai, qu’aucun duc sans fonction absolument nécessaire, comme le premier gentilhomme de la chambre et le capitaine des gardes en quartier, qui étoit mon beau-père, ni pas un prince étranger ne devant se trouver à l’hommage, parce qu’aussitôt après M. de Lorraine se couvriroit et qu’eux demeureroient découverts, c’étoit une autre raison de laisser la fonction au marquis de Gesvres. J’assaisonnai cela de toutes les excuses et de tous les respects bienséants à mon âge. Il m’en parut satisfoit et goûter ce que je lui proposois. Il en raisonna avec moi, et il convint que le roi ne trouvant pas mauvais l’absence de M. de Bouillon, qui n’avoit point de survivancier, c’étoit une raison de ne pas trouver mauvaise non plus la sienne, ayant un survivancier accoutumé à le remplacer tous les soirs. Il me témoigna qu’il sentoit bien toutes les raisons que je lui venois de dire, qu’il tâcheroit de laisser la fonction à son fils, mais qu’il falloit qu’il en parlât au roi. Il ajouta : « Voyez-vous, avec l’homme à qui j’ai affaire (c’étoit le roi), il faut que je me mette bas, bas, bas comme cela (montrant de la main) pour m’élever haut après. » En cela il n’avoit pas tort et le connoissoit bien. Je me retirai louant sa prudence et flattant bien mon vieillard, content de tout, pourvu que son fils fît la fonction.

Je vis là-dessus Mme de Noailles et le duc de Béthune, ancien ami du duc de Gesvres, qui lui avoit parlé depuis moi et qui n’en avoit pas été content. Je commençai à soupçonner l’humeur fantasque de ce vieillard, à laquelle le servile surnageoit toujours. Plusieurs mesures me manquèrent. Je crus que le pis qu’il pouvoit m’arriver de lui parler encore seroit de ne pas réussir, et dans cette confiance je monte chez lui, et je le trouve s’habillant. Je fais sortir ses valets, je lui parle, il me répond froidement que le roi lui a dit que c’étoit sa fonction et qu’il la devoit faire ; qu’il n’avoit pu répliquer parce qu’à l’instant sa chaise avoit roulé, le menant au degré pour aller se promener à Marly ; cela ne m’étonna point. Je lui répondis que, la fonction étant pour l’après-dînée, il auroit encore le temps au lever du roi où il s’en alloit, ou ailleurs, de parler, et finalement, après quelques disputes toujours très-mesurées et respectueuses de ma part, froides mais polies de la sienne et qui sembloit désirer ce que je souhaitois, je conclus par lui dire qu’il n’y avoit donc de parti à prendre que de s’en aller à Paris au sortir du lever comme pour quelque affaire pressée, ou de faire le malade, et que puisque le roi trouvoit bon que M. de Bouillon se tînt à Évreux sans l’être ni le faire, le roi ne trouveroit pas plus mauvais qu’il le fit s’il ne croyoit pas qu’il le fût. Tout fut inutile, son parti étoit pris. Je descendis chez le duc de Béthune ; je ne trouvai que son fils, à qui je contai ce que je venois de faire et de voir. Il me rassura sur ce que M. de Chevreuse en devoit parler au roi à l’issue de son lever. En effet il réussit, et le roi dit publiquement tout haut au marquis de Gesvres, dans son cabinet, allant donner l’ordre, que ce seroit lui qui serviroit à l’hommage au lieu de son père. Tout le monde l’entendit et le débita sur-lechamp.

Le duc de Gesvres, qui l’avoit oui comme les autres, laissa sortir tout le monde, puis harangua si bien le roi qu’il consentit qu’il fît la fonction. Voilà bien de la bassesse et de la friponnerie gratuites, mais ce n’est encore rien.

Deux jours après je fus averti par la comtesse de Roucy qu’il y avoit grande rumeur contre moi au Palais-Royal ; que Madame avoit parlé fort aigrement de moi à la comtesse de Beuvron ; et que la chose étoit à un point que j’y devois mettre ordre. J’allai trouver la comtesse de Beuvron, qui me conta que le duc de Gesvres, non content de faire la fonction de l’hommage, avoit fait sa cour au roi à mes dépens, et lui avoit raconté d’une manière burlesque tous les pas que j’avois faits auprès de lui pour l’en empêcher, jusqu’à lui vouloir faire jouer une apoplexie, de quoi il s’étoit très-bien gardé, à son âge et de sa taille, de peur que l’apoplexie ne se vengeât et de mourir comme Molière ; qu’il avoit ajouté à cela, sur son compte, toutes les prostitutions qui se peuvent proférer, et qu’il n’avoit surtout rien oublié pour me sacrifier d’une manière complète ; qu’au partir de là il étoit allé trouver Mme d’Armagnac, quoique sans liaison avec elle ni avec M. le Grand, qu’il lui avoit fait la même histoire, et qu’il l’avoit ensuite répétée à tout ce qu’il avoit rencontré ; que cela étoit revenu à Monsieur, à qui on avoit ajouté que j’avois tenu quantité de propos sur la petitesse de la souveraineté et du rang de M. de Lorraine ; que Monsieur étoit dans une colère horrible et en parloit à mille gens ; que Madame, pour être plus retenue, n’en étoit pas moins dangereuse, et que je ferois bien d’apaiser des gens avec qui on ne peut avoir raison.

Une si énorme perfidie me fut un coup de foudre, et je n’imaginois personne assez gratuitement méchant pour vouloir perdre dans l’esprit du roi le fils de son ancien ami, qu’il avoit toujours accablé d’amitiés et de caresses, qui y avoit toujours répondu par toutes sortes de soins et de respects, qui, dans ce dont il s’agissoit, ne lui avoit rien dit qui pût lui déplaire, et qu’il n’eût pas même montré de goûter, et qui par l’entière disproportion d’âge, de figure et d’établissement, ne pouvoit en mille ans être en son chemin, ni d’aucun des siens. Quand je fus revenu du premier étourdissement d’une si infâme scélératesse, je remerciai la comtesse de Beuvron, et je la priai de rendre compte à Madame de la véritable raison qui m’avoit fait agir, qui était l’absence de M. de Bouillon ; que je ne pouvois trouver indécente dans un duc et pair une fonction qu’avoit faite un connétable, prince du sang, et mort depuis duc de Bretagne ; et que, pour les propos qu’on m’attribuoit, je la suppliois de ne pas ajouter foi à ce que des gens, ou ennemis, ou curieux de faire leur cour, pouvoient lui avoir rapporté. J’ajoutai que j’irais lui dire moimême les mêmes choses, si elle l’avoit agréable, et qu’elle trouvât bon que ce fût en particulier, dans son cabinet. Ensuite, j’allai chez Mme de Maré ; elle étoit ma parente, amie de tout temps de mon père et de ma mère, et la mienne, de plus, dès ma première jeunesse. Elle avoit été gouvernante des enfants de Monsieur, avec et après la maréchale de Grancey, sa mère ; elle l’étoit de ceux de M. le duc de Chartres, et de tous temps intimement bien avec Monsieur. Elle me faisoit chercher partout ; elle me dit les mêmes choses que la comtesse de Beuvron m’avoit apprises, et plus de noirceurs encore du duc de Gesvres. Je lui contai toute l’histoire, à laquelle elle n’eut rien à répondre que de me quereller d’amitié de m’être fié à un fou et à un méchant homme, pour mon ami que je le crusse. Elle se chargea volontiers, pour Monsieur, des mêmes choses dont la comtesse de Beuvron s’étoit chargée pour Madame, mais je ne lui demandai rien pour Mme de Lorraine, qu’elle me dit être furieuse : ce n’étoit qu’un oiseau de passage, et rien du tout d’ailleurs.

Monsieur et Madame, qui s’étoient déchaînés à leur aise, parurent satisfaits de ce qui leur fut dit de ma part, et n’en désirèrent rien davantage. Restoit le roi, de bien loin le plus important sur les impressions qu’il pouvoit prendre. Le procès de M. de Luxembourg, l’excuse de la princesse d’Harcourt à la duchesse de Rohan, mon affaire avec M. le Grand, tout cela que j’avois si vivement mené me faisoit craindre d’avoir trop souvent raison. M. de Beauvilliers ne fut pas d’avis que je fisse sur celle-ci aucune démarche auprès du roi, de peur de tourner en sérieux ce que le roi pouvoit n’avoir pris qu’en bouffonnerie, mais d’être attentif à la manière plus froide ou ordinaire avec laquelle le roi me traiteroit, et différer à prendre mes mesures là-dessus. Le conseil en effet fut très-bon ; le roi me traita à l’ordinaire, et je demeurai en repos.

Ce vieux Gesvres étoit le mari le plus cruel d’une femme de beaucoup d’esprit, de vertu et de biens, qui se sépara de lui, et le père le plus dénaturé d’enfants très-honnêtes gens qui fut jamais. L’abbé de Gesvres étoit depuis quelques années camérier d’honneur d’Innocent XI, et tellement à son gré, qu’il l’alloit faire cardinal lorsque l’éclat entre lui et le roi fit appeler tous les François sur le démêlé des franchises. L’abbé de Gesvres y perdit tout, mais revint de bonne grâce. Le roi, qui en fut touché, lui donna en arrivant de plein saut l’archevêché de Bourges, qui venoit de vaquer par la mort du frère de Châteauneuf, secrétaire d’État. Le duc de Gesvres, en furie, alla trouver le roi, lui dit rage de son fils, et fit tout ce qui lui fut possible pour empêcher cette grâce. Le marquis de Gesvres, il l’a traité, lui et sa femme, comme des nègres, toute sa vie, au point que le roi y est souvent entré par bonté. Ses équipages étoient superbes en chevaux, en harnois, en voitures, en livrées qui se renouveloient sans cesse, et ses écuries pleines des plus rares chevaux de monture, sans en avoir jamais monté un depuis plus de trente ans ; son domestique prodigieux ; ses habits magnifiques et ridicules pour son âge.

Quand on lui parloit de ses grands revenus, du mauvais état de ses affaires malgré sa richesse, du désordre de sa maison, et de l’inutilité et de la folie de ses dépenses, il se mettoit à rire et répondoit qu’il ne les faisoit que pour ruiner ses enfants. Il disoit vrai, et il y réussit complètement ; mais ce n’étoit pas seulement sa famille qu’il persécutoit gratuitement.

Il fit, cette même année, un tour au maréchal de Villeroy à le tuer. Tous deux étoient venus de secrétaires d’État, et tous deux avoient eu des pères qui avoient fait une grande et extraordinaire fortune. Un jour que le petit couvert étoit servi, et que le roi étoit encore chez aime de Maintenon, où il alloit souvent les matins, les jours qu’il n’avoit point de conseil, comme les jeudis et les vendredis (et qu’elle n’avoit point là de Saint-Cyr à aller dès le matin, comme à Versailles), les courtisans étoient autour de la table du roi, à l’attendre, et M. de Gesvres, pour le servir. Le maréchal de Villeroy arriva avec ce bruit et ces airs qu’il avoit pris de tout temps, et que sa faveur et ses emplois rendoient plus superbes ; je ne sais si cela impatienta ce vieux Gesvres plus qu’à l’ordinaire, mais dès qu’il le vit arriver, derrière un coin du fauteuil du roi où il se mettoit toujours : « Monsieur le maréchal, se prit-il à lui dire tout d’un coup, la table et le fauteuil entre-deux, il faut avouer que vous et moi sommes bien heureux. » Le maréchal, étonné d’un propos que rien n’amenoit, en convint avec un air modeste, et, secouant sa tête et sa perruque, voulut le rompre en parlant à quelqu’un ; mais l’autre, qui n’avoit pas si bien commencé pour rien, continue, l’apostrophe pour se faire écouter, admire la fortune du Villeroy qui épouse une Créqui, et de son père qui épouse une Luxembourg, et de là, des charges, des gouvernements, des dignités, des biens sans nombre ; et les pères de ces gens-là des secrétaires d’État : « Arrêtons-nous là, monsieur le maréchal, s’écria-t-il, n’allons pas plus loin ; car, qui étoient leurs pères, à ces deux secrétaires d’État ? de petits commis, et commis eux-mêmes ; et de qui venoient-ils ? le vôtre, d’un vendeur de marée aux halles, et le mien, d’un porteballe et peut-être de pis.

Messieurs, s’adressant à la compagnie tout de suite, est-ce que je n’ai pas raison de trouver notre fortune prodigieuse, à M. le maréchal et à moi ? N’estil pas vrai donc, monsieur le maréchal, que nous sommes bien heureux ?  » Puis à regarder, à se pavaner et à rire. Le maréchal eût voulu être mort, beaucoup mieux encore l’étrangler, mais que faire à un homme qui, pour vous dire une cruauté, s’en dit à lui-même le premier ? Tout le monde se tut et baissa la vue ; il y en eut plus d’un qui ne fut pas fâché de regarder le maréchal du coin de l’œil, et de voir ses grandes manières si plaisamment humiliées. Le roi vint et finit le spectacle et l’embarras, mais il ne fit que suspendre. Ce fut la matière de la conversation de plusieurs jours, et le divertissement de la malignité et de l’envie si ordinaires à la cour.

Cette aventure, quelle qu’elle fût, ne pouvoit me servir de leçon de ne me pas fier à un si méchant homme. Il pouvoit avoir cru se parer de sa modestie par un discours qui au fond n’apprenoit rien que tout le monde ne sût, et la jalousie de la faveur et de l’éclat du maréchal de Villeroy pouvoit l’avoir excité à lui dire à brûle-pourpoint des vérités si fâcheuses à entendre. J’étois à mille lieues de tout ce que ce pernicieux vieillard pouvoit désirer ou envier, et je ne crois pas qu’un autre en ma place eût pu se défier d’une scélératesse aussi gratuite et aussi complète. Mais il faut achever ce qui regarde l’absence affectée de M. de Bouillon.

Ce n’étoit point le service de l’hommage qui en éloigna M. de Bouillon ; je l’ai expliqué. Mais accoutumé à se couvrir aux audiences des ambassadeurs, depuis que les félonies héréditaires de ses pères, depuis que la faveur d’Henri IV leur eût valu Sedan, avoient acquis le rang de prince à son père au lieu de lui coûter la tête, il ne voulut pas se trouver à une cérémonie où les princes du sang, les bâtards et M. de Lorraine se couvriroient, et où il demeureroit découvert, et c’est ce qui empêcha la maison de Lorraine de s’y trouver et tous les autres qui ont cet avantage. Mais pour entendre cette différence aux mêmes personnes de se couvrir aux audiences des ambassadeurs, et de ne se couvrir jamais en aucune autre occasion, il faut remonter à l’origine de cette distinction.

Anciennement tout le monde étoit couvert devant nos rois à l’ordinaire de la vie, et dans les cérémonies par conséquent, et quand autour du roi quelqu’un avaloit son chaperon[1], les plus près du roi lui faisoient place, parce que c’étoit une marque qu’il vouloit parler au roi. Le changement des chaperons en bonnets, puis en toques, altéra peu à peu cet usage et l’abolit à la fin, tellement que personne ne se couvrit plus devant le roi à l’ordinaire de la vie, ni dans les cérémonies, hors celles où cela fut ou réservé ou marqué, comme au sacre, aux pompes funèbres, aux cérémonies de l’ordre, et alors il ne s’agissoit point d’être prince, mais seulement d’avoir l’office qui faisoit qu’on étoit couvert, comme les pairs et les officiers de la couronne au sacre et au lit de justice, tout le monde aux convois des pompes funèbres, et tous les chevaliers au chapitre et au festin de l’ordre. Les ambassadeurs étoient reçus et accompagnés par des chambellans du roi à leur entrée et à leur audience, et cela a duré jusqu’à la puissance des Guise et à leurs projets. Comme M. de Guise fut le premier qui fit ajouter à la formule de son serment de pair ces paroles à la suite des autres si différentes : Et comme un bon conseiller de cour souveraine, pour flatter le parlement et la magistrature, ce qui a été ôté longtemps depuis ; comme il fut le premier homme non seulement de sa dignité et de son état, mais de quelque distinction, qui ait été marguillier d’honneur de sa paroisse pour s’attirer la bourgeoisie, au delà de laquelle cette marguillerie n’avoit jamais passé ; aussi dans ces mêmes desseins voulut-il gagner les puissances étrangères et s’en attacher les ambassadeurs.

Comme il pouvoit des choses assurément plus importantes, il mit en usage de conduire à l’audience de cérémonie ceux des premières têtes couronnées, c’est-à-dire du pape, de l’empereur et des rois d’Espagne et d’Angleterre, sous prétexte de sa charge de grand chambellan, et de les présenter au roi.

Eux se trouvèrent bien plus honorés d’être menés par lui que par des chambellans, et cette conduite leur donnoit occasion de civilités qui introduisoient visite, commerce et affaires. De M. de Guise l’usage par ces mêmes raisons s’en étendit peu à peu à ses enfants, à ses frères, puis à ses cousins, d’abord pour le suppléer, dans la suite comme une distinction qu’ils avoient acquise par l’usage, et comme un honneur dont les ambassadeurs ne voulurent plus se départir. De l’un à l’autre MM. de Nemours, si unis aux Guise leurs frères utérins, voulurent partager cet avantage. Ils n’y trouvèrent point de difficulté de leur part, puis M. de Longueville et les ambassadeurs, accoutumés à être menés par des princes de la maison de Lorraine, se le trouvèrent également bien par ceux de la maison de Savoie et par une autre maison bien inférieure, mais qui ne cédoit rien à ces deux-là en avantages.

C’est ce qui a fait que longues années après, MM. de Bouillon et de Rohan, ayant obtenu les mêmes distinctions que MM. de Lorraine avoient usurpées pendant la Ligue, et qu’ils ont bien su se conserver depuis, et qui ont été étendues à MM. de Savoie, etc., ils n’ont pu néanmoins atteindre à celle de mener les ambassadeurs à l’audience, qui ont fort bien su dire que le rang qui leur avoit été donné ne les rendoit pas princes, et qu’ils ne se départiroient point d’en avoir de véritables et non de factices pour conducteurs. Quand la chose fut bien établie, et que la maison de Lorraine se vit en état de tout entreprendre, arrivée qu’elle fut par les dignités et les offices de l’État qu’elle sut si bien faire valoir contre les princes du sang, et que, pièce à pièce, et de conjonctures en conjonctures, et d’occasion en occasion, elle fut venue à bout de se former un rang par naissance, et des distinctions différentes de celles des rangs de l’État, elle imagina de faire accompagner les ambassadeurs à leur entrée par des maréchaux de France, pour marquer par là leur supériorité sur les officiers de la couronne. Il y avoit alors très-peu de ducs qui ne fussent pas princes du sang ou de maison souveraine, et on n’avoit point encore vu de maréchaux de France ducs. Il n’y en a eu que bien depuis que cette conduite aux entrées a été établie. Longtemps encore depuis, les maréchaux de France qui étoient ducs n’y étoffent pas employés. À la fin ils l’ont été aussi comme à une fonction attachée à leur office de maréchal, comme tels et non comme ducs, et insensiblement ç’a été un nouveau degré de distinction pour les princes à qui la conduite à l’audience est demeurée. Mais pour cet avantage ils n’avoient pas celui de se couvrir ; l’ambassadeur seul jouissoit de cet honneur, et le prince qui le menoit à l’audience y assistoit découvert. Quelque entreprenants que se soient montrés les Guise, jamais ils n’ont imaginé de se couvrir devant les rois qu’ils maîtrisoient, et dont ils étoient sur le point d’usurper la couronne. Cet usage ne s’introduisit que sous Henri IV, et en voici l’occasion.

Après l’entière chute de la Ligue et la paix de Vervins, il vint un ambassadeur d’Espagne en France, qui étoit grand d’Espagne. Il alla trouver le roi à Monceaux, où il étoit avec peu de monde, et il l’accompagna dans les jardins que le roi avoit fait faire, et qu’il se plut à lui montrer. Dans les commencements de la promenade, le roi se couvrit. L’ambassadeur, accoutumé à se couvrir en même temps que le roi d’Espagne se couvroit, se couvrit aussi. Henri IV le trouva fort mauvais. Il ne voulut pourtant rien marquer à l’ambassadeur, mais jetant les yeux autour de soi, il commanda à M. le Prince, à M. de Mayenne et à M. d’Épernon de se couvrir, qui étoient les seuls grands qui de hasard se trouvèrent à cette promenade. De là M. de Mayenne obtint de se couvrir aux audiences des ambassadeurs ; à plus forte raison M. le Prince et l’heureux duc d’Épernon aussi, par la fortune de s’être trouvé là en troisième avec eux. Avec M. de Mayenne, ceux de sa maison qui conduisoient les ambassadeurs à l’audience se couvrirent, et une fois couverts, s’y couvrirent toujours menant ou non les ambassadeurs. Sur cet exemple, les enfants de M. d’Épernon se couvrirent de même, parce que cet honneur vint pour eux tous de la même origine à Monceaux. Les princes des maisons de Savoie et de Longueville, égalés en tout aux Lorrains, se couvrirent de même, et par conséquent les cardinaux supérieurs à tous en rang, et les princes du sang, quand il y en eut en âge, autres que M. le Prince.

Telle est l’origine de ce qui s’appelle le chapeau, et ce chapeau, de si grand hasard pour M. d’Épernon, lui valut, et à ses fils et à son petit-fils, le rang et les honneurs des princes étrangers, quelque peu bien qu’il fût dans le goût et les bonnes grâces d’Henri IV. Mais ce roi et ses successeurs à qui ce chapeau étoit échappé, comme je viens de l’expliquer, ont été continuellement jaloux de ne pas le laisser étendre au delà des audiences de cérémonie des ambassadeurs, et jamais en aucune autre occasion ils n’ont permis aux princes étrangers de se couvrir, et c’est pour cela aussi qu’aucun d’eux ne se trouve aux audiences publiques des souverains que le roi fait couvrir, ni en aucune autre où autre que lui puisse être couvert, ni les cardinaux non plus qu’eux. Ils ont essayé plus d’une fois d’obtenir cette extension d’honneur. Les ducs aussi ne se trouvent jamais nulle part où d’autres se couvrent, excepté le premier gentilhomme de la chambre en année, et le capitaine des gardes en quartier, par le service nécessaire de leurs charges. On a vu que quand ils sont mandés par le roi à une audience, comme il arriva à celle du cardinal Chigi, légat a latere, que les princes étrangers ne s’y couvrent point ; ainsi on n’en répétera rien. Mais voilà assez d’explication sur cette matière, il est temps de reprendre les événements qui ont fini cette année.

Mme de Marsan mourut avant le départ de Paris de Mme la duchesse de Lorraine. C’étoit une nièce paternelle de MM. de Matignon, et de plus sœur de Mme de Matignon, femme altière, impérieuse, de peu d’esprit, et parfaitement gâtée par la place, la splendeur, l’autorité et l’étrange hauteur de Seignelay, son premier mari, et par le rang et la naissance du second. Elle étoit en couche de son second fils. La nourrice fit je ne sais quoi qui lui déplut ; la colère la transporta, la couche s’arrêta, il n’y eut jamais moyen de la sauver : elle mourut et ne fut regrettée de personne, ni des siens que, par crédit, et après par rang, elle avoit toujours traités avec beaucoup d’humeur et de hauteur, ni de son mari qu’elle tenoit de court, et qui demeuroit riche usufruitier d’une partie de ses biens.

Le nonce Delfini fut fait cardinal dans une promotion de nonces et d’Italiens.

Le courrier de M. de Monaco devança celui du pape. Le roi crut avoir ses raisons pour lui faire une faveur singulière ; il lui écrivit un billet de sa main pour le lui apprendre et s’en réjouir avec lui. Dès qu’il l’eut reçu, il s’en vint à Versailles remercier lui-même, et débarqua chez Torcy. Comme le cas était extraordinaire, Torcy le mena chez Mme de Maintenon où le roi étoit déjà, et le fit avertir. Le roi les fit entrer. Mme la duchesse de Bourgogne qui s’y trouva et Mme de Maintenon lui firent là leur compliment, le tout dura fort peu. Le courrier du pape arriva enfin le soir, et lui apporta sa calotte. Il sut assez vivre pour la mettre dans sa poche et de demeurer ainsi, depuis le dimanche qu’à son retour d’avoir remercié le roi, il trouva le courrier arrivé, jusqu’au mercredi matin, jour de l’hommage, qu’il eut audience particulière du roi dans son cabinet, auquel il présenta sa calotte pour la recevoir de sa main. Le roi la lui rendit, à la différence de ses sujets à qui il la met sur la tête. Ce nonce avoit beaucoup d’esprit, et en avoit bien aussi la physionomie.

Je n’ai jamais vu deux si petits yeux ni qui disent tant. Il étoit galant, et peut-être quelque chose de plus ; il aimoit à se divertir, et alloit fort souvent à l’Opéra. Le roi, qui étoit alors plus austère qu’il n’a été depuis dans sa dévotion, en fut scandalisé, et lui fit insinuer avec adresse que ce n’étoit pas l’usage ici que les évêques ni les prêtres allassent aux spectacles ; il fut sourd et ne fit pas semblant de comprendre. Enfin le roi le lui fit dire de sa part. Le bon Delfin, glissant sur la conscience, et passant à côté de l’usage, se confondit en remerciements de la bonté avec laquelle le roi avoit soin de sa fortune, et répondit qu’il n’avoit jamais compté d’en faire aucune en France, mais bien en Italie, où l’Opéra et les spectacles n’étoient obstacle à rien, et y retourna tout de plus belle. Le roi, le voyant arrivé en effet au but malgré l’Opéra, voulut peut-être effacer la petite amertume de l’avis par l’agrément du billet, et ne pas renvoyer à Rome un cardinal mécontent.

Coigny, mestre de camp du Royal-Étranger, qui longtemps depuis a fait une si belle fortune, épousa en ce temps-ci Mlle du Bordage, du nom de Montboucher, fille de qualité de Bretagne, très-jolie, et encore plus vertueuse et plus sainte toute sa vie. Toute sa famille étoit huguenote. On les rattrapa comme ils étoient à la frontière pour se retirer en Hollande. Son père se convertit comme il put, et fut tué devant Philippsbourg. Le roi mit le fils au collège, et la fille chez Mme de Miramion, où ils abjurèrent. Le fils eut un régiment que le roi lui donna pour rien de bonne heure. Il étoit bien fait, avec bien de l’esprit, aimant la bonne compagnie et encore plus la liberté et le jeu par-dessus tout, où il a passé sa vie sans se marier, a peu servi et peu paru à la cour. Leur mère étoit Goyon-Matignon, fille du marquis de La Moussaye, et d’une sœur de MM. de Bouillon et de Turenne et de Mmes de La Trémoille, de Duras et de Roye. Mlle du Bordage étoit ainsi nièce maternelle de M. de Quintin, mari sans enfants de la Montgomery qui se remaria à Mortagne, de laquelle j’ai parlé à cette occasion.

L’année finit par les holà que le roi mit entre les jésuites, qui en eurent apparemment besoin, puisqu’ils le firent parler, et les bénédictins. Ces derniers avoient donné depuis peu une belle édition de saint Augustin, dont la morale n’est pas celle des jésuites. Pour l’étouffer ils employèrent leur égide ordinaire qui les a toujours si bien servis. Le livre, selon eux, étoit tout janséniste ; ils l’attaquèrent. Les bénédictins répondirent, ils s’échauffèrent fort de part et d’autre. Les jésuites, a bout de preuves et de raisons, mais non d’injures et d’assertions plus que hardies, ne purent venir à bout de ternir cette édition, ni de la faire supprimer. À ce défaut qui leur fut amer, ils eurent au moins le crédit de faire cesser le combat quand ils se virent les plus faibles, par une défense de la part du roi aux uns et aux autres de plus écrire ni parler en aucune sorte sur cette édition. Ce fut Pontchartrain qui l’écrivit aux uns et aux autres. Les jésuites eurent bientôt après le déplaisir de voir cette édition solennellement approuvée à Rome.

Il faut réparer les oublis quand on s’en aperçoit ; d’autres matières m’ont emporté. Les premiers jours d’avril, Ticquet, conseiller au parlement, et même de la grand’chambre, fut assassiné chez lui, et s’il n’en mourut pas, ce ne fut pas la faute du soldat aux gardes et de son portier qui s’étoient chargés de l’exécution et qui le laissèrent, le croyant mort, sur du bruit qu’ils entendirent. Ce conseiller, qui en tout étoit un fort pauvre homme, s’étoit allé plaindre l’année précédente au roi, à Fontainebleau, de la conduite de sa femme avec Montgeorges, capitaine aux gardes fort estimé, à qui le roi défendit de la plus voir. Cela donna du soupçon contre lui et contre la femme, qui étoit belle, galante, hardie, et qui prit sur le haut ton ce qu’on eu voulut dire. Une femme fort de mes amies et des siennes lui conseilla de prendre le large, et lui offrit de quoi le faire, prétendant qu’en pareil cas on se défend mieux de loin que de près. L’effrontée s’en offensa contre elle et contre plusieurs autres amis, qui avec les mêmes offres lui donnèrent même conseil.

En peu de jours la trace fut trouvée, le portier et le soldat reconnus par Ticquet, arrêtés et unis à la question, auparavant laquelle Mme Ticquet fut assez folle pour s’être laissé arrêter, et n’être pas déjà en pays de sauveté.

Elle eut beau nier, elle eut aussi la question, et avoua tout. Montgeorges avoit des amis qui le servirent si bien qu’il ne fut fait aucune mention juridique de lui. La femme condamnée à perdre la tête et ses complices à être roués, Ticquet vint avec sa famille pour se jeter aux pieds du roi et demander sa grâce. Le roi lui fit dire de ne se pas présenter devant lui, et l’exécution fut faite à la Grève, le mercredi 17 juin après midi. Toutes les fenêtres de l’hôtel de ville, toutes celles de la place et des rues qui y conduisent depuis la Conciergerie du palais où elle était, furent remplies de spectateurs hommes et femmes, et de beaucoup de nom, et de plusieurs de distinction. Il y eut même des amis et des amies de cette malheureuse qui n’eurent pas honte et horreur d’y aller. Dans les rues la foule étoit à ne pouvoir passer ; en général on en avoit pitié et on souhaitoit sa grâce, et c’étoit avec cela à qui l’irait voir mourir. Et voilà le monde si peu raisonnable et si peu d’accord avec soimême ! Tout à la fin de l’année, Guiscard perdit son fils unique, de la petite vérole, à Vienne. Il l’avoit envoyé voyager en ce temps de paix, ce qui rendit sa sœur une riche héritière.

Barin mourut aussi. Il étoit premier maître d’hôtel de Monsieur. C’étoit, je pense, un homme d’assez peu, mais de très-bonne mine, et fort grand et bien fait, quoique déjà vieux, ce qui lui avoit fort servi auprès des dames. Il avoit de l’esprit, du sens, de l’adresse, de l’intrigue, de la conduite, de l’honneur, et un grand attachement et une grande fidélité pour ses amis. Il avoit été fort avant dans les affaires de Mademoiselle, de M. de Lauzun et de Mme de Montespan, et j’en ai vu quantité de lettres fort curieuses à M. de Lauzun sur tout cela vers la fin de sa prison[2]. Les ministres d’alors en faisoient cas, et il a toujours été dans le monde sur un bien meilleur pied que son état. Il n’étoit point marié, et mourut fort peu riche, rangé et tout à fait désintéressé, et longtemps avant sa mort assez retiré, et fort homme de bien.


  1. Le chaperon était une coiffure en usage principalement sous les règnes de Jean, Charles V et Charles VI ; elle était en drap bordée de fourrures avec une longue queue qui retombait par derrière. Afaler est un vieux mot synonyme de descendre ou abaisser. On n’ôtait pas toujours son chaperon en parlant aux princes. Monstrelet rapporte que la reine Isabeau, ou Isabelle de Bavière, haïssait Jean Torel, parce qu’en lui parlant il ne seroit point son chaperon.
  2. Lauzun avait été enfermé à Pignerol en 1611 ; il en sortit en 1681, en renonçant au duché d’Aumale et au comté d’Eu que lui avait donnés Mademoiselle.