Mémoires (De Gaspé)/15

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G. E. Desbarats (p. 457-493).


CHAPITRE QUINZIÈME


Force à superbe ! Mercy à foible !


L’HONORABLE LOUIS-IGNACE D’IRUMBERRY DE SALABERRY.


Le voyageur qui après avoir parcouru une longue et pénible route, arrive sur le soir à une oasis où il trouve un ruisseau aux ondes pures et limpides pour apaiser une soif brûlante, ne ressent pas un sentiment d’aussi vive satisfaction que celle que j’éprouve en offrant à mes compatriotes quelques traits de la vie de ce gentilhomme canadien qui a coulé aussi pure que le ruisseau le plus limpide de nos forêts. En effet le souvenir d’un citoyen constamment vertueux pendant le cours d’une longue vie, n’est-il pas une coupe plus rafraîchissante pour le chroniqueur sur le bord de la tombe, que celle dont s’abreuve le pèlerin dans les oasis du désert, pour celui qui ayant pratiqué longtemps les hommes, est arrivé à l’âge où il peut les apprécier sans prévention, et à leur juste valeur.

Ce n’était pas un homme ordinaire que celui auquel toutes les classes de la société s’empressaient de rendre hommage : aussi était-ce un spectacle touchant de voir monsieur de Salaberry parcourir les rues de la cité de Québec ; de voir les visages s’épanouir à sa vue, de voir chacun se découvrir avec respect sur son passage. « Nos parents, me disait récemment monsieur Vocelle, ancien et respectable citoyen de cette ville, nous accoutumaient dès l’enfance à saluer monsieur de Salaberry ; et il ne manquait jamais de rendre politesse pour politesse aux plus petits gamins de la cité ! »

Était-ce la richesse qui lui attirait ces hommages, ce culte universel ? Oh non ! monsieur de Salaberry était alors comparativement un gentilhomme peu fortuné. Était-ce le haut rang qu’il occupait alors dans la colonie ? certainement non ; car il n’était alors que simple juge de paix. Il y avait dans ce culte universel un motif beaucoup plus touchant : cette belle âme semblait avoir constamment devant les yeux la devise incrustée sur les armes de sa famille : « Force à superbe ! Mercy à foible ! »

L’origine de cette devise est trop glorieuse, trop remarquable pour la passer sous silence. Comme tous les Canadiens connaissent la force musculaire de la famille Salaberry, établie dans cette colonie depuis plus de cent ans, on doit supposer qu’elle leur a été transmise par leurs ancêtres de temps immémorial, ainsi que semble le prouver la note suivante extraite des mémoires de cette illustre famille.

« C’est une ancienne tradition dans la famille que la devise : Force à superbe ! Mercy à foible ! vient de la bataille de Coutras en 1587, où un de nos ancêtres tua un gendarme ennemi, fier de sa haute taille et de sa force, et en blessa un autre qui, renversé sur le champ de bataille, lui demandait la vie qu’il lui accorda. En ce moment parut le roi de Navarre, dont l’active intrépidité le portait toujours au plus fort de la mêlée. Le héros généreux appréciant ces deux beaux faits de son gendarme, lui cria avec sa gaîté ordinaire dans les combats : Force à superbe ! Mercy à foible ! c’est ta devise. Ce roi de Navarre était le grand Henri IV, depuis roi de France. »

Arrêtons-nous un instant devant cette noble et grande figure de Henri IV, du guerrier redoutable qui frappait fort et dru : nous avons devant les yeux dans le trait que je viens de citer le caractère de cet excellent prince que toute la France pleura avec des larmes de sang. « Partout, dit l’historien Pierre Mathieu, on voyait saillir des sources de pleurs ; partout on entendait les cris et les gémissements du peuple : il semblait qu’on l’eût assommé tant la violence de la douleur l’avait étourdi et éperdu : si on demande d’où venait cet extrême regret, la réponse est prompte : de l’amour................ ces torrents de larmes inondèrent toute la campagne................ On raconte que plusieurs personnes moururent de douleur, et l’on cite des noms. »

La devise des Salaberry  « Force à superbe ! Mercy à foible ! » peint bien le noble caractère du prince qui, dans l’ardeur d’une bataille sanglante, implore, d’un de ses gendarmes la pitié pour ses ennemis. Henri IV après la victoire ne voyait plus que des amis dans ses ennemis.

Parmi les magistrats de la cité de Québec, le capitaine Thomas Allison[1] se faisait remarquer par son inflexibilité envers les prévenus ; et monsieur de Salaberry par son indulgence pour les coupables. Il y avait probablement à redire dans les deux rôles : l’un était inflexible comme un juge militaire et l’autre jugeait trop souvent avec le cœur. Lorsque monsieur de Salaberry était major dans les Royaux Canadiens commandés par le colonel de Longueuil,[2] les soldats le considéraient comme un bon père qui tempérait la sévérité de leur colonel.

De toutes les qualités de l’homme, celles du cœur sont les plus appréciées par le peuple ; et de là cette affection pour monsieur de Salaberry auquel les malheureux avaient recours dans leurs peines, certains de trouver sympathie et compassion, s’il ne pouvait les secourir plus efficacement. Allez trouver monsieur de Salaberry, disait-on aux personnes affligées, et il fera tout en son pouvoir pour vous venir en aide.

J’ai d’autant plus de plaisir à rendre ce témoignage à cet excellent gentilhomme, que je ne crains pas d’être contredit par mes compatriotes qui l’ont connu, ni par les enfants de ceux qui sont morts ; certain que le souvenir de ses vertus leur a été transmis par leurs parents.

Mon but étant dans cette chronique d’entretenir le lecteur de la vie privée de nos hommes marquants du Canada, plutôt que de leur carrière publique, je ne leur donnerai à la fin de ce chapitre qu’une courte esquisse de celle de monsieur de Salaberry pour m’occuper presque exclusivement de sa vie privée.

Monsieur de Salaberry, qui avait fait de fortes études en France, prenait un vif intérêt aux progrès de ses jeunes compatriotes canadiens, non-seulement pendant le cours de leurs études, mais aussi après leur sortie du collège. Sans être riche, il n’en exerçait pas moins une généreuse hospitalité : sa maison était toujours ouverte à ceux qui désiraient passer une soirée agréable avec son aimable famille, à l’entour d’une table à thé. Aussi la jeunesse, qu’il aimait et qu’il amusait beaucoup, s’empressait de faire partie des cercles fréquents qui se réunissaient chez lui.

Tout allait pour le mieux tant qu’il nous entretenait de ses voyages, de maintes anecdotes intéressantes, mais autre chose était quand il amenait la conversation sur les auteurs latins ! Nous nous en retirions tant bien que mal quand il se contentait de nous parler français, mais grand était notre désarroi quand il nous adressait la parole dans la langue de Cicéron ! Car nous n’étions pas forts sur une langue que nous n’avions pas l’habitude de parler au séminaire ; aussi était-ce une bonne fortune pour nous quand notre ami Vallière[3] était présent : à tout seigneur tout honneur ; on laissait, d’abord, la conversation s’engager entre les deux athlètes et puis chacun s’esquivait à la sourdine pour rejoindre des cercles moins sérieux.

Monsieur de Salaberry arrivait de France quelques années avant la Révolution, lorsqu’on lui proposa d’assister à une pièce de théâtre « le Barbier de Séville » jouée par des jeunes amateurs canadiens.

— Qu’irais-je faire, dit-il, à votre théâtre : voir massacrer une pièce que j’ai vu jouer à Paris par les meilleurs acteurs français ?

Il se laissa, néanmoins, gagner, plutôt par complaisance que par amusement, et assista à la représentation de cette charmante comédie. Beaucoup de nos jeunes Canadiens ont eu de tout temps une aptitude remarquable pour le théâtre ; et je puis dire à leur louange, et sans prévention, qu’au dire même des anglais, ils réussissaient beaucoup mieux que les amateurs britanniques, à quelques exceptions près.

Dès la première scène, entre le comte Almaviva et le Barbier ; monsieur de Salaberry, emporté par l’enthousiasme qu’il éprouvait pour les talents de son jeune compatriote, monsieur Menard, se lève de son siège et s’écrie de sa belle voix sonore et retentissante : « Courage, Figaro ! on ne fait pas mieux à Paris ! »

Les assistants, électrisés par ces paroles se levèrent spontanément de leurs sièges en criant : « Courage Figaro ! on ne fait pas mieux à Paris ! » Et ce furent des hurrahs pour Salaberry à n’en plus finir.

Heureux temps où tout le monde se connaissait dans notre bonne ville de Québec ! Heureux temps où même au théâtre, on était encore en famille ! Où un gentilhomme universellement aimé pouvait sans inconvenance interrompre une pièce et être applaudi du public.

Plus de trente ans après cette scène, le duc de Richmond, arrivé récemment au Canada en qualité de Gouverneur, donnait une soirée, afin que les dames lui fussent présentées ; et monsieur de Salaberry, alors très-âgé, jugea, sans doute, qu’il ne pouvait faire moins pour un prince, que de se présenter au château Saint-Louis en costume de la cour de Louis XVI. J’arrivais avec ma femme, lorsque notre ami M. Juchereau Duchesnay nous dit dans l’antichambre : il se passe une scène assez plaisante là-haut : mon beau-père a eu l’idée de revêtir les habits qu’il portait lorsqu’il fut présenté à la cour de France ; et comme le duc, que peu de personnes connaissent, n’a pas encore fait son entrée dans le salon, presque tous ceux qui passent devant lui, trompés par la richesse du costume, lui font, les messieurs un profond salut et les dames une profonde révérence, que monsieur de Salaberry leur rend avec la dignité d’un prince.

Quant à monsieur de Salaberry, qui avait la vue très basse, qui était si universellement aimé et respecté, il est assez naturel qu’il ne s’aperçût pas de la méprise ; et je dois avouer que sans l’avis préalable de mon ami monsieur Juchereau Duchesnay, je l’aurais salué moi-même croyant rendre hommage au nouveau gouverneur.

La mine du gentilhomme canadien était bien aussi noble, aussi imposante quel celle du duc de Richmond, mais là s’arrêtait la ressemblance physique. Le duc d’une taille plus élevée, à la charpente osseuse et musculaire, à l’air froid, sévère et morose, me rappela, lorsqu’il fit son entrée dans le salon, les vers de Voltaire :

« Le Richmond qui porte un cœur de fer,
................................... »

Ceux qui ont lu sa vie, savent s’il était vraiment l’homme au cœur de fer.

Une autre idée me frappa aussitôt ; c’est que jamais preux, dans les temps de chevalerie, n’aurait revêtu l’armure avec plus d’aisance et porté de plus terribles coups à ses ennemis que le duc de Richmond.

L’impression que faisait monsieur de Salaberry était différente ; la largeur de ses épaules, qu’aurait enviée un Milon de Crotone, diminuait l’avantage de sa haute taille, et la massue semblait l’arme redoutable qui convenait à son bras d’Hercule.

Le type des aïeux s’était admirablement conservé dans ces deux hommes. Ils conversèrent longtemps ensemble vers la fin de la soirée. Nous fîmes cercle à distance respectueuse, et j’entendis le duc répéter deux à trois fois : « Ce coquin de Buonaparte (un anglais ajoutait toujours, alors, un mot injurieux en prononçant le nom du géant enchaîné sur le rocher de Sainte-Hélène) ce coquin de Buonaparte m’a volé mes orangers. » Il faisait, je suppose, allusion à des orangers de son duché d’Aubigny. Leur conversation était en français : langue que le duc parlait aussi purement que son interlocuteur : on aurait cru entendre deux Parisiens converser ensemble.

Je fus touché, la première fois que je dînai au château Saint-Louis, de la manière affectueuse avec laquelle ses fils traitaient les domestiques. Le jeune lord Frederick Lennox, aide-de-camp du duc son père, fit signe pendant le repas à un des servants de venir lui parler, et lui passant amicalement la main autour du cou, il lui dit quelques mots à l’oreille. C’était bien l’acte d’un vrai nobleman dans les veines duquel coulait le sang royal : il ne craignait pas de déroger en traitant avec une bonté toute particulière un de ses valets.

Son frère aîné, lord William Lennox, aussi aide-de-camp du duc, joignit notre Jockey Club dès son arrivée à Québec ; il y eut le lendemain une réunion des membres, à laquelle il assista ; mais je ne lui fus pas présenté ; aussi grande fut ma surprise, lorsque le rencontrant le jour suivant, il traversa la rue et conversa avec moi, comme si nous eussions été de vieilles connaissances.

Accoutumés à la morgue, à la froideur des dames anglaises, ce fut avec un sentiment de malaise, de crainte, que nous fîmes une première visite à lady Mary Lennox, fille du duc de Richmond ; les dames canadiennes, surtout, pensaient qu’elle allait les écraser de sa grandeur, mais point du tout ; nous vîmes une demoiselle aux manières simples, affectueuses même, et qui ne cherchait qu’à nous mettre à l’aise.

Ceci me rappelle une autre anecdote arrivée à ma cousine Éliza-Anne Baby, veuve de feu l’Honorable Charles E. Casgrain. Son père, l’Honorable Jacques Dupéron Baby, qui était alors membre du Conseil Législatif et Exécutif du Haut-Canada, dont il fut longtemps président, vivait dans l’intimité avec les gouverneurs de cette province.

Un jour, lady Maitland, femme du lieutenant gouverneur du même nom, et descendante d’une des premières familles d’Angleterre, le pria de lui faire connaître sa fille, alors toute jeune. Mlle Baby n’entra pas d’abord sans crainte dans le salon de cette grande dame, chez qui elle croyait trouver toute la raideur britannique ; mais elle fut agréablement surprise de l’accueil bienveillant, affable, qu’elle lui fit.

Vêtue simplement, causant sans aucune prétention, elle l’eut bientôt mise parfaitement à l’aise par la grâce et l’enjouement de sa conversation.

Mais, si elle fut charmée de son exquise aménité, d’un autre côté, jamais elle n’oublia l’air de dignité, de grandeur, qui respirait dans toute sa personne. On reconnaissait, en la voyant, même sous le costume le plus simple, la noble descendante des hauts et puissants seigneurs d’Albion.

Je cite ces exemples parce qu’ils viennent à l’appui de ce que j’ai toujours pensé, et que m’a prouvé une longue expérience : c’est que ceux qui, sans transition aucune, se trouvent placés par la naissance au sommet de l’échelle sociale, sont moins orgueilleux que les parvenus dans leurs rapports avec les inférieurs.

À propos du Jockey Club dont je viens de parler et qui a continué depuis, je puis dire que ce sont feu monsieur Narcisse Duchesnay, feu le docteur Pierre de Sales Laterrière et moi qui l’avons en partie fondé vers l’année 1815, et voici sous quelles circonstances.

Duchesnay avait un cheval, dont il vantait beaucoup la vitesse, et j’en avais un de race espagnole que j’appelais Dragon, parce que je l’avais acheté à un encan de chevaux de cavalerie qui s’était fait à Québec : ce Dragon courait comme un chevreuil. Laterrière me persuada que mon cheval sans être de race pouvait lutter avantageusement, pendant l’espace d’un mille, contre celui de Duchesnay. Il s’ensuivit un pari que je gagnai ; mais mon Dragon avait fait sa dernière prouesse, et il me laissa dans la confusion, lorsque l’année suivante je lui fis courir trois milles au lieu d’un. J’ai rarement vu un cheval courir avec plus de rapidité pendant une courte distance.

La course entre le cheval de Duchesnay et le mien en amena bien vite trois à quatre autres ; et nous formâmes, l’année suivante, un club pour établir des courses annuelles qui ont continuées sans interruption, je crois, jusqu’à présent.

Mais je reviens à monsieur de Salaberry : ce digne gentilhomme était comme je l’ai dit d’une haute stature et taillé en Hercule ; il avait la mine si imposante, l’air si noble, que sans être beau de figure, il passait pour un bel homme. On ne pouvait réprimer un mouvement d’admiration chaque fois qu’il faisait une entrée dans un salon donnant le bras à sa femme aussi belle que gracieuse, et suivi de ses enfants : quatre garçons et trois filles, tous d’une beauté remarquable.

Assistons maintenant à une scène plus imposante. Monsieur de Salaberry, malgré son érudition, dirait un philosophe, à cause de ses études profondes, dirait un chrétien, était un fervent catholique et avait élevé sa famille chrétiennement. La cloche sonne le dernier tintement de l’Agnus Dei ; le père et la mère se lèvent, et les sept enfants les suivent pour participer avec eux à la communion pascale. Quelques personnes, témoins de cet acte religieux de toute la famille de Salaberry, me disaient que ce spectacle impressionnait vivement les fidèles réunis dans l’église.

Je ne puis résister à un plaisir qui me reporte aux beaux jours de ma jeunesse : celui de donner les noms de toute cette famille si remarquable, si aimée par toutes les classes de ses concitoyens sans exception d’origine.

Adélaïde, l’aînée des demoiselles, et Amélie la plus jeune, décédée il y a quatre ans, laquelle a survécu à toute la famille, sont toutes deux mortes filles. Hermine, la cadette, avait épousé son petit-cousin l’adjudant général Juchereau Duchesnay, et a laissé une nombreuse postérité. Ses filles, mesdames de Saint-Ours, Campbell et Ermatinger, et ses fils, l’honorable Antoine Juchereau Duchesnay et le lieutenant-colonel Philippe Duchesnay, aide-de-camp provincial honoraire, les seuls survivants, sont trop avantageusement connus pour qu’il soit nécessaire d’en parler plus au long.

Les demoiselles de Salaberry étaient douées de beaucoup d’esprit ; et je ne puis donner une meilleure idée de leur beauté qu’en ajoutant que la plus jeune des trois, la moins belle, n’était désignée par les Anglais, pendant sa jeunesse, que sous le nom de sweet angel (la douce ange). Ceux qui l’ont connue pendant les dernières années de sa vie croiront que j’exagère, comme je croyais moi-même à l’exagération, quand on me parlait de beaucoup de vieilles dames dont on vantait la beauté pendant leur jeunesse ; mais ceux qui ont connu la belle âme de mademoiselle Amélie, penseront au contraire que j’ai été sobre de louanges.

Comme je me propose d’écrire à la fin de ce chapitre une biographie succincte de l’aîné de la famille, le colonel Charles-Michel de Salaberry, que j’appellerai dans ces mémoires Chateauguay de Salaberry, titre que mes compatriotes me feront peut-être le plaisir d’accepter, si cet ouvrage trouve grâce auprès d’eux ; comme je me propose, dis-je, de donner une biographie succincte de ce gentilhomme dont la mémoire glorieuse vivra éternellement dans le cœur patriotique des vrais Canadiens, je n’en dirai pas davantage pour le moment.

La carrière de ses trois jeunes frères, Maurice, Louis et Édouard, celui-ci filleul du duc de Kent, père de notre gracieuse souveraine la reine Victoria, fut courte mais glorieuse. Édouard fut tué en 1811 au siège de Badajoz, pendant la guerre de la Péninsule espagnole. Et par une coïncidence assez extraordinaire, Badajoz était défendu par un Canadien, le lieutenant-général vicomte de Léry, commandant en chef du génie et un des généraux les plus célèbres de Napoléon I, et qu’il tenait en haute estime.

Les deux autres frères, Maurice et Louis, périrent dans les Indes Orientales, où un monument atteste encore l’estime de leurs frères d’armes.

Tout le monde connaissait la force prodigieuse de Monsieur de Salaberry le père, sans se douter que ses fils en eussent hérité. C’était vers l’année 1809 que le jeune lieutenant Maurice de Salaberry, adjudant des milices canadiennes, exerçait une compagnie de volontaires canadiens dans un hangar situé au bas de la côte de la Canoterie, dans lequel était un canon, de je ne sais quel calibre, mais si pesant, qu’après maints efforts, les miliciens qui s’amusaient à faire des tours de force, avaient renoncé à le lever de terre par une de ses extrémités.

— Si votre père était ici, dit l’un des miliciens à leur jeune adjudant en lui montrant la pièce d’artillerie, il aurait bien vite culbuté ce soufflet !

Les gens du peuple et surtout les habitants appelaient souvent les canons des soufflets.

— Il est donc bien pesant votre soufflet ? dit le jeune officier, que des hommes comme vous Joseph Vézina, Pierre Voyer, Poussart, Guilbaut, Thom Dorion, ne puissiez le lever ? N’importe, pour l’honneur des Canadiens, je vais l’essayer à mon tour.

— Il va en faire de belle, notre adjudant, dit un farceur à demi-voix, il va en faire de belles prouesses avec ses grands doigts effilés et sa main blanche comme celle d’une demoiselle !

Mais il avait à peine achevé cette phrase, que les deux mains aristocratiques soutenaient le poids énorme à la hauteur de la ceinture du jeune officier.

Je reviens au sujet principal de ce chapitre. Quoique la force morale soit un don plus précieux que celui de la force physique, l’homme n’en est pas moins porté à donner une grande part d’admiration à cette dernière qualité, surtout quand elle est réunie dans la même personne avec la première. Je crois donc faire plaisir au lecteur en rapportant quelques traits de la force musculaire du chef de la famille de Salaberry.

Le fort Saint-Jean était assiégé par les Américains en 1775, lorsqu’une bombe éclata sur une baraque, dans laquelle était Monsieur de Salaberry avec d’autres officiers ; tous, excepté lui, eurent le temps d’évacuer le vieil édifice avant d’être écrasés sous les débris. Chacun s’empressa ensuite de voler au secours de leur frère d’armes, sous l’impression cruelle qu’ils ne retireraient qu’un cadavre des décombres, quand à leur grande surprise, ils trouvèrent le nouveau Samson, plus heureux que le premier, soutenant sur ses robustes épaules, les genoux et les mains appuyés sur la terre, un pan de l’édifice. Ce n’est pas une fable faite à plaisir, l’accident eut lieu devant cent témoins, dont trois me l’ont raconté à moi-même pendant ma jeunesse. Quelques gorgées de sang qu’il vomit le soulagèrent ; mais il s’en est ressenti pendant bien longtemps, à ce qu’il nous disait.

Je lui demandais, un jour, si c’était dans cette occasion qu’il avait donné la plus grande preuve de sa force musculaire.

— Je ne crois pas, me dit-il, il m’a fallu une autre fois, aussi dans une situation de vie ou de mort, déployer encore plus de force. Lors de mon aventure au fort Saint-Jean, j’étais placé de manière à pouvoir supporter un poids énorme ; rien n’empêchait l’action de mes muscles, mais lors de la situation exceptionnelle dont je vais vous entretenir, il m’a fallu des efforts surhumains pour me sauver la vie ; vous allez en juger vous-même.

— C’était pendant l’hiver, un peu avant le coucher du soleil, j’avais chassé toute la journée sur les montagnes de Beauport, et je retournais chez moi lorsqu’en descendant un morne à la raquette, une avalanche de neige partit du haut de la montagne, m’ensevelit par-dessus la tête, mais heureusement sans me renverser. La neige pelotait, et je me trouvai aussitôt pressé de toutes parts comme dans un étau, j’eus bien vite cependant recouvré l’usage de mes bras en jouant des coudes, et je me débarrassai de la neige qui m’étouffait. Quoique libéré d’autant, la position n’en était pas moins épouvantable, enchaîné comme je l’étais par les pieds au moyen de fortes courroies de peau d’original passées à double tour au-dessus de mes talons et attachées à des grandes raquettes recouvertes d’une couche de neige durcie de près de six pieds d’épaisseur.

Je me crus perdu sans ressource aucune, lorsque j’envisageai toute l’horreur de ma situation ! Je recommandai mon âme à Dieu, car je n’avais aucun secours à attendre des hommes dans ce lieu solitaire ; et connaissant ce qu’il fallait déployer de force pour ma délivrance, la tâche me paraissait surhumaine. Il ne me restait en effet d’autres moyens de salut que de rompre les courroies en restant appuyé sur un seul pied et en tirant l’autre de toutes mes forces ; et vous concevez que plus je tirais, plus les courroies me serraient le talon qu’il s’agissait de dégager, en me causant des douleurs atroces. Le désespoir doublait pourtant mes forces ; mais ceux qui savent apprécier la position dans laquelle j’étais, comprendront que les muscles n’avaient que peu d’action pour briser de tels liens en retirant une jambe seulement. N’importe, à force de persévérance, d’efforts surhumains pendant l’espace de deux à trois heures, je cassai les courroies, mais aux dépens de mes deux tendons d’Achille qui restèrent si dégarnis de leurs accessoires de peau que je faillis être atteint de la mâchoire tenaille.

— Oui, mon cher de Gaspé ; je puis dire que c’est la seule fois que j’ai remercié Dieu avec ferveur de la force musculaire qu’il m’a donnée ; car lors de mon aventure au Fort Saint-Jean, je commandais à mes muscles, mais lors de la seconde épreuve je n’avais à mon service pour rompre les liens redoutables que la force du désespoir, et encore cette force était puissamment comprimée par la gêne dans laquelle j’étais.

Une petite anecdote en permettant de calculer la force de l’homme par comparaison, pourra donner une idée de celle de monsieur de Salaberry. Lui et mon oncle Gaspard de Lanaudière, aussi d’une force remarquable, étaient, un dimanche avant la messe, au presbytère du Cap-Santé. Un groupe des habitants de la paroisse entouraient une cloche, dont j’ai oublié le poids ; elle était destinée au clocher de l’église renversé par la foudre, et les hommes les plus forts essayaient en vain de lever de terre la lourde masse, lorsque mon oncle les rejoignant, souleva non-seulement la cloche, mais la fit tinter plusieurs coups à la grande surprise des spectateurs dont il avait d’abord essuyé un déluge de quolibets dirigés contre les messieurs qui voulaient faire les hommes. De retour au presbytère, il dit en riant au curé qu’il venait de sonner le tinton de la messe.

— Très bien ! Gaspard, dit monsieur de Salaberry, vous tenez de votre père, l’homme le plus fort que j’aie connu.

On dîne au presbytère ; et le curé annonce ensuite, en consultant sa montre, qu’il est l’heure de chanter les vêpres. Monsieur de Salaberry s’esquive alors sans rien dire et un instant après, on entend sonner la cloche à toute volée. L’hercule rentre en riant et dit :

— Mon cher Lanaudière, vous avez sonné la messe et moi les vêpres.

Mon père racontait la scène suivante dont il avait été témoin oculaire, lorsqu’en l’année 1777, il servait dans l’armée anglaise, sous les ordres du général Bourgoyne, campée dans le voisinage de la rivière Hudson.

— Nous étions, disait-il, assis le soir dans une cabane, lorsqu’un énorme serpent à sonnettes, attiré peut-être par le feu à l’entour duquel nous étions groupés, surgit tout à coup au milieu de nous. Nous étions tous saisis d’horreur et paralysés par la frayeur, lorsque monsieur de Salaberry, conservant son sang-froid, empoigne l’affreux reptile, l’étouffe dans une étreinte puissante et le jette dans le brasier ardent de notre bivouac.

Parmi les tapageurs, le plus souvent canadiens, qui troublaient jadis les gens paisibles de la bonne ville de Québec et de ses faubourgs, se faisait remarquer un sauvage de la tribu des Hurons, qui avait été souvent expulsé de son village pour ses peccadilles, et dans lequel il trouvait cependant toujours les moyens de retourner en promettant de mener une vie plus exemplaire. Cet Indien, nommé Picard, d’une haute stature, aux larges épaules effacées, à la démarche fière et superbe, agissait comme s’il eût été en pays conquis quand il entrait dans une maison où il ne trouvait que des femmes ou des hommes trop faibles pour lui résister ; il fallait alors le servir, lui donner tout ce qu’il demandait, et surtout du rhum dont il était très-friand.

Mais où était la police, pense le lecteur ? Les seuls hommes de police étaient, pendant mon enfance, les soldats de la garde, quand ils étaient à portée de prêter secours ; mais le plus souvent les perturbateurs avaient déguerpi quand ils arrivaient.

Monsieur de Salaberry retournait un jour à son domicile, lorsqu’il entendit de la rue des cris de frayeur que poussaient les dames de sa famille dans sa maison[4] située à l’encoignure des rues Stadaconé et Desjardins, presque en face de l’église des Ursulines ; cette maison avait une longue galerie à six ou sept pieds du sol, comme c’était alors assez l’usage. Monsieur de Salaberry monte quatre à quatre les marches de l’escalier qui conduisait à la chambre à dîner, et trouve le sieur Picard, lequel après s’être emparé d’une carafe de vin, voulait se faire livrer les clefs des armoires. L’explication fut courte, et la punition infligée par le magistrat très sommaire, car dans un premier mouvement de colère, à la vue de sa famille éplorée, il saisit le Huron par les flancs et lui fit franchir sans accroc fenêtre, galerie et toute la rue Desjardins.

À cet accès de colère épouvantable succéda la raison, et il vola aussitôt au secours du sauvage qu’il trouva heureusement plein de vie après son voyage aérien, mais affreusement maltraité. Picard finit par s’éloigner clopin-clopant en disant : « il est mauvais Charivary ! »

Mon vieil ami, Monsieur Barthélemy Faribault,[5] auquel je lisais dernièrement cette note, me dit :

— Vous avez oublié le plus piquant de la scène : Monsieur de Salaberry en relevant Picard lui dit : Vous ai-je fait mal, mon cher enfant !

Ce dernier trait peint le caractère de cet excellent homme.

Monsieur de Salaberry portait constamment un gourdin énorme, espèce de massue herculéenne. Je lui dis un jour en badinant :

— Il est heureux, colonel, que vous soyez doué d’une aussi grande force : tout autre que vous serait mort de fatigue, le soir, après avoir porté pendant la journée un semblable poids.

— Ce n’est pas pour mes bienfaits, me dit-il, que je suis toujours armé de cette masse ridicule ; c’est mon mentor, mon égide, car je suis prompt comme la poudre, mais cette massue me crie sans cesse : point de bêtises Salaberry ! et je reviens immédiatement à la raison ; une canne ordinaire n’aurait pas le même effet. Assez patient pour une injure personnelle, j’entre en fureur lorsque je vois le fort opprimer le faible.

En effet, on vint l’avertir un jour, lorsqu’il demeurait à Beauport, qu’un fier-à-bras des pays d’en haut répandait la terreur depuis quelque temps dans la paroisse, et qu’il était actuellement au presbytère où il faisait un tapage infernal. Il ne fut pas difficile au juge de paix, une fois sur les lieux, de distinguer l’oppresseur de l’opprimé. Le curé, Monsieur Van Felson, étanchait avec un mouchoir le sang qui lui coulait de la joue, tandis que le fier-à-bras jurait tous le s……és tord mon âme sur le bout d’un piquet,[6] qu’il exterminerait prêtres et évêques qui oseraient trouver à redire à sa conduite.

Il paraît que le curé avait recommandé à ses paroissiens d’éviter la société de cet homme, qui répandait le désordre dans la paroisse et n’ouvrait la bouche que pour jurer et blasphémer ; et de là la vengeance qu’il venait d’exercer contre le pasteur.

— Malheureux ! lui cria Monsieur de Salaberry, vous avez eu l’audace de frapper l’oint du Seigneur !

— Et je t’en ferai bien autant, dit le fier-à-bras en s’avançant le poing levé sur le juge de paix.

Mais il avait à peine prononcé ces paroles, que lancé comme une balle par un bras puissant par-dessus table et chaises on le relevait à moitié éreinté.

Tout s’arrangea ensuite à l’amiable ; le curé consentit à se désister de toute poursuite devant les tribunaux, si, de son côté, l’assaillant voulait laisser la paroisse de Beauport dans les vingt-quatre heures, ce à quoi ce dernier se prêta de la meilleure grâce du monde après la rude correction qu’il avait reçue.

Il n’était pas rare autrefois de rencontrer dans le district de Québec des fiers-à-bras, serviteurs de la Compagnie du Nord-Ouest, partis de Sorel, de l’Assomption et d’autres paroisses de Montréal, dans le but unique de provoquer des athlètes dignes de lutter contre eux, qui se qualifiaient de loups, parmi les moutons du bas du fleuve Saint-Laurent. S’ils s’en retournaient les yeux pochés, ils s’en consolaient avec leur éternel « ce n’est pas un goglu qui m’a accommodé au beurre frit de la sorte ! »

Un dernier trait de la force musculaire de Monsieur de Salaberry, et je clos ce sujet, crainte de fatiguer les lecteurs indifférents à ces sortes de prouesses. Il introduisait quatre doigts dans les canons de quatre fusils de grenadiers et les tenait pendant quelques secondes le bras tendu horizontalement.

Les états de service de ce brave gentilhomme montrent qu’il a payé noblement la dette que tout citoyen doit à la patrie : d’abord à celle de ses ancêtres en servant comme cadet à l’âge de quatorze ans dans l’armée française. Il fut ensuite blessé trois fois pendant la rébellion des colonies américaines en combattant comme volontaire sous les étendards de la Grande-Bretagne.

En 1796, il est nommé Major du 1er  bataillon du régiment royal volontaire commandé par le Colonel de Longueuil[7] qui fut réformé en 1802. Et là aussi il tempère la rigide discipline de son colonel. En l’année 1812, pendant la dernière guerre américaine, il commande le 1er  régiment de la milice d’élite incorporée, levée à cette époque. Il est élu deux fois membre de notre Parlement provincial, et appelé ensuite par son souverain au Conseil Législatif. Mais laissons-le parler lui-même dans la note autographe que j’ai devant moi.

« Aucun sujet canadien n’a fait pour son roi des sacrifices aussi sensibles ; car, de quatre fils, j’en ai perdu trois dans l’armée : proportion certainement bien cruelle ! et objet d’une douleur ineffaçable ! Le seul de mes fils qui me reste a toujours servi honorablement dans l’armée, au 60e en diverses parties du monde, depuis l’âge de quatorze ans ; et entre autres à la glorieuse affaire de Chateauguay, pour laquelle il a reçu de Sa Majesté quelques marques de distinction, et une place au conseil législatif, contre la règle établie de n’y point avoir en même temps, et le père, et le fils ; mais j’espère que tous deux, nous serons les plus fermes appuis du gouvernement, soit au conseil, soit l’épée à la main malgré mon âge avancé. »

Je ne puis mieux terminer cette notice qu’en publiant une des nombreuses lettres autographes du Duc de Kent, père de notre gracieuse souveraine la reine Victoria, à monsieur de Salaberry. Les lettres adressées au père sont toutes écrites en langue française et signées « Édouard », tandis que celles écrites au fils sont en langue anglaise et signées « Edward ». Les archives de la famille de Salaberry renferment aussi quelques lettres en langue latine de son Altesse Royale à monsieur de Salaberry, senior, que je n’ai pu, à mon grand regret, me procurer : une de ces épîtres ne manquerait pas d’intéresser vivement les littérateurs du jour. Ce serait une étude curieuse sous le rapport de l’espèce d’éducation classique que recevaient alors les princes de la famille royale d’Angleterre. Toujours est-il que si les coups de verges étaient une méthode certaine de bien leur apprendre le latin le Duc de Kent devait être un excellent latiniste, car il disait un jour à un colonel des ingénieurs à Québec : Vous rappelez-vous B*** les volées de coups de canne que nous administrait votre respectable père, notre précepteur, quand il nous enseignait le latin.

On doit conclure de ceci que, dans les cours allemandes, on ne fouettait pas un enfant plébéien en présence des jeunes princes pour les encourager à l’étude, mais qu’ils étaient soumis aux mêmes punitions que les autres élèves. Mais je retourne à la lettre qui clôt cette biographie.

Au Palais de Kensington,
le 15 mars, 1814.
Mon cher de Salaberry,

« C’est le 31 de décembre que j’ai reçu votre lettre intéressante du 10 novembre, dans laquelle vous me faites part du rapport mis à l’ordre de l’avance de l’armée canadienne, le 27 octobre, de la brillante affaire que votre fils avait gagnée la veille. J’ai reçu en même temps des lettres de lui m’en donnant les détails, et je n’hésite pas à déclarer que, non seulement vous avez raison d’être fier de la victoire remportée par mon protégé contre des forces si supérieures en nombre à celles qu’il commandait, mais aussi qu’il a déployé un jugement et un talent qu’il est rare de trouver, même parmi les vétérans, dans ses dispositions, et pendant le combat.

« J’ai vu avec peine que le rapport fait par l’adjudant-général ne lui avait pas rendu suffisamment justice, puisqu’il n’attribuait pas exclusivement aux dispositions qu’il avait faites, le succès qui en a été le résultat. Mais vous pouvez vous consoler dans l’idée qu’ici chacun lui en attribue tout l’honneur et qu’il est regardé comme le héros qui a sauvé la province du Bas-Canada par les mesures décisives qu’il a prises, et la fermeté avec laquelle il a opposé son petit corps d’élite aux troupes de l’ennemi qui lui étaient numériquement si fort supérieures. J’en ai même causé avec le Duc d’York qui paraît parfaitement convaincu que c’est à votre fils qu’on doit le tout ; et je ne doute pas que, s’il en a l’occasion, il ne cherche à le récompenser d’une manière analogue à ses désirs et à son mérite ; et vous sentez bien que cet effet ne peut avoir été produit que par les rapports d’officiers anglais qui étaient présents et témoins de l’affaire. » .............................................................. ..............................................................

La lettre finit par ces mots : « étant toujours avec la même amitié, mon cher Salaberry,

Votre très-affectionné,
Édouard, duc de Kent.
Monsieur le colonel de Salaberry,
senior, Beauport,
Québec. »

Comme nous vivons heureusement à une époque où l’on peut dire la vérité sans craindre de passer pour un sujet déloyal, j’ajouterai qu’il fallut bien, bon gré, mal gré, que les Anglais rendissent justice au colonel de Salaberry, en lui attribuant exclusivement la victoire de Chateauguay ; mais avec cette petite modification : qu’il devait cette victoire au corps des voltigeurs, presque exclusivement composé d’anglais. Il fallait certainement avoir le front haut pour débiter un tel mensonge à la face de toute une province. J’étais en visite, quelques six mois après cette glorieuse affaire, chez une famille anglaise, lorsque la dame de la maison me dit très sérieusement qu’il n’était point surprenant que le colonel de Salaberry eût obtenu un si éclatant succès, vu que les Voltigeurs étaient aux trois quarts composés d’anglais.

— Madame veut sans doute rire ? lui dis-je :

— Mais non, dit-elle, en ouvrant de grands yeux ; demandez plutôt à mon mari ?

— Non sense, fit le mari en rougissant, et il changea de conversation.

J’eus lieu ensuite de m’assurer que les deux tiers de la population anglaise ajoutaient foi à cette fable, ou feignaient d’y croire.

Tout le monde sait que, pendant la guerre de 1812, l’élément britannique dans le Bas-Canada était à peine suffisant pour remplir le cadre des bataillons de la milice anglaise, et que ce n’est que depuis l’exode irlandaise qu’il a augmenté dans des proportions si notables. Soyons juste avant tout : accordons leur part de gloire au petit nombre de miliciens anglais du Bas-Canada qui ont combattu épaules contre épaules avec leurs frères canadiens-français, accordons aux hauts-canadiens la gloire qu’ils ont acquise pendant cette guerre dans leur province, mais laissons aux Canadiens-français celle d’avoir sauvé le Bas-Canada.


CHATEAUGUAY DE SALABERRY.


Les Canadiens ne parlaient qu’avec orgueil, pendant ma jeunesse, de leur jeune compatriote Charles-Michel de Salaberry, fils du précédent, lorsqu’il n’était encore que lieutenant au 60e régiment de l’armée britannique. Ils savaient que l’honneur de leur race était en mains sûres et qu’il ne la laisserait pas insulter impunément : il en avait donné une preuve éclatante dès le début de sa carrière militaire.

Le corps des officiers du 60e régiment était composé d’hommes de différentes nations : d’Anglais, de Prussiens, de Suisses, d’Hanovriens et de deux Canadiens-Français, les lieutenants de Salaberry et DesRivières. Il était difficile qu’il régnât beaucoup d’harmonie entre des éléments aussi disparates : les Allemands surtout étaient querelleurs, emportés et duellistes.

Le lieutenant de Salaberry déjeunait avec quelques frères d’armes, lorsqu’un officier allemand entra dans la chambre, regarda le jeune Canadien d’un air insolent et dit :

— Je viens d’expédier pour l’autre monde un Canadien-Français !

Il faisait allusion au lieutenant DesRivières qu’il venait de tuer en duel.

— De Salaberry bondit d’abord comme un tigre, mais réprimant aussitôt ce premier mouvement, il dit avec calme :

— C’est bien, monsieur, nous allons déjeuner et vous aurez ensuite le plaisir d’expédier un autre Canadien-Français.

Le combat fut long et opiniâtre : le lieutenant de Salaberry était bien jeune, tandis que le capitaine allemand, son antagoniste, plus âgé, était un rude ferrailleur. Le jeune Canadien reçut un coup de sabre au front dont il a toujours porté la marque, et les amis voulurent mettre fin au combat, mais le blessé ne voulut jamais y consentir : il se banda la tête avec son mouchoir et le combat recommença avec plus d’acharnement. Je dois à la vérité de dire que le capitaine allemand oncques depuis n’occit ni canadiens-français, ni autre personne.

Lors de la dernière guerre américaine, le gouverneur britannique sentit le besoin de se concilier les Canadiens-Français indignés des persécutions auxquelles leurs compatriotes les plus éminents avaient été en butte sous l’administration encore récente du chevalier Craig. La tâche n’était pas difficile ; il ne s’agissait que de rendre justice au brave Jean-Baptiste pour lui faire tout oublier. Comment, en effet, conserver de la rancune à un gouvernement qui, lors de la levée des milices, les fit commander presque exclusivement par des Canadiens-Français et par ceux mêmes que l’on avait persécutés comme traîtres à la couronne d’Angleterre.

Je crois devoir ajouter qu’une des mesures qui flatta le plus l’orgueil des Canadiens-Français fut de voir le capitaine de Salaberry du 60e régiment, chargé, d’abord avec le grade de major, de lever parmi ses compatriotes, un corps d’élite qui aurait nom « Voltigeurs-Canadiens ». Le régiment fut bien vite au grand complet ; chacun voulait servir sous un gentilhomme dont ils étaient fiers. Le plus difficile était de discipliner un corps d’hommes composés en grande partie des jeunes gens les plus tapageurs, les plus turbulents des villes, des faubourgs et des villages, qui semblèrent tomber au calme plat après leur départ.

Une petite scène donnera une idée de l’esprit d’indépendance et d’insubordination des nouvelles recrues de la cité de Québec avant que le bras de fer de leur commandant les eût ployés à la discipline militaire. Il entre un jour dans un hangar, lieu ordinaire des exercices, et est témoin d’un spectacle étrange pour un homme accoutumé à la discipline sévère de l’armée anglaise. C’était un carillon à ne pas entendre Dieu tonner, malgré les efforts des officiers et sous-officiers pour rétablir l’ordre.

Un nommé Rouleau, un des plus redoutables fiers-à-bras du faubourg Saint-Roch, nu jusqu’à la ceinture et écumant de rage, faisait appel à tous les assistants.

Il me semble voir encore le sieur Rouleau, habitué, à cause de ses rixes continuelles, du banc des prévenus pendant les cours de sessions de la paix. C’était un homme d’une haute stature, maigre, édenté ; un composé de nerfs et d’os avec un semblant de chair pour couvrir la charpente ; en un mot un spectre ambulant à l’air féroce. Rouleau se targuait de n’avoir pas perdu les dents à manger des sucreries, ajoutant que ce n’étaient pas des rossignols qui l’avaient défriché de la sorte.

— Habille-toi, Rouleau ! lui cria le major d’une voix de tonnerre.

— Il en faudrait des petits officiers comme vous, vociféra l’indocile conscrit en écumant de rage, il en faudrait des petits officiers pour faire obéir Rouleau !

Il avait à peine prononcé ces malencontreuses paroles, qu’une main de fer, s’appesantissant sur son épaule, l’écrasa sur le plancher comme s’il eût été un enfant. Cette prouesse musculaire, à laquelle personne ne s’attendait, car le major de Salaberry était d’une taille moyenne, fit tomber la colère du fier-à-bras comme s’il eût été assommé. Il se releva tout moulu et dit :

— Oui ! oui ! mon major, je vais m’habiller ! où est ma chemise ?

Un soldat des Voltigeurs, nommé Côté, je crois, disait en me faisant le récit de cette scène :

— Nous crûmes que Rouleau avait passé au travers du plancher : le major l’avait aplati comme une punaise. Mais il s’en consola bien vite en disant que ce n’était pas un rossignol qui l’avait étrillé de la pareille façon ; et si vous en doutez, ajoutait-il, passez-lui par les mains.

Il a fallu, sans doute, des qualités militaires peu communes et une grande énergie chez le commandant pour faire d’un corps d’hommes, recrutés de la veille, un régiment aussi distingué que celui des Voltigeurs-Canadiens, qui égalèrent en bien peu de temps pour la tenue sous les armes et pour la discipline, les meilleures troupes de l’armée régulière. Mais notre héros canadien était né soldat, et on aurait pu croire que la première bouffée d’air qu’il avait respirée en naissant était imprégnée de poudre à canon. J’ai souvent entendu dire que sa compagnie, et celle du capitaine Chandler[8] aussi Canadien, mais d’origine britannique, étaient les mieux disciplinées du 60e régiment.

Les Voltigeurs craignaient leur commandant comme le feu ; le couplet de chanson suivant à son adresse, assez drôle dans sa naïveté toute canadienne, en fait foi :

 « C’est notre Major
Qu’a le diable au corps,
Qui nous don’ra la mort :
Y’a pas de loup ni tigre
Qui soit si rustique,[9]
Sous la rondeur du ciel
Y’a pas son pareil. »

Mais si les Voltigeurs-Canadiens craignaient leur commandant, ils en étaient en même temps fiers et l’aimaient ; ceux que j’ai connus, après la guerre de 1812 tenaient tous le même langage :

— C’est bien vrai que le colonel de Salaberry nous menait sous le fouet, mais c’était un homme juste : pas plus de passe-droit pour le soldat que pour l’officier, chacun buvait à la même tasse. Nos plaintes étaient toujours écoutées ; et si l’officier avait tort, il était tancé de la belle manière ; pas plus de préférence pour ses parents, (et il en avait plusieurs parmi les officiers,) que pour les autres.

Je regrette de ne pouvoir donner toute la chanson de nos gais Voltigeurs, dans laquelle plusieurs des officiers et sous-officiers attrapaient soit un compliment ou un coup de griffe ; je n’ai su que le premier couplet et le dernier que voici :

« Qu’en a fait la chanson,
C’est trois jolis garçons
Qui sont dans les prisons :
Qui n’ont ni pain, ni viande ;
Rien à leur demande ;
Et pas même un sou
Pour boire un s…é coup. »

Il est à supposer que le colonel tenait les réfractaires de son régiment à un régime très-sévère, ce qui ne leur faisait rien perdre de leur gaîté, mais aiguisait au contraire leur verve poétique.

Ainsi que je l’ai fait à l’égard du père, je vais terminer la notice biographique du fils par une lettre autographe en langue anglaise que Son Altesse Royale le Duc de Kent lui a écrite après la brillante victoire de Chateauguay.

Cette lettre est trop importante pour que je me contente d’en donner une traduction ; on y verra, avec surprise, que deux Canadiens-Français du plus grand mérite, n’obtiennent malgré la protection d’un Prince Royal d’Angleterre, que peu de justice pour les services signalés qu’ils avaient rendus à leur souverain. Il est bien vrai de dire que le Duc de Kent n’était pas dans les meilleurs termes possibles avec son frère le Duc d’York, commandant suprême de l’armée britannique, et que ce dernier se laissait peut-être aussi circonvenir par ceux qui avaient intérêt à favoriser leurs amis de l’armée anglaise stationnée au Canada, pendant la dernière guerre américaine, au détriment des Canadiens-Français.

De tels souvenirs sont pénibles ; mais pourquoi les passer sous silence, s’ils appartiennent aux pages inflexibles de l’histoire de cette colonie ! L’écrivain impartial doit les évoquer, ne serait-ce que comme un enseignement utile à ses compatriotes. Le Colonel de Salaberry, après avoir sauvé le Bas-Canada d’une invasion formidable, en combattant avec ses braves Canadiens un contre dix, reçoit, suivant l’expression si touchante de son père que j’ai déjà rapportée, quelques marques de distinction de Son Souverain, de bien faibles marques sans doute, mais qu’importe, si les siècles accumulés n’empêchent pas d’assimiler le nom de Léonidas à celui des Thermopyles, celui de Salaberry et de ses braves Canadiens sera aussi assimilé à celui de Chateauguay par nos petits neveux, à moins que les géographes futurs jaloux de la gloire des Canadiens n’effacent Chateauguay de la carte du Canada.

Ci-suit la lettre remarquable du Duc de Kent :


« Kensington Palace,
« 25th March, 1814.
« My dear de Salaberry,

« It was on the 22nd of December that I received your letter of the 28th of October ; and a few days afterwards the details of your brilliant repulse of the enemy, through your worthy father, and your brother in law Duchesnay.

« As in the enclosed letter for your father, which I send under flying seal, in order to unable you to withdraw the postscript, or not, as you may see fit, you will see my sentiments upon that business ; it will be needless for me to say more in this, than that I appreciate as highly your distinguished conduct on the memorable occasion in question, as if it had been noticed by those, whose duty it was to notice it in a manner commensurate to your merits. It is easy to form an opinion why more ample justice was not done you ; but upon this head, it may perhaps be more prudent to be silent ; more especially as you may take my word for it, that here there is but one opinion as to the credit you have done yourself, and the remuneration you are entitled to.

« It is a great satisfaction to me to find that the Canadian Militia, both imbodied and sedentary, have behaved so well ; and when it is considered how insufficient the Milicia Laws are to the proper government of the men, upon military principales, I think your merit in having brought your Voltigeurs to the state of perfection, which I understand they have attained, is beyond aIl praise.

« With respect to yourself, I will tell your candidly my wish is, when a proper opportunity offers, to get you promoted to the rank of Colonel, by being nominated an honorary aide-de-camp to the Prince Regent ; and then some days, or other, appointed colonel propriétaire of the Canadian Regiment, which will then trive under you, and enable you to remain in your own country, with benefit to that, and honour to yourself. So, do not think of quitting the army upon any consideration, which there is not a chance of your being removed from the defense of your Dieux Pénates. As to your worthy father, the granting him his full pay for life upon retirement, was but an act of justice ; and the withdrawing that grant afterwards, most injustifiable ; and I do not wonder it should have hurt you. But times may alter, &c., &c., &c.

« Repeating, as I conclude, the sentiments of friendship and esteem, with which I ever am, my dear de Salaberry,

« Yours faithfully,
« SignedEdward. »
(Traduction.)
« Palais de Kensington,
« 25 Mars, 1814.
« Mon cher de Salaberry,

« Votre lettre du 25 octobre m’a été remise le 22 décembre ; et j’ai reçu, quelques jours après, les détails de votre action brillante contre l’ennemi (brilliant repulse of the enemy) par le canal de votre estimable père et de votre beau-frère Duchesnay.

« Comme dans la lettre ci-incluse à votre père, que j’envoie sous un sceau volant (flying seal), afin de vous permettre d’en retirer le post-scriptum, si vous le jugez à propos, vous connaîtrez mon opinion sur cette affaire ; il m’est inutile de rien ajouter dans la présente, si ce n’est que j’apprécie aussi hautement votre conduite distinguée dans l’occasion mémorable en question, que si elle eût été remarquée par ceux auxquels il incombait de l’apprécier d’une manière proportionnée à votre mérite. Il est facile de juger pourquoi justice entière ne vous a pas été rendue ; mais il est peut-être plus prudent de garder le silence sur ce sujet : surtout (et je vous en donne ma parole) parce qu’il n’y a ici qu’une seule opinion sur l’honneur que vous vous êtes fait et la récompense que vous méritez.

« J’apprends avec le plus grand plaisir la belle conduite de la milice canadienne, tant incorporée que sédentaire ; et lorsque l’on considère l’inefficacité des lois de milice sous le rapport de la discipline du soldat au point de vue militaire, je crois que votre mérite est au-dessus de tout éloge d’avoir formé un régiment aussi parfait que vos Voltigeurs,[10] ainsi que j’en ai été informé.

« Quant à ce qui vous regarde personnellement, je vous dis franchement que mon désir est de vous voir promu, lorsqu’il s’en présentera une occasion favorable, au grade d’aide-de-camp du Prince Régent ; et par la suite à celui de colonel-propriétaire du régiment canadien qui prospérera alors sous vos ordres, et vous permettra de rester dans votre pays au bénéfice de ce corps, et avec honneur pour vous-même. Ainsi qu’aucune considération ne vous engage à laisser l’armée, tant qu’il n’y aura aucune chance qu’on vous éloigne des lieux où vous pourrez défendre vos Dieux Pénates. Quant à votre estimable père, on lui avait rendu simplement justice en lui accordant sa solde entière, lorsqu’il s’est retiré de l’armée ; et je ne suis aucunement surpris que vous ayez été choqué de l’injustice qu’on lui a faite ensuite en l’en privant ; mais les temps peuvent changer.

« Je finis en vous réitérant les sentiments d’amitié et d’estime avec lesquels je suis toujours, mon cher de Salaberry,

Votre fidèle ami,
(Signé)Edward.


Des hommes de la trempe des deux de Salaberry devaient ressentir une injustice jusque dans les profondeurs de leurs grandes âmes, ce qui n’empêche pas le père de terminer la note autographe que j’ai déjà citée par cette phrase remarquable : « mais j’espère que tous deux, nous serons les plus fermes appuis du gouvernement, soit au conseil, soit l’épée à la main malgré mon âge avancé. »

  1. Le capitaine Thomas Allison du 5e régiment d’infanterie de l’armée britanique, mais retiré alors du service, était beau-père de l’auteur.
  2. Le colonel Dominique-Emmanuel-Lemoine de Longueil, grand oncle de l’auteur.
  3. L’honorable Vallière de Saint-Réal, depuis juge en chef.
  4. Cette maison a brûlé il y a deux ans, et a été rebâtie depuis.
  5. Le savant archéologue canadien, qui, par ses recherches, a rendu tant de services à notre histoire.
  6. Juron très à la mode chez messieurs les serviteurs de la Compagnie du Nord-Ouest.
  7. Mon grand oncle maternel le Colonel Dominique-Emmanuel Le Moine de Longueil avait aussi servi le gouvernement français avant la conquête en qualité d’aide-major.
  8. Le capitaine Chandler est mort seigneur de Nicolet après avoir servi avec honneur l’armée britanique.
  9. Le peuple se sert du mot rustique pour exprimer méchant, difficile à vivre.
  10. Le Duc de Kent, grand martinet, suivant l’expression anglaise, paraissait surpris qu’on pût conduire les soldats sans les soumettre à la plus stricte et cruelle discipline militaire d’alors. Il faisait, je suppose, allusion dans le passage ci-dessus, aux éloges que reçurent les Voltigeurs Canadiens du général Prevost, à une revue de 14,000 hommes, pour leur belle tenue sous les armes et leur discipline militaire.