Mémoires (Cardinal de Retz)/Sermon de saint Louis

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SERMON DE SAINT LOUIS,
ROI DE FRANCE,


Fait et prononcé devant le Roi et la Reine régente sa mère, par monseigneur l’illustrissime et révérendissime Jean-François-Paul de Gondy, archevêque de Corinthe et coadjuteur de Paris, à Paris, dans l’église de Saint-Louis des pères jésuites au jour et fête dudit saint Louis, l’année 1648.


IN NOMINE PATRIS, ET FILII, ET SPIRITUS SANCTI. Amen.
Audi, fili mi, disciplinam patris tui. Proverbiorum i.
Écoutez, mon fils, les enseigne mens de votre père.


Sire,

J’apporte aujourd’hui aux pieds du crucifix ce qui n’a presque jamais servi que de trophée à la vanité des hommes. Je lui présente des couronnes : ce qui n’est pas le sacrifice le plus ordinaire que l’on lui fasse. Je lui offre des armes, qui ne sont pas les instrumens les plus communs de la piété. Et ces armes et ces couronnes, qui n’ont presque jamais été en usage que comme les marques profanes de la grandeur humaine, peuvent être aujourd’hui, ce me semble, judicieusement déposées dans une chaire chrétienne comme les trophées de la piété, puisqu’elles ont été sanctifiées par les justes intentions et par les actions héroïques du grand saint Louis qui fait couler dans vos veines, sire, par une longue suite de grands princes, l’auguste sang dont vous sortez ; et qui sort aujourd’hui lui-même du tombeau pour vous instruire par ma bouche, et pour porter à Votre Majesté cet oracle sacré :

Audi, fili mi, disciplinam patris tui. (Écoutez, mon fils, les enseignemens de votre père.)

A quoi je me sens obligé d’ajouter les paroles qui suivent dans le texte de l’Écriture : Et legem matris tuæ ne dimittas à te. Et n’oubliez jamais la loi de votre mère, puisque je ne doute point que la sainte éducation que vous recevez de la plus grande et de la plus vertueuse des reines ne soit particulièrement fondée sur les exemples du plus grand et du plus saint de vos prédécesseurs.

Plaise au ciel de donner à Votre Majesté les dispositions nécessaires pour suivre ses instructions, et pour imiter ses exemples Et pour en mériter la grâce, implorez, sire, les bénédictions du Saint-Esprit, par l’intercession de celle qui est la mère de votre roi et de votre maître, et que l’ange a remplie de bénédictions, en lui disant

Ave Maria, etc.


SIRE,

Entre un nombre infini de qualités éminentes qui rendent la religion chrétienne toute éclatante de merveilles et de prodiges, la plus considérable sans doute est la puissance qu’elle a de perfectionner et même de changer, pour ainsi dire, la nature de toutes choses. La philosophie n’a que trop souvent et trop témérairement essayé de produire cet effet : elle n’a jamais fait sur ce sujet que des efforts inutiles ; et quand elle s’y est imaginé quelque succès, elle n’a fait qu’ajouter à son impuissance une vanité fort mal fondée. Elle a donné, en de certaines occasions, de belles apparences : il semble même qu’elle ait quelquefois produit de bonnes actions. Mais, en effet, elles ont presque toujours été si défectueuses, ou dans elles-mêmes ou par leurs circonstances, que l’on peut ne prendre avec raison le sentiment qui les a causées que pour l’impétueux mouvement de quelques esprits naturellement généreux, qui eussent peut-être aimé la vertu s’ils l’eussent connue. Leur fin la plus ordinaire a été la gloire, qui même, selon leurs maximes étoit criminelle. La plus excusable a été la complaisance et la satisfaction qu’ils ont cherchée dans eux-mêmes et qu’ils n’ont jamais trouvée : ils n’en ont jamais eu de solidement bonne. Et je ne puis m’imaginer leurs actions les plus éclatantes, et même celles qui ont passé pour être les plus utiles au public, que comme ces grandes rivières qui portent l’abondance dans les provinces qu’elles arrosent, mais qui ne laissent pas en même temps, dans leur plus grande largeur, d’être encore toutes troublées par la fange et par les impuretés qui descendent du côté de leurs sources eu qui tombent dans la suite de leurs cours.

La religion chrétienne agit sans doute avec beaucoup plus de force et de vigueur. Elle ne redresse pas seulement les intentions des hommes ; elle ne leur donne pas seulement des vues plus hautes et plus élevées, mais encore elle les rend capables de se servir de ses lumières : elle purifie et leurs volontés et leurs actions et, en un sens, on peut dire très-véritablement que, par un changement prodigieux, des crimes mêmes elle fait des vertus.

Saint Paul ne respire que le sang des disciples de Jésus-Christ, il ne songe qu’à la ruine et qu’à la perte de la religion : spirans erat cædis et minaram in discipulos. Et en même temps, et au même moment qu’il est dans cette malheureuse disposition, Dieu le touche ; ou pour parler plus conformément à sa vocation, Dieu l’emporte, par un coup violent et extraordinaire de sa miséricorde, dans la connoissance du christianisme, et en un instant sa fureur se change en une sainte ardeur pour le salut de ses frères. N’est-ce pas un prodige ?

Théodose, fumant encore du sang des citoyens de Thessalonique, marche d’un pas superbe pour entrer dans l’église comme pour la rendre complice de sa cruauté. Saint Ambroise, d’un seul regard, arrête la fierté d’un empereur victorieux de toutes les parties du monde ; et dans un moment sa fierté se change en un profond respect, et dans une sainte soumission pleine d’une véritable humilité. Et ce dernier exemple, qui nous représente l’orgueil de la terre confondu, et, pour ainsi parler, anéanti par un seul mouvement du ciel, nous marque puissamment le dernier effort de la grâce, puisqu’il nous fait voir la grandeur humaine, qui devant que les hommes eussent été éclairés de la lumière de l’Évangile, a été la cause la plus ordinaire et la plus générale de leur perte, et qui même depuis ce bonheur est encore, selon toutes les maximes de l’Écriture, la chose du monde la plus opposée à la véritable piété : puisque, dis-je, cet exemple nous l’a fait voir assujettie au christianisme, et assujettie jusqu’au point d’être un de ses plus propres et un de ses plus glorieux instrumens. Et de cette opposition, qui se rencontre entre la grandeur et la piété qui fait trembler quand on la lit dans l’Écriture, et qui l’a même obligée de dire que Dieu est terrible dessus les rois, il s’ensuit nécessairement que l’accord de ces contraires est la production la plus forte du christianisme, et que par conséquent le dernier point de la sainteté est d’être grand et d’être saint.

Et selon ces principes, ô grand et admirable monarque qui avez brillé sur la terre moins par l’éclat de votre couronne que par la splendeur de vos belles actions, de quels éloges, de quelles louanges peut-on former votre panégyrique ? qu’est-ce qui peut répondre à vos vertus ? Je m’éblouis à la vue de tant de lumières ; je me perds dans ce rare mélange de la fortune et de la vertu. Et si je me laissois emporter à la juste crainte qui saisit mon esprit, de ne pouvoir parler assez dignement de ces merveilles, au lieu d’élever des trophées à la mémoire glorieuse du grand saint Louis, je me contenterois présentement de dresser en ce lieu un tribunal sacré, où j’appellerais de la part de Dieu tous ceux qui vivent aujourd’hui dans ce royaume, pour reconnoître le crime qu’ils commettent de ne se pas soumettre à Dieu dans leur bassesse, après l’exemple d’un grand monarque qui lui a soumis si généreusement sa grandeur. Peuples qui m’entendez, tremblez à cet exemple ; et vous, sire, apprenez aujourd’hui de vos ancêtres comment il faut vivre en roi.

L’on ne peut commencer la vie de saint Louis par rien de plus élevé que sa naissance ; et cette longue suite de rois dont il a tiré son origine ouvriroit avec pompe ce discours, si je n’étois persuadé que les avantages les plus illustres, et de la nature et de la fortune, ne méritent jamais d’être relevés dans une chaire chrétienne. Ils sont trop au dessous de la dignité d’un lieu sanctifié par la parole de l’Évangile, pour n’être pas ensevelis dans le silence. Mais ce silence, sire, est peut-être ce qui sera le plus instructif dans ce discours : il apprendra à Votre Majesté que cette haute naissance qui, par un privilége dû aux seules maisons dont vous sortez, vous sépare du commun des rois n’est rien devant Dieu, puisque je n’ose seulement la faire entrer en part des éloges que je donne à un de vos prédécesseurs dans cette chaire, qui est pourtant le véritable lieu des louanges, puisque c’est celui d’où l’on les doit distribuer selon le poids du sanctuaire. De sorte qué le seul avantage véritablement solide que vous pouvez tirer de ce grand nombre de monarques que vous avez pour aïeuls est la connoissance de l’obligation que vous avez de songer, plus souvent que tous les autres princes de la terre, que vous êtes mortel, parce que vous comptez plus d’ancêtres qui vous enseignent cette vérité par leur exemple. Et cette considération, dès les commencemens de votre vie, vous doit tous les jours humilier devant Dieu, même en vue de ce que vous avez de plus grand dans le monde, à la différence des autres hommes, qui trouvent assez de sujet dans eux-mêmes, même selon la terre, pour abaisser leur orgueil. Et toutefois ouvrons ici nos consciences, confessons-nous publiquement à la vue du ciel et de la terre : n’est-il pas vrai que, sans descendre du sang des rois, la moindre chimère, assez souvent ridicule, même selon le monde, nous emporte à des vanités criminelles contre les ordres du ciel ?

L’histoire remarque que le beau naturel de saint Louis répondit à sa haute naissance. Dès ses plus tendres années on vit briller, dans les premiers mouvemens de son ame, des étincelles de ce grand feu qui depuis anima tout le cours de sa vie avec tant d’ardeur pour la vertu. Sortitus sum bonam indolem, disoit Salomon. Après cette remarque du plus sage des hommes, on doit croire que les bonnes inclinations peuvent être une juste matière de louanges ; et l’on peut dire qu’elles ne furent jamais meilleures dans l’ame de saint Louis que quand elles produisirent ce profond respect et cette parfaite obéissance qu’il conserva toujours avec tant de soin pour la reine Blanche de Castille sa mère, régente de son royaume, grande et vertueuse princesse, de laquelle je me contente de dire, pour marquer seulement le caractère de sa vertu, que, dans la minorité du Roi son fils, elle purgea la France des restes malheureux de l’hérésie des Albigeois.

Sire, je ne prétends pas de vous toucher en ce point par des exemples. Les obligations que vous avez à la Reine votre mère parlent plus suffisamment à votre cœur que toutes mes paroles ne se sauroient faire entendre à vos oreilles. Vous êtes l’enfant de ses larmes et de ses prières : elle vous a porté au trône sur des trophées ; vous êtes conquérant sous sa régence ; et ce qui est sans comparaison plus considérable que tous ces avantages, elle vous instruit soigneusement à la piété. Je vous ai dit ces vérités de la part du clergé de votre royaume : je me sens forcé par un instinct secret, de les répéter encore aujourd’hui à Votre Majesté de la part de Dieu, non pour vous exhorter à l’obéissance que vous lui devez, de laquelle l’auguste sang qui coule dans vos veines, et ce beau naturel que l’Europe admire dans les commencemens de votre vie, ne vous permettront jamais de vous dispenser ; mais pour prendre sur ce fonds un juste sujet de vous expliquer en peu de paroles la plus importante et sans doute la plus nécessaire des instructions : c’est sire, la distinction du droit positif de votre royaume, et du droit naturel qui oblige tous les hommes. Le droit positif de votre État fait que la Reine votre mère est votre sujette, et ainsi il la soumet à Votre Majesté. Le droit naturel, qui est au dessus de toutes les lois, fait que vous êtes son fils et ainsi il vous soumet à elle. Distinguez, sire, ces obligations : elles ne sont point contraires, mais il les faut entendre. Je ne les touche qu’en passant, parce que je ne doute point que la sainte éducation que vous recevez ne vous permettra point de les ignorer. Aussi est-ce en cet endroit, et en ce point et en plusieurs autres, la connoissance la plus importante et la plus nécessaire aux princes.

Saint Louis n’eut pas plutôt atteint un âge raisonnable, qu’il se trouva enveloppé dans une grande et difficile guerre émue par quelques princes mécontens dans son royaume, fomentée par l’Anglais, et soutenue par ces belliqueuses provinces que cet ennemi fier et puissant possédoit en ce temps-là dans cet État. Ce généreux prince s’opposa courageusement à ses injustes entreprises. Il fit voir à toute la terre que la véritable piété n’est point contraire à la véritable valeur ; il raffermit son État ébranlé ; il porta la terreur et l’effroi dans les terres et dans les troupes étrangères ; il soutint ou plutôt il força lui seul sur le pont de Taillebourg l’armée anglaise, avec une fermeté plus merveilleuse que celle que l’antiquité romaine a consacrée avec tant de gloire à la postérité. Il arrêta ce débordement du Nord qui grondoit déjà contre la France, et qui depuis a été si furieux qu’il a failli à emporter les plus braves de ses successeurs. Je n’appréhende point de vous présenter dans une chaire de paix ces images sanglantes de carnage et de meurtres, puisque les guerres de saint Louis ont été de ces guerres sanctifiées dont l’Écriture même parle avec éloge : Sanctificate bellum, sanctificate arma. Il a sanctifié la guerre en lui donnant une juste cause, qui fut la sûreté de ses peuples ; et en la portant à une juste fin, qui fut une glorieuse paix. Il a sanctifié les armes, en tempérant leur violence par les lois de la discipline chrétienne. Ainsi tout tourne en bien à ceux qui aiment Dieu. Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum. Ainsi la guerre même entre en part de la sainteté de saint Louis ; ainsi les rois se sauvent en donnant des batailles, pourvu que ces batailles se donnent pour la conservation ou pour le repos de leurs sujets. Et saint Louis sans doute a plus mérité par les ordres qu’il a donnés à la tête de son armée, qu’il n’eût pu faire par les prières et par la retraite de son cabinet.

On ne s’applique pas avec assez de choix à la piété ; on n’a pas assez de discernement pour distinguer les différentes conduites que l’on doit prendre dans les différens emplois. Il y a des actions de piété qui sont communes à toutes les professions : il y en a qui sont particulières à chaque profession. Il est important de ne les point confondre ; et ceux qui les confondent se, mettent du nombre de ceux que reprend l’Écriture quand elle dit : Corripite inquietos et inordinatos. Ce discernement est particulièrement demandé à Dieu par le psalmiste pour les rois : Deus, judicium tuum regi da. Assez souvent un juge plaît plus à Dieu en rendant la justice qu’en faisant oraison ; et quelquefois un roi suit plus exactement les volontés du ciel à la tête d’un bataillon que dans son oratoire. Par cette conduite, ce grand monarque dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire a attiré sur ses exploits les bénédictions du ciel et, par cette conduite, ses armes ont été sanctifiées par une glorieuse paix.

Les vôtres, sire ne sont pas moins justes : elles n’ont pas eu de moindres succès. Cette importante victoire, remportée si fraîchement et si glorieusement sur vos ennemis, est-elle une moins bonne cause ? En naissant, vous vous les êtes trouvées dans les mains. Dieu veuille, par sa miséricorde, qu’elles aient bientôt une aussi bonne fin ! Dieu veuille que vos victoires soient bientdt arrêtées par une heureuse paix ! Je vous la demande, sire, au nom de tous vos peuples affligés ; et, pour parler plus véritablement, consumés par les nécessités inséparables d’une si longue guerre. Je vous la demande avec liberté, parce que je parle à Votre Majesté d’un lieu d’où je suis obligé par ma conscience de vous dire, et de vous dire avec autorité, que vous nous la devez.

Mais, hélas ! je me reprends, sire. Si la paix étoit dans vos mains innocentes, il y a long-temps qu’elles auroient fait à la terre ce don si précieux ; la Reine votre mère les auroit désarmées pour la gloire du ciel et pour le repos du monde : votre jeune courage auroit cédé à sa piété. Elle est lasse de ces funestes victoires que l’on achète par le sang de ses sujets. L’opiniâtreté des ennemis de votre couronne a rendu jusqu’ici inutiles tous les efforts qu’elle a faits pour leur propre tranquillité et pour leur propre salut : c’est donc à Dieu, chrétiens, qu’il faut demander la paix, et non pas au Roi ; c’est de sa bonté qu’il faut espérer qu’il déchira les cœurs de ces princes obstinés à leur perte. Et je m’assure, madame, que ces prières ardentes dont Votre Majesté presse le ciel ne sont particulièrement employées qu’à le conjurer qu’il fasse que le sang d’Autriche relâche un peu de ce noble orgueil qui, contre ses propres intérêts, le rend trop ferme dans ses malheurs. Ces vœux sont si justes et sont si nécessaires au monde, que j’en attends le succès avec confiance et je n’en ai pas moins que quand Dieu leur aura donné leur effet, Votre Majesté, sire, ne se serve de la tranquillité de son royaume aussi utilement pour l’avantage de ses peuples, que saint Louis se servit du relâche que lui donnèrent ses premières armes.

Il soulagea ses sujets, il poliça son État, il fit refleurir la justice, il réprima les violences, il défendit les duels, il châtia rigoureusement les impies et les blasphémateurs. Ah ! sire, puisque vos sujets sont assez malheureux pour imiter leurs pères dans leurs crimes, ne serez-vous pas assez juste pour imiter votre glorieux ancêtre dans ses lois ? et souffrirez-vous, à la vue de la France, aux yeux de la chrétienté, à la vue du Dieu que vous adorez, que l’impiété règne et triomphe par l’impunité dans la ville capitale de votre royaume ? Non sine causa gladium Dei portas ; vindex es in iram. Ce n’est pas sans sujet que Dieu vous a confié l’épée de sa justice : c’est pour venger sa cause, et pour punir les crimes que l’on commet contre sa divine majesté. La clémence est la vertu des rois, et sans elle les princes les plus légitimes ne sont presque point distingués des tyrans : mais elle perd son lustre et son mérite, quand elle est employée pour tirer des mains de la justice ces noirs et ces infâmes criminels qui se sont attaqués directement à leur Créateur. Saint Louis, par une grandeur de courage digne d’un héros véritablement chrétien, et contre les maximes de la fausse politique, pardonna au comte de La Marche déclaré rebelle, qui par un attentat étrange avoit porté les armes d’Angleterre dans le sein de la France contre son souverain ; et au même moment, contre toutes les règles de la fausse clémence, il fait percer la langue à des blasphémateurs, peut-être et sans doute moins coupables que ceux de notre siècle. La noble impatience que la Reine votre mère sent en son ame contre tout ce qui est péché ne lui permettra pas assurément d’attendre la paix pour remédier à ces désordres ; et c’est l’unique gloire, sire, que son amour lui permet de vous envier. Mais j’avoue que la charité chrétienne ne demande qu’avec peine et qu’avec regret la punition des crimes ; et qu’elle en souhaite plutôt la conversion. Ames impies et brutales, qui n’éclatez que par des blasphèmes, et qui toutefois éclatez ; qui ne cherchez de l’applaudissement que par des discours abominables, et qui toutefois en trouvez ; prévenez, par une, sévére pénitence, le châtiment exemplaire que la justice de Dieu et celle du Roi vous préparent ; et vous, gladiateurs, qui même avec faste vous sacrifiez vous-mêmes tous les jours au démon, dérobez vos têtes au supplice, et vos ames aux enfers.

Le grand ordre que saint Louis mit en son royaume attira sur lui les bénédictions du ciel : et comme la plus grande et la principale de toutes est l’amour de Dieu et la charité pour ses frères, il lui inspira ce vaste et pieux dessein de secourir les chrétiens de Jérusalem, opprimés par la tyrannie des barbares ; et d’affranchir de leur puissance ces lieux consacrés par la naissance et par la mort du fils de Dieu. Et véritablement c’est ici où la parole me manque ; c’est ici où, sans emprunter les figures de l’éloquence humaine, sans parler avec exagération, je me sens obligé d’avouer que je me trouve dans l’impuissance d’achever le tableau de ce grand monarque : les traits en sont trop forts. Tantôt je le considère triomphant des périls de la mer, attaquant Damiette ; prenant, le premier, terre à la tête de son armée à la vue de ses ennemis ; faisant trembler l’Orient sous le poids de ses armes. Tantôt je le regarde perçant en deux batailles, comme un prodige de valeur, les rangs des troupes infidèles ; et après des efforts plus qu’humains, abattu dans la troisième, moins par la multitude de ses ennemis que par la main de Dieu, qui veut éprouver sa constance. Tantôt je le considère en sa prison, attirant la vénération des peuples les plus barbares par sa vertu, et foulant aux pieds, par la grandeur de son courage, la vaste couronne des Mahométans. Tantôt je l’aperçois dans les hôpitaux de Syrie, au retour de sa captivité, secourant les malades, assistant lui-même les pestiférés et, de ce lieu d’humilité où il sert à genoux les plus pauvres, je le vois tout d’un coup rappelé sur son trône, non pour s’y reposer de ses travaux passés, mais pour y reprendre de nouvelles forces pour former de nouvelles armées, pour passer en Afrique, pour porter la guerre dans les provinces les plus farouches et les plus belliqueuses des Sarrazins, et pour planter la croix sur les mosquées de Mahomet. Où pouvons-nous trouver la variété des couleurs nécessaires pour dépeindre les actions de ce grand prince ? Hélas ! nous n’en avons pas seulement d’assez vives pour donner la moindre partie de l’éclat qui est dû à ses malheurs, qu’il a rendus, à la vérité, par sa constance, aussi illustres que ses victoires, et qui peuvent faire dire avec fondement, de saint Louis pris et défait par les barbares, ce qu’on disoit autrefois. de cette peinture si estimée par les anciens : qu’elle ne fut jamais plus belle ni moins effacée qu’après qu’elle eut été touchée par trois différentes fois de la foudre. Tirons le rideau sur toutes ces merveilles ; couvrons d’un voile, à l’imitation de cet ancien qui s’en servit si judicieusement dans une occasion trop connue pour être répétée ; couvrons, dis-je, d’un voile cette partie la plus animée de sa belle vie, parce que nous n’en saurions exprimer seulement les moindres traits ; et tirons de ces grands exemples, par un avantage que Votre Majesté doit partager avec ses sujets, des fruits dignes de cette chaire, et sans lesquels les panégyriques les plus chrétiens ne seroient pas plus utiles que les discours les plus profanes.

Saint Louis a servi lui-même les pauvres dans les hôpitaux, sans autre obligation que celle de son ardente charité. Jugez, sire, à quel point vous êtes obligé à les servir sur votre trône, où Dieu vous a mis pour les soulager ! Et nous, chrétiens, jugeons, à notre honte et à notre confusion, que nous sommes indignes de porter ce glorieux titre, depuis qu’une dureté qui fait horreur fait que nos entrailles ne sont plus émues sur la nécessité de nos frères, depuis que nos folles dépenses et notre luxe, souvent ridicule et toujours honteux, emportent ou pour mieux dire dérobent ce que nous devons aux misères de notre prochain.

Saint Louis, animé du saint zèle de la gloire de Dieu, se résolut de passer au Levant et d’ouvrir la guerre sainte contre les Infidèles. Dieu veuille, sire, que le cimeterre des Ottomans qui brille déjà sur les frontières de la chrétienté, ne vous impose pas un jour la nécessité de semblables desseins ; mais au moins cet exemple doit donner à Votre Majesté du zèle pour sa religion. Hélas en sommes-nous seulement échauffés ? Et n’est-il pas vrai que, sans passer les mers, nous nous trouvons assez souvent dans les compagnies avec des ennemis de notre foi, contre lesquels nous opiniâtrons peu de combats pour sa défense ?

Saint Louis reçut les afflictions qui lui arrivèrent en Syrie avec une fermeté admirable ; et la résignation qu’il eut aux volontés de Dieu en sa défaite, dans sa prison, dans ses maladies, a été même plus estimée par le plus grand prélat de notre siècle, le bienheureux François de Sales, que la générosité de son entreprise.

Ce grand monarque, sire, n’oublia jamais qu’il étoit roi ; mais il se souvint toujours qu’il étoit homme. C’est pourquoi les accidens de la vie ne le surprirent point et ne l’étonnèrent pas : à la différence des grands du monde, à qui pour l’ordinaire la flatterie, plus forte même que l’expérience, fait perdre la mémoire, et qui n’en sont pas exempts. Et nous, sans porter des couronnes, recevons-nous avec plus de soumission les ordres de Dieu ? et, aux premières afflictions que le ciel nous envoie, ne paroît-il pas visiblement à nos impatiences et à nos murmures que nous oublions souvent que nous sommes mortels ?

Saint Louis ne se lasse jamais de servir Dieu ; et quoique ses bons desseins n’aient pas toujours de bons succès, il les pousse avec vigueur, il ne s’ébranle point. Au retour de l’Asie il attaque l’Afrique, il porte l’étendard de la croix jusque sur les murailles de Tunis ; et rien n’arrête son ardeur que la volonté de celui qui la lui inspire. Ah qui que tu sois, malheureux, ame lâche et timide, qui prends un bon dessein, et qui l’abandonnes ou par crainte, ou par espérance, ou par foiblesse, ou par corruption, confonds-toi en toi-même par l’exemple du plus grand des rois ; mais confonds-toi d’une sainte honte qui produise.une véritable pénitence digne de ton crime, digne de ta foiblesse, digne de ta lâcheté.

Je sens que je m’emporterais dans un nombre infini d’oppositions qui se rencontrent, au déshonneur de notre siècle, entre la vertu de saint Louis et nos péchés. Je me perdrois facilement dans ces grandes distances qu’il y a de sa continence à nos désordres, de son humilité à notre fausse gloire, de sa charité à nos froideurs, de son courage à nos foiblesses. Je m’arrête, je m’arrête contre mes sentimens, pour voir mourir ce grand monarque, mais non pas pour parler de sa mort. On peut exagérer la mort des hommes ordinaires ; parce qu’assez souvent on n’en est pas ému qu’après de longues réflexions ; mais celle des grands rois touche par la seule vue de leurs tombeaux. Saint Louis étendu sans sentiment dans un pays ennemi, sur une terre étrangère, marque plus fortement la vanité du monde que tous les discours qu’on pourroit faire sur ce sujet. Et à ce triste spectacle je me contente de m’écrier avec le prophète : Ubi gloria Israël ? Où est la gloire d’Israël ? où est la grandeur de la France ? où est cette florissante noblesse ? où est cette puissante armée ? où est ce grand monarque qui commandoit à tant de légions ? Et au même moment que je fais ces demandes, il me semble que j’entends les voix confuses et ramassées de tous les hommes qui ont vécu dans les quatre siècles écoulés depuis sa mort, qui me répondent qu’il règne dans les cieux. Ah ! que ce dernier moment qui l’y a porté avec tant de gloire nous fournit d’exemples de constance, de fermeté, de générosité, de magnanimité vraiment chrétienne ! Toutes les paroles par lesquelles il a fini sa belle vie, et par lesquelles je prétends finir ce discours, sont autant de caractères illustres d’une mort toute grande, tout héroïque, toute sainte.

Ce grand monarque adressa ces paroles au Roi son fils et son successeur sur la terre, dans le lit de la mort ; et je dois croire qu’il les adresse présentement à Votre Majesté encore avec plus de force, du ciel où il est dans la gloire. Audi, fili mi, disciplinas patris tui. Écoutez, sire, mais écoutez attentivement : voici les paroles originales du testament de votre père.

Sachez que vous êtes roi pour rendre la justice, et que vous la devez également aux pauvres et aux princes et par vous et par vos officiers, des actions desquels vous rendrez compte à Dieu. Soulagez votre peuple, conservez sa franchise, écoutez ses plaintes, et inclinez d’ordinaire du côté du moins riche, parce qu’il y a apparence qu’il est le plus oppressé ; faites-vous justice à vous-même dans vos intérêts, afin que vos officiers n’aient pas lieu de se persuader qu’ils vous puissent plaire en faisant des injustices pour votre service. N’entrez jamais en guerre contre aucun prince chrétien, que vous n’y soyez obligé par des considérations très-pressantes. Pardonnez les fautes qui ne regarderont que votre personne, et soyez inexorable pour celles qui toucheront la divine majesté. Punissez les blasphémateurs, et ayez aversion pour les hérétiques ; soyez libéral de votre bien, et soyez ménager de celui de vos sujets. Maintenez les bons réglemens et les anciennes ordonnances de votre royaume, et corrigez avec soin les mauvais usages. Ne donnez jamais les bénéfices qu’à ceux qui seront capables d’en faire les fonctions et d’en soutenir la dignité. Demeurez dans le respect que vous devez au Saint-Siége, et conservez inviolablement les privilèges et les immunités de l’Église. Entendez souvent la parole de Dieu, et fréquentez les sacremens avec les dispositions nécessaires. Enfin faites régner Jésus-Christ en votre cœur et dans votre royaume, afin qu’après une longue vie il vous fasse régner avec lui dans la vie éternelle, où vous conduise le Père +, le Fils +, et le Saint-Esprit +. Ainsi soit-il.