Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/9

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CHAPITRE IX.


Siège et prise de Brisach par Mgr le duc de Bourgogne, qui revient à la cour. — Le Portugal se joint aux alliés. — Infidélité du duc de Savoie. — Changement entier en Espagne ; vues de la princesse des Ursins ; routes qui la conduisent à régner en Espagne. — Princesse des Ursins s’empare de la reine d’Espagne. — Caractère de la reine d’Espagne. — Princesse des Ursins gagne les deux rois. — Caractère de Philippe V. — Junte ou despacho devenu ridicule. — Discrédit des deux cardinaux et leur conduite. — Personnage d’Harcourt. — Artifice de retraite en Italie demandée par la princesse des Ursins. — Louville écarté. — Aubigny ; son énorme progrès et sa licence. — Retraite des cardinaux. — Chute du despacho. — Louville a ordre de revenir tout à fait. — Abbé d’Estrées ambassadeur de France. — Princesse des Ursins règne pleinement avec Orry sous elle et Aubigny par elle. — Valouse et sa fortune. — La Roche à l’estampille. — Peu de François demeurent à Madrid. — Chute de Rivas.


Mgr le duc de Bourgogne, après plusieurs camps, avoit passé le Rhin. Le maréchal de Vauban partit de Paris en cadence, le joignit peu après, et le 15 août Brisach fut investi. Marsin avoit paru le matin du même jour devant Fribourg. Le gouverneur, se comptant investi, brûla ses faubourgs, et celui de Brisach lui envoya quatre cents hommes de sa garnison et soixante canonniers. Tous deux en furent les dupes, et Brisach se trouva investi le soir.

Il tint jusqu’au 6 septembre, et Denonville, fils d’un des sous-gouverneurs des trois princes, en apporta la nouvelle, et Mimeur la capitulation. La garnison, qui étoit de quatre mille hommes, étoit encore de trois mille cinq cents qui sortirent par la brèche avec les honneurs de la guerre, et furent conduits à Rhinfels ; la défense fut médiocre. Mgr le duc de Bourgogne s’acquit beaucoup d’honneur par son application, son assiduité aux travaux, avec une valeur simple et naturelle qui n’affecte rien et qui va partout où il convient, et où il y a à voir, à ordonner, à apprendre, et qui ne s’aperçoit pas du danger. Marsin qui prenoit jour de lieutenant général, mais que le roi avoit attaché à sa personne pour cette campagne, lui faisoit souvent là-dessus des représentations inutiles. La libéralité, le soin des blessés, l’affabilité et sa mesure suivant l’état des personnes et leur mérite, lui acquirent les cœurs de toute l’armée. Il la quitta à regret sur les ordres réitérés du roi, pour retourner en poste à la cour, où il arriva le 22 septembre à Fontainebleau. On s’étoit bien gardé de lui laisser entrevoir que la campagne n’étoit pas finie. Le projet du maréchal de Tallard auroit été embarrassé de sa personne depuis que l’exemple du roi a borné ces premières têtes de l’État à des sièges et à des campements exempts des hasards des batailles.

Le Portugal nous avoit manqué, ou plutôt nous avions manqué au Portugal, avec qui on ne put exécuter ce qu’on lui avoit promis de forces navales pour le mettre à couvert de celles des Anglois. Le duc de Cadaval, le plus grand seigneur et le plus accrédité du conseil du roi de Portugal, l’avoit fait conclure.

L’exécution en étoit d’autant plus essentielle, qu’il étoit clair que les Portugois ne pouvoient point se défendre par leurs propres forces d’ouvrir leurs ports aux flottes ennemies. Il ne l’étoit pas moins que l’Espagne ne pouvoit être attaquée que par le côté du Portugal, et que l’archiduc ne pouvoit mettre pied à terre ailleurs pour y porter la guerre. Rien n’étoit donc plus principal que de garder contre lui cette unique avenue, de conserver le continent de l’Espagne en paix en gardant bien ses ports et ses côtes, et de s’épargner une guerre ruineuse et dangereuse en ce pays-là, tandis qu’on en avoit partout ailleurs à soutenir. Les alliés avoient le plus puissant intérêt à s’ouvrir une diversion si avantageuse, qui de plus donneroit par mer une jalousie et une contrainte continuelle, dès qu’ils pourroient faire hiverner leur flotte dans le port de Lisbonne, et avoir la liberté dans tous les autres du Portugal. Aussi ne perdirent-ils pas de temps à prévenir l’obstacle que nous y pouvions mettre, et par la lenteur ou l’impuissance d’accomplir à temps notre traité, ils forcèrent le roi de Portugal à en signer un avec eux, qui pensa plus d’une fois dans la suite coûter la couronne à Philippe V.

Presque en même temps on s’aperçut de l’infidélité du duc de Savoie.

Phélypeaux, ambassadeur du roi auprès de lui, qui avoit le nez fin, en avertit longtemps sans qu’on voulût le croire. Les traités, la double alliance, les anciens mécontentements sur le dédommagement du Montferrat, la ferme opinion de Vaudemont qui se gardoit bien de mander ce qu’il en pensoit, la duperie et la confiance si ordinaire de Vendôme, tout cela rassuroit ; Mme de Maintenon ne pouvoit croire coupable le père de Mme la duchesse de Bourgogne ; Chamillart, séduit par les deux généraux, étoit de plus entraîné par elle, et le roi ne voyoit que par leurs yeux. À la fin mais trop tard, ils s’ouvrirent : mais avant de raconter le périlleux remède auquel, pour avoir trop attendu à croire, on fut forcé d’avoir recours, il faut voir l’entier changement de scène qui arriva en Espagne, et y reprendre les choses de plus haut.

Si on se souvient de ce que j’ai dit (t. III, p. 217 et suiv.) de la princesse des Ursins, lorsqu’elle fut choisie pour être camarera-mayor de la reine d’Espagne à son mariage, et depuis lors de l’apparente régence de cette princesse, pendant le voyage du roi son mari en Italie, on verra que Mme des Ursins vouloit régner ; elle n’y pouvoit atteindre qu’en donnant à la reine le goût des affaires et le désir d’y dominer, et se servir du tempérament de Philippe V et des grâces de son épouse pour un partage du sceptre qui, en laissant l’extérieur au roi, en feroit passer la puissance à la reine, c’est-à-dire à elle-même, qui la gouverneroit, et par elle le roi et sa monarchie. Un si grand projet avoit un besoin indispensable d’être appuyé du roi, qui dans ces commencements surtout ne gouvernoit pas moins la cour d’Espagne que la sienne propre, avec l’entière influence sur les affaires. Dans ce vaste dessein, conçu dès qu’elle eut joint et reconnu le roi et la reine, elle acheva de gagner son esprit qu’elle avoit ménagé pendant le voyage de Provence à Barcelone, par lui faire peur des dames espagnoles, à quoi ne lui servit pas peu l’incartade des dames du palais au souper du jour du mariage et celle de la reine qui la suivit. Elle crut n’avoir de ressource qu’en Mme des Ursins, elle s’y livra tout entière.

Cette princesse n’avoit pas été moins soigneusement élevée que Mme la duchesse de Bourgogne, ni moins bien instruite. Elle se trouva née avec de l’esprit et dans cette première jeunesse avec un bon esprit sage, ferme, suivi, capable de conseil et de contrainte, et qui, déployé et plus formé dans les suites, montra une constance et un courage que la douceur et les grâces naturelles de ce même esprit relevèrent infiniment. À tout ce que j’en ai ouï dire en France, et surtout en Espagne, elle avoit tout ce qu’il falloit pour être adorée. Aussi en devint-elle la divinité. L’affection des Espagnols, qui seule et plus d’une fois a conservé la couronne à Philippe V, fut en la plus grande partie due à cette reine dont ils sont encore idolâtres, dont ils ne se souviennent encore qu’avec larmes, je dis seigneurs, dames, militaire, peuple, et où, après tant d’années qu’ils l’ont perdue, ils ne se peuvent encore consoler.

Un esprit de cette trempe, manié d’abord par un autre esprit tel qu’étoit celui de la princesse des Ursins, et sans témoins et à toute heure, étoit pour aller bien loin, comme il fit. Le voyage de Barcelone à Saragosse et de Saragosse à Madrid lui donna un grand loisir d’insinuation et d’instruction imperceptible ; et la tenue des états d’Aragon, où, pour la forme, les affaires passoient par la reine qui les tenoit, instruisit la camarera-mayor elle-même et la mit à portée d’inspirer l’amour de l’autorité et du gouvernement à la reine, et de reconnoître peu à peu ce qu’elle en pouvoit espérer de ce côté-là. Arrivé à Madrid, les mêmes moyens se présentèrent par la régence de la reine avec plus d’étendue qu’à Saragosse. Elle y eut toute l’occasion qu’elle voulut d’y connoître et d’y sonder l’esprit, les vues, les intérêts, la capacité de ceux qui formoient la junte, et de tâter, autant qu’elle put, tout ce qui étoit ou pouvoit devenir personnage. La bienséance ne vouloit pas que la reine fût seule avec tous les hommes qui étoient de la junte. Mme des Ursins l’y accompagna donc nécessairement et par ce moyen prit nécessairement aussi connoissance de toutes les affaires. Déjà conduisant la reine, qui avoit mis en elle toute l’affection et la confiance d’une jeune personne qui ne connoissoit qu’elle, qui en dépendoit entièrement pour sa conduite particulière et pour ses amusements, et qui y trouvoit toutes les grâces, la douceur, la complaisance, et la ressource possible, Mme des Ursins la rendit assidue à la junte pour y être assidue elle-même, et sut fort bien user du respect des Espagnols pour leur princesse et de ce commencement d’affection qui naissoit déjà en eux pour elle, pour lui faire porter les affaires même hors de la junte, qui n’étoient pas de nature à y passer avant qu’avoir été examinées par les deux ou trois têtes principales, telles que le cardinal Portocarrero, Arias et Ubilla, à qui je donnerai désormais le nom de marquis de Rivas, du titre de Castille que le roi d’Espagne lui conféra. Il étoit l’âme de tout, comme secrétaire de la dépêche universelle, et comme ayant été du secret et principal acteur du testament qu’il avoit dressé en faveur de Philippe V.

On peut croire que la princesse des Ursins n’avoit pas négligé de faire soigneusement sa cour à la nôtre, et d’y rendre tous les ordinaires un compte exact de tout ce qui regardoit la reine, jusqu’aux plus petits détails, et de la faire valoir le plus qu’il lui étoit possible. Ces comptes s’adressoient à Mme de Maintenon, et passoient au roi par elle ; en même temps elle n’étoit pas moins attentive à informer de même le roi d’Espagne en Italie, et à former la reine à lui écrire, et à Mme la duchesse de Bourgogne sa sœur. Les louanges que la princesse des Ursins donnoit par ses lettres à la reine tombèrent peu à peu fort naturellement sur les affaires ; et comme elle étoit témoin de ce qui s’y passoit, peu à peu aussi elle s’étendit sur les affaires mêmes, et accoutuma ainsi les deux rois à l’en voir instruite par la nécessité d’accompagner la reine, sans leur donner de soupçon d’ambition et de s’en vouloir mêler. Ancrée insensiblement de la sorte, et sûre à peu près de l’Espagne si la France la vouloit soutenir, elle flatta Mme de Maintenon par degrés, pour ne s’avancer qu’avec justesse, et parvint à la persuader que son crédit ne seroit que le sien, que si on lui laissoit quelque autorité dans les affaires, elle n’en useroit que pour la croire et lui obéir aveuglément ; que par elle à Madrid, elle à Versailles régneroit en Espagne, plus absolument encore qu’elle ne faisoit en France, puisqu’elle n’auroit besoin d’aucun détour, mais seulement de commander ; enfin, qu’elle ne pourroit atteindre ce degré de puissance que par la sienne, qui n’auroit et ne pouvoit espérer d’autre appui, au lieu que les ambassadeurs se gouverneroient par le ministère de France, lesquels les uns et les autres agiroient directement du roi au ministère d’Espagne, et indépendamment d’elle, qui ignoreroit même la plupart des choses, et ne seroit au fil de rien, ni en état d’influer en rien que par des contours longs et incertains, sur les choses seulement qu’elle apprendroit du roi même.

Mme de Maintenon, dont la passion étoit de savoir tout, de se mêler de tout, et de gouverner tout, se trouva enchantée par la sirène. Cette voie de gouverner l’Espagne sans moyens de ministres lui parut un coup de partie.

Elle l’embrassa avec avidité, sans comprendre qu’elle ne gouverneroit qu’en apparence, et feroit gouverner Mme des Ursins en effet, puisqu’elle ne pourroit rien savoir que par elle, ni rien voir que du côté qu’elle lui présenteroit. De là cette union si intime entre ces deux si importantes femmes, de là cette autorité sans bornes de Mme des Ursins, de là la chute de tous ceux qui avoient mis Philippe V sur le trône, et de tous ceux dont les conseils l’y pouvoient maintenir, et le néant de nos ministres sur l’Espagne, et de nos ambassadeurs en Espagne, dont aucun ne s’y put soutenir qu’en s’abandonnant sans réserve à la princesse des Ursins. Telle fut son adresse, et telle la faiblesse du roi, qui aima mieux gouverner son petit-fils par la reine, que de le conduire directement par ses volontés et ses conseils en se servant du canal naturel de ses ministres.

Ce grand pas fait et l’alliance intime et secrète conclue entre ces deux femmes pour gouverner l’Espagne, il fallut faire tomber le roi d’Espagne dans les mêmes filets ; la nature y avoit pourvu, et un art alors nécessaire avoit achevé. Ce prince, cadet d’un aîné vif, violent, impétueux, plein d’esprit, mais d’humeur terrible et de volonté outrée, je le dis d’autant plus librement, qu’on verra dans la suite le triomphe de sa vertu, ce cadet, dis-je, avoit été élevé dans une dépendance, une soumission nécessaire à bien établir, pour éviter les troubles et assurer la tranquillité de la famille royale. Jusqu’au moment du testament de Charles II, on n’avoit pu regarder le duc d’Anjou, que comme un sujet pour toute sa vie, qui plus il étoit grand par sa naissance, plus il étoit à craindre sous un frère roi tel que je viens de le représenter, et qui, par conséquent, ne pouvoit être trop abaissé par l’éducation, et duit à toute patience et dépendance. La suprême loi, qui est la raison d’État, demandoit cette préférence pour la sûreté et le bonheur du royaume sur le personnel de ce prince cadet. Son esprit et tout ce qui en dépend fut donc raccourci et rabattu par cette sorte d’éducation indispensable, qui, tombant sur un naturel doux et tranquille, ne l’accoutuma pas à penser ni à produire, mais à se laisser conduire facilement quoique la justesse fût restée pour choisir le meilleur de ce qui lui étoit présenté, et s’expliquer même en bons termes quand la lenteur, pour ne pas dire la paresse d’esprit, ne l’empêchoit pas de parler. La grande piété qui lui avoit été soigneusement inspirée, et qu’il a toujours conservée, ne trouvant pas en lui l’habitude de juger et de discerner, le rabattit et le raccourcit encore, tellement, qu’avec du sens, de l’esprit, et une expression lente, mais juste et en bons termes, ce fut un prince fait exprès pour se laisser enfermer et gouverner.

À tant de dispositions si favorables aux desseins de la princesse des Ursins, il s’y en joignit une autre tout à fait singulière, née du concours de la piété avec le tempérament. Ce prince en eut un si fort et si abondant, qu’il en fut incommodé jusqu’au danger pendant son voyage en Italie. Tout s’enfla prodigieusement ; la cause de l’enflure ne trouvant point d’issue par des vaisseaux forts aussi, et peu accoutumés à céder d’eux-mêmes à la nature, reflua dans le sang. Cela causa des vapeurs considérables. Enfin cela hâta son retour, et il n’eut de soulagement qu’après avoir retrouvé la reine. De là on peut juger combien il l’aima, combien il s’attacha à elle et combien elle sut s’en prévaloir, déjà initiée aux affaires et conduite par son habile et ambitieuse gouvernante. Ainsi la présence du roi à Madrid n’exclut point la reine des secrets ni de l’administration. Elle ne présidoit plus à la junte, mais rien ne s’y délibéroit à son insu. La confiance et l’affection de cette princesse pour la camarera-mayor passa bientôt par elle au roi, qui ne cherchoit qu’à lui plaire. Bientôt la junte devint une représentation ; tout se portoit en particulier au roi, ordinairement devant la reine, qui ne décidoit rien sur-lechamp, et qui prenoit son parti entre elle et la princesse des Ursins ; cette conduite ne fut point contredite par notre cour. Les cardinaux d’Estrées et Portocarrero eurent beau s’en plaindre et s’y appuyer de nos ministres, Mme de Maintenon se moquoit d’eux et le roi croyoit d’une profonde politique d’accréditer la reine de plus en plus, dans la pensée que l’intérêt personnel de Mme de Maintenon lui inspiroit, et dans laquelle elle l’affermissoit sans cesse de gouverner le roi son petit-fils par la reine plus sûrement que par tout autre canal.

Les anciennes et si intimes liaisons de Mme des Ursins avec les deux cardinaux sur lesquels notre cour avoit si principalement compté cédèrent au désir et à la possibilité de gouverner seule, indépendamment d’eux, et sûre du roi d’Espagne par la reine elle n’hésita plus à leur montrer son pouvoir.

Cette conduite produisit des froideurs et des raccommodements ; trop foible pour les chasser, mais résolue à s’en défaire à force de dégoûts, elle ne les leur ménagea qu’autant qu’elle se le crut nécessaire. Elle essaya d’abord de désunir les deux cardinaux pour les détruire l’un par l’autre. Portocarrero, tel que je l’ai dépeint et fier du grand personnage qu’il avoit fait au testament de Charles II, et depuis sa mort, portoit avec la dernière impatience le partage d’autorité avec l’homme du roi de France élevé à la pourpre comme lui.

Estrées, vif, ardent, bouillant, haut à la main, accoutumé aux grandes affaires et à décider, n’étoit guère moins impatient que l’autre de n’être pas le maître.

Ces bourrasques dégoûtèrent tellement le cardinal espagnol qu’il voulut quitter la junte. Mme des Ursins trouva qu’il n’en étoit pas encore temps, et qu’il seroit trop dangereux de délivrer le cardinal françois de ce compagnon.

Pour le retenir elle s’avisa de flatter sa vanité par un expédient tout à fait ridicule. Castanaga, autrefois gouverneur des Pays-Bas, venoit de mourir. Il avoit le régiment des gardes. On avoit cru faire passer cette nouveauté d’un régiment des gardes plus doucement, en le donnant à un homme si distingué.

On le proposa au cardinal Portocarrero, prêtre, archevêque, primat, cardinal ex-régent ; il l’accepta, on se moqua de lui. Je ne sais si le cardinal d’Estrées en prit occasion de se raccommoder avec lui contre la camarera-mayor, mais enfin ils reconnurent qu’elle les jouoit, et ils s’unirent pour se maintenir contre elle.

Harcourt, dans l’intime liaison de Mme de Maintenon, l’avoit extrêmement portée à s’emparer, autant qu’elle le pourroit, des affaires d’Espagne, et par elle s’étoit extrêmement lié avec Mme des Ursins, quoique de Paris à Madrid.

Ils s’étoient reconnus réciproquement nécessaires, elle pour avoir des lumières et des instructions sur la cour et les affaires d’Espagne, où elle était toute nouvelle encore, et pour avoir un canal et un appui auprès de Mme de Maintenon contre les ambassadeurs du roi et ses ministres ; Harcourt, qui visoit toujours au ministère, qui avoit manqué son coup, qui, porté par sa protectrice, espéroit d’y revenir, qui n’avoit aucune autre voie pour y réussir que de se conserver des occasions continuelles de parler des affaires et de la cour d’Espagne, et d’être écouté et consulté sur ces matières. Cela lui était ôté dès qu’elles passeroient par le canal naturel des ambassadeurs et des ministres du roi. Torcy, avec qui il avoit rompu, étoit celui qui, par son département, en avoit le détail, et qui faisoit et recevoit les dépêches des deux rois et voyoit même celles qui étoient de leur main. Par là, impossibilité qu’Harcourt pût se mêler de rien, ni même pénétrer ce qui se passoit, sans dépayser des gens si nécessairement nés et initiés dans ces affaires privativement à tous autres. Son intérêt, celui de Mme de Maintenon, celui de Mme des Ursins étoit en cela le même ; ce fut aussi ce qui forma, puis affermit leur union intime, antérieure déjà entre Mme de Maintenon et Harcourt, et ce qui les roidit à soutenir Mme des Ursins pour ôter le secret et la confiance des affaires d’Espagne aux ambassadeurs et aux ministres et ne leur en laisser que le gros et les expéditions indispensables.

Sûre de cette position, Mme des Ursins leva le masque contre le cardinal et l’abbé d’Estrées, après avoir jeté ce régiment des gardes au cardinal Portocarrero, qui bien que réuni à eux n’osa d’abord après crier si haut qu’eux. Cette guerre déclarée fit un grand éclat. C’est ce que la camareramayor vouloit, qui, se sentant si bien appuyée, demanda hautement la permission de se retirer en Italie, bien sûre de n’être pas prise au mot, et de faire tout retomber sur les Estrées qui ne pourroient demeurer avec elle, et de s’en délivrer par cet artificieux moyen. Il ne réussit pourtant pas sans combat.

Les ministres qui sentoient que tout leur échappoit en Espagne, si Mme des Ursins y demeuroit la maîtresse, soutinrent les Estrées tant qu’il leur fut possible, et Mme de Maintenon d’autre part à remontrer au roi le désespoir où on jetteroit la reine, en laissant retirer Mme des Ursins ; qu’il étoit meilleur et plus sûr de gouverner le roi d’Espagne par la reine qui, quoi qu’on pût faire, seroit toujours maîtresse de son cœur, et par là de son esprit lent et timide, laquelle elle-même seroit conduite par Mme des Ursins si sensée, si bien intentionnée, qui déjà avoit si parfaitement formé la reine ; que la facilité de voir le roi à tous moments, et avec toute liberté, à quoi un ambassadeur ne pouvoit prétendre, étoit une grande commodité pour toutes sortes d’affaires, que l’insinuation et le choix des temps feroit toujours passer comme on voudroit d’ici. À ces raisons, Mme de Maintenon, bien instruite par Harcourt et par son propre usage, ajouta celles de la défiance si fortes en notre cour. Ils persuadèrent au roi que Mme des Ursins, associée en tout à l’ambassadeur de France, formeroit un aide et un éclaircissement mutuel, que l’un par l’autre l’empêcheroient de tomber dans la dépendance des lumières et de la volonté de l’un des deux, et le mettroient en état de décider de tout sans prévention en connoissance de cause, et d’être obéi en Espagne, promptement et sûrement, sur tous les partis qui seroient pris à Versailles.

Ce spécieux hameçon fut avalé avec facilité, et le roi ne voulut point ouïr parler de retraite en Italie, ni même que Mme des Ursins cessât d’avoir toute la part aux affaires qu’elle avoit accoutumé d’y prendre. Ainsi entraves à l’ambassadeur de France, entraves à nos ministres, entraves même à ceux d’Espagne, mystère de tout ce qu’on voulut et à quiconque on en voulut faire, dégoût complet aux Estrées qui s’étoient flattés de chasser Mme des Ursins, et qui se voyoient supplantés par elle, matières continuelles à délibérations secrètes de Mme de Maintenon avec le roi, où Harcourt ne se laissoit pas oublier, et qui sacrifia à Mme des Ursins toutes ses liaisons avec le cardinal Portocarrero, et tout ce qu’il en avoit pu tirer, qui instruisirent la nouvelle amie d’une infinité de choses importantes.

Cette trame, ourdie dans les plus obscurs réduits de Mme de Maintenon, fut longtemps ignorée de nos ministres ; ils ne se réveillèrent tout à fait qu’aux cris redoublés des Estrées, lorsqu’il n’en fut plus temps. Ils avoient compté sur la protection de Mme de Maintenon, si favorable au maréchal de Cœuvres et à eux tous jusqu’alors, par le crédit des Noailles. Leur indolence les empêcha d’éveiller un intérêt plus pressant, et plus personnel que celui de toutes les alliances et de toutes les amitiés. Cependant le cardinal Portocarrero, leurré de ce régiment des gardes, étoit rentré dans la junte où le cardinal d’Estrées étoit demeuré, avec lequel il s’étoit réuni comme je l’ai déjà dit. Rivas seul y travailloit avec eux, tellement que déjà Mme des Ursins s’y étoit défaite de peu d’autres qui en étoient et qui en étoient sortis sur la querelle et l’éclat du cardinal Portocarrero. Elle s’étoit bien gardée de les y laisser rappeler. C’étoit autant d’élagué en attendant de se défaire des deux cardinaux et de Rivas même pour demeurer pleinement maîtresse.

Louville, jusqu’au retour d’Italie, modérateur du roi et de la monarchie d’Espagne, le seul confident de son cœur, et le distributeur des grâces, se vit, tout en arrivant avec le roi, écarté. Son esprit, son courage, sa vivacité, sa vigilance, l’agrément et la gaieté dont il amusoit le roi, l’habitude dès l’enfance, l’autorité qu’il avoit acquise sur lui, la confiance intime dans laquelle il étoit avec nos ministres, celle où il étoit entré par leur ordre et par le conseil de tous ses amis d’ici avec le cardinal et l’abbé d’Estrées si prévenus en sa faveur par la grandesse dont le maréchal de Cœuvres lui étoit uniquement redevable, tout cela le rendoit trop redoutable à Mme des Ursins pour ne s’en pas défaire. Elle avoit bien instruit la reine avant le retour du roi, et l’avoit irritée sur le fauteuil de M. de Savoie. Harcourt, qui avoit vu de près tout le terrain que sa maladie avoit fait gagner à Louville dans les affaires et à qui il étoit si principal que la camarera-mayor ne fût pas contrebalancée par quelqu’un d’aussi accoutumé à manier l’esprit du roi d’Espagne, si instruit et si peu capable de se laisser ni gagner ni intimider, le perdit auprès de Mme de Maintenon, comme un homme fort capable, encore plus hardi, et dévoué sans réserve au duc de Beauvilliers et à Torcy qu’elle rie pouvoit souffrir. Louville donc, arrivant à Madrid avec le roi, trouvant une reine dans le palais qui en excluoit tous les hommes, y perdit son logement et bientôt toutes ses privances. La reine retint presque toujours le roi dans son appartement, souvent dans celui de la camarera-mayor qui y étoit contigu. Là, tout se traitoit en cachette des ministres de l’une et de l’autre cour. Rien ne se régloit au despacho sur-le-champ, nom qui depuis le retour du roi succéda à celui de junte, et qui étoit la même chose, et où la reine n’assistoit plus. Le roi, qui sans elle n’avoit garde de se déterminer sur quoi que ce fût et qui assistoit très exactement au despacho, en emportoit tous les mémoires chez la reine ou chez Mme des Ursins. Orry, dont on a vu l’union intime avec elle, et qui avoit les finances et le commerce, s’y trouvoit en quart avec eux ; et là se prenoient toutes les résolutions que le roi reportoit toutes faites le lendemain au despacho, ou quand bon lui sembloit, c’est-à-dire quand Orry et Mme des Ursins avoient eu le temps de prendre leurs délibérations.

Dans la suite, un cinquième fut souvent admis à ce conseil étroit, l’unique où se régloient toutes choses, ce cinquième étoit bien couplé avec Orry. Il s’appeloit d’Aubigny, fils de….[1] procureur au Châtelet de Paris. C’étoit un beau et grand drôle, très bien fait et très découplé de corps et d’esprit, qui étoit depuis longues années à la princesse des Ursins sur le pied et sous le nom d’écuyer, et sur laquelle il avoit le pouvoir qu’ont ceux qui suppléent à l’insuffisance des maris. Louville, à qui la camarera-mayor voulut parler une après-dînée avec le duc de Medina-Celi, et voulant les voir sans être interrompue, entra, suivie d’eux, dans une pièce reculée de son appartement.

D’Aubigny y écrivoit, qui, ne voyant entrer que sa maîtresse, se mit à jurer et à lui demander si elle ne le laisseroit jamais une heure en repos, en lui donnant des noms les plus libres et les plus étranges, avec une impétuosité si brusque, que tout fut dit avant que Mme des Ursins pût lui montrer qui la suivoit. Tous quatre demeurèrent confondus ; d’Aubigny à s’enfuir ; le duc de Louville à considérer la chambre pour laisser quelques moments à la camarera-mayor pour se remettre, et les prendre eux-mêmes. Le rare est qu’après cela il n’y parut pas, et qu’ils se mirent à conférer comme s’il ne fût rien arrivé. Bientôt après, ce compagnon qui n’étoit qu’un avec Orry, qui le gorgea de biens dans les suites, fut logé au palais comme un homme sans conséquence par son état, mais où ? dans l’appartement de l’infante Marie- Thérèse, depuis épouse de Louis XIV, et cet appartement paraissant trop petit pour ce seigneur, on y augmenta quelques pièces contiguës ; ce ne fut pas sans murmures d’une nouveauté si étrange, mais il fallut bien la supporter. Grands et autres, tout fléchit le genou devant ce favori.

À la fin le cardinal d’Estrées, continuellement aux prises avec Mme des Ursins, et continuellement battu, ne put supporter davantage un séjour en Espagne si inutile à tout bien et si honteux pour lui ; il demanda instamment son rappel.

Tout ce que purent les ministres, et même les Noailles qui s’en mêlèrent pour lors, fut d’obtenir que l’abbé d’Estrées demeureroit avec le caractère d’ambassadeur. Quoique cela même ne fût pas agréable à la princesse des Ursins, Mme de Maintenon entra dans ce tempérament pour ne pas se montrer si partiale, et parce qu’en effet cet abbé, après la déroute des deux cardinaux, n’étoit pas pour empêcher que tout ne passât par Mme des Ursins, conséquemment par elle, sans ambassadeurs ni ministres. Je dis la déroute des deux cardinaux, parce que Portocarrero, voyant son confrère prêt à partir, quitta le despacho et les affaires où il n’étoit plus rien après la figure qu’il avoit faite, et dit qu’à son âge il avoit besoin de repos et de ne s’occuper plus que de son salut et de son diocèse. Il ne trouva pas le moindre obstacle à sa retraite. Don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, qui sentit combien ce changement influoit sur son ministère et portoit sur sa considération, imita Portocarrero, et se prépara à se retirer en son archevêché de Séville, pour y attendre en repos la pourpre romaine, à laquelle le roi d’Espagne l’avoit nommé.

Louville eut ordre de revenir en même temps que le cardinal d’Estrées en reçut la permission. Le roi d’Espagne en eut quelque légère peine, quoiqu’il ne le vît plus en particulier. Il lui donna le gouvernement de Courtrai, qu’il perdit quelque temps après par la guerre, et une grosse pension qui ne fut pas longtemps payée. Mais il eut aussi environ cent mille francs qu’il rapporta, et dont il accommoda ses affaires. Il eut le bon esprit de n’en rien perdre de sa gaieté, d’oublier tout ce qu’il avoit été en Espagne, de vivre avec ses amis, dont il avoit beaucoup et de considérables, et de s’occuper de ses affaires et de se bâtir très agréablement à Louville.

Ainsi Mme des Ursins et Orry, maîtres de tout sans contradiction de personne, prirent le plus grand vol d’autorité et de puissance en Espagne qu’on eût vu depuis le duc de Lerme et le comte-duc d’Olivarès, et ne se servirent de Rivas que comme d’un secrétaire, en attendant de le chasser comme ils avoient éloigné tous ceux qui avoient eu le plus de part au testament de Charles II.

Le peu de François qui étoient au roi d’Espagne furent rappelés en même temps, excepté quatre ou cinq qui, de bonne heure, s’étoient attachés à la princesse des Ursins, et qui n’avoient jamais été à portée de se mêler de rien, ni de lui donner aucun ombrage. Tels furent Valouse qui étoit ici écuyer du duc d’Anjou, et qui fit dans les suites une fortune en Espagne jusqu’à devenir premier écuyer du roi et chevalier de la Toison d’or. Il y est mort longues années après, toujours bien avec le roi et avec tout le monde, et toujours fort en garde de se mêler de rien. Quelques bas valets intérieurs restèrent aussi avec La Roche qui eut l’estampille, incapable de faire rien qui pût déplaire à Mme des Ursins, et Hersent qui eut l’emploi de guardaropa. Le despacho était déjà tombé en ridicule sur les fins des deux cardinaux. Pour le rendre tel et fatiguer ces vieillards, Mme des Ursins le fit tenir à dix heures du soir. Après leur retraite, ce ne fut plus la peine de s’en contraindre, puisque Rivas y était demeuré seul ; mais l’étendue de sa charge importunoit la camarera-mayor, qui, résolue à s’en défaire, ne s’en vouloit défaire qu’estropié, pour n’avoir pas à lui donner de successeur entier. Elle détacha donc de sa charge, qui embrassoit tous les départements, excepté les finances et le commerce qu’Orry faisoit sans titre mais sans supérieur, le département de la guerre et celui des affaires étrangères, qu’elle donna au marquis de Canales, connu dans ses ambassades sous Charles II, par le nom de don Gaspar Coloma. On peut juger ce qui resta au pauvre Rivas, dépouillé des affaires étrangères, des finances et de la guerre. Ce ne fut qu’un prélude : bientôt après Rivas fut tout à fait remercié. Il survécut à ses places et à sa fortune dans une obscurité qui ne finit qu’avec sa vie, qui dura encore pour le moins vingt-cinq ans, pendant lesquels il eut le plaisir de voir la chute de son ennemie et force grands changements.


  1. Le nom est en blanc dans le manuscrit.