Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre premier/Section 1

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 85-99).


Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, néanmoins, comme vous me l’avez commandé, je vous obéis, même aux dépens de ma réputation. Le caprice de la fortune m’a fait honneur de beaucoup de fautes, et je doute qu’il soit judicieux de lever le voile qui en cache une partie. Je vais cependant vous instruire nuement et sans détour des plus petites particularités, depuis le moment que j’ai commencé à connoître mon état ; et je ne vous cèlerai aucune des démarches que j’ai faites en tous les temps de ma vie. Je vous supplie très-humblement de ne pas être surprise de trouver si peu d’art et au contraire tant de désordre dans ma narration, et de considérer que si, en récitant les diverses parties qui la composent, j’interromps quelquefois le fil de l’histoire, néanmoins je ne vous dirai rien qu’avec toute la sincérité que demande l’estime que je sens pour vous. Je mets mon nom à la tête de cet ouvrage, pour m’obliger davantage moi-même à ne diminuer et à ne grossir en rien la vérité. La fausse gloire et la fausse modestie sont les deux écueils que la plupart de ceux qui ont écrit leur propre vie n’ont pu éviter. Le président de Thou l’a fait avec succès dans le dernier siècle ; et dans l’antiquité César n’y a pas échoué. Vous me faites sans doute la justice d’être persuadée que je n’alléguerois pas ces grands noms sur un sujet qui me regarde, si la sincérité n’étoit une vertu dans laquelle il est permis et même commandé de s’égaler aux héros.

Je sors d’une maison illustre en France, et ancienne en Italie. Le jour de ma naissance, on prit un esturgeon monstrueux dans une petite rivière qui passe sur la terre de Montmirel en Brie, où ma mère accoucha de moi. Comme je ne m’estime pas assez pour me croire un homme à augure, je ne rapporterois pas cette circonstance, si les libelles qui ont depuis été faits contre moi, et qui en ont parlé comme d’un prétendu présage de l’agitation dont ils ont voulu me faire l’auteur, ne me donnoient lieu de craindre qu’il n’y eût de l’affectation à l’omettre.

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Je le communiquai à Artichi, frère de la comtesse de Maure, et je le priai de se servir de moi la première fois qu’il tireroit l’épée. Il la tiroit souvent, et je n’attendis pas long-temps. Il me pria d’appeler pour lui Melbeville, enseigne-colonel des gardes, qui se servit de Bassompierre, celui qui est mort, avec beaucoup de réputation, major général de bataille dans l’armée de l’Empire. Nous nous battîmes à l’épée et au pistolet, derrière les Minimes du bois de Vincennes. Je blessai Bassompierre d’un coup d’épée dans la cuisse, et d’un coup de pistolet dans le bras. Il ne laissa pas de me désarmer, parce qu’il passa sur moi, et qu’il étoit plus âgé et plus fort. Nous allâmes séparer nos amis, qui étoient tous deux fort blessés. Ce combat fit assez de bruit, mais il ne produisit pas l’effet que j’attendois. Le procureur général commença des poursuites ; mais il les discontinua, à la prière de nos proches : et ainsi je demeurai là, avec ma soutane et un duel.

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La mère s’en aperçut ; elle avertit mon père, et l’on me ramena à Paris assez brusquement. Il ne tint pas à moi de me consoler de son absence avec madame Du Châtelet : mais comme elle étoit engagée avec le comte d’Harcourt, elle me traita d’écolier, et elle me joua même assez publiquement sous ce titre, en présence de M. le comte d’Harcourt. Je m’en pris à lui ; je lui fis un appel à la comédie. Nous nous battîmes le lendemain au matin, au-delà du faubourg Saint-Marcel. Il passa sur moi, après m’avoir donné un coup d’épée qui ne faisoit qu’effleurer l’estomac. Il me porta par terre ; et il eût eu infailliblement tout l’avantage, si son épée ne lui fût tombée de la main en nous colletant. Je voulus raccourcir la mienne pour lui en donner dans les reins : mais comme il étoit beaucoup plus fort et plus âgé que moi, il me tenoit le bras si serré sous lui que je ne pus exécuter mon dessein. Nous demeurions ainsi sans nous pouvoir faire de mal, quand il me dit : « Levons-nous, il n’est pas honnête de se gourmer. Vous êtes un joli garçon, je vous estime, et je ne fais aucune difficulté, dans l’état où nous sommes, de dire que je ne vous ai donné aucun sujet de me quereller. » Nous convînmes de dire au marquis de Poissy, qui étoit son neveu et mon ami, comment le combat s’étoit passé ; mais de le tenir secret à l’égard du monde, à la considération de madame Du Châtelet. Ce n’étoit pas mon compte : mais quel moyen honnête de le refuser ? On ne parla que peu de cette affaire, et encore fut-ce par l’indiscrétion de Noirmoutier, qui, l’ayant apprise du marquis de Poissy, la mit un peu dans le monde : mais enfin il n’y eut point de procédures, et je demeurai encore là, avec ma soutane et deux duels.

Permettez-moi, je vous supplie, de faire un peu de réflexion sur la nature de l’esprit de l’homme. Je ne crois pas qu’il y eût au monde un meilleur cœur que celui de mon père[1], et je puis dire que sa trempe étoit celle de la vertu. Cependant et ces duels et ces galanteries ne l’empêchèrent pas de faire tous ses efforts pour attacher à l’Église l’ame peut-être la moins ecclésiastique qui fût dans l’univers. La prédilection pour son aîné, et la vue de l’archevêché de Paris, qui étoit dans sa maison, produisirent cet effet. Il ne le crut pas, et ne le sentit pas lui-même. Je jurerois même qu’il eût lui-même juré, dans le plus intérieur de son cœur, qu’il n’avoit en cela d’autre mouvement que celui qui lui étoit inspiré par l’appréhension des périls auxquels la profession contraire exposeroit mon ame : tant il est vrai qu’il n’y a rien qui soit si sujet à l’illusion que la piété. Toutes sortes d’erreurs se glissent et se cachent sous son voile : elle consacre toutes sortes d’imaginations ; et la meilleure intention ne suffit pas pour y faire éviter les travers. Enfin, après tout ce que je viens de vous raconter, je demeurai homme d’Église ; mais ce n’eût pas été assurément pour long-temps, sans un incident dont je vais vous rendre compte.

M. le duc de Retz, aîné de notre maison, rompit dans ce temps-là, par le commandement du Roi, le traité de mariage qui avoit été accordé quelques années auparavant entre M. le duc de Mercœur[2] et sa fille. Il vint trouver mon père dès le lendemain, et le surprit très-agréablement, en lui disant qu’il étoit résolu de la donner à son cousin pour réunir la maison. Comme je savois qu’elle avoit une sœur qui possédoit plus de quatre-vingt mille livres de rente, je songeai au même moment à la double alliance. Je n’espérois pas que l’on y pensât pour moi, connoissant le terrain comme je le connoissois ; et je pris le parti de me pourvoir de moi-même. Comme j’eus quelque lumière que mon père n’étoit pas dans le dessein de me mener aux noces, peut-être en vue de ce qui en arriva, je fis semblant de me radoucir à l’égard de ma profession. Je feignis d’être touché de ce que l’on m’avoit représenté tant de fois sur ce sujet ; et je jouai si bien mon personnage, que l’on crut que j’étois absolument changé. Mon père se résolut de me mener en Bretagne, d’autant plus facilement que je n’en avois témoigné aucun désir. Nous trouvâmes mademoiselle de Retz à Beaupréau en Anjou. Je ne regardai l’aînée que comme ma sœur ; je considérai d’abord mademoiselle de Scepeaux (c’est ainsi qu’on appeloit la cadette) comme ma maîtresse. Je la trouvai très-belle, le teint du plus grand éclat du monde, des lis et des roses en abondance, les yeux admirables, la bouche très-belle, du défaut à la taille, mais peu remarquable, et qui étoit beaucoup couvert par la vue de quatre-vingt mille livres de rente, par l’espérance du duché de Beaupréau, et par mille chimères que je formois sur ces fondemens, qui étoient réels.

Je couvris très-bien mon jeu dans le commencement ; j’avois fait l’ecclésiastique et le dévot dans tout le voyage : je continuai dans le séjour. Je soupirois toutefois devant la belle ; elle s’en aperçut : je parlai ensuite, elle m’écouta, mais d’un air un peu sévère. Comme j’avois observé qu’elle aimoit extrêmement une vieille fille de chambre qui étoit sœur d’un de mes moines de Buzay, je n’oubliai rien pour la gagner, et j’y réussis par le moyen de cent pistoles, et par des promesses immenses que je lui fis. Elle mit dans l’esprit de sa maîtresse que l’on ne songeoit qu’à la faire religieuse, et je lui disois de mon côté que l’on ne pensoit qu’à me faire moine. Elle haïssoit cruellement sa sœur, parce qu’elle étoit beaucoup plus aimée de son père ; et je n’aimois pas trop mon frère[3] pour la même raison. Cette conformité dans nos fortunes contribua beaucoup à notre liaison. Je me persuadai qu’elle étoit réciproque, et je me résolus de la mener en Hollande. Dans la vérité il n’y avoit rien de si facile, Machecoul, où nous étions venus de Beaupréau, n’étant qu’à une demi-lieue de la mer. Mais il falloit de l’argent pour cette expédition ; et mon trésor étant épuisé par le don des cent pistoles, je ne me trouvois pas un sou. J’en trouvai suffisamment, en témoignant à mon père que l’économat de mes abbayes étant censé tenu de la plus grande rigueur des lois, je croyois être obligé en conscience d’en prendre l’administration. La proposition ne plut pas ; mais on ne put la refuser, et parce qu’elle étoit dans l’ordre, et parce qu’elle faisoit en quelque façon juger que je voulois au moins retenir mes bénéfices, puisque j’en voulois prendre soin.

Je partis dès le lendemain pour aller affermer Buzay, qui n’est qu’à cinq lieues de Machecoul. Je traitai avec un marchand de Nantes, appelé Jucatières, qui prit avantage de ma précipitation, et qui, moyennant quatre mille écus comptans qu’il me donna, conclut un marché qui a fait sa fortune. Je crus avoir quatre millions. J’étois sur le point de m’assurer d’une de ces flûtes hollandaises qui sont toujours à la rade de Retz, lorsqu’il arriva un accident qui rompit toutes mes mesures.

Mademoiselle de Retz (car elle avoit pris ce nom depuis le mariage de sa sœur) avoit les plus beaux yeux du monde : mais ils n’étoient jamais si beaux que quand ils mouroient, et je n’en ai jamais vu à qui la langueur donnât tant de grâces. Un jour que nous dînions chez une dame du pays, à une lieue de Machecoul, en se regardant dans un miroir qui étoit dans la ruelle, elle montra tout ce que la morbidezza des Italiens a de plus tendre, de plus animé et de plus touchant. Mais par malheur elle ne prit pas garde que Palluau[4], qui a depuis été maréchal de Clérembault, étoit au point de vue du miroir. Il le remarqua, et comme il étoit fort attaché à madame de Retz, avec laquelle, étant fille, il avoit eu beaucoup de commerce, il ne manqua pas de lui en rendre un compte fidèle ; et il m’assura même, à ce qu’il m’a dit lui-même depuis, que ce qu’il avoit vu ne pouvoit pas être un original.

Madame de Retz, qui haïssoit mortellement sa sœur, en avertit dès le soir même monsieur son père, qui ne manqua pas d’en donner part au mien. Le lendemain l’ordinaire de Paris arriva ; l’on feignit d’avoir reçu des lettres bien pressantes : l’on dit un adieu aux dames fort léger et fort public. Mon père me mena coucher à Nantes. Je fus, comme vous le pouvez juger, et fort surpris et fort touché. Je ne savois pas à quoi attribuer la promptitude de ce départ : je ne pouvois me reprocher aucune imprudence ; je n’avois pas le moindre doute que Palluau eût pu avoir rien vu. Je fus un peu éclairci à Orléans, où mon frère, appréhendant que je ne m’échappasse (ce que j’avois vainement tenté plusieurs fois dès Tours), se saisit de ma cassette, où étoit mon argent. Je connus par ce procédé que j’avois été pénétré, et j’arrivai à Paris avec la douleur que vous pouvez vous imaginer.

Je trouvai Equilly, oncle de Vassé et mon cousin germain, que j’ose assurer avoir été le plus honnête homme de son siècle. Il avoit vingt ans plus que moi : mais il ne laissoit pas de m’aimer chèrement. Je lui avois communiqué avant mon départ la pensée que j’avois d’enlever mademoiselle de Retz ; et il l’avoit fort approuvée, non-seulement parce qu’il la trouvoit très-avantageuse pour moi, mais encore parce qu’il étoit persuadé que la double alliance étoit nécessaire pour assurer l’établissement de la maison. L’événement qui porte aujourd’hui notre nom dans une famille étrangère marque qu’il étoit assez bien fondé. Il me promit de nouveau de me servir de toute chose en cette occasion. Il me prêta douze cents écus, qui étoient tout ce qu’il avoit d’argent comptant. J’en pris trois mille du président Barillon. Equilly manda de Provence le pilote de sa galère, qui étoit homme de main et de sens. Je m’ouvris de mon dessein à madame la comtesse de Saux, qui a été depuis madame de Lesdiguières.

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Ce nom m’oblige à interrompre le fil de mon discours, et vous en verrez les raisons dans la suite.

Je querellai Praslin à propos de rien : nous nous battîmes dans le bois de Boulogne, après avoir eu des peines incroyables à nous échapper de ceux qui vouloient nous arrêter. Il me donna un fort grand coup d’épée dans la gorge : je lui en donnai un qui n’étoit pas moindre dans le bras. Meillancour, écuyer de mon frère, qui me servoit de second, et qui avoit été blessé dans le petit ventre et désarmé, et le chevalier Du Plessis, second de Praslin, nous vinrent séparer. Je n’oubliai rien pour faire éclater ce combat, jusqu’au point d’avoir aposté des témoins ; mais l’on ne peut forcer le destin, et l’on ne songea pas seulement à en informer.

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« En ce cas-là, croyez-vous, me dit-il, qu’un attachement à une fille de cette sorte puisse vous empêcher de tomber dans un inconvénient où M. de Paris, votre oncle, est tombé, beaucoup plus par la bassesse de ses inclinations que par le déréglement de ses mœurs ? Il en est des ecclésiastiques comme des femmes, qui ne peuvent jamais conserver de dignité dans la galanterie que par le mérite de leurs amans. Où est celui de mademoiselle de Roche, hors sa beauté ? Est-ce une excuse suffisante pour un abbé dont la première prétention est l’archevêché de Paris ? Si vous prenez l’épée, comme je le crois, à quoi vous exposez-vous ? Pouvez-vous répondre de vous-même à l’égard d’une fille aussi brillante et aussi belle qu’elle est ? Dans six semaines elle ne sera plus un enfant : elle sera sifflée par Epineville qui est un vieux renard, et par sa mère, qui paroît avoir de l’entendement. Que savez-vous ce qu’une beauté comme celle-là, qui sera bien instruite, vous pourra mettre dans l’esprit ? »

M. le cardinal de Richelieu haïssoit au dernier point madame la princesse de Guémené, parce qu’il étoit persuadé qu’elle avoit traversé l’inclination qu’il avoit pour la Reine, et qu’elle avoit même été de part à la pièce que madame Du Fargis, dame d’atour, lui fit, quand elle porta à la reine-mère Marie de Médicis une lettre d’amour qu’il avoit écrite à la Reine sa belle-fille. Cette haine de M. le cardinal de Richelieu avoit passé jusqu’au point d’avoir voulu obliger, pour se venger, M. le maréchal de Brezé, son beau-frère et capitaine des gardes du corps, à rendre publiques les lettres de madame de Guémené qui avoient été trouvées dans la cassette de M. de Montmorency[5], lorsqu’il fut pris à Castelnaudary ; mais le maréchal de Brezé eut ou l’honnêteté ou la franchise de les rendre à madame de Guémené. Il étoit pourtant fort extravagant : mais comme M. le cardinal de Richelieu s’étoit trouvé autrefois honoré en quelque façon de son alliance, et qu’il craignoit même ses emportemens et ses prôneries auprès du Roi, qui avoit quelque sorte d’inclination pour lui, il le souffroit, dans la vue de se donner à lui-même quelque repos dans sa famille, qu’il souhaitoit avec passion d’établir et d’unir. Il pouvoit tout en France, à la réserve de ce dernier point : car M. le maréchal de Brezé avoit pris une si forte aversion pour M. de La Meilleraye[6], qui étoit grand-maître de l’artillerie en ce temps-là, et qui a été depuis le maréchal de La Meilleraye, qu’il ne le pouvoit souffrir. Il ne pouvoit se mettre dans l’esprit que M. le cardinal de Richelieu dût seulement songer à un homme qui étoit vraiment son cousin germain, mais qui n’avoit apporté dans son alliance qu’une roture fort connue, la plus petite mine du monde, et un mérite, à ce qu’il publioit, fort commun.

M. le cardinal de Richelieu n’étoit pas de ce sentiment. Il croyoit, et avec raison, beaucoup de cœur à M. de La Meilleraye ; il estimoit même sa capacité dans la guerre infiniment au dessus de ce qu’elle méritoit, quoiqu’en effet elle ne fût pas méprisable. Enfin il le destinoit à la place que nous avons vu avoir été tenue depuis si glorieusement par M. de Turenne.

Vous jugez assez, par ce que je viens de vous dire, de la brouillerie du dedans de la maison de M. le cardinal de Richelieu, et de l’intérêt qu’il avoit à la démêler. Il y travailla avec application, et il ne crut pas y pouvoir mieux réussir qu’en réunissant ces deux chefs de cabale dans une confiance qu’il n’eut pour personne, et qu’il eut uniquement pour eux deux. Il les mit pour cet effet, en commun et par indivis, dans la confidence de ses galanteries, qui en vérité ne répondoient en rien à la grandeur de ses actions ni à l’éclat de sa vie : car Marion de Lorme, qui étoit un peu moins qu’une prostituée, fut un des objets de son amour, et elle le sacrifia à des Barreaux. Madame de Fruges, que vous voyez traînante dans les cabinets sous le nom de vieille femme, en fut un autre. La première venoit chez lui la nuit. Il alloit aussi la nuit chez la seconde, qui étoit déjà un reste de Buckingham et de L’Epienne. Ces deux confidens, qui avoient fait entre eux une paix fourrée, l’y menoient en habit de couleur ; et madame de Guémené faillit d’être la victime de cette paix fourrée.

M. de La Meilleraye, que l’on appeloit le grand-maître, étoit devenu amoureux d’elle, mais elle ne l’étoit nullement de lui. Comme il étoit, et par son naturel et par sa faveur, l’homme du monde le plus impérieux, il trouva fort mauvais qu’on ne l’aimât pas. Il s’en plaignit, l’on n’en fut point touchée ; il menaça, l’on s’en moqua. Il crut le pouvoir, parce que M. le cardinal, auquel il avoit dit rage contre madame de Guémené, avoit enfin obligé M. de Brezé à lui mettre entre les mains les lettres écrites à M. de Montmorency, desquelles je vous ai tantôt parlé ; et il les avoit données au grand-maître, qui, dans les secondes menaces, en laissa échapper quelque chose à madame de Guémené. Elle ne s’en moqua plus, mais elle faillit à enrager. Elle tomba dans une mélancolie qui n’est pas imaginable, tellement que l’on ne la reconnoissoit point. Elle s’en alla à Couperay, où elle ne voulut voir personne.

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Dès que j’eus pris la résolution de me mettre à l’étude, j’y pris aussi celle de reprendre les erremens de M. le cardinal de Richelieu ; et quoique mes proches même s’y opposassent, dans l’opinion que cette matière n’étoit bonne que pour des pédans, je suivis mon dessein ; j’entrepris la carrière, et je l’ouvris avec succès. Elle a été remplie depuis par toutes les personnes de qualité de la même profession ; mais comme je fus le premier depuis M. le cardinal de Richelieu, ma pensée lui plut ; et cela, joint aux bons offices que M. le grand-maître me rendoit tous les jours auprès de lui, fit qu’il parla avantageusement de moi en deux ou trois occasions ; qu’il témoigna un étonnement obligeant de ce que je ne lui avois jamais fait la cour, et qu’il ordonna même à M. de Lingendes[7], qui a été depuis évêque de Mâcon, de me mener chez lui.

Voilà la source de ma première disgrâce : car au lieu de répondre à ses avances, et aux instances que M. le grand-maître me fit pour m’obliger à lui aller faire ma cour, je ne les payai toutes que de très-mauvaises excuses. Je fis le malade, j’allai à la campagne ; enfin j’en fis assez pour laisser voir que je ne voulois point m’attacher à M. le cardinal de Richelieu, qui étoit un très-grand homme, mais qui avoit au souverain degré le foible de ne point mépriser les petites choses. Il le témoigna en ma personne : car l’histoire de la Conjuration de Jean-Louis de Fiesque, que j’avois faite à dix-huit ans, ayant échappé en ce temps-là des mains de Lauzières, à qui je l’avois confiée seulement pour la lire, et ayant été portée à M. le cardinal de Richelieu par Boisrobert[8], il dit tout haut, en présence du maréchal d’Estrées et de Senneterre : « Voilà un dangereux esprit. » Le second le dit dès le soir même à mon père, et je me le tins comme dit à moi-même. Je continuai cependant, par ma propre considération, la conduite que je n’avois prise jusque là que par celle de la haine personnelle que madame de Guémené avoit contre M. le cardinal.

Le succès que j’eus dans les actes de Sorbonne me donna du goût pour ce genre de réputation. Je la voulus pousser plus loin, et je m’imaginai que je pourrois réussir dans les sermons. On me conseilloit de commencer par de petits couvens où je m’accoutumerois peu à peu. Je fis tout le contraire : je prêchai l’Ascension, la Pentecôte, la Fête-Dieu dans les petites Carmélites, en présence de la Reine et de toute la cour ; et cette audace m’attira un second éloge de la part de M. le cardinal de Richelieu : car comme on lui eut dit que j’avois bien fait, il répondit : « Il ne faut pas juger des choses par l’événement : c’est un téméraire. » J’étois, comme vous voyez, assez occupé pour un homme de vingt-deux ans.

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  1. De mon père : Philippe-Emmanuel de Gondy. Il fut général des galères, et acquit quelque gloire, soit en combattant les Barbaresques, soit dans une expédition contre les Rochellois. Ayant perdu son épouse en 1625, il se retira dans la maison de Saint-Magloire, et se fit oratorien. Il embrassa depuis assez vivement la cause des jansénistes.
  2. Louis, duc de Mercœur, depuis cardinal de Vendôme, père de M. le duc de Vendôme et de M. le grand prieur ; mort en 1669 (A. E.)
  3. Pierre de Gondy, duc de Retz, mort en 1676. (A. E.)
  4. Philippe de Clérambault, comte de Palluau, mort le 24 juillet 1665, âgé de cinquante-neuf ans. (A. E.)
  5. Henri, duc de Montmorency (0 fut pris le premier septembre 1632, et décapité à Toulouse au mois de novembre de la même année. (A. E.)
  6. Charles de La Porte, maréchal de La Meilleraye, mourut en 1664. (A. E.)
  7. M. de Lingendes : Jean. Il fut précepteur du comte de Moret, fils naturel de Henri IV ; puis évêque de Sarlat et de Mâcon. Il se distingua dans la chaire, et fit l’oraison funèbre de Victor-Amédée, duc de Savoie, où Fléchier a pris l’idée de l’exorde de l’oraison funèbre de Turenne. Lingendes mourut à Mâcon en 1665.
  8. François Metel de Boisrobert, de l’Académie française, mort en 1662. (A. E.)