Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/8

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VIII.


Mlle de Laigle, fille d’honneur de Mme la duchesse, à Marly ; et mange avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Violente indigestion de Monseigneur. — Capitulation. — Grande augmentation de troupes. — Force milice. — Électeur de Bavière à Munich ; Ricous l’y suit. — Bedmar, commandant général des Pays-Bas espagnols par intérim. — Traités et fautes. — Succession à la couronne d’Angleterre établie dans la ligne protestante. — Plaintes et droits de M. de Savoie. — Vénitiens neutres. — Catinat général en Italie. — Dépit et vues de Tessé ; sa liaison avec Vaudémont. — Boufflers général en Flandre et Villeroy en Allemagne. — M. de Chartres refusé de servir ; grand mécontentement de Monsieur, qui ne s’en contraint pas avec le roi. — Nyert revient d’Espagne. — Retours des Princes. — La Suède reconnoît le roi d’Espagne. — Archevêques d’Aix et de Sens nommés à l’ordre. — Traits du premier. — Refus illustre de l’archevêque de Sens. — M. de Metz commandeur de l’ordre. — Tallard chevalier de l’ordre, etc. — Mort de Mme de Tallard, de la duchesse d’Arpajon, de Mme d’Hauterive, de Mme de Bournouville, de Segrois, du maréchal de Tourville. — Châteaurenauld vice-amiral. — Mort du comte de Staremberg. — L’Angleterre reconnoît le roi d’Espagne. — Duc de Beauvilliers grand d’Espagne. — Mariage déclaré du roi d’Espagne avec la fille du duc de Savoie. — Égalité réglée en France et en Espagne entre les ducs et les grands. — Abbé de Polignac rappelé. — Duc de Popoli salue le roi, qui lui promet l’ordre. — Banqueroute des trésoriers de l’extraordinaire des guerres.


On a vu en plusieurs endroits de ces Mémoires les distinctions que le roi se plaisoit à donner à ses filles par-dessus les autres princesses du sang, à la différence desquelles entre autres il fit manger avec Mme la duchesse de Bourgogne, Mlles de Sanzay et de Viantois, filles d’honneur de Mme la princesse de Conti. Mme la Duchesse n’en avoit plus il y avoit longtemps ; elle en prit une cette année qui fut la fille de Mme de Laigle, sa dame d’honneur, laquelle tout de suite eut le même honneur que celles de Mme la princesse de Conti sa sœur, et, comme elles, fut de tous les voyages de Marly.

Le samedi 19 mars, veille des Rameaux, au soir, le roi étant à son prie-Dieu, pour se déshabiller tout de suite à son ordinaire, entendit crier dans sa chambre pleine de courtisans, et appeler Fagon et Félix avec un grand trouble. C’étoit Monseigneur, qui se trouvoit extrêmement mal. Il avoit passé la journée à Meudon, où il n’avoit fait que collation, et au souper du roi s’étoit crevé de poisson. Il étoit grand mangeur, comme le roi et comme les reines ses mère et grand’mère. Il n’y avoit pas paru après le souper. Il venoit de descendre chez lui du cabinet du roi, et à son ordinaire aussi s’étoit mis à son prie-Dieu en arrivant, pour se déshabiller tout de suite. Sortant de son prie- Dieu et se mettant dans sa chaise pour se déshabiller, il perdit tout d’un coup connoissance. Ses valets éperdus et quelques-uns des courtisans qui étoient à son coucher accoururent chez le roi chercher le premier médecin et le premier chirurgien du roi avec le vacarme que je viens de dire. Le roi, tout déboutonné, se leva de son prie-Dieu à l’instant et descendit chez Monseigneur par un petit degré noir, étroit et difficile, qui, du fond de l’antichambre qui joignoit sa chambre, descendoit tout droit dans ce qu’on appeloit le Caveau, qui étoit un cabinet assez obscur sur la petite cour, qui avoit une porte dans la ruelle du lit de Monseigneur et une autre qui entroit dans son premier grand cabinet sur le jardin. Ce caveau avoit un lit dans une alcôve, où il couchoit souvent l’hiver ; mais comme c’étoit un fort petit lieu, il se déshabilloit et s’habilloit toujours dans sa chambre. Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne faisoit aussi que passer chez elle, arriva en même temps que le roi, et dans un instant la chambre de Monseigneur, qui étoit vaste, se trouva pleine.

Ils trouvèrent Monseigneur à demi nu que ses gens promenoient ou plutôt traînoient par la chambre. Il ne connut ni le roi qui lui parla, ni personne, et se défendit tant qu’il put contre Félix qui, dans cette nécessité pressante, se hasarda de le saigner en l’air, et y réussit. La connoissance revint ; il demanda un confesseur ; le roi avoit déjà envoyé chercher le curé.

On lui donna force émétique, qui fut longtemps à opérer, et qui sur les deux heures fit une évacuation prodigieuse haut et bas. À deux heures et demie, n’y paraissant plus de danger, le roi, qui avoit répandu des larmes, s’alla coucher, laissant ordre de l’éveiller, s’il survenoit quelque accident. À cinq heures, tout l’effet étant passé, les médecins le laissèrent reposer et firent sortir tout le monde de sa chambre. Tout y accourut toute la nuit de Paris. Il en fut quitte pour garder sa chambre huit ou dix jours, où le roi l’alloit voir deux fois par jour, et où, quand il fut tout à fait bien, il jouoit ou voyoit jouer toute la journée. Depuis, il fut bien plus attentif à sa santé et prit fort garde à ne se pas trop charger de nourriture. Si cet accident l’eût pris un quart d’heure plus tard, le premier valet de chambre qui couchoit dans sa chambre l’auroit trouvé mort dans son lit.

Paris aimoit Monseigneur, peut-être parce qu’il y alloit souvent à l’Opéra. Les harengères des halles imaginèrent de se signaler. Elles en députèrent quatre de leurs plus maîtresses commères pour aller savoir des nouvelles de Monseigneur. Il les fit entrer. Il y en eut une qui lui sauta au collet et qui l’embrassa des deux côtés ; les autres lui baisèrent la main. Elles furent très bien reçues. Bontems les promena par les appartements, et leur donna à dîner. Monseigneur leur donna de l’argent, le roi aussi leur en envoya. Elles se piquèrent d’honneur, elles en firent chanter un beau Te Deum à Saint- Eustache, puis se régalèrent.

Le roi, voyant que l’alliance unie contre lui à la dernière guerre se rejoignoit et se préparoit à y rentrer contre lui, en même temps que ces puissances essayoient de l’amuser pour se donner le temps de mettre ordre à leurs affaires, songea aussi à s’y préparer. Il augmenta son infanterie de cinquante mille hommes ; il forma soixante-dix bataillons de milice, et augmenta sa, cavalerie de seize mille et ses dragons à proportion. Ces dépenses renouvelèrent la capitation dont l’invention est due à Bâville, intendant ou plutôt roi de Languedoc. Elle eut lieu pour la première fois à la fin de la dernière guerre. Pontchartrain y avoit résisté tant qu’il avoit pu, comme au plus pernicieux impôt par la facilité de l’augmenter à. volonté d’un trait de plume, l’injustice inévitable de son imposition, à proportion des facultés de chacun toujours ignorées, et nécessairement livrée à la volonté des intendants des provinces, et l’appât de la rendre ordinaire, comme il est enfin arrivé malgré les édits et les déclarations remplies des plus fortes promesses de la faire cesser à la paix. Mais à la fin il eut la main forcée par la nécessité des dépenses, par les persécutions de Bâville, et par les mouvements des financiers. Celle-ci fut beaucoup plus forte que n’avoit été la première, comme sont toujours les impôts, qui vont toujours en augmentant.

Il y avoit plusieurs années que l’électeur de Bavière n’avoit été chez lui.

Bruxelles lui plaisoit plus que le séjour de Munich, et après avoir passé toute la dernière guerre aux Pays-Bas dont il étoit gouverneur, il y demeura encore pendant la paix. À la fin, ses affaires d’Allemagne le pressèrent d’y retourner.

Il le fit trouver bon au roi, et le pria en même temps de lui donner quelqu’un qui fût homme de guerre pour être témoin de ses actions, et à qui il pût communiquer les propositions de traités qui ne manqueroient pas de lui être faites, parce qu’il vouloit que le roi et le roi d’Espagne fussent informés de tout ce qui le regarderoit, et ne rien faire que de concert avec eux. On lui envoya Ricous. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, qui avoit servi avec valeur, ami particulier de M. et de Mme de Castries, qui étoit de Languedoc et qui avoit déjà eu quelques commissions en Allemagne. Castries, fort ami de Torcy, le lui avoit fait connoître, et par lui à Croissy. Depuis que Ricous était revenu, il s’étoit toujours entretenu fort bien avec Torcy, s’étoit fait des amis de considération, et il étoit souvent à Versailles dans les bonnes maisons, où on étoit bien aise de le voir. L’électeur partit donc et se fit suivre par toutes ses troupes, et laissa le marquis de Bedmar, commandant général des Pays- Bas espagnols, en son absence.

On fit en même temps imprimer les propositions que les Hollandois et les Anglois avoient faites à d’Avaux dans les conférences de la Haye. Les premiers demandoient d’avoir leurs garnisons dans une douzaine de places, parmi lesquelles Luxembourg, Namur, Charleroi et Mons ; et les Anglois dans Ostende et Nieuport. Cela montroit qu’ils ne cherchoient qu’à rompre, et la faute si lourde de leur avoir renvoyé leurs vingt-deux bataillons. Ce n’étoit pas tout : ils ajoutoient qu’on donnât satisfaction à l’empereur, et cela n’étoit pas facile à un prince qui prétendoit tout, et qu’il entrât dans leur traité. Aussi ces conférences ne durèrent-elles pas longtemps après des propositions si sauvages. Les Hollandois, pour gagner temps, n’oublièrent rien pour amuser toujours ; mais à la fin, Briord convalescent revint et d’Avaux peu après, qui ne laissa qu’un secrétaire à la Haye, lequel même n’y demeura pas longtemps.

Tallard aussi quitta Londres et y laissa Poussin, espèce de secrétaire qui dans la suite fut subalternement employé et fit bien partout. Presque en même temps, Molès, ambassadeur d’Espagne à Vienne, fut congédié. Sous prétexte de pourvoir à ses dettes, il s’arrêta dans les faubourgs, et fit si bien qu’il y fut arrêté contre le droit des gens, quoiqu’il eût pris congé et dépouillé le caractère. Je dis qu’il fit si bien qu’il y fut arrêté, parce que la suite fit juger que ç’avoit été un jeu, qui finit en tournant casaque et se donnant à l’empereur.

En même temps le roi eut nouvelle de la signature de trois traités avantageux. Par l’un le Portugal faisoit avec lui une alliance offensive et défensive, interdisoit ses ports aux Anglois et aux Hollandois, et défendoit tout commerce avec eux à ses sujets. C’étoit un coup de partie que de fermer cette porte d’Espagne. Mais, faute d’argent et de troupes à temps pour joindre à celles que le Portugal fournissoit et qu’il réclama en vain, il fut forcé, le pied sur la gorge, à recevoir les vaisseaux et les troupes de ces deux nations, de se joindre à elles contre l’Espagne malgré lui, et de la prendre ainsi par le seul endroit en prise, et qui fit sentir tout le danger et toute la dépense de ce que nous avions manqué.

Cette faute et celle du renvoi des garnisons hollandaises furent capitales et influèrent sur tout. Celle encore d’espérer toujours contre toute, espérance, et cette délicatesse de ne vouloir pas paroître agresseur, et de s’opiniâtrer à se laisser attaquer après tous les amusements et tous les délais qu’ils voulurent employer, fut une autre cause de ruine. Avec un parti pris et le courage et la célérité du début des précédentes guerres, on les auroit déconcertés et réduits à l’impossible avant qu’ils se fussent arrangés, et on les eût réduits à cette paix qu’on désiroit tant par la posture ou on se seroit mis de leur faire tout craindre pour eux-mêmes. Mais nos ministres n’étoient plus les mêmes ; et on ne s’aperçut que trop après que c’étoit aussi d’autres généraux. L’autre traité fut celui par lequel M. de Mantoue livra au roi ses places et ses États. Rien n’étoit plus important que Mantoue, ni rien de si pressé de s’en assurer. Enfin, par celui de M. de Savoie, il fut déclaré généralissime des forces des deux couronnes en Italie, et s’engagea à fournir dix mille hommes de ses troupes, outre tous les passages et toutes les facilités pour les nôtres, et il se flatta en même temps du mariage de sa seconde fille avec le roi d’Espagne.

M. de Savoie fut fort blessé de la loi que le parlement d’Angleterre venoit de faire pour régler l’ordre de la succession à la couronne de la Grande-Bretagne et la fixer en même temps dans la ligne protestante, en faveur de Sophie, femme du nouvel électeur d’Hanovre, et mère de l’électeur roi d’Angleterre, et fille de l’électeur palatin roi de Bohème déposé et chassé de tous ses États, et d’une fille de Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne et sœur du roi Charles Ier à qui ses sujets coupèrent la tête. Or, Charles étoit père de la première femme de Monsieur, dont la fille étoit épouse de M. de Savoie, et par conséquent excluoit de droit sa tante paternelle et les Hanovre ses enfants. M. de Savoie porta ses plaintes en forme en Angleterre, qui ne furent pas écoutées. On n’y vouloit plus ouïr parler d’un roi catholique après avoir chassé et proscrit le roi Jacques II et sa postérité.

Les Vénitiens aussi déclarèrent qu’ils se tiendroient neutres, et qu’ils appelleroient à leur secours l’ennemi de celui qui se voudroit saisir de quelqu’une de leurs places malgré eux. C’est tout ce que le cardinal d’Estrées en put obtenir, qui de Venise se mêla aussi du traité de Savoie avec Phélypeaux, notre ambassadeur là Turin, et avec Tessé de celui du duc de Mantoue. Le bonhomme La Haye, notre ambassadeur à Venise, voulut finir sa longue ambassade à ce période. Il avoit été longtemps ambassadeur à Constantinople avec grande réputation, et bien servi encore ailleurs.

Charmant, nouveau secrétaire du cabinet, lui succéda à Venise.

Catinat fut choisi pour commander en Italie. Il venoit de, perdre Croisille, son frère, qui avoit servi avec grande réputation, mais que sa mauvaise santé avoit empêché de continuer. C’étoit un homme fort sage, fort instruit, fort judicieux, qui avoit beaucoup d’amis considérables, quoique fort retiré et grand homme de bien. C’étoit le conseil et l’ami, du cœur de son frère, qui partit dans cette affliction. Tessé fut outré d’avoir un général. Le brillant et le solide qu’il avoit tiré de la fin de la dernière guerre d’Italie, les avantages qu’il avoit taché d’en prendre à la cour depuis que la paix et sa charge l’y avoient attaché, la familiarité qu’il avoit acquise à la cour de Turin et la part qu’il venoit d’avoir au traité de Mantoue lui avoient fait espérer de commander en chef les troupes du roi sous M. de Savoie. Il étoit gâté, mais M. de Vaudemont avoit achevé de lui tourner la tête. Ce favori de la fortune, qui ne négligeoit rien pour s’en tenir les chaînes assurées, et qui étoit l’homme le mieux informé de l’intérieur des cours dont il avoit affaire, avoit tout prodigué pour s’attacher Tessé, que le roi lui avoit envoyé pour concerter avec lui tout ce qui regardoit le militaire. Fêtes, galanteries, confiance, déférences, honneurs partout et civils et militaires, en tout pareils à ceux qui lui étoient rendus à lui-même, rien ne fut épargné. Il parut donc bien dur à Tessé, qui avoit eu la sotte vanité de recevoir des honneurs de gouverneur et de capitaine général du Milanois, d’en tomber tout à coup, et dans le Milanois même, dans l’état commun de simple lieutenant général roulant avec tous les autres. Il tâcha au moins de tirer ce parti de leur commander sous Catinat, comme autrefois on avoit fait quelques capitaines généraux, mais il en fut refusé, et se vit par là loin encore du bâton de maréchal de France qu’il croyoit déjà tenir, quoiqu’il n’eût jamais vu d’action ni peut-être brûler une amorce par le hasard d’absence, de détachement ou de commissions, mais on ne se rend pas justice et on se prend à qui on peut. Il attendit donc Catinat qui l’avoit proposé à fa fin de la dernière guerre pour traiter avec la cour de Turin, et qui par là avoit fait sa fortune. Il l’attendit, dis-je, avec ferme dessein de lui faire du pis qu’il pourroit, afin d’essayer de le chasser de cette armée, dans l’espérance de lui succéder, et qu’appuyé comme il comptoit de l’être de M. de Savoie et de Vaudemont, elle ne lui échapperoit pas, et qu’à ce coup on ne pourroit lui différer le bâton de maréchal de France.

En même temps les, armées furent réglées en Flandre sous le maréchal de Boufflers, et en Allemagne sous le maréchal de Villeroy. Monseigneur le duc de Bourgogne fut destiné un moment à commander celle de ce dernier, mais cela fut changé sur le dépit que témoigna Monsieur de ce que M. de Chartres fut refusé de servir.

Le roi y avoit consenti dans l’espérance que Monsieur, piqué de ce qu’on ne lui donnoit point d’armée, n’y consentiroit pas, et y mit la condition que ce seroit avec l’agrément de Monsieur. Monsieur, et M. le duc de Chartres, qui comprirent que servant toujours, il n’étoit plus possible à son âge de lui refuser le commandement d’une armée l’année suivante, s’ils ne le pouvoient obtenir celle-ci, aimèrent mieux sauter le bâton du service subalterne encore cette campagne. Le roi, qui pour cette même raison ne vouloit pas que son neveu servît, fut surpris de trouver Monsieur dans la même volonté que M. son fils, et, si cela s’ose dire, fut pris pour dupe ; mais il ne la fut pas, et montra la corde par le refus chagrin qu’il fit tout net pour qu’on ne lui en parlât plus. Il s’y trompa encore. M. de Chartres fit des escapades peu mesurées, mais de son âge, qui fâchèrent le roi et l’embarrassèrent encore davantage. Il ne savoit que faire à son neveu qu’il avoit forcé à être son gendre, et [à] qui, excepté les conditions écrites, [il] n’avoit rien tenu, tant de ce qu’il avoit laissé espérer que de ce qu’il avoit promis. Ce refus de servir qui éloignoit sans fin, pour ne pas dire qui anéantissoit, toute espérance de commandement d’armée, rouvrit la plaie du gouvernement de Bretagne, et donnoit beau jeu à. Madame d’insulter à la faiblesse que Monsieur avoit eue, qui n’en étoit pas aux premiers repentirs. Il laissoit donc faire son fils en jeune homme, qui, avec d’autres jeunes têtes, se proposoit de faire un trou à la lune, tantôt pour l’Espagne et tantôt pour l’Angleterre ; et Monsieur, qui le connoissoit bien et qui n’étoit pas en peine qu’il exécutât ces folies, ne disoit mot, bien aise que le roi en prit de l’inquiétude, comme à la fin il arriva.

Le roi en parla à Monsieur, et, sur ce qu’il le vit froid, lui reprocha sa faiblesse de ne savoir pas prendre autorité sur son fils. Monsieur alors se fâcha, et bien autant de résolution prise que de colère, il demanda au roi à son tour ce qu’il vouloit faire de son fils à son âge ; qu’il s’ennuyoit de battre les galeries de Versailles et le pavé de la cour, d’être marié comme il l’étoit, et de demeurer tout nu vis-à-vis ses beaux-frères comblés de charges, de gouvernements, d’établissements et de rangs sans raison, sans politique et sans exemple ; que son fils étoit de pire condition que tout ce qu’il y avoit de gens en France de son âge qui servoient et à qui on donnoit des grades bien loin de les en empêcher ; que l’oisiveté étoit la mère de tout vice ; qu’il lui étoit bien douloureux de voir son fils unique s’abandonner à la débauche, à la mauvaise compagnie et aux folies, mais qu’il lui étoit cruel de ne s’en pouvoir prendre à une jeune cervelle justement dépitée, et de n’en pouvoir accuser que celui qui l’y précipitoit par ses refus. Qui fut bien étonné de ce langage si clair ? ce fut le roi. Jamais il n’étoit arrivé à Monsieur de s’échapper avec lui à mille lieues près de ce ton, qui étoit d’autant plus fâcheux qu’il étoit appuyé de raisons sans réplique, auxquelles toutefois le roi ne vouloit pas céder. Dans la surprise de cet embarras, il fut assez maître de soi pour répondre, non en roi, mais en frère. Il dit à Monsieur qu’il pardonnoit tout à la tendresse paternelle.

Il le caressa, il fit tout ce qu’il put pour le ramener par la douceur et l’amitié.

Mais le point fatal étoit ce service pour le but du commandement en chef que Monsieur vouloit, et que le roi par cette raison même ne vouloit pas ; raison qu’ils ne se disoient point l’un à l’autre, mais que tous deux comprenoient trop bien l’un de l’autre. Cette forte conversation fut longue et poussée, Monsieur toujours sur le haut ton et le roi toujours au rabais. Ils se séparèrent de la sorte, Monsieur outré, mais n’osant éclater, et le roi très piqué, mais ne voulant pas étranger Monsieur, et moins encore que leur brouillerie pût être aperçue.

Saint-Cloud, ou Monsieur passoit les étés en grande partie, et où il alla plus tôt qu’à son ordinaire, les mit à l’aise en attendant un raccommodement, et Monsieur, qui vint depuis voir le roi et quelquefois dîner avec lui, y vint plus rarement qu’il n’avoit accoutumé, et leurs moments de tête-à-tête se passoient toujours en aigreurs du côté de Monsieur ; mais en public il n’y paraissoit rien ou bien peu de chose, sinon que les gens familiers avec eux remarquoient des agaceries et des attentions du roi, et une froideur de Monsieur à y répondre, qui n’étoient dans l’habitude ni de l’un ni de l’autre.

Cependant Monsieur qui vit bien que de tout cela il n’en résulteroit rien de ce qu’il désiroit, et que la fermeté du roi là-dessus ne se laisseroit point affaiblir, jugea sagement par l’avis du maréchal de Villeroy, qui s’entremit fort dans tout cela, et surtout par ceux du chevalier de Lorraine et du marquis d’Effiat, qu’il ne falloit pas pousser le roi à bout et qu’il étoit temps d’arrêter les saillies de la conduite de M. son fils. Il le fit donc peu à peu, mais le cœur restant ulcéré, et toujours avec le roi de la même manière.

Les princes du sang ne servirent point non plus. Ce fut M. le Prince encore à qui le roi s’adressa pour faire entendre ce qu’il appeloit raison à M. le Duc et à M. le prince de Conti ; mais M. du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent comme lieutenants généraux en Flandre sous le maréchal de Boufflers.

Nyert, premier valet de chambre du roi, qui, sous prétexte de curiosité à son âge et dans son emploi, avoit suivi le roi d’Espagne à Madrid, et qui y était demeuré pour y être spectateur des premiers temps de son arrivée, revint au bout de cinq mois, et entretint le roi fort longtemps, à plusieurs reprises, tête-à-tête. Mgr le duc de Bourgogne arriva aussi le mercredi 20 avril ; il avoit pris la poste à Lyon. Le roi l’attendit dans son cabinet ; et en sortit au-devant de lui pour l’embrasser, puis lui fit embrasser Mme la duchesse de Bourgogne : c’étoit à trois heures après midi ; il avoit couché à Sens. M. le duc de Berry, qui n’avoit pas pris la poste si loin, arriva quatre jours après.

Le roi eut presque en même temps la joie que la Suède, qui tenoit de fort près les Moscovites et le roi de Pologne unis contre lui, et qui les avoit battus en plusieurs rencontres et obtenu de grands avantages, reconnut le roi d’Espagne.

Ce même mois d’avril vit un exemple bien rare et bien respectable, auquel on ne devroit jamais donner lieu, et qui a été mal imité, et en mêmes cas et choses, depuis par plusieurs qui l’auroient dû. Le roi voulut remplir les deux places vacantes par la mort de M. de Noyon et par la promotion du cardinal de Coislin à la charge de grand aumônier de France et de l’ordre ; et sans qu’aucun des deux prélats choisis le sussent ni personne, il nomma M. de Cosnac archevêque d’Aix, et M. Fortin de La Goguette archevêque de Sens.

Cosnac étoit un homme de qualité de Guyenne, qui avoit fait grand bruit par son esprit et par ses intrigues autrefois, étant évêque de Valence et premier aumônier de Monsieur. Il s’étoit entièrement attaché à feu Madame, pour laquelle il a fait des choses tout à fait singulières. Il étoit son conseil et son ami de cœur, et le roi lui en savoit gré. Il ne put pourtant refuser à Monsieur de le faire chercher et arrêter, sur ce qu’il avoit disparu avec soupçon qu’il étoit allé se saisir de papiers qui inquiétoient la jalousie de Monsieur, pour les rendre à Madame, et que Monsieur vouloit avoir. Madame, avertie par le roi, en donna aussitôt avis à M. de Valence, qui se cacha dans une auberge obscure à un coin de Paris. Mais Monsieur, secondé de ceux qui le gouvernoient, mit de telles gens en campagne qu’il fut découvert, et qu’un matin la maison fut investie. À ce bruit, l’évêque ne perdit point le jugement ; il se mit tout aussitôt à crier la colique ; et l’officier qui entra pour l’arrêter le trouva dans des contorsions étranges. L’évêque, sans disputer, comme un homme qui n’est occupé que de son mal, dit qu’il va mourir s’il ne prend un lavement sur l’heure ; et qu’après qu’il l’aura rendu il obéira, et continue à crier de toute sa force. L’officier, qui n’eut pas la cruauté de l’emmener en cet état, se hâta d’envoyer quérir un lavement pour achever plus tôt sa capture, mais il déclara qu’il ne sortiroit point de la chambre qu’avec le prélat. Le lavement vint, il le prit, et quand il fut question de le rendre, il se mit sur un large pot dans son lit sans en sortir. Il avoit ses raisons pour un si bizarre manège. Les papiers qu’on lui vouloit prendre étoient avec lui dans son lit, parce que depuis qu’il les avoit il ne les quittoit point. En rendant son lavement, il les mit adroitement par-dessous sa couverture au fond du pot, et opéra par-dessus, de façon à n’en être plus en peine. S’en étant défait de cette façon, il dit qu’il se trouvoit fort soulagé, et se mit à rire comme un homme qui se sent revenir de la mort à la vie après de cruelles douleurs, mais en effet de son tour de souplesse, et de ce que cet officier si vigilant n’auroit que la puanteur de sa selle, avec laquelle les papiers furent jetés au privé. Le prélat, qui étoit travesti et qui n’avoit point là d’autres habits à prendre, fut conduit au Châtelet, et là écroué sous le faux nom qu’il avoit pris ; mais comme on ne trouva rien et qu’on n’en eut que la honte, il fut délivré deux jours après, avec beaucoup d’excuses et quelques réprimandes de son travestissement, qui, se disoit-on, l’avoit fait méconnoître. Madame se trouva plus délivrée que lui, et comme le roi en fut fort aise, le prélat ne fit que secouer les oreilles, et fut le premier à rire de son aventure[1].

Une autre fois, quelque diable fit une satire cruelle sur Madame, le comte de Guiche, etc., et la fit imprimer en Hollande. Le roi d’Angleterre, qui en eut promptement avis, en avertit Madame, qui s’en ouvrit aussitôt à M. de Valence. « Laissez-moi faire, lui dit-il, et ne vous mettez en peine de rien ;  » et s’en va. Madame après qui lui demande ce qu’il pense faire, il ne répond point et disparaît. De plusieurs jours on n’en entend point parler. Voilà Madame bien en peine. En moins de quinze jours Madame le voit entrer dans son cabinet ; elle s’écrie et lui demande ce qu’il est devenu et d’où il vient.

« De Hollande, répond-il, où j’ai porté de l’argent, acheté tous les exemplaires et l’original de la satire, fait rompre les planches devant moi, et rapporté tous les exemplaires, pour vous mettre hors de toute inquiétude et vous donner le plaisir de les brûler. » Madame fut ravie, et en effet tout fut fidèlement brûlé, et il n’en est pas demeuré la moindre trace. Il y en auroit mille à raconter.

Personne n’avoit plus d’esprit ni plus présent ni plus d’activité, d’expédients et de ressources, et sur-le-champ. Sa vivacité étoit prodigieuse ; avec cela très sensé, très plaisant en tout ce qu’il disoit sans penser à l’être, et d’excellente compagnie. Nul homme si propre à l’intrigue, ni qui eût le coup d’œil plus juste ; au reste peu scrupuleux, extrêmement ambitieux, mais avec cela haut, hardi, libre ; et qui se faisoit craindre et compter par les ministres.

Cet ancien commerce intime de Madame dans beaucoup de choses, dans lequel le roi étoit entré, lui avoit acquis une liberté et une familiarité avec lui qu’il sut conserver et s’en avantager toute sa vie. Il se brouilla bientôt avec Monsieur après la mort de Madame, pour laquelle il avoit eu force prises avec lui et avec ses favoris. Il vendit sa charge à Tressan, évêque du Mans, autre ambitieux, intrigant de beaucoup d’esprit, mais dans un plus bas genre, et n’en fut que mieux avec le roi, qui lui donna des abbayes et enfin l’archevêché d’Aix, où il étoit maître de la Provence.

L’autre prélat étoit tout différent : c’étoit un homme sage, grave, pieux, tout appliqué à ses devoirs et à son diocèse, dont tout étoit réglé, rien d’outré, que son mérite avoit sans lui fait passer de Poitiers à Sens, aimé et respecté dans le clergé et dans le monde, et fort considéré à la cour. Il étoit fort attaché à mon père, étoit demeuré extrêmement de mes amis, et n’avoit pas oublié que mon père avoit fait le sien major de Blaire, qui fut le commencement de leur fortune, qui avoit poussé La Hoguette, petit-fils de celui-là et fils du frère de l’archevêque, à être premier sous-lieutenant des mousquetaires noirs et lieutenant général fort distingué. Il fut tué aux dernières campagnes de la dernière guerre d’Italie, avoit épousé une femme fort riche, fort dévote, fort glorieuse, fort dure, sèche et avare, dont une seule fille, qui devoit être et fut en effet un grand parti. C’étoit donc de quoi le rehausser que ce cordon bleu à son grand-oncle paternel, et le tenter de ne pas faire à cette nièce à marier la honte et le dommage d’un refus. Mais la vérité fut plus forte en lui ; il répondit avec modestie qu’il n’étoit pas en état de faire des preuves, et refusa avec beaucoup de respect et de reconnoissance. Ces Fortin en effet n’étoient rien du tout, et c’est au plus si ce major de Blaye avoit été anobli. Ce n’est pas que M. de Sens ne sentit le poids de ce refus. Quoique savant, appliqué, à la tête des affaires temporelles et ecclésiastiques du clergé, il étoit aussi homme du monde, voyoit chez lui, à Fontainebleau qui est du diocèse de Sens, la meilleure compagnie de la cour.

Il y donnoit à dîner tous les jours ; grands seigneurs, ministres, tout y alloit hors les femmes ; et très souvent les soirs, qu’il ne soupoit jamais, compagnie distinguée et choisie à causer avec lui, et à Paris, quelques mois d’hiver, toujours dans les meilleures maisons ; mais il ne vouloit point dérober les grâces ni se donner pour autre qu’il était.

Ce refus embarrassa le roi, qui l’avoit déclaré en plein chapitre ; il l’aimoit, et ce trait ne le lui fit qu’estimer davantage. Il lui fit donc l’honneur de lui écrire lui-même, et après l’avoir loué, il lui manda qu’étant publiquement nommé, il faudroit en trouver un autre à sa place, ce qui ne se pouvoit sans alléguer la cause de son refus ; qu’il acceptât donc hardiment sur sa parole ; que les commissaires de ses preuves ne lui en demanderoient jamais ; qu’au prochain chapitre il ordonneroit de passer outre à l’admission en attendant les preuves ; qu’il seroit reçu tout de suite, et que de preuves après il ne s’en parleroit jamais. Le roi eut la bonté de lui représenter l’intérêt de sa famille, aux dépens de laquelle il ne devoit pas faire une action, belle pour lui, mais qui la noteroit pour toujours, et d’ajouter qu’il désiroit qu’il acceptât et qu’il prenoit tout sur lui. Si quelque chose peut flatter et tenter au delà des forces, il faut convenir que c’est une lettre aussi complète ; mais rien ne put ébranler l’humble attachement de ce prélat aux règles et à la vérité. Après s’être répandu comme il devoit en actions de grâces, il répondit qu’il ne pouvoit mentir, ni par conséquent fournir de preuves ; qu’il ne pouvoit aussi se résoudre à être cause que, par un excès de bonté, le roi manquât au serment qu’il avoit fait à son sacre de maintenir l’ordre et ses statuts ; que celui qui obligeoit aux preuves étoit de ceux dont le souverain, grand maître, ne pouvoit dispenser, et que ce seroit lui faire violer son serment que d’être reçu sans preuves préalables, sur la certitude de les faire après, quand il savoit que sa condition lui en ôtait le moyen ; et il finit une lettre d’autant plus belle qu’il n’y avoit ni fleurs ni tours, mais de la vérité, de l’humilité et beaucoup de sentiment, par supplier le roi d’en nommer un autre, et de ne point craindre d’en dire la raison, puisqu’il le falloit. Cette grande action fut universellement admirée, et ajouta encore à la considération du roi et au respect de tout le monde.

Son refus commençoit à transpirer lorsque le roi assembla un autre chapitre pour nommer M. de Metz à sa place, par amitié pour le cardinal de Coislin son oncle, qui ne s’y attendoient ni l’un ni l’autre. Le roi déclara le refus de M. de Sens, voulut bien parler de ce qu’il lui avoit offert, et fit son éloge. Il n’y eut personne dans le chapitre qui ne le louât extrêmement ; mais, sans louanges, M. de Marsan fit mieux que pas un, et tint là le meilleur propos de toute sa vie : « Sire, dit-il au roi tout haut, cela mériteroit bien que Votre Majesté changeât le bleu en rouge. » Tout y applaudit comme par acclamation, et à la fin du chapitre, tous louèrent et remercièrent M. de Marsan.

Tallart, qui ne faisoit qu’arriver d’Angleterre, eut le gouvernement du pays de Foix, et d’autres petites charges à vendre, et fut déclaré chevalier de l’ordre, pour être reçu à la Pentecôte avec les deux prélats. Il parut fort content, mais le duché d’Harcourt émoussoit fort la joie de ces faveurs. À un mois de là il perdit sa femme, du nom de Groslée, fille de Virville, qui avoit été longtemps capitaine de gendarmerie. C’étoit une femme fort d’un certain monde à Paris, dont la réputation étoit médiocre, et qui ne partageoit en rien avec son mari : elle n’alloit jamais à la cour et ils ne vivoient comme point ensemble.

La duchesse d’Arpajon, sœur de Beuvron, et Mme d’Hauterive, ci-devant duchesse de Chaulnes, et sœur du maréchal de Villeroy, moururent en même temps. J’ai tant parlé d’elles que je n’ai rien à y ajouter.

Mme de Bournonville qui, faute de tabouret, très mal à propos prétendu, n’alloit point à la cour, et s’en dépiquoit à Paris par ses charmes, mourut fort jeune aussi. Elle étoit sœur du second lit de M. de Chevreuse, et son mari cousin germain de la maréchale de Noailles. Elle laissa un fils et une fille forts enfants. Le père de Mme de Noailles, frère du sien, avoit été duc à brevet après son père. Le père de M. de Bournonville étoit l’aîné, et eut de grands emplois en Espagne, où il mourut. Le cadet, père de Mme de Noailles, s’attacha à la France, et y eut des charges considérables. Le brevet du duc lui fut renouvelé. Ils ne sont point héréditaires ; ainsi M. de Bournonville, dont il s’agit ici, n’y avoit pas ombre de droit.

Segrois, poète françois illustre, élevé chez Mademoiselle, fille de Gaston, et retiré à Caen dans le sein des belles-lettres, étoit mort fort vieux auparavant.

La France perdit le plus grand homme de mer, de l’aveu des Anglois et des Hollandois, qui eût été depuis un siècle, et en même temps le plus modeste.

Ce fut le maréchal de Tourville, qui n’avoit pas encore soixante ans. Il ne laissa qu’un fils, qui promettoit, et qui fut tué dès sa première campagne, et une fille fort jeune. Tourville possédoit en perfection toutes les parties de la marine, depuis celle du charpentier jusqu’à celles d’un excellent amiral. Son équité, sa douceur, son flegme, sa politesse, la netteté de ses ordres, les signaux et beaucoup d’autres détails particuliers très utiles qu’il avoit imaginés, son arrangement, sa justesse, sa prévoyance, une grande sagesse aiguisée de la plus naturelle et de la plus tranquille valeur, tout contribuoit à faire désirer de servir sous lui, et d’y apprendre. Sa charge de vice-amiral fut donnée à Châteaurenauld, qui étoit lors en Amérique pour en ramener les galions.

L’Allemagne à son tour perdit un homme moins nécessaire et plus vieux, mais qui s’étoit immortalisé par la défense de Vienne, dont il étoit gouverneur, assiégée par les Turcs, le célèbre comte de Staremberg, qui étoit président du conseil de guerre, la plus belle et la plus importante charge de la cour de l’empereur.

Le roi d’Angleterre, qui n’oublioit rien pour redresser promptement son ancienne grande alliance et la bien organiser contre nous, avoit peine à rajuster ensemble tant de pièces une fois désunies et à trouver les fonds nécessaires à ses projets, dans la disette d’argent où l’empereur se trouvait. Il tâchoit donc d’amuser toujours le roi des flatteuses espérances d’une tranquillité que tout démentait. Pour tenir toujours tout en suspens en attendant que ses machines fussent tout à fait prêtes, il avoit engagé les Hollandois, qu’il gouvernoit pleinement à reconnoître le roi d’Espagne, et à la fin, il le reconnut aussi, tellement que ce prince le fut de toute l’Europe, excepté de l’empereur. Quoique le roi goûtât extrêmement des démarches si précises en faveur de la paix, il ne laissoit pas de se préparer puissamment ; et comme il disposoit de l’Espagne comme de la France, elle ne perdoit pas de temps aussi à se mettre en état de bien soutenir la guerre. Le comte d’Estrées étoit dans la Méditerranée. Le roi d’Espagne le fit capitaine général de la mer, qui répond à la charge qu’il avoit ici, tellement qu’il commanda également aux forces navales des deux couronnes. Ce prince, en même temps excité par Louville, dépêcha un courrier au duc de Beauvilliers, avec la patente d’une grandesse de la première classe pour lui et pour les siens, mâles et femelles. Le duc, qui n’y avoit pas songé, et qui, comme ministre d’État et comme ayant été gouverneur du roi d’Espagne, ouvroit librement les lettres qu’il recevoit de ce prince, trouvant cette patente et une lettre convenable au sujet qui lui en donnoit la nouvelle, les porta au roi l’une et l’autre, qui approuva fort cette marque de sentiment du roi son petit-fils, et qui ordonna à M. de Beauvilliers de l’accepter.

Presque en même temps le mariage du roi d’Espagne fut déclaré avec la seconde fille de M. de Savoie, sœur cadette de Mme la duchesse de Bourgogne, pour qui ce fut une grande joie comme un grand honneur et un grand avantage à M. son père, d’avoir pour gendres les deux premiers et plus puissants rois de l’Europe. Le roi crut fixer ce prince dans ses intérêts par de si hautes alliances redoublées et par la confiance du commandement général en Italie.

Le roi aussi, pour mieux cimenter l’union des deux couronnes et des deux nations, convint avec le roi d’Espagne que les grands d’Espagne auroient désormais en France le rang, les honneurs, le traitement et les distinctions des ducs ; et que réciproquement les ducs de France auroient en Espagne le rang, les honneurs, le traitement, et les distinctions qu’y ont les grands. Rien de mieux ni de plus convenable, si on s’en étoit tenu là. On verra en son lieu ce que quelques grands d’Espagne en pensèrent, et l’abus étrange d’une si sage convention.

L’abbé de Polignac qui, depuis son arrivée de Pologne, étoit demeuré exilé en son abbaye de Bonport, près le Pont-de-l’Arche, eut permission de revenir à Paris et à la cour. Torcy son ami, et bien des gens qui s’intéressoient en lui avoient travaillé en sa faveur.

Le duc de Popoli, frère du cardinal Canteloni archevêque de Naples, y retournant d’Espagne, fut présenté au roi par l’ambassadeur d’Espagne. C’est une maison ancienne et illustre qui est puissante à Naples, et le cardinal Canteloni avoit très bien fait pour le roi d’Espagne. Le roi traita donc fort bien le duc de Popoli, et si bien, que ce seigneur, qui désiroit fort l’ordre et qui avoit pris ses précautions sur cela avant de quitter Madrid, se crut en état de le pouvoir demander. Le roi le lui promit, et lui dit qu’il lui en coûteroit un voyage, parce qu’il seroit bien aise de le revoir ; et qu’il vouloit le recevoir lui-même.

Nous lui verrons faire une grande fortune en Espagne, et il donnera lieu d’en parler plus d’une fois. Il fut très peu ici et s’en alla à Naples.

La Touane et Saurion, trésoriers de l’extraordinaire des guerres, culbutèrent et firent banqueroute. Ils en avertirent Chamillart, qui par l’examen de leurs affaires, la trouva de quatre millions. On les mit à la Bastille ; le roi prit ce qu’il leur restoit, et se chargea de payer les dettes pour conserver son crédit à l’entrée d’une grosse guerre, pour laquelle cette faillite ne fut pas de bon augure. On en fut fort surpris par le soin avec lequel ils avoient soutenu et caché leur désordre jusqu’à rien plus sous la sérénité et le luxe des financiers.


  1. Voy. les Mémoires de Daniel de Cosaac, publiés par la Société de l’Histoire de France (2 vol. in-8, Paris, 1852).