Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 2

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 186-205).
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Le cardinal Mazarin étoit d’un caractère tout contraire : sa naissance étoit basse, son enfance honteuse. Au sortir du Colisée[1], il apprit à piper : ce qui lui attira des coups de bâton d’un orfèvre de Rome, appelé Moreto. Il fut capitaine d’infanterie en Valteline ; et Bagni, qui étoit son général, m’a dit qu’il ne passa dans sa guerre, qui ne fut que de trois mois, que pour un escroc. Il eut la nonciature extraordinaire en France, par la faveur du cardinal Antoine[2], qui ne s’acquéroit pas en ce temps-là par de bons moyens. Il plut à Chavigny par des contes libertins d’Italie, et par Chavigny à Richelieu, qui le fit cardinal, par le même esprit (à ce qu’on croit) qui obligea Auguste à laisser à Tibère la succession de l’Empire. La pourpre ne l’empêcha pas de demeurer valet sous Richelieu. La Reine l’ayant choisi, faute d’autre (ce qui est vrai, quoiqu’on en dise), il parut d’abord l’original de Trivelino principe. La fortune l’ayant ébloui et tous les autres, il s’érigea et on l’érigea en Richelieu ; mais il n’en eut que l’imprudence et l’imitation. Il se fit de la honte de tout ce que l’autre s’étoit fait de l’honneur. Il se moqua de la religion : il promit tout ce qu’il ne vouloit pas tenir. Il ne fut ni doux ni cruel, parce qu’il ne se souvenoit ni des bienfaits ni des injures. Il s’aimoit trop : ce qui est le propre des âmes lâches ; il se craignoit trop peu : ce qui est le caractère de ceux qui n’ont pas de soin de leur réputation. Il prévoyoit assez bien le mal, parce qu’il avoit souvent peur ; mais il n’y remédioit pas à proportion, parce qu’il n’avoit pas tant de prudence que de peur. Il avoit de l’esprit, de l’insinuation, de l’enjouement, des manières ; mais le vilain cœur paroissoit toujours au travers, et au point que ces qualités eurent dans l’adversité tout l’air du ridicule, et ne perdirent pas dans la prospérité tout l’air de fourberie. Il porta le filoutage dans le ministère : ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui ; et ce filoutage faisoit que le ministère même, heureux et absolu, ne lui seyoit pas bien, et que le mépris s’y glissa : qui est la maladie la plus dangereuse d’un État, et dont la contagion se répand le plus aisément et le plus promptement du chef dans tous les membres.

Il n’est pas mal aisé de concevoir, par ce que je viens de vous dire, qu’il peut et qu’il doit y avoir eu beaucoup de contre-temps fâcheux dans une administration qui suivoit d’aussi près celle du cardinal de Richelieu, et qui en étoit aussi différente.

Vous avez vu ci-devant tout l’extérieur des quatre premières années de la régence, et je vous ai déjà même expliqué l’effet que la prison de M. de Beaufort fit d’abord dans les esprits. Il est certain qu’elle y imprima du respect pour un homme pour qui l’éclat de la pourpre n’en avoit pu donner aux particuliers : Ondedeï[3] m’a dit que le cardinal s’étoit moqué avec lui, à ce propos, de la légèreté des Français ; et il m’ajouta en même temps qu’au bout de quatre mois il s’admira lui-même ; qu’il s’érigea dans son opinion en Richelieu, et qu’il se crut même plus habile que lui. Il faudroit des volumes pour vous raconter toutes ses fautes, dont les moindres étoient d’une importance extrême, par une considération qui mérite une observation particulière.

Comme il marchoit sur les pas du cardinal de Richelieu, qui avoit achevé de détruire toutes les anciennes maximes de l’État, il suivoit son chemin, qui étoit de tous côtés bordé de précipices que le cardinal de Richelieu n’avoit pas ignorés ; mais il ne se servoit pas des appuis par lesquels le cardinal de Richelieu avoit assuré sa marche. J’expliquerai ce peu de paroles, qui comprend beaucoup de choses, par un exemple. Le cardinal de Richelieu avoit affecté d’abaisser tous les corps ; mais il n’avoit pas oublié de ménager les particuliers. Cette idée suffit pour vous faire concevoir tout le reste : ce qu’il y eut de merveilleux fut que tout contribua à le tromper lui-même. Il y eut toutefois des raisons naturelles de cette illusion ; et vous en avez vu quelques-unes dans la disposition où je vous ai marqué ci-dessus qu’il avoit trouvé les affaires, les corps et les particuliers du royaume. Mais il faut avouer que cette illusion fut très-extraordinaire, et qu’elle passa jusqu’à un grand excès.

Le dernier point d’illusion en matière d’État est une espèce de léthargie qui n’arrive jamais qu’après de grands symptômes. Le renversement des anciennes lois, l’anéantissement de ce milieu qu’elles ont posé entre les rois et les peuples, l’établissement de l’autorité purement et absolument despotique, sont ceux qui ont jeté originairement la France dans ces convulsions dans lesquelles nos pères l’ont vue. Le cardinal de Richelieu la traita comme un empirique, avec des remèdes violens qui lui firent paroître de la force, mais une force d’agitation qui en épuisa le corps et les parties. Le cardinal Mazarin, comme un médecin très-inexpérimenté, ne connut point son abattement : il ne la soutint point par les secrets chimiques de son prédécesseur ; il continua de l’affoiblir par des saignées ; elle tomba en léthargie, et il fut assez malhabile pour prendre ce faux repos pour une véritable santé. Les provinces, abandonnées à la rapine des surintendans, demeuroient abattues et assoupies sous la pesanteur de leurs maux, que les secousses qu’elles s’étoient données de temps en temps sous le cardinal de Richelieu n’avoient fait qu’augmenter et aigrir. Les parlemens, qui avoient tout nouvellement gémi sous la tyrannie, étoient comme insensibles aux misères présentes, par la mémoire encore trop vive et trop récente des passées. Les grands, qui pour la plupart avoient été chassés du royaume, s’endormoient paresseusement dans leurs lits, qu’ils avoient été ravis de retrouver. Si cette indolence générale eût été ménagée, l’assoupissement eût peut-être duré plus long-temps : mais comme le médecin ne le prenoit que pour un doux sommeil, il n’y fit aucun remède. Le mal s’aigrit, la tête s’éveilla ; Paris se sentit, il poussa des soupirs ; l’on n’en fit point de cas : il tomba en frénésie. Venons au détail.

Emery, surintendant des finances, et à mon sens l’esprit le plus corrompu de son siècle, ne cherchoit que des noms pour trouver des édits. Je ne puis mieux vous exprimer le fond de l’ame du personnage qui disoit en plein conseil (je l’ai ouï), que la foi n’étoit que pour les marchands ; et que les maîtres des requêtes qui l’alléguoient pour raison dans les affaires qui regardoient le Roi méritoient d’être punis. Je ne puis mieux vous exprimer le défaut de son jugement. Cet homme, qui avoit été condamné à Lyon, dans sa jeunesse, à être pendu, gouvernoit même avec empire le cardinal Mazarin en tout ce qui regardoit le dedans du royaume. Je choisis cette remarque entre douze ou quinze que je vous pourrois faire de telle nature, pour vous donner à entendre l’extrémité du mal, qui n’est jamais à son période que quand ceux qui commandent ont perdu la honte, parce que c’est justement le moment dans lequel ceux qui obéissent perdent le respect ; et c’est dans ce même moment où l’on revient de la léthargie, mais par des convulsions.

Les Suisses paroissoient, pour ainsi parler, si étouffés sous la pesanteur de leurs chaînes, qu’ils ne respiroient plus, quand la révolte de trois de leurs puissans cantons forma des ligues. Les Hollandais se croyoient subjugués par le duc d’Albe, quand le prince d’Orange, par le sort réservé aux grands génies, qui voient avant tous les autres le point de la possibilité, conçut et enfanta leur liberté. Voilà des exemples : la raison y est. Ce qui cause l’assoupissement dans les États qui souffrent est la durée du mal, qui saisit l’imagination des hommes, et qui leur fait croire qu’il ne finira jamais. Aussitôt qu’ils trouvent jour à en sortir (ce qui ne manque jamais lorsqu’il est venu jusqu’à un certain point), ils sont si surpris, si aises et si emportés, qu’ils passent tout d’un coup à l’autre extrémité, et que, bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croient faciles : et cette disposition toute seule est quelquefois capable de les faire. Nous avons éprouvé et senti toutes ces vérités dans notre révolution. Qui eût dit, trois mois avant la petite pointe des troubles, qu’il en eût pu naître dans un État où la maison royale étoit parfaitement unie, où la cour étoit esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étoient soumises, où les armées étoient victorieuses, où les compagnies paroissoient de tout point impuissantes ? Qui l’eût dit eût passé pour un insensé : je ne dis pas dans l’esprit du vulgaire, mais je dis entre les d’Estrées et les Senneterre. Il paroît un peu de sentiment, une lueur ou plutôt une étincelle de vie ; et ce signe de vie, dans le commencement presque imperceptible, ne se donne point par Monsieur, il ne se donne point par M. le prince, il ne se donne point par les grands du royaume, il ne se donne point par les provinces : il se donne par le parlement, qui jusqu’à notre siècle n’avoit jamais commencé de révolution, et qui certainement auroit condamné par des arrêts sanglans celle qu’il faisoit lui-même, si tout autre que lui l’eût commencée.

Il gronda sur l’édit du tarif ; et aussitôt qu’il eut seulement murmuré, tout le monde s’éveilla. On chercha en s’éveillant, comme à tâtons, les lois ; on ne les trouva plus. L’on s’effara, l’on cria, l’on se les demanda ; et, dans cette agitation, les questions que les explications firent naître, d’obscures qu’elles étoient et vénérables par leur antiquité, devinrent problématiques : et de là, à l’égard de la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire : il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. La salle du Palais profana ces mystères. Venons aux faits particuliers, qui vous feront voir à l’œil ce détail.

Je n’en choisirai d’une infinité que deux, et pour ne vous pas ennuyer, et parce que l’un est le premier qui a ouvert la plaie, et que l’autre l’a beaucoup envenimée : je ne toucherai les autres qu’en courant.

Le parlement, qui avoit souffert et même vérifié une très-grande quantité d’édits ruineux et pour les particuliers et pour le public, éclata enfin au mois d’août de l’année 1647 contre celui du tarif, qui portoit une imposition générale sur toutes les denrées qui entroient dans la ville de Paris. Comme il avoit été vérifié en la cour des aides il y avoit plus d’un an, et exécuté en vertu de cette vérification, messieurs du conseil s’opiniâtrèrent beaucoup à le soutenir. Connoissant que le parlement étoit sur le point de faire défense de l’exécuter, ou plutôt d’en continuer l’exécution, ils souffrirent qu’il fût porté au parlement pour l’examiner, dans l’espérance d’éluder, comme ils avoient fait en tant d’autres rencontres, les résolutions de la compagnie. Ils se trompèrent : la mesure étoit comble, les esprits étoient échauffés, et tout alloit à rejeter l’édit. La Reine manda le parlement ; il fut par députés au Palais-Royal. Le chancelier prétendit que la vérification appartenoit à la cour des aides : le premier président[4] la contesta pour le parlement. Le cardinal Mazarin, ignorantissime en toutes ces matières, dit qu’il s’étonnoit qu’un corps aussi considérable s’amusât à des bagatelles ; et vous pouvez juger si cette parole fut relevée.

Emery ayant proposé une conférence particulière pour aviser aux moyens d’accommoder l’affaire, elle fut proposée le lendemain dans les chambres assemblées. Après une grande diversité d’avis, dont plusieurs alloient à la refuser, comme inutile et même captieuse, elle fut accordée, mais vainement : l’on ne put convenir. Ce que voyant le conseil, et craignant que le parlement ne donnât arrêt de défense qui auroit infailliblement été exécuté par le peuple, il envoya une déclaration pour supprimer le tarif, afin de sauver au moins l’apparence à l’autorité du Roi. L’on envoya quelques jours après cinq édits encore plus onéreux que celui du tarif, non pas en espérance de les faire recevoir, mais en vue d’obliger le parlement à en revenir à celui du tarif. Il y revint effectivement, en refusant les autres ; mais avec tant de modifications que la cour ne crut pas s’en pouvoir accommoder, et qu’elle donna, étant à Fontainebleau au mois de septembre, un arrêt du conseil d’en haut, qui cassa celui du parlement, et qui leva toutes les modifications. La chambre des vacations y répondit par un autre, qui ordonna que celui du parlement seroit exécuté.

Le conseil, voyant qu’il ne pouvoit tirer aucun argent de ce côté-là, témoigna au parlement que puisqu’il ne vouloit point de nouveaux édits, il ne devoit pas du moins s’opposer à l’exécution de ceux qui avoient été vérifiés autrefois dans la compagnie ; et sur ce fondement il remit sur le tapis une déclaration qui avoit été enregistrée, il y avoit deux ans, pour l’établissement de la chambre du domaine, qui étoit d’une charge terrible pour le peuple, et d’une conséquence encore plus grande. Le parlement l’avoit accordée, ou par surprise ou par foiblesse. Le peuple se mutina, alla en troupes au Palais, maltraita de paroles le président de Thoré, fils d’Emery. Le parlement fut obligé de décréter contre les séditieux. La cour, ravie de le commettre avec le peuple, appuya le décret par des régimens des Gardes françaises et suisses. Le bourgeois s’alarma, monta dans les clochers des trois églises de la rue Saint-Denis, où les gardes avoient paru. Le prévôt des marchands avertit le Palais-Royal que tout est sur le point de prendre les armes. L’on fait retirer les gardes, en disant qu’on ne les avoit posées que pour accompagner le Roi, qui devoit aller en cérémonie à Notre-Dame. Il y alla effectivement en grande pompe dès le lendemain, pour couvrir le jeu ; et le jour suivant il monta au parlement, sans l’avoir averti que la veille extrêmement tard. Il y porta cinq ou six édits, tous plus ruineux les uns que les autres, qui ne furent communiqués aux gens du Roi qu’à l’audience. Le premier président parla fort hardiment contre cette manière de mener le Roi au Palais, pour surprendre et pour forcer la liberté des suffrages.

Dès le lendemain les maîtres des requêtes, auxquels un de ces édits vérifiés en la présence du Roi avoit donné douze collègues, s’assemblent dans le lieu où ils tiennent la justice, que l’on appelle des requêtes du Palais, et prennent une résolution très-ferme de ne pas souffrir cette création nouvelle. La Reine les mande, les appelle de belles gens pour s’opposer à la volonté du Roi ; elle les interdit des conseils. Ils s’animent au lieu de s’étonner ; ils entrent dans la grand’chambre, et ils demandent qu’ils soient reçus opposans à l’édit de création de leurs confrères. On leur donna acte de leur opposition.

Les chambres s’assemblent le même jour pour examiner les édits que le Roi avoit fait vérifier en sa présence. La Reine commanda à la compagnie de l’aller trouver par députés au Palais-Royal, et elle leur témoigna être surprise de ce qu’ils prétendoient toucher à ce que la présence du Roi avoit consacré : ce furent les propres paroles du chancelier. Le premier président répondit que telle étoit la pratique du parlement, et il en allégua les raisons tirées de la nécessité de la liberté des suffrages. La Reine témoigna être satisfaite des exemples qu’on lui apporta ; mais comme elle vit, quelques jours après, que les délibérations alloient à mettre des modifications aux édits qui les rendoient presque infructueux, elle défendit, par la bouche des gens du Roi au parlement, de continuer à prendre connoissance des édits jusqu’à ce qu’il eût déclaré en forme s’il prétendoit donner des bornes à l’autorité royale. Ceux qui étoient pour l’intérêt de la cour dans la compagnie se servirent adroitement de l’embarras où elle se trouva pour répondre à cette question ; ils s’en servirent, dis-je, adroitement pour porter les choses à la douceur, et pour faire ajouter, aux arrêts qui portoient les modifications, que le tout seroit exécuté sous le bon plaisir du Roi. La clause plut pour un moment à la Reine ; mais quand elle connut qu’elle n’empêcheroit pas que presque tous les édits ne fussent rejetés par le commun suffrage du parlement, elle s’emporta, et elle leur déclara qu’elle vouloit que tous les édits, sans exception, fussent exécutés pleinement et sans aucune modification.

Dès le lendemain, M. le duc d’Orléans alla à la chambre des comptes, où il porta ceux qui la regardoient ; et M. le prince de Conti, en l’absence de M. le prince qui étoit déjà parti pour l’armée, alla à la cour des aides, pour y porter ceux qui la concernoient.

J’ai couru jusqu’ici sur ces matières à perte d’haleine, quoique nécessaires à ce récit, pour me trouver plus tôt sur une autre matière sans comparaison plus importante, et qui, comme je vous ai déjà dit ci-dessus, envenima toutes les autres. Ces deux compagnies que je vous viens de nommer ne se contentèrent pas seulement de répondre à Monsieur et à M. le prince de Conti avec beaucoup de vigueur par la bouche de leur premier président : mais aussitôt la cour des aides députa vers la chambre des comptes, pour lui demander union avec elle pour la réformation de l’État. La chambre des comptes l’accepta ; l’une et l’autre s’assurèrent du grand conseil ; et les trois ensemble demandèrent la jonction au parlement, qui leur fut accordée avec joie, et exécutée à l’heure même au Palais, dans la salle que l’on appelle de Saint-Louis.

La vérité est que cette union, qui prenoit pour son motif la réformation de l’État, pouvoit avoir fort naturellement celui de l’intérêt particulier des officiers, parce que l’un des édits dont il s’agissoit portoit un retranchement considérable de leurs gages ; et la cour, qui se trouva étonnée et embarrassée au dernier point de l’arrêt d’union, affecta de lui donner autant qu’elle put cette couleur, pour le décréditer dans l’esprit des peuples.

La Reine ayant fait dire au parlement, par les gens du Roi, que comme cette union n’étoit faite que pour l’intérêt particulier des compagnies, et non pas pour la réformation de l’État, comme on le lui avoit voulu d’abord faire croire, elle n’y trouvoit rien à redire, parce qu’il est toujours permis à tout le monde de représenter au Roi ses intérêts, et qu’il n’est jamais permis à personne de s’ingérer du gouvernement de l’État. Le parlement ne donna point dans ce panneau ; et parce qu’il étoit aigri par l’enlèvement de Turcan et d’Argouges, conseillers au grand conseil, que la cour fit prendre la nuit de l’avant-veille de la Pentecôte, et par celui de Lotin, Dreux et Guerin que l’on arrêta aussi incontinent après, il ne songea qu’à justifier et à soutenir son arrêt d’union par des exemples. Le président de Novion[5] en trouva dans les registres ; et l’on étoit sur le point de délibérer sur l’exécution, quand Le Plessis-Guénégaud[6], secrétaire d’État, entra dans le parquet, et mit entre les mains des gens du Roi un arrêt du conseil d’en haut, qui portoit, en termes même injurieux, cassation de celui d’union des quatre compagnies. Le parlement ayant délibéré ne répondit rien à cet arrêt du conseil, que par un avis donné solennellement aux députés des trois autres compagnies de se trouver le lendemain, à deux heures de relevée, dans la salle de Saint-Louis.

La cour, outrée de ce procédé, s’avisa de l’expédient du monde le plus bas et le plus ridicule, qui fut d’avoir la feuille de l’arrêt. Du Tillet, greffier en chef, auquel elle l’avoit demandée, ayant répondu qu’elle étoit entre les mains du greffier commis : Le Plessis-Guénégaud, et Carnavalet, lieutenant des gardes du corps, le mirent dans un carrosse, et l’amenèrent au greffe pour la chercher. Les marchands s’en aperçurent, le peuple se souleva ; et le secrétaire et le lieutenant furent très-heureux de se sauver. Le lendemain, à sept heures du matin, le parlement eut ordre d’aller au Palais-Royal, et d’y porter l’arrêt du jour précédent, qui étoit celui par lequel le parlement avoit ordonné que les autres compagnies seroient priées de se trouver à deux heures dans la chambre de Saint-Louis. Comme ils furent arrivés au Palais-Royal, M. Le Tellier[7] demanda à M. le premier président s’il avoit apporté la feuille ; et le premier président lui ayant répondu que non, et qu’il en diroit les raisons à la Reine, il y eut dans le conseil des avis différens. L’on prétend que la Reine étoit assez portée à arrêter le parlement ; mais personne ne fut de cet avis, qui à la vérité n’étoit pas soutenable, vu la disposition des peuples. L’on prit un parti plus modéré : le chancelier fit à la compagnie une forte rëprimande, en présence du Roi et de toute la cour ; et il fit lire en même temps un second arrêt du conseil, portant cassation du dernier arrêt, défense de s’assembler, sous peine de rébellion ; et ordre d’insérer dans les registres cet arrêt, en la place de celui d’union.

Cela se passa le matin. Dès l’après-dînée, les députés des quatre compagnies se trouvèrent dans la salle de Saint-Louis, au très-grand mépris de l’arrêt du conseil d’en haut. Le parlement s’assembla de son côté à l’heure ordinaire, pour délibérer de ce qui étoit à faire à l’égard de l’arrêt du conseil d’en haut, qui avoit cassé celui d’union, et qui avoit défendu la continuation des assemblées. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’ils y désobéissoient même en y délibérant, parce qu’il leur avoit été très-expressément enjoint de n’y pas délibérer. Comme tout le monde vouloit opiner avec pompe et avec éclat sur une matière de cette importance, quelques jours se passèrent avant que la délibération pût être achevée : ce qui donna lieu à Monsieur, qui connut infailliblement que le parlement n’obéiroit pas, de proposer un accommodement.

Les présidens à mortier et le doyen de la grand’chambre se trouvèrent au palais d’Orléans avec le cardinal Mazarin et le chancelier. L’on y fit quelques propositions qui furent rapportées au parlement, et rejetées avec d’autant plus d’emportement, que la première, qui concernoit le droit annuel, accordoit aux compagnies tout ce qu’elles pouvoient souhaiter pour leur intérêt particulier. Le parlement affecta de marquer qu’il ne songeoit qu’au public ; et il donna enfin un arrêt par lequel il fut dit que la compagnie demeureroit assemblée, et que très-humbles remontrances seroient faites au Roi, pour lui demander la cassation des arrêts du conseil.

Les gens du Roi demandèrent audience à la Reine pour le parlement dès le soir même. Elle les manda le lendemain par une lettre de cachet. Le premier président parla avec une grande force : il exagéra la nécessité de ne point ébranler le milieu qui est entre les peuples et les rois. Il justifia par des exemples illustres et fameux la possession où les compagnies avoient été depuis si long-temps et de s’unir et de s’assembler. Il se plaignit hautement de la cassation de l’arrêt d’union, et il conclut, par une instance très-ferme et très-vigoureuse, à ce que les ordres contraires donnés par le conseil d’en haut fussent supprimés.

La cour, beaucoup plus émue par la disposition des peuples que par les remontrances du parlement, plia tout d’un coup, et fit dire par les gens du Roi, à la compagnie, que le Roi lui permettoit d’exécuter l’arrêt d’union, de s’assembler, de travailler avec les autres compagnies à ce qu’elles jugeroient à propos pour le bien de l’État.

Jugez de l’abattement du cabinet ! Mais vous n’en jugerez pas assurément comme le vulgaire, qui crut que la foiblesse du cardinal Mazarin en cette occasion donnoit le dernier coup à l’autorité royale. Il ne pouvoit en cette rencontre faire que ce qu’il fit : mais il est juste de rejeter sur son imprudence ce que nous n’attribuons pas à sa foiblesse, et il est inexcusable de n’avoir pas prévu et prévenu les conjonctures dans lesquelles l’on ne peut plus faire que des fautes. J’ai observé que la fortune ne met jamais les hommes en cet état, qui est de tous le plus malheureux ; et que personne n’y tombe, que ceux qui s’y précipitent par leur faute. J’en ai recherché la raison, et je ne l’ai point trouvée ; mais j’en suis convaincu par les exemples. Si le cardinal Mazarin eût tenu ferme dans l’occasion dont je viens de vous parler, il se seroit sûrement attiré des barricades, et la réputation d’un téméraire et d’un forcené. Il a cédé au torrent : j’ai vu peu de gens qui ne l’aient accusé de foiblesse. Ce qui est constant est que l’on en conçut beaucoup de mépris pour le ministre, et que, bien qu’il eût essayé d’adoucir les esprits par l’exil d’Emery, à qui il ôta la surintendance, le parlement, aussi persuadé de sa propre force que de l’impuissance de la cour, la poussa par toutes les voies qui peuvent anéantir le gouvernement d’un favori.

La chambre de Saint-Louis fit sept propositions, dont la moins forte étoit de cette nature. La première, sur laquelle le parlement délibéra, fut la révocation des intendans. La cour, qui se sentit touchée à la prunelle de l’œil, obligea M. le duc d’Orléans d’aller au Palais, pour en représenter à la compagnie les conséquences, et la prier de surseoir seulement pour trois jours à l’exécution de son arrêt, pendant lesquels il avoit des propositions à faire qui seroient très-avantageuses au public. On lui accorda trois jours de délai, à condition qu’il n’en fût rien écrit dans le registre, et que la conférence se fît incessamment. Les députés des quatre compagnies se trouvèrent au palais d’Orléans. Le chancelier insista fort sur la nécessité de conserver les intendans dans les provinces, et sur l’inconvénient qu’il y auroit de faire le procès, comme l’arrêt le portoit, à ceux d’entre eux qui auroient malversé, parce qu’il seroit impossible que les partisans ne se trouvassent engagés dans les procédures : ce qui seroit ruiner les affaires du Roi, en obligeant à des banqueroutes ceux qui les soutenoient par leurs avances et leur crédit. Le parlement ne se rendant point à cette raison, le chancelier se réduisit à demander que les intendans ne fussent pas révoqués par arrêt du parlement, mais par une déclaration du Roi, afin que les peuples eussent au moins l’obligation de leurs soulagemens à Sa Majesté. L’on eut peine à consentir à cette proposition : elle passa toutefois à la pluralité des voix. Mais lorsque la déclaration fut portée au parlement, elle fut trouvée défectueuse, en ce que, révoquant les intendans, elle n’ajoutoit pas que l’on recherchât leur gestion.

M. le duc d’Orléans, qui l’étoit venue porter au parlement, n’ayant pu la faire passer, la cour s’avisa d’un expédient, qui fut d’en envoyer une autre, qui portoit l’établissement d’une chambre de justice pour faire le procès aux délinquans. La compagnie s’aperçut bien facilement que la proposition de cette chambre de justice, dont les officiers et l’exécution seroient toujours à la disposition des ministres, ne tendoit qu’à tirer les voleurs des mains du parlement. Elle passa toutefois encore à la pluralité des voix, en présence de M. d’Orléans, qui en fit vérifier une autre le même jour, par laquelle le peuple étoit déchargé du huitième des tailles, quoique l’on eût promis au parlement de le décharger du quart.

M. d’Orléans y vint encore quelques jours après porter une troisième déclaration, par laquelle le Roi vouloit qu’il ne se fît plus aucunes levées d’argent qu’en vertu des déclarations vérifiées au parlement. Rien ne paroissoit plus spécieux ; mais comme la compagnie savoit qu’on ne pensoit qu’à l’amuser et qu’à autoriser par le passé toutes celles qui n’y avoient pas été vérifiées, elle ajouta la clause de défense que l’on ne lèveroit rien en vertu de celles qui se trouveroient de cette nature. Le ministre, désespéré du peu de succès de ses artifices, de l’inutilité des efforts qu’il avoit faits pour semer de la jalousie entre les quatre compagnies, et d’une proposition sur laquelle on étoit près de délibérer, qui alloit à la radiation de tous les prêts faits au Roi sous des usures immenses ; le ministre, dis-je, outré de rage et de douleur, et poussé par tous les courtisans, qui avoient mis presque tous leurs biens dans ces prêts, se résolut à un expédient qu’il crut décisif, et qui lui réussit aussi peu que les autres. Il fit monter le Roi à cheval, pour aller au parlement en grande pompe ; et il y porta une déclaration remplie des plus belles paroles du monde, de quelques articles utiles au public, et de beaucoup d’autres très-obscurs et très-ambigus. La défiance que le peuple avoit de toutes les démarches de la cour fit que cette entrée ne fut pas accompagnée de l’applaudissement ni même des cris accoutumés : les suites n’en furent pas plus heureuses. La compagnie commença dès le lendemain à examiner la déclaration, et à la contrôler presque en tous ses points, mais particulièrement en celui qui défendoit aux compagnies de continuer leurs assemblées de la chambre de Saint-Louis. Elle n’eut pas plus de succès dans la chambre des comptes et dans la cour des aides, dont les premiers présidens firent des harangues très-fortes à Monsieur et à M. le prince de Conti. Le premier vint quelques jours de suite au parlement, pour l’exhorter à ne point toucher à la déclaration. Il menaça, il pria ; enfin, après des efforts incroyables, il obtint que l’on surseoiroit à délibérer jusqu’au 17 du mois : après quoi l’on continueroit incessamment à le faire, tant sur la déclaration que sur les propositions de la chambre de Saint-Louis. L’on n’y manqua pas : on examina article par article ; et l’arrêt donné par le parlement sur le troisième désespéra la cour. Il portoit, en modifiant la déclaration, que toutes les levées d’argent, ordonnées par déclarations non vérifiées, n’auroient point de lieu. M. le duc d’Orléans ayant encore été au parlement pour l’obliger à adoucir cette clause, et n’y ayant rien gagné, la cour se résolut à en venir aux extrémités, et à se servir de l’éclat que la bataille de Lens fit justement dans ce temps-là pour éblouir les peuples, et pour les obliger de consentir à l’oppression du parlement. Voilà un crayon très-léger d’un portrait bien sombre et bien désagréable, qui vous a représenté dans un nuage, et comme en raccourci, les figures si différentes et les postures bizarres des principaux corps de l’État. Ce que vous allez voir est d’une peinture plus égayée : les factions et les intrigues y donneront du coloris.

[1648] La nouvelle de la victoire de M. le prince à Lens arriva à la cour le 24 d’août 1648. Châtillon l’apporta ; et il me dit, un quart-d’heure après qu’il fut sorti du Palais-Royal, que M. le cardinal lui avoit témoigné beaucoup moins de joie de la victoire, qu’il ne lui avoit fait paroître de chagrin de ce qu’une partie de la cavalerie espagnole s’étoit sauvée. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il parloit à un homme qui étoit entièrement à M. le prince, et qu’il lui parloit d’une des plus belles actions qui se soient jamais faites dans la guerre. Elle est imprimée en tant de lieux, qu’il seroit inutile de vous en rapporter ici le détail. Je ne puis m’empêcher de vous dire que le combat étant presque perdu, M. le prince le rétablit et le gagna, par un seul coup de cet œil d’aigle que vous lui connoissez, qui voit tout dans la guerre et qui ne s’éblouit jamais.

Le jour que la nouvelle en arriva à Paris, je trouvai M. de Chavigny à l’hôtel de Lesdiguières, qui me l’apprit, et qui me demanda si je ne gagerois pas que le cardinal seroit assez innocent pour ne se pas servir de cette occasion pour remonter sur sa bête. Ce furent ses propres paroles ; elles me touchèrent, parce que connoissant, comme je faisois, l’humeur et les maximes violentes de Chavigny, et sachant d’ailleurs qu’il étoit très-mal satisfait du cardinal, ingrat au dernier point envers son premier bienfaiteur, je ne doutai pas qu’il ne fût très-capable d’aigrir les choses par de mauvais conseils. Je le dis à madame de Lesdiguières, et je lui ajoutai que j’allois de ce pas au Palais-Royal, dans la résolution d’y continuer ce que j’y avois commencé. Il est nécessaire, pour l’intelligence de ces deux dernières paroles, que je vous rende compte d’un petit détail qui me regarde en mon particulier.

  1. Au sortir du Colisée : Les détails qui suivent sont puisés dans les libelles publiés contre le cardinal Mazarin.
  2. Antonio Barberini. (A. E.)
  3. Depuis évêques de Fréjus. (A. E.)
  4. Matthieu Molé, seigneur de Lassy et de Champlâtreux, né en 1584, et mort en 1656. (A. E.)
  5. Nicolas Pothier, sieur de Novion, président à mortier, et puis premier président. (A. E.)
  6. Henri de Guénégaud, mort en 1676. (A. E.)
  7. Michel Le Tellier, mort chancelier de France en 1685. (A. E.)