Mémoires (La Rochefoucauld) – Partie 5

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août 1651 – mars 1652
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Cependant, tout contribuait à augmenter les défiances et les soupçons de Monsieur le Prince : il voyait que la majorité du Roi allait rendre son autorité absolue ; il connaissait l’aigreur de la Reine contre lui, et voyait bien que, le considérant comme le seul obstacle au retour du Cardinal, elle n’oublierait rien pour le perdre ou pour l’éloigner. L’amitié de M. le duc d’Orléans lui paraissait un appui bien faible et bien douteux pour le soutenir dans des temps si difficiles, et il ne pouvait croire qu’elle fût longtemps sincère, puisque le Coadjuteur avait toujours beaucoup de crédit auprès de lui. Tant de sujets de craindre pouvaient avec raison augmenter les défiances de Monsieur le Prince, et l’empêcher de se trouver au Parlement le jour que le Roi y devait être déclaré majeur ; mais tout cela n’aurait pas été capable de le porter encore à rompre avec la cour et à se retirer dans ses gouvernements, si on eût laissé les choses dans les termes où elles étaient, et si on eût continué à le retenir par l’espérance de quelque négociation.

M. le duc d’Orléans voulait empêcher une rupture ouverte, croyant se rendre nécessaire aux deux partis, et voulant presque également éviter de se brouiller avec l’un et avec l’autre. Mais la Reine était d’un sentiment bien contraire : nul retardement ne pouvait satisfaire son esprit irrité, et elle recevait toutes les propositions d’un traité comme autant d’artifices pour faire durer l’éloignement du Cardinal. Dans cette vue, elle proposa de rétablir M. de Châteauneuf dans les affaires, de redonner les sceaux au premier président Molé, et les finances à M. de la Vieuville. Elle crut avec raison que le choix de ces trois ministres, ennemis particuliers de Monsieur le Prince, achèverait de lui ôter toute espérance d’accommodement, et ce dessein eut bientôt le succès qu’elle désirait. Il fit connaître à Monsieur le Prince qu’il n’avait plus rien à ménager avec la cour, et lui fit prendre en un instant toutes les résolutions qu’il n’avait pu prendre de lui-même. Il s’en alla à Trie, chez le duc de Longueville, après avoir écrit au Roi les raisons qui l’empêchaient de se trouver auprès de sa personne le jour de sa majorité, et lui fit donner sa lettre par M. le prince de Conti, qu’il laissa à Paris pour assister à la cérémonie. Le duc de la Rochefoucauld y demeura aussi sous le même prétexte ; mais c’était en effet pour essayer de conclure avec le duc de Bouillon, qui avait fait de nouvelles propositions, par lesquelles il offrait de se déclarer pour Monsieur le Prince, et de joindre à ses intérêts M. de Turenne, le prince de Tarente et le marquis de la Force, aussitôt que Monsieur le Prince aurait été reçu dans Bourdeaux, et que le Parlement se serait déclaré pour lui en donnant un arrêt d’union. Le duc de la Rochefoucauld lui promit pour Monsieur le Prince les conditions qui suivent :

De lui donner la place de Stenay avec son domaine, pour en jouir aux mêmes droits que Monsieur le Prince, jusqu’à ce qu’il lui eût fait rendre Sedan, ou qu’il l’eût mis en possession de la récompense que la cour lui avait promise pour l’échange de cette place ;

De lui fournir une somme d’argent, dont ils conviendraient, pour lever des troupes et pour faire la guerre ;

De le faire recevoir dans Bellegarde, avec le commandement de la place ;

De lui céder ses prétentions sur la duché d’Albret et de ne point faire de traité sans y comprendre l’article du rang de sa maison.

Le duc de la Rochefoucauld lui proposait encore d’envoyer M. de Turenne à Stenay, Clermont et Damvilliers, pour y commander les vieilles troupes de Monsieur le Prince qui s’y devaient retirer, lesquelles, jointes à celles que les Espagnols y devaient envoyer de Flandres, feraient occuper le même poste à M. de Turenne que Mme de Longueville et lui avaient tenu durant la prison des Princes. Il eut charge de Monsieur le Prince de lui dire ensuite que son dessein était de laisser M. le prince de Conti, Mme de Longueville et M. de Nemours à Bourges et à Mourond, pour y faire des levées et se rendre maître du Berry, du Bourbonnais, et d’une partie de l’Auvergne, pendant que Monsieur le Prince irait à Bourdeaux, où il était appelé par le Parlement et par le peuple, et où les Espagnols lui fourniraient des troupes, de l’argent et des vaisseaux, suivant le traité du marquis de Sillery avec le comte de Fuensaldagne, pour faciliter la levée des troupes qu’il devait aussi faire en Guyenne ; que le comte du Dognon entrait dans son parti, avec les places de Brouage, de Ré, d’Oleron et de la Rochelle ; que le duc de Richelieu ferait la même chose, et ferait ses levées en Xaintonge et au pays d’Aunis ; que le maréchal de la Force ferait les siennes en Guyenne, le duc de la Rochefoucauld en Poitou et en Angoumois, le marquis de Montespan en Gascogne, M. d’Arpajou en Rouergue, et que M. de Marchin, qui commandait l’armée de Catalogne, ne manquerait pas de reconnaissance.

Tant de belles apparences fortifièrent le duc de Bouillon dans le dessein de s’engager avec Monsieur le Prince, et il en donna encore sa parole au duc de la Rochefoucauld, aux conditions que j’ai dites. Cependant Monsieur le Prince ne put engager si avant le duc de Longueville, ni en tirer aucune parole positive, quelques instances qu’il lui en pût faire, soit par irrésolution, soit parce qu’il ne voulait pas appuyer un parti que Madame sa femme avait formé, ou soit qu’il crût qu’étant engagé avec Monsieur le Prince, il serait entraîné plus loin qu’il n’avait accoutumé d’aller.

Monsieur le Prince ne pouvant rien obtenir de lui, se rendit à Chantilly, où il apprit que de tous côtés on prenait des mesures contre lui, et que, malgré les instances de M. le duc d’Orléans, la Reine n’avait pas voulu retarder de vingt-quatre heures la nomination des trois ministres. Voyant donc les choses en ces termes, il crut ne devoir pas balancer à se retirer dans ses gouvernements. Il en donna avis dès l’heure même à M. le duc d’Orléans, et manda à M. le prince de Conti et aux ducs de Nemours et de la Rochefoucauld, de se rendre le lendemain à Essaune, pour prendre ensemble le chemin de Mourond. Ce départ, que tout le monde prévoyait depuis si longtemps, que Monsieur le Prince jugeait nécessaire à sa sûreté, et que la Reine avait même toujours souhaité, comme un acheminement au retour du Cardinal, ne laissa pas d’étonner les uns et les autres. Chacun se repentit d’avoir porté les choses au point où elles étaient, et la guerre civile leur parut alors avec tout ce que ses événements ont d’incertain et d’horrible. Il fut même au pouvoir de M. le duc d’Orléans de se servir utilement de cette conjoncture, et Monsieur le Prince demeura un jour entier à Augerville, chez le président Perraut, pour y attendre ce que Son Altesse Royale lui envoyerait proposer ; mais, comme les moindres circonstances ont d’ordinaire trop de part aux plus importantes affaires, il arriva en celle-ci que M. le duc d’Orléans ayant disposé la Reine à donner satisfaction à Monsieur le Prince sur l’établissement des trois ministres, il ne voulut pas prendre la peine de le lui écrire de sa main à l’heure même, et différa d’un jour de lui en donner avis : ainsi, au lieu que Croissy, qui lui devait porter cette dépêche, l’eût pu joindre à Augerville encore incertain du parti qu’il devait prendre et en état d’entendre à un accommodement, il le trouva arrivé à Bourges, où les applaudissements des peuples et de la noblesse avaient tellement augmenté ses espérances qu’il crut que tout le Royaume allait imiter cet exemple et se déclarer pour lui.

Le voyage de Croissy étant donc devenu inutile, Monsieur le Prince continua le sien, et arriva à Mourond, où Madame la Princesse et Mme de Longueville l’attendaient. Il y demeura un jour pour voir la place, qu’il trouva très belle et au meilleur état du monde. Ainsi, toutes choses étant disposées à fortifier ses espérances et à flatter son nouveau dessein, il ne balança plus à faire la guerre, et ce jour-là même il dressa une ample instruction pour traiter avec le roi d’Espagne, où furent compris ses plus particuliers et ses plus considérables amis. M. Lesnet fut choisi pour cette négociation. Ensuite Monsieur le Prince donna de l’argent à Monsieur son frère et à M. de Nemours, pour faire leurs levées dans les provinces voisines, et les ayant laissés à Mourond avec Mme de Longueville, il y laissa M. de Vineuil, intendant de la justice, pour commencer de lever la taille sur le Berry et le Bourbonnais, et lui recommanda particulièrement de ménager la ville de Bourges, afin de la maintenir dans la disposition où elle était. Après avoir donné ses ordres, il partit le lendemain de Mourond, avec le duc de la Rochefoucauld, chez qui il passa et où il trouva beaucoup de noblesse, dont il fut suivi, et se rendit avec assez de diligence à Bourdeaux, où Madame la Princesse et M. le duc d’Enghien arrivèrent bientôt après. Il y fut reçu de tous les corps de la ville avec beaucoup de joie, et il est malaisé de dire si ces peuples bouillants et accoutumés à la révolte furent plus touchés de l’éclat de sa naissance et de sa considération, que de ce qu’ils le considéraient comme le plus puissant ennemi du duc d’Épernon. Il trouva dans la même disposition le Parlement, qui donna en sa faveur tous les arrêts qu’il put désirer.

Des commencements si favorables firent croire à Monsieur le Prince que rien ne le pressait tant, ni ne lui était si important que de prendre tous les revenus du Roi à Bourdeaux et de se servir de cet argent pour faire promptement ses levées, jugeant bien que la cour marcherait à lui en diligence, avec ce qu’elle aurait de troupes, pour ne lui donner pas le temps de mettre les siennes sur pied. Dans cette vue, il distribua son argent à tous ceux qui étaient engagés avec lui, et les pressa tellement d’avancer leurs levées, que cette précipitation leur fournit de prétexte d’en faire de mauvaises.

Peu de jours après son arrivée à Bourdeaux, le comte du Dognon le vint trouver, et se déclara ouvertement pour son parti. Le duc de Richelieu et le maréchal de la Force firent la même chose, et le prince de Tarente, qui s’était rendu à Taillebourg, lui manda qu’il entrait aussi dans ses intérêts. M. d’Arpajou fut plus difficile : il tint encore, en cette occasion, la même conduite dont il avait déjà reçu des récompenses durant la prison des Princes ; car il demanda des conditions qu’on ne lui put accorder, et traita avec la cour quand il vit tomber les affaires de Monsieur le Prince. Cependant le duc de la Rochefoucauld donna avis au duc de Bouillon de ce qui s’était passé au parlement de Bourdeaux, et lui manda que, les conditions qu’il avait désirées étant accomplies, on attendait qu’il effectuerait ce qu’il avait promis. Le duc de Bouillon évita assez longtemps de répondre nettement, voulant tout ensemble se ménager avec la cour, qui lui faisait de grandes avances, et ne point rompre avec Monsieur le Prince, dont il pouvait avoir besoin. Il voyait aussi que M. de Turenne, qu’il croyait inséparable de ses intérêts, refusait de se joindre à ceux de Monsieur le Prince ; que le prince de Tarente y était entré sans lui, et que le marquis de la Force demeurait uni avec M. de Turenne. Il jugeait encore que, n’étant pas suivi de son frère et des autres que j’ai nommés, dont il avait répondu au duc de la Rochefoucauld, sa considération serait moindre dans ce parti qu’il allait prendre, et que Monsieur le Prince n’aurait peut-être pas plus de reconnaissance pour ce que M. de Turenne et lui pourraient faire à l’avenir, qu’il en avait témoigné de ce qu’ils avaient fait par le passé. Il voyait de plus qu’il faudrait faire un nouveau traité avec Monsieur le Prince, moins avantageux que celui dont ils étaient déjà convenus ; et enfin toutes ces raisons, jointes aux promesses de la cour, et appuyées par tout le crédit et par toute l’industrie de Mme de Bouillon, qui avait beaucoup de pouvoir sur son mari, l’empêchèrent de suivre son premier dessein et de se déclarer pour Monsieur le Prince. Mais, pour sortir de cet embarras, il voulut se rendre médiateur de l’accommodement de Monsieur le Prince avec la cour, et, après avoir eu sur ce sujet des conférences particulières avec la Reine, il renvoya Gourville, qui lui avait été dépêché par le duc de la Rochefoucauld, et il le chargea d’offrir à Monsieur le Prince tout ce qu’il avait demandé pour lui et pour ses amis, avec la disposition du gouvernement de Blaye, sans exiger de lui d’autres conditions que celles que MM. Servien et de Lyonne lui avaient demandées dans le premier projet du traité qui se fit à Paris à la sortie de sa prison et dont j’ai déjà parlé.

D’ailleurs M. de Châteauneuf faisait faire d’autres propositions d’accommodement par le même Gourville ; mais comme elles allaient à empêcher le retour du Cardinal, il ne pouvait pas balancer par ses offres celles que la Reine avait fait faire par le duc de Bouillon. Il s’engageait seulement à demeurer inséparablement uni à Monsieur le Prince après la chute du Cardinal, et à lui donner dans les affaires toute la part qu’il pouvait désirer. On lui offrit encore, de la part de la cour, de consentir à une entrevue de lui et de M. le duc d’Orléans à Richelieu, pour y examiner ensemble les conditions d’une paix sincère, dans laquelle il semblait que la cour voulait agir de bonne foi. Mais, pour le malheur de la France et pour celui de Monsieur le Prince, il ferma l’oreille à tant de partis avantageux, et quelque grandes et considérables que fussent les offres de la Reine, elles irritèrent Monsieur le Prince, parce qu’elles étaient faites par l’entremise du duc de Bouillon. Il s’était attendu que lui et M. de Turenne seraient d’un grand poids dans son parti, et que personne ne pouvait soutenir comme eux les postes de Bellegarde et de Stenay. Il voyait que ses vieilles troupes qu’il y avait laissées pour être commandées par M. de Turenne, devenaient par là inutiles, et couraient fortune de se dissiper ou d’être défaites ; il voyait encore que les mesures qu’il avait prises avec les Espagnols du côté de ses places de Champagne n’auraient aucun effet, et que ses troupes et les Espagnols même n’auraient pour aucun autre chef qui pût remplir ce poste la même confiance et la même estime qu’ils avaient pour M. de Turenne. Toutes ces raisons touchaient sensiblement Monsieur le Prince, bien qu’il essayât d’être maître de son ressentiment. Néanmoins il répondit assez sèchement à M. de Bouillon ; il lui manda qu’il n’était plus temps d’écouter les propositions qu’on ne voulait pas effectuer ; qu’il se déclarât comme il avait promis ; que M. de Turenne se rendît à la tête de ses troupes qui avaient marché à Stenay, et qu’alors il serait en état d’entendre les offres de la cour et de faire un traité sûr et glorieux. Il chargea Gourville de cette réponse, et de rendre compte à M. le duc d’Orléans des raisons qui lui faisaient refuser l’entrevue de Richelieu. Les principales étaient que le but de cette conférence n’était pas de faire la paix, mais de l’empêcher seulement de soutenir la guerre ; que, dans un temps où tous les corps d’État étaient sur le point de se déclarer contre la cour, et que les Espagnols préparaient des secours considérables d’hommes, d’argent et de vaisseaux, on le voulait engager à une négociation publique, dont le seul bruit empêcherait ses levées, et ferait changer de sentiment à tout ce qui était prêt de se joindre à son parti.

Outre ces raisons générales, il y en avait encore de particulières qui ne permettaient pas à Monsieur le Prince de confier ses intérêts à M. le duc d’Orléans : c’était sa liaison étroite avec le coadjuteur de Paris, ennemi déclaré de Monsieur le Prince et de son parti, et lié tout de nouveau avec la cour, par l’assurance du chapeau de cardinal. Cette dernière considération faisait une extrême peine à Monsieur le Prince, et elle fut cause aussi que les commissions dont il chargea Gourville ne se bornèrent pas seulement à ce que je viens de dire, mais qu’il lui en donna une autre, plus difficile et plus périlleuse ; car voyant que le Coadjuteur continuait à ne garder aucune mesure envers lui, et que, par intérêt et par vanité, il affectait de le traverser en tout, il résolut de le faire enlever dans Paris et de le faire conduire dans l’une de ses places. Quelque impossibilité qui parût en ce dessein, Gourville s’en chargea, après en avoir reçu un ordre écrit et signé de Monsieur le Prince, et il l’aurait sans doute exécuté si le Coadjuteur, un soir qu’il alla à l’hôtel de Chevreuse, en fût sorti dans le même carrosse qui l’y avait mené ; mais l’ayant renvoyé avec ses gens, il ne fut plus possible de savoir certainement dans quel autre il pouvait être sorti : ainsi l’entreprise fut retardée de quelques jours et découverte ensuite, parce qu’il est presque impossible que ceux dont on est obligé de se servir en de telles occasions aient assez de discrétion pour se contenter de la connaissance qu’on leur veut donner, ou assez de fidélité et de secret pour exécuter sûrement ce qu’on leur a confié.

Tout se disposait ainsi de tous côtés à commencer la guerre. M. de Châteauneuf, qui était alors chef du conseil, avait fait marcher la cour à Bourges, et la présence du Roi avait d’abord remis cette ville dans son obéissance. Au bruit de ces heureux commencements, M. le prince de Conti, Mme de Longueville, et M. de Nemours furent obligés de partir de Mourond avec leurs troupes, pour se retirer en Guyenne. Ils laissèrent le chevalier de la Rochefoucauld à l’extrémité, et il mourut le même jour qu’ils partirent de Mourond. Il fut regretté avec quelque justice de ceux qui le connaissaient ; car, outre qu’il avait les qualités nécessaires à un homme de sa condition, il se trouvera peu de personnes de son âge qui aient donné autant de preuves que lui de conduite, de fidélité et de désintéressement, dans des rencontres aussi importantes et aussi hasardeuses que celles où il s’est trouvé. Le marquis de Persan demeura pour commander dans la place. Elle était bloquée par un petit corps d’armée logé à SaintAmand, dont Paluau était lieutenant général. La cour s’était ensuite avancée à Poitiers, et M. de Châteauneuf insistait pour la faire marcher à Angoulême. Il jugeait que la guerre civile n’avait d’autre prétexte que le retour du Cardinal ; et il voulait profiter de son absence pour s’établir. Il représentait aussi que, dans la naissance des désordres, la présence du Roi est un puissant moyen pour retenir les peuples ; que la Guyenne et le parlement de Bourdeaux étaient encore mal assurés à Monsieur le Prince, et qu’en s’approchant de lui on dissiperait facilement ses desseins, qui, au contraire, s’affermiraient par l’éloignement de la cour. Mais les conseils de M. de Châteauneuf étaient trop suspects au Cardinal pour être suivis à Poitiers, sans avoir été examinés à Cologne ; et, comme il fallait attendre ses ordres, leur retardement et leur diversité causèrent des irrésolutions continuelles, et tinrent la cour incertaine à Poitiers jusqu’à son retour, qui arriva bientôt après.

D’autre part, le baron de Batteville était arrivé dans la rivière de Bourdeaux avec la flotte d’Espagne, composée de huit vaisseaux de guerre et de quelques brûlots. Il fortifiait Talmont, où il avait un corps d’infanterie de quinze cents hommes ; la ville de Xaintes s’était rendue sans résistance ; Taillebourg, qui a un pont sur la Charente, était assez bien fortifié ; et, excepté Coignac, Monsieur le Prince était maître de la rivière jusques à Angoulême. Le comte de Jonzac, lieutenant de Roi en Xaintonge, et gouverneur particulier de Coignac, s’y était retiré, afin que cette place lui aidât à rendre sa condition meilleure dans le parti où il entrerait, ne sachant encore auquel il se devait joindre. Dans cette incertitude, il entra en commerce de lettres avec Monsieur le Prince, et lui écrivit d’une manière qui lui donnait lieu de croire qu’il ne demandait qu’à sauver les apparences, et qu’il remettrait bientôt la ville entre ses mains, si on faisait mine de l’assiéger. Cette espérance, plutôt que l’état des forces de Monsieur le Prince, qui étaient alors très-petites, lui fit prendre le dessein de marcher à Coignac. Il voyait de quelle importance il lui était de donner réputation à ses armes ; mais il savait bien aussi que, manquant de troupes et de tout ce qui était nécessaire pour faire un siège, il n’y avait que celui-là seul où il pût prétendre de réussir : de sorte que, fondant toutes ses espérances sur le gouverneur, il fit partir le duc de la Rochefoucauld de Bourdeaux, pour assembler ce qui se trouverait sur pied, qui n’était en tout que trois régiments d’infanterie et trois cents chevaux, et lui donna ordre d’aller investir Coignac, où le prince de Tarente se devait rendre avec ce qu’il avait de troupes.

Le bruit de leur marche s’étant répandu dans le pays, on retira en diligence à Coignac tout ce qui put être transporté de la campagne. Beaucoup de noblesse s’y retira aussi pour témoigner son zèle au service du Roi, et plus apparemment encore pour garder eux-mêmes ce qu’ils y avaient fait porter. Ce nombre considérable de gentilshommes retint aisément les bourgeois, et les fit résoudre à fermer les portes de la ville, dans l’espérance d’être bientôt secourus par le comte d’Harcourt, général des troupes du Roi, qui s’avançait vers eux. Mais, comme ils avaient peu de confiance au comte de Jonzac, et qu’ils le soupçonnaient presque également d’être faible et d’être gagné par Monsieur le Prince, ils l’observèrent et lui firent connaître de telle sorte qu’il fallait nécessairement servir le Roi, qu’on peut dire qu’il se résolut enfin de défendre la place, parce qu’on ne lui permit pas de la rendre. Ce fut en cela seul que la noblesse témoigna quelque vigueur ; car, pour le reste, durant huit jours que ce peu de troupes de Monsieur le Prince, sans armes, sans munitions, sans officiers, et avec encore moins de discipline, demeura devant Coignac, et quoiqu’ils fussent fatigués par des pluies continuelles, qui emportèrent le pont de bateaux qu’on avait fait sur la Charente pour la communication des quartiers, jamais ceux de dedans ne se prévalurent de ces désordres, mais ils demeurèrent renfermés avec les bourgeois, se contentant de faire tirer de derrière les murailles. Monsieur le Prince, étant averti que la ville était néanmoins sur le point de se rendre, partit de Bourdeaux et arriva au camp avec le duc de Nemours. Le lendemain de son arrivée, le comte d’Harcourt, averti que le pont de bateaux était rompu, et que Nort, maréchal de camp, était retranché dans un faubourg, de l’autre côté de la rivière, avec cinq cents hommes, sans qu’il pût être secouru, il marcha à lui avec deux mille hommes de pied des gardes françaises et suisses, les gens d’armes et les chevaux légers du Roi, ses gardes et de la noblesse. Il força Nort dans son quartier, sans trouver presque de résistance et secourut ainsi Coignac, à la vue de Monsieur le Prince, qui était logé au deçà de la rivière. Le comte d’Harcourt se contenta d’avoir sauvé cette place, et laissa retirer Monsieur le Prince sans le suivre.

Bien que ce succès fût de soi peu considérable, il augmenta néanmoins les espérances du comte d’Harcourt ; il se crut même en état de pouvoir faire des progrès, et, sachant que le marquis d’Estissac avait remis la Rochelle à l’obéissance du Roi, excepté les tours qui ferment le port, il fit dessein d’y aller avec ses troupes, s’assurant de la bonne volonté des habitants qui pouvaient être bien disposés, non-seulement par leur devoir, mais encore plus par la haine qu’ils portaient au comte du Doignon leur gouverneur. Il avait fait fortifier les tours, et y tenait une garnison suisse, se défiant presque de tout le monde, et croyant trouver plus de fidélité parmi cette nation que dans la sienne propre ; mais l’événement lui fit bientôt voir que ses mesures étaient fausses ; car la peur et l’intérêt fournirent des prétextes aux Suisses de faire encore plus que ce qu’il avait appréhendé des Français. Il est certain que l’on peut dire que cette défiance et ces soupçons du comte du Doignon furent la ruine du parti de Monsieur le Prince, puisque, sans cela, il aurait marché d’abord à la Rochelle, avec toutes ses troupes, pour rétablir ses anciennes fortifications, et y faire le siège de la guerre, avec tous les avantages et toute la commodité qu’une telle situation lui pouvait apporter, au lieu que, pour ménager l’esprit jaloux et incertain de cet homme, il fut contraint de demeurer inutile à Tonné-Charente et de voir prendre la Rochelle sans oser même proposer de la secourir. Il est vrai aussi que le peu de résistance de la garnison des tours ne lui donna plus grand loisir d’en former le dessein ; car le comte d’Harcourt étant arrivé avec ses troupes à la Rochelle, assisté du marquis d’Estissac, pourvu nouvellement par le Roi des gouvernements du comte du Doignon, trouva les habitants disposés à lui donner toute l’assistance qu’il en pouvait attendre. Cependant les tours étaient en état de l’arrêter quelque temps, si les Suisses eussent été aussi braves et aussi fidèles que le comte du Doignon l’avait cru ; mais, au lieu de répondre à ce qu’il en attendait, et après avoir seulement résisté trois jours, le comte d’Harcourt leur ayant mandé qu’il ne leur ferait point de quartier s’ils ne poignardaient le commandant, nommé Besse, un tel ordre ne leur donna point d’horreur, et ils se mirent en devoir de l’exécuter ; mais lui, croyant trouver plus de compassion près du comte d’Harcourt que parmi ses propres soldats, se jeta, tout blessé qu’il était, du haut des tours dans le port, demandant la vie sans la pouvoir obtenir ; car le comte d’Harcourt fit achever de le tuer en sa présence, sans pouvoir être fléchi, ni par les prières de ses officiers, qui demandaient sa grâce, ni par un spectacle si pitoyable. La perte de cette place, qu’on n’avait pas seulement essayé de secourir, nuisit à la réputation des armes de Monsieur le Prince, et on attribua au peu de confiance qu’il avait en ses troupes ce qui n’était en effet que le ménagement qu’il était contraint d’avoir pour les soupçons continuels du comte du Doignon. Cette perte les augmenta encore, et le comte du Doignon s’imaginant que toutes ses autres places suivraient cet exemple, il se retira à Brouage et n’en sortit plus qu’après avoir fait son traité avec la cour.

Le comte d’Harcourt, encouragé par ces bons succès et fortifié par des troupes qui l’avaient joint, se résolut de marcher à Monsieur le Prince, qui était à Tonné-Charente ; mais Monsieur le Prince, jugeant bien par le nombre et par le peu de discipline de son armée qu’il était beaucoup inférieur à celle du Roi, ne crut pas le devoir attendre dans ce poste, et passant la rivière, la nuit, sur un pont de bateaux, il se retira à la Bergerie, qui n’est qu’à demi-lieue de Tonné-Charente. Les troupes du Roi se contentèrent d’avoir poussé et défait deux escadrons le jour précédent, et lui donnèrent tout le temps nécessaire pour faire sauter la tour de Tonné-Charente, et se retirer, delà l’eau, à la Bergerie sans être pressé. Le comte d’Harcourt perdit alors une belle occasion de le combattre dans sa retraite et à demi passé ; il en eut encore ce jour même une plus avantageuse, dont il ne sut pas se prévaloir ; car il arriva que Monsieur le Prince se reposa entièrement sur le soin d’un maréchal de camp, à qui il avait ordonné de rompre le pont de bateaux, en sorte qu’il ne pût être rétabli, et, sur cette assurance, il mit ses troupes dans des quartiers séparés, dont quelques-uns étaient éloignés du sien d’une lieue et demie, sans craindre qu’on pût aller à lui, la rivière étant entre deux ; mais l’officier, au lieu de suivre exactement son ordre, se contenta de détacher les bateaux, et de les laisser aller au cours de l’eau : de sorte qu’étant repris par les gens du comte d’Harcourt, on refit le pont dans une heure, et à l’instant même il fit passer trois cents chevaux et quelque infanterie pour garder la tête du pont. Cette nouvelle fut portée à Monsieur le Prince à la Bergerie, et il crut d’autant plus que le comte d’Harcourt marcherait au milieu de ses quartiers pour les tailler en pièces l’un après l’autre, que c’était le parti qu’il avait à prendre. Cela l’obligea de mander à ses troupes de quitter leurs quartiers pour revenir en diligence à la Bergerie, et à l’instant même il marcha vers Tonné-Charente, avec les ducs de Nemours et de la Rochefoucauld, ses gardes, les leurs, et ce qui se trouva d’officiers et de volontaires auprès de lui, pour voir le dessein des ennemis et essayer de les amuser, pour donner temps à ce qui était le plus éloigné de le venir joindre. Il trouva que l’avis qu’on lui avait donné était véritable, et que ces trois cents chevaux étaient en bataille dans la prairie qui borde la rivière ; mais il vit bien que les ennemis n’avaient pas eu le dessein qu’il avait appréhendé, ou qu’ils avaient perdu le temps de l’exécuter, puisque, n’étant pas passés lorsqu’ils le pouvaient sans empêchement, il n’y avait pas apparence qu’ils le fissent en sa présence, et ses troupes commençant déjà de le joindre. On escarmoucha quelque temps, sans perte considérable de part ni d’autre, et l’infanterie de Monsieur le Prince étant arrivée, il fit faire un long retranchement vis-à-vis du pont de bateaux, laissant la prairie et la rivière entre le comte d’Harcourt et lui. Les deux armées demeurèrent plus de trois semaines dans les mêmes logements sans rien entreprendre, et se contentèrent l’une et l’autre de vivre dans un pays fertile et où toutes choses étaient en abondance.

Cependant les longueurs et la conduite du duc de Bouillon firent assez juger à Monsieur le Prince qu’il n’avait plus rien à ménager avec lui, et qu’il traitait avec la cour, pour lui et pour M. de Turenne : de sorte que, perdant également l’espérance d’engager l’un et l’autre dans son parti, il s’emporta contre eux avec une pareille aigreur, quoique leurs engagements eussent été différents. Car il est vrai que le duc de Bouillon était convenu avec le duc de la Rochefoucauld, et ensuite avec M. Lesnet, de toutes les conditions que j’ai dites, et qu’il crut s’en pouvoir dégager par les raisons dont j’ai parlé ; M. de Turenne, au contraire, qui s’était entièrement séparé des intérêts de Monsieur le Prince, dès qu’il fut sorti de prison, ignorait même, à ce qu’il a dit depuis, les traités et les engagements du duc de Bouillon son frère.

Monsieur le Prince se voyant donc dans la nécessité d’envoyer promptement un chef pour soutenir le poste qu’il avait destiné à M. de Turenne, jeta les yeux sur le duc de Nemours, dont la naissance et les agréables qualités, jointes à une extrême valeur, pouvaient suppléer en quelque sorte à la capacité de M. de Turenne. Il le fit partir, avec toute la diligence possible, pour aller en Flandres par mer ; mais n’ayant pu en supporter les incommodités, il fut contraint d’aller par terre, avec beaucoup de temps et de péril, à cause des troupes qui ramenaient en France le cardinal Mazarin. Il envoya aussi le duc de la Rochefoucauld à Bourdeaux, pour disposer M. le prince de Conti à s’en aller à Agen affermir les esprits des peuples, qui commençaient à changer de sentiment sur les nouveaux progrès des armes du Roi. Il le chargea aussi de proposer au parlement de Bourdeaux de consentir que le baron de Batteville et les Espagnols fussent mis en possession de la ville et du château de Bourg, qu’ils offraient de fortifier. Fontrailles vint alors trouver Monsieur le Prince de la part de M. le duc d’Orléans, pour voir l’état de ses affaires, et pour l’informer aussi que le parlement de Paris était sur le point de se joindre à M. le duc d’Orléans pour empêcher le retour du cardinal Mazarin, et que M. le duc d’Orléans se disposait à agir de concert avec Monsieur le Prince dans ce même dessein. Fontrailles lui proposa une réconciliation avec le Coadjuteur, et lui témoigna que M. le duc d’Orléans la désirait ardemment. Monsieur le Prince ne répondit rien de positif à cet article, soit qu’il ne crût pas pouvoir prendre des mesures certaines avec le Coadjuteur, ou soit qu’il crût que celles qu’il prendrait ne seraient pas approuvées de Mme de Longueville et du duc de la Rochefoucauld, à qui il était engagé de ne se réconcilier point avec le Coadjuteur sans leur participation et sans leur consentement ; il promit néanmoins à Fontrailles de suivre le sentiment de M. le duc d’Orléans, quand les choses seraient plus avancées, et lorsque cette réconciliation pourrait être utile au bien commun du parti.

En ce même temps, le comte de Marchin joignit Monsieur le Prince à la Bergerie, et lui amena mille hommes de pied et trois cents chevaux, des meilleures troupes de l’armée de Catalogne, qu’il commandait. Beaucoup de gens ont blâmé cette action comme une trahison ; pour moi, je n’entreprendrai point ni de la condamner ni de la défendre : je dirai seulement pour la vérité que M. de Marchin s’étant attaché depuis longtemps à Monsieur le Prince, il avait reçu de lui le gouvernement de Bellegarde, qui était une de ses places ; et qu’ensuite Monsieur le Prince l’avait non-seulement maintenu dans le service, mais même il l’avait fait nommer vice-roi de Catalogne, et lui avait procuré le gouvernement de Tortose, où il servit le Roi avec beaucoup de fidélité et de bonheur. Cependant, Monsieur le Prince ayant été arrêté prisonnier, on fit arrêter aussi M. de Marchin, sans qu’il fût chargé d’autre crime que d’être sa créature. On donna même son gouvernement de Tortose à Launay-Gringuenières, qui le laissa perdre bientôt après. La prison de M. de Marchin dura autant que celle de Monsieur le Prince, et lorsqu’il en fut sorti, il demeura sans charge et sans emploi. Depuis, les affaires de Catalogne dépérissant, et la cour étant incertaine du choix qu’elle ferait d’un homme capable de les soutenir, le comte de Marchin fut proposé une seconde fois par Monsieur le Prince, et le duc de la Rochefoucauld en fit l’ouverture de sa part à M. le Tellier, sans que Marchin fît aucune diligence de son chef. Il ne lui fut pas possible de retarder son voyage de Catalogne ni d’attendre l’événement des choses douteuses qui se passaient à la cour, et qui devaient plus apparemment se terminer par un accommodement que par une guerre civile : de sorte que Marchin partit pour son nouvel emploi, le devant tout entier à Monsieur le Prince, et étant encore plus étroitement lié à ses intérêts par le gouvernement de Stenay, qu’il lui avait nouvellement donné après la mort de la Moussaye. Ainsi l’on peut dire que l’action du comte de Marchin a deux faces bien différentes : ceux qui le regarderont comme abandonnant une province que le Roi lui avait confiée le trouveront infidèle ; ceux qui feront réflexion sur les pressantes et presque indispensables obligations qu’il avait à Monsieur le Prince le trouveront un honnête homme. Peu de gens de bon sens oseront dire qu’il est coupable, et peu aussi oseront le déclarer innocent ; ceux enfin qui lui sont contraires et ceux qui lui sont favorables s’accorderont à le plaindre de s’être vu réduit à la nécessité inévitable de manquer à l’un ou à l’autre de ses devoirs.

La cour, comme je l’ai dit, était alors à Poitiers, et M. de Châteauneuf occupait en apparence la première place dans les affaires, bien que le Cardinal en fût en effet toujours le maître. Néanmoins la manière d’agir de ce ministre, ferme, décisive, familière, et directement opposée à celle du Cardinal, commençait à faire approuver son ministère, et gagnait même quelque créance dans l’esprit de la Reine. Le Cardinal en était trop bien averti pour donner temps à M. de Châteauneuf de s’établir davantage. Il jugea que sa présence à la cour était le seul remède qu’il pût apporter à tout ce qui s’élevait contre lui, et préférant ses intérêts particuliers à ceux de l’État, son retour fournit à M. le duc d’Orléans et au Parlement le prétexte qui leur manquait de se joindre à Monsieur le Prince.

Le maréchal d’Hocquincourt eut ordre d’aller recevoir le cardinal Mazarin sur la frontière du Luxembourg, avec deux mille chevaux, et de l’escorter jusques où serait le Roi. Il traversa le Royaume sans trouver d’empêchement, et arriva à Poitiers, aussi maître de la cour qu’il l’avait jamais été. On affecta de donner peu de part de ce retour à M. de Châteauneuf, sans toutefois rien changer aux apparences dans tout le reste, ni lui donner de marques particulières de défaveur. Le Cardinal même lui fit quelques avances ; mais lui, craignant de se commettre en jugeant bien qu’il ne pouvait être ni sûr ni honnête à un homme de son âge et de son expérience de demeurer dans les affaires sous son ennemi, et qu’il serait sans cesse exposé à tout ce qu’il lui voudrait faire souffrir de dégoût et de disgrâce, il prit prétexte de se retirer sur ce que, la résolution ayant été prise par son avis de faire marcher le Roi à Angoulême, on changea de dessein sans le lui communiquer, et on prit en même temps celui d’aller faire le siège d’Angers, bien qu’il fût d’un sentiment contraire. Ainsi, ayant pris congé du Roi, il se retira à Tours.

La cour partit bientôt après pour aller à Angers, où le duc de Rohan avait fait soulever le peuple ; et cette ville et la province s’étaient déclarées pour Monsieur le Prince, dans le même temps que M. le duc d’Orléans et le parlement de Paris se joignirent à lui contre les intérêts de la cour. Il semblait que toute la France était en suspens pour attendre l’événement de ce siège, qui pouvait avoir de grandes suites, si sa défense eût été assez vigoureuse ou assez longue pour arrêter le Roi ; car, outre que Monsieur le Prince eût pu s’assurer des meilleures places des provinces voisines, il est certain que l’exemple de M. le duc d’Orléans et du Parlement aurait été suivi par les plus considérables corps du Royaume, si la cour eût été contrainte de lever ce siège ; on peut dire même qu’elle se serait trouvée dans de grandes extrémités, et la personne du Roi bien exposée, si ce mauvais succès fût arrivé dans le temps que le duc de Nemours entra en France avec l’armée de Flandres et les vieilles troupes de Monsieur le Prince, sans trouver de résistance.

Cette armée passa la Seine à Mantes. Le duc de Beaufort, avec les troupes de M. le duc d’Orléans, se joignit au duc de Nemours, et tous deux ensemble marchèrent avec un corps de sept mille hommes de pied et trois mille chevaux, vers la rivière de Loire, où ils étaient assurés des villes de Blois et d’Orléans ; mais, soit qu’Angers ne fût pas en état de se défendre par la division des bourgeois, ou que le duc de Rohan ne voulût pas hasarder sa vie et sa fortune sur la foi chancelante d’un peuple étonné, il remit la place entre les mains du Roi sans beaucoup de résistance, et eut permission de se retirer à Paris auprès de M. le duc d’Orléans.

Les choses étaient en ces termes lorsque Monsieur le Prince partit de la Bergerie, après y avoir, comme je l’ai dit, demeuré plus de trois semaines, sans que le comte d’Harcourt, qui était de l’autre côté de la rivière à Tonné-Charente, et maître du pont de bateaux, entreprît rien contre lui. Néanmoins, comme il était de beaucoup inférieur à l’armée du Roi en nombre et en bonté de troupes, il voulut éviter les occasions d’être contraint d’en venir à un combat : de sorte qu’il alla à Romette, éloigné de trois lieues des troupes du Roi, afin d’avoir plus de temps pour prendre son parti, si elles marchaient à lui. Il y demeura quelque temps et dans les quartiers près de là, sans qu’il se passât rien de considérable ; mais, voyant que bien loin de faire des progrès dans le pays où il était, il ne se trouvait pas seulement en état d’y demeurer en présence du comte d’Harcourt, il tourna ses pensées à conserver la Guyenne et à fortifier les villes qui tenaient son parti. Il résolut donc d’y marcher avec son armée, et crut pouvoir maintenir quelque temps la Xaintonge, en laissant d’un côté le comte du Doignon dans ses places, les Espagnols à Talmont, et le prince de Tarente à Xaintes et à Taillebourg, pour les pourvoir et pour en hâter les fortifications. Ayant ainsi donné ses ordres, il fit marcher son infanterie et ses bagages à Talmont, pour aller par mer à Bourdeaux ; et après avoir fait, la première journée, une fort grande traite avec toute sa cavalerie, il s’arrêta, la seconde, à Saint-Andras, à quatre lieues de Bourdeaux, croyant être hors de la portée des ennemis ; mais le comte d’Harcourt, qui l’avait suivi avec une diligence extrême, arriva à la vue de son quartier lorsqu’il y songeait le moins, et l’aurait forcé sans doute, si les premières troupes eussent entré dedans sans marchander ; mais elles se mirent en bataille vis-à-vis de Saint-Andras, pendant que d’autres attaquèrent le quartier de Balthazard, qui les repoussa avec vigueur et vint joindre Monsieur le Prince, qui était monté à cheval au premier bruit. Ils furent quelque temps en présence ; mais la nuit étant obscure, il n’y eut point de combat, et Monsieur le Prince se retira sans rien perdre, étant plus redevable de son salut à la trop grande précaution de ses ennemis qu’à la sienne propre.

Le comte d’Harcourt ne le suivit pas plus avant, et Monsieur le Prince, continuant le dessein qu’il avait d’aller à Bergerac et de le faire fortifier, passa à Libourne, dont le comte de Maure était gouverneur ; il lui laissa ses ordres pour y continuer quelques dehors. Le maréchal de la Force arriva en même temps que lui à Bergerac, avec son fils le marquis de Castelnau, qui commandait dans la place ; et le duc de la Rochefoucauld, qui était revenu de la haute Guyenne avec M. le prince de Conti s’y rendit aussi.

Ce fut en ce même temps que commencèrent à paraître à Bourdeaux les factions et les partialités qui ont ruiné le parti de Monsieur le Prince en Guyenne, divisé sa maison, séparé de ses intérêts ses plus proches, et qui l’ont enfin réduit à chercher parmi les Espagnols une retraite dont il les paye, tous les jours, par tant de grandes actions qui leur ont plus d’une fois sauvé la Flandre. Je me réserve de dire les causes d’un si grand changement lorsque j’en rapporterai les effets, et passerai maintenant au récit de ce que Monsieur le Prince fit durant cet intervalle.

Son principal soin était de réparer promptement les places de Guyenne ; mais il s’attachait particulièrement à mettre Bergerac en état de se défendre. Il y employa quelques jours avec beaucoup d’application, pendant lesquels il apprit que ses affaires dépérissaient en Xaintonge ; que le comte du Doignon était renfermé dans ses places, n’osant en sortir par ses défiances ordinaires ; que le prince de Tarente avait reçu quelque désavantage dans un combat qui s’était donné auprès de Ponts ; que Xaintes, qu’il croyait en état de soutenir un grand siège par les travaux qu’on y avait faits et par une garnison de ses meilleures troupes, s’était rendue sans faire de résistance considérable ; et que Taillebourg, qui était assiégé, était près de suivre l’exemple de Xaintes. Monsieur le Prince fut encore informé que le marquis de Saint-Luc assemblait un corps pour s’opposer à celui de M. le prince de Conti, qui avait pris Caudecoste et quelques autres petites villes peu importantes. Cette dernière nouvelle était la seule où il pouvait apporter quelque remède ; mais, comme le marquis de Saint-Luc était encore éloigné de M. le prince de Conti, il crut ne devoir pas passer dans la haute Guyenne, sans être informé plus particulièrement de l’état des affaires de Bourdeaux, et pour cet effet, il manda à Madame la Princesse et à Mme de Longueville de se rendre à Libourne, où il arriva en même temps qu’elles. Il y demeura un jour seulement, et y donna des ordres qui dépendaient de lui, pour empêcher le progrès du mal que la division commençait de faire naître dans son parti et dans sa famille.

Il partit ensuite avec le duc de la Rochefoucauld, pour aller joindre le prince de Conti, qui était avec ses troupes en un lieu nommé Staffort, quatre lieues audessus d’Agen ; mais ayant appris, près de Libourne, par un courrier, que le marquis de Saint-Luc marchait vers Staffort, il crut que sa présence serait d’un grand secours, et fit toute la diligence possible pour joindre M. le prince de Conti, avant que l’un ou l’autre eût rien entrepris. En effet, étant arrivé à Staffort, il trouva que M. le prince de Conti rassemblait ses quartiers, dans la créance que le marquis de Saint-Luc le devait combattre ; il sut de plus qu’il était à Miradoux avec les régiments de Champagne et de Lorraine, et que sa cavalerie était logée séparément dans des fermes et dans des villages proches. Il prit à l’instant son parti, et résolut de marcher toute la nuit pour enlever les quartiers de cavalerie du marquis de Saint-Luc ; il se fit suivre de celle qui se trouva à Staffort, où il laissa Monsieur son frère, avec ordre de le suivre dès que le reste de ses troupes serait arrivé. Il partit, à l’heure même, avec le duc de la Rochefoucauld, et, bien que le chemin fût long et fort mauvais, il arriva devant le jour à un pont où les ennemis avaient un corps de garde de douze ou quinze maîtres ; il les fit pousser d’abord : ceux qui se sauvèrent donnèrent l’alarme à toutes leurs troupes et les firent monter à cheval. Quelques escadrons firent ferme près de Miradoux ; mais il les chargea et les rompit sans beaucoup de peine. Il y eut six régiments de défaits. On prit beaucoup d’équipage et de prisonniers, et le reste se retira à Miradoux. Cette petite ville est située sur la hauteur d’une montagne, dont elle n’occupe que la moitié. Elle n’a pour toutes fortifications qu’un méchant fossé et une simple muraille, à laquelle les maisons sont attachées. Dès que le jour fut venu, le marquis de Saint-Luc mit toutes ses troupes en bataille dans l’esplanade qui est devant la porte de la ville ; Monsieur le Prince attendit au bas de la montagne celles que M. le prince de Conti lui amenait : elles arrivèrent bientôt après ; mais, comme la montée est assez droite et fort longue, et que les terres y sont grasses en hiver, et divisées par des fossés et par des haies, Monsieur le Prince vit bien qu’il ne pouvait aller en bataille aux ennemis sans se mettre en désordre et sans se rompre lui-même avant que d’être arrivé à eux. Ainsi il se contenta de faire avancer son infanterie et de chasser avec beaucoup de feu les ennemis de quelques postes qu’ils avaient occupés. Il y eut aussi deux ou trois escadrons qui combattirent, et toute la journée se passa en de continuelles escarmouches, sans que le marquis de Saint-Luc quittât la hauteur, et sans que Monsieur le Prince entreprît de l’aller attaquer en un lieu si avantageux, n’ayant point de canon et n’en pouvant avoir que le lendemain. Il donna ses ordres pour en faire venir deux pièces, et cependant, jugeant bien que le bruit de son arrivée étonnerait plus les ennemis que l’avantage qu’il avait remporté sur eux, il donna la liberté à quelques prisonniers, pour en porter la nouvelle au marquis de Saint-Luc. Elle fit l’effet qu’il avait désiré ; car les soldats en prirent l’épouvante, et elle mit une si grande consternation parmi les officiers qu’à peine attendirent-ils la nuit pour cacher leur retraite et se sauver à Lectoure. Monsieur le Prince, qui l’avait prévu, mit des corps de garde si près des ennemis qu’il fut averti dans le moment qu’ils marchèrent, et on peut dire que son extrême diligence l’empêcha de les défaire entièrement ; car, sans attendre que l’infanterie fût engagée dans le chemin, où rien n’aurait pu l’empêcher d’être taillée en pièces, il la chargea sur le bord du fossé de Miradoux, et entrant, l’épée à la main, dans les bataillons de Champagne et Lorraine, il les renversa dans le fossé, demandant quartier et jetant leurs armes. Mais, comme on ne pouvait aller à cheval à eux, ils eurent la facilité de rentrer dans Miradoux, moins pour défendre la place que pour sauver leur vie. M. le prince de Conti combattait toujours auprès de Monsieur son frère, qui suivit le marquis de Saint-Luc et le reste des fuyards jusques auprès de Lectoure, et revint investir Miradoux, où Marins, maréchal de camp, et Couvonges, mestre de camp de Lorraine, étaient entrés avec plusieurs officiers. Monsieur le Prince les fit sommer, croyant que des gens battus qui étaient sans munition de guerre et sans vivres n’entreprendraient pas de défendre une si méchante place. En effet, ils offrirent de la rendre et d’aller joindre le marquis de Saint-Luc ; mais Monsieur le Prince, qui ne voulait pas laisser sauver de si bonne infanterie, et qui comptait pour rien d’être maître d’un lieu de nulle considération, s’attacha à les vouloir prendre prisonniers de guerre ou à les obliger de ne servir de six mois. Ces conditions leur parurent si rudes, qu’ils aimèrent mieux se défendre, et réparer en quelque sorte la honte du jour précédent, que de l’augmenter par une telle capitulation. Ils trouvèrent que les habitants avaient des vivres, et jugeant bien que Monsieur le Prince n’était pas en état de faire des lignes, ils crurent qu’on pourrait aisément leur faire porter de la poudre, de la mèche et du plomb. En effet, le marquis de Saint-Luc y en fit entrer la nuit suivante, et continua toujours de les rafraîchir des choses nécessaires, tant que le siège dura, quelque soin qu’on pût prendre pour l’empêcher. Cependant Monsieur le Prince renvoya Monsieur son frère à Bourdeaux, et connut bientôt qu’il eût mieux fait de recevoir Miradoux aux conditions qu’on lui avait offertes, que de s’engager à un siège, manquant, comme il faisait, de toutes choses, et n’étant pas même assuré d’avoir du canon. Néanmoins, comme on est souvent obligé de continuer de sang-froid ce qu’on a commencé en colère, il voulut soutenir son dessein jusqu’au bout, croyant étonner les ennemis et qu’il en ferait un exemple. Il tira donc d’Agen deux pièces, une de dix-huit livres, et l’autre de douze, avec un petit nombre de boulets de calibre ; mais il crut qu’il y en aurait assez pour faire brèche et les emporter d’assaut, avant que le comte d’Harcourt, qui marchait à lui, pût être arrivé. En effet, on prit des maisons assez près de la porte, où on mit les deux pièces en batterie ; elles firent d’abord beaucoup d’effet dans la muraille ; mais les boulets manquèrent aussi bientôt, de sorte qu’on était contraint de donner de l’argent à des soldats pour aller chercher dans le fossé les boulets qu’on avait tirés. Les assiégés se défendaient assez bien pour le peu de munitions qu’ils avaient, et ils firent deux sorties avec beaucoup de vigueur. Enfin la brèche commençait de paraître raisonnable, et la muraille étant tombée, avec des maisons qui y tenaient, avait fait une fort grande ouverture ; mais tout ce débris servit d’un nouveau retranchement aux assiégés ; car le toit de la maison où se fit la brèche étant tombé dans la cave, ils y mirent le feu et se retranchèrent de l’autre côté, de sorte que cette cave ardente devint un fossé qui ne se pouvait passer. Cet obstacle retint Monsieur le Prince : il ne voulut pas hasarder une attaque qui aurait sans doute rebuté ses troupes et augmenté le courage des ennemis ; il résolut de faire battre un autre endroit, où les maisons n’avaient point de caves ; et il y avait un jour qu’on commençait d’y tirer, lorsqu’il reçut avis que le comte d’Harcourt marchait à lui et qu’il arriverait le lendemain à Miradoux. Leurs forces étaient trop inégales pour hasarder un combat : ainsi il résolut de lever le siège et de se retirer à Staffort, où il arriva sans avoir été suivi des ennemis.

Cette ville n’est ni plus grande ni meilleure que Miradoux ; mais, comme le comte d’Harcourt était au delà de la Garonne et qu’il ne la pouvait passer qu’à un lieu nommé Auvillars, Monsieur le Prince, ayant l’autre côté du pays libre, sépara ses quartiers, dans la créance que c’était assez d’en mettre quelques-uns près d’Auvillars, et de commander qu’on détachât continuellement des partis de ce côté-là, pour être averti de tout ce que les ennemis voudraient entreprendre ; mais de nouvelles troupes et de méchants officiers exécutent d’ordinaire ce qui leur est commandé d’une manière bien différente de ce qu’ont accoutumé de faire des gens éprouvés et aguerris ; et cet ordre, qui aurait suffi pour mettre un camp en sûreté, fut si mal suivi, que Monsieur le Prince se vit exposé à la honte d’être surpris et défait ; car de tous les partis commandés, pas un ne suivit son ordre ; et au lieu d’apprendre des nouvelles du comte d’Harcourt, ils allèrent piller les villages voisins. Ainsi le comte d’Harcourt passa la rivière, marcha en bataille au milieu des quartiers de Monsieur le Prince, et arriva à un quart de lieue de lui, sans que personne en prît l’alarme, ni lui en vînt donner avis. Enfin des gens poussés lui ayant apporté cette nouvelle avec le trouble ordinaire en semblables occasions, il monta à cheval, suivi du duc de la Rochefoucauld, du comte de Marchin et du marquis de Montespan, pour voir le dessein des ennemis ; mais il n’eut pas fait cinq cents pas qu’il vit leurs escadrons qui se détachaient pour aller attaquer ses quartiers, et même des gens s’ébranlèrent pour le pousser. Dans cette extrémité, il n’eut point d’autre parti à prendre que d’envoyer faire monter à cheval ses quartiers les plus éloignés, et de revenir joindre ce qu’il avait d’infanterie campée sous Staffort, qu’il fit marcher à Boüé pour y passer la Garonne en bateau et se retirer à Agen. Il envoya tous les bagages au port Sainte-Marie, et laissa un capitaine à Staffort et soixante mousquetaires, avec une pièce de douze livres, qu’il ne put emmener. Le comte d’Harcourt ne se servit pas mieux de cet avantage qu’il avait fait de ceux qu’il pouvait avoir à Tonné-Charente et à Saint-Andras ; car, au lieu de suivre Monsieur le prince et de le charger dans le désordre d’une retraite sans cavalerie, et contraint de passer la Garonne pour se mettre à couvert, il s’arrêta pour investir le quartier le plus proche de Staffort, nommé le Pergam, où étaient logés trois ou quatre cents chevaux des gardes de Monsieur le Prince et des généraux. Ainsi il lui donna douze ou treize heures, dont il passa la plus grande partie à Boüé, à faire passer la rivière à ses troupes avec un désordre et des difficultés incroyables, et toujours en état d’être taillé en pièces si on l’eût attaqué.

Quelque temps après que Monsieur le Prince fut arrivé à Agen avec toute son infanterie, on vit paraître quelques escadrons de l’autre côté de la rivière, qui s’étaient avancés pour prendre des bagages qui étaient prêts de passer l’eau ; mais ils furent repoussés avec vigueur par soixante maîtres du régiment de Montespan, qui donnèrent tout le temps nécessaire à des bateaux chargés de mousquetaires d’arriver et de faire retirer les ennemis. Ce jour même, Monsieur le Prince sut que sa cavalerie était arrivée à Sainte-Marie sans avoir combattu ni rien perdu de son équipage, et que ses gardes se défendaient encore dans le Pergam, sans qu’il y eût toutefois apparence de les pouvoir secourir. En effet, ils se rendirent prisonniers de guerre le lendemain, et ce fut tout l’avantage que tira le comte d’Harcourt d’une occasion où sa fortune et la négligence des troupes de Monsieur le Prince lui avaient offert une entière victoire.


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