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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/14

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CHAPITRE XIV.


Forme de demander les audiences particulières du roi d’Espagne. — Jalousie de la reine pour y être toujours présente. — Trait important d’amitié pour moi de Grimaldo. — Illumination de la place Major, admirable et surprenante. — Bal superbe chez le roi d’Espagne. — Leurs Majestés Catholiques y dansent et m’y font danser. — Échappé avec tout avantage de tous les pièges du cardinal Dubois, j’en aperçois son dépit à travers ses louanges. — Audience particulière que j’eus seul le lendemain de la signature. — Manége de la reine. — Service de Grimaldo. — Office à don Patricio Laullez. — Attachement du roi d’Espagne aux jésuites, peu conforme au goût de la reine. — Bontés ou compliments singuliers de la reine pour moi. — Audience particulière du comte de Céreste. — Je consulte Grimaldo sur les bontés ou les compliments de la reine. — J’en reçois un bon conseil. — Confiance et amitié véritable entre ce ministre et moi. — Pompe de Leurs Majestés Catholiques allant à Notre-Dame d’Atocha. — Compétence entre les deux majordomes-majors, uniquement aux audiences publiques de la reine, qui en exclut celui du roi, et entre les mêmes et les deux grands écuyers, uniquement dans les carrosses du roi et de la reine, qui en exclut les deux majordomes-major. — Départs (18 novembre) de Mlle de Montpensier de Paris. — Leurs Majestés Catholiques donnent une longue audience à Maulevrier et à moi seuls, étant au lit, contre tout usage d’y être vus par qui que ce soit. — Maulevrier en étrange habitude de montrer au ministre d’Espagne les dépêches qu’il devois de sa cour. — Départ de Leurs Majestés Catholiques pour Lerma. — Je présente enfin une lettre du roi à l’infante au moment de son départ pour Lerma. — Je reçois chez moi les compliments de la ville de Madrid. — Lettre curieuse du cardinal Dubois à moi, sur l’emploi de l’échange des princesses. — Santa-Cruz chargé par le roi d’Espagne de l’échange des princesses. — Je prends avec lui d’utiles précautions à l’égard du prince de Rohan, chargé par le roi du même échange.


Je retournai chez moi après la cérémonie qui, par la longueur des lectures et cette difficulté sur un instrument en françois, avoit duré fort longtemps. On se souviendra que, voulant toujours entretenir le roi d’Espagne pendant cette lecture pour cacher par cet air de courtisan empressé l’affectation de la place que j’avois prise et conservée, ne sachant plus que dire au roi pour continuer à lui parler, je lui demandai audience pour le lendemain, qu’il m’accorda volontiers. Or, cette demande directe étoit contraire à l’usage de cette cour, où les ambassadeurs, les autres ministres étrangers, et tous les sujets de quelque rang ou état qu’ils soient, ne la demandent qu’en s’adressant à celui qui est préposé pour en rendre compte au roi et leur dire le jour et l’heure, quand le roi accorde l’audience, qu’il ne refuse jamais aux ministres étrangers et rarement à ses sujets. Celui qui avoit alors cet emploi étoit le même La Roche dont j’ai parlé ci-devant, et qui avoit aussi l’estampille.

Grimaldo étoit allé travailler avec le roi en présence de la reine comme cela se faisoit toujours ; peu après la fin de la cérémonie de la signature. Je fus surpris, une heure et demie après être rentré chez moi, de recevoir une lettre de ce ministre, qui me demandoit si j’avois à dire quelque chose de particulier au roi sans la reine, sur ce que j’avois demandé moi-même audience au roi pendant la lecture du contrat, et qu’il me prioit de lui mander naturellement ce qui en était. Je lui récrivis sur-le-champ qu’ayant trouvé cette commodité de demander audience au roi je m’en étois servi tout simplement ; que, si je n’y avois pas fait mention de la reine, c’est que j’avois cru sa présence aux audiences particulières tellement d’usage que je n’avois pas imaginé qu’il fût besoin d’en faire mention ; qu’au reste je n’avois que des remercîments à faire au roi sur tout ce qui venoit de se passer, quoi que ce soit à lui dire que je n’eusse à dire de même à la reine, et que je serois très fâché qu’elle ne se trouvât pas à cette audience particulière le lendemain.

Comme j’écrivois cette réponse, don Gaspard Giron m’invita d’aller voir l’illumination de la place Major. J’achevai ma lettre promptement ; nous montâmes en carrosse, et les principaux de ceux que j’avois amenés, dans d’autres des miens. Nous fûmes conduits par des détours pour éviter la vue de la lueur de l’illumination en approchant, et nous arrivâmes à une belle maison qui donne sur le milieu de la place, qui est celle où le roi et la reine vont pour voir les fêtes qui s’y font. Nous ne nous aperçûmes d’aucune clarté en mettant pied à terre ni en montant l’escalier ; on avoit bien tout fermé ; mais en entrant dans la chambre qui donnoit sur la place, nous fûmes éblouis, et tout de suite en entrant sur le balcon la parole me manqua de surprise plus de sept ou huit minutes.

Cette place est en superficie beaucoup plus vaste qu’aucune que j’eusse encore vue à Paris ni ailleurs, et plus longue que large. Les cinq étages des maisons qui l’environnent sont du même niveau, chacune avec des fenêtres égales en distance et en ouverture, qui ont chacune un balcon dont la longueur et l’avance sont parfaitement pareilles, avec un balustre de fer aussi de hauteur et d’ouvrage semblables entre eux, et tout cela parfaitement pareil en tous les cinq étages. Sur chacun de tous ces balcons on met deux gros flambeaux de cire blanche, un seul à chaque bout de chaque balcon, simplement appuyés contre le milieu du retour de la balustrade, tant soit peu penchés en dehors, sans être attachés à rien. Il est incroyable la clarté que cela donne, la splendeur en étonne et a je ne sais quelle majesté qui saisit. On y lit sans peine les plus petits caractères dans le milieu et dans tous les endroits de la place sans que le rez-de-chaussée soit illuminé.

Dès que je parus sur le balcon, tout ce qui étoit dans la place s’amassa sous les fenêtres et se mit à crier : Señor, tauro ! tauro ! C’étoit le peuple qui me demandoit d’obtenir une fête de taureaux, qui est la chose du monde pour laquelle il a le plus de passion, et que le roi ne vouloit plus permettre depuis plusieurs années par principe de conscience. Aussi me contentai-je le lendemain de lui dire simplement ces cris du peuple sans lui rien demander là-dessus, en lui témoignant mon étonnement d’une illumination si surprenante et si admirable. Don Gaspard Giron et des Espagnols qui se trouvèrent dans la maison d’où je la vis, charmés de l’étonnement dont j’avois été frappé à la vue de ce spectacle, le publièrent avec d’autant plus de complaisance, qu’ils n’étoient pas accoutumés à l’admiration des François, et beaucoup de seigneurs m’en parlèrent avec grand plaisir. À peine eus-je loisir de souper au retour de cette belle illumination, qu’il fallut retourner au palais pour le bal que le roi avoit fait préparer dans le salon des Grands, et qui dura jusqu’après deux heures après minuit.

Ce salon, qui est également vaste et superbe en bronzes, en marbres, en dorures, en tableaux, étoit magnifiquement éclairé ; tout au bout opposé à la porte d’entrée il y avoit, comme à la signature, six fauteuils de front, où le roi, la reine, etc., s’assirent dans le même ordre. À côté du bras droit de celui du roi, sans distance aucune et beaucoup moins qu’un demi-pied moins avancé, un siège ployant de velours cramoisi de franges d’or et les bois dorés, pour le majordome-major du roi, qui s’assit dessus en même temps que le roi se mit dans son fauteuil. Au bras gauche du fauteuil du dernier infant étoit dans la même disposition un carreau de velours noir, sans or, avec des houppes noires aux coins, pour la camarera-mayor de la reine, vêtue en veuve un peu mitigée, parce que la reine n’avoit pu souffrir tout ce grand attirail de religieuse, qui est l’habit des veuves tant qu’elles le sont, que j’avois vu à Bayonne à la duchesse de Liñarez. Par la même raison, le carreau étoit noir, qui sans cela auroit été de velours cramoisi avec de l’or. Cette dame auroit pu avoir un ployant pareil à celui de la droite, mais par habitude elle préféroit le carreau, qui est la même distinction. Derrière les fauteuils il y avoit des tabourets de velours rouge à franges d’or et à bois dorés, pour le capitaine des gardes du roi en quartier, le sommelier du corps, le majordome-major de la reine, la gouvernante de l’infante et le duc de Popoli, gouverneur du prince des Asturies. Dans une fausse porte, tout en arrière des fauteuils du côté de la camarera-mayor, mais non vis-à-vis de son dos, étoient deux sièges ployants de velours cramoisi à franges d’or et à bois dorés, où don Gaspard Giron nous conduisit, Maulevrier et moi, sans jalousie devant nous, qui fut une faveur singulière, et qui que ce soit devant nous, en sorte que nous vîmes toujours en plein tout ce beau spectacle et les danses.

Un peu plus bas que la camarera-mayor, le long de la muraille, à quelque distance jusque vers le bas bout, il y avoit des tabourets comme les nôtres entremêlés de carreaux pareils, et d’autres tabourets et carreaux de damas et de satin rouge, pareillement dorés, pour les femmes des grands d’Espagne et de leurs fils aînés qui, à leur choix, s’asseyoient sur les tabourets ou sur les carreaux, mais les femmes des grands sur le velours et les femmes des fils aînés sur le satin ou le damas. Ces tabourets et ces carreaux alloient jusqu’à la moitié ou environ de la longueur de ce côté long du salon, le reste étoit occupé par les dames de qualité, femmes ou filles, assises par terre sur le vaste tapis qui couvroit tout le salon, desquelles plusieurs se tenoient debout, ce qui étoit à leur choix, et tout aux dernières places. Quelques jeunes camaristes de la reine placées là pour danser. Vis-à-vis ce long rang de dames de l’autre côté, toute la cour en hommes, grands et autres, tous debout, le dos aux fenêtres à distance d’elles, laquelle distance étoit remplie de moindres spectateurs, comme aussi étoit l’espace vis-à-vis, entre la muraille et les dames. Au bas bout du côté des hommes étoient, un peu en potence, les quatre majordomes du roi pour donner ordre à tout. Vis-à-vis des fauteuils, au bas bout, étoient les danseurs debout, grands et autres, les officiers venus en Espagne avec moi, et des spectateurs de qualité ; une barrière derrière eux traversoit le salon, derrière laquelle étoit la foule des voyeurs.

Dans une pièce à côté de l’entrée étoient toutes sortes de rafraîchissements, de pâtisseries, de vins, avec profusion ; mais grand ordre, où, pendant la confusion des contredanses, alloit qui vouloit et en apportoit aux dames. La parure éclatoit avec somptuosité : il faut avouer que le coup d’œil de nos plus beaux bals parés n’approche point de celui-là.

Ce qui m’y parut de fort étrange furent trois évêques en camail vers le haut bout du côté des hommes pendant tout le bal ; c’étoient le duc d’Abrantès, évêque de Cuença, deux évêques in partibus, suffragants à Madrid de l’archevêque de Tolède ; et l’accoutrement de la camarera-mayor pour un bal, qui tenoit un grand chapelet à découvert, causant et devisant sur le bal et les danses, tout en marmottant ses patenôtres qu’elle laissoit tomber à mesure, tant que le bal dura. Ce que je trouvai aussi de très fâcheux est que nul homme ne s’y assit excepté les six charges que j’ai nommées, Maulevrier [et] moi, pas même les danseurs, en sorte qu’il n’y avoit pas un seul siège dans tout ce salon, même derrière tout le monde, outre ceux que j’ai spécifiés.

La reine, qui ne peut danser de danse sérieuse qu’avec les infants, ouvrit le bal avec le roi ; la danse de ce prince qu’il aimoit fort fut pour moi un grand sujet de surprise ; en dansant ce fut tout un autre homme, redressé du dos et des genoux, de la justesse, en vérité de la grâce. Pour la reine qui prit après le prince des Asturies, qui étoient tous deux extrêmement bien faits, je n’ai vu qui que ce soit danser mieux en France, en hommes ni en femmes, peu en approcher, moins encore aussi bien, les deux autres infants fort joliment pour leur âge.

En Espagne, hommes et femmes portent toutes sortes de couleurs à tout âge, et danse qui veut jusqu’à plus de soixante ans, sans le plus léger ridicule, même sans que cela paroisse extraordinaire, et j’en vis plusieurs exemples d’hommes et de femmes : le dernier infant prit la princesse de Robecque qui ne s’éloignoit pas de cinquante ans et qui les paraissoit bien.

Elle étoit Croï, fille du comte de Solre, et veuve du prince de Robecque, que le roi d’Espagne avoit fait par la princesse des Ursins grand d’Espagne, chevalier de la Toison et depuis colonel du régiment des gardes wallonnes. La comtesse de Solre qui étoit Bournonville, cousine germaine de la maréchale de Noailles, étant assez mal avec son mari avoit mené sa fille se marier en Espagne et y étoit demeurée avec elle. Mme de Robecque étoit dame du palais de la reine et passoit, ainsi que sa mère, pour être fort bien avec elle. Je les avois fort connues avant qu’elles allassent en Espagne ; et ce fut une des premières visites que je fis ; nous avions autrefois fort dansé ensemble, apparemment qu’elle le dit à la reine.

Aussitôt après avoir dansé avec l’infant, car, étant étrangère, elle n’étoit pas sujette aux règles espagnoles du veuvage, elle traversa toute la longueur du salon, fit une belle révérence à Leurs Majestés Catholiques et vint me dénicher dans ma reculade pour me prendre à danser par une belle révérence en riant ; je la lui rendis en lui disant qu’elle se moquoit de moi ; dispute, galanteries, enfin elle fut à la reine, qui m’appela et qui me dit que le roi et elle vouloient que je dansasse. Je pris la liberté de lui représenter qu’elle vouloit se divertir ; que cet ordre ne pouvoit pas être sérieux ; j’alléguai mon âge, mon emploi, tant d’années que je n’avois dansé, en un mot tout ce qui me fut possible. Tout frit inutile, le roi s’en mêla, tous deux me prièrent, tachèrent de me persuader que je dansois fort bien, enfin commandèrent et de façon qu’il fallut obéir ; je m’en tirai donc comme je pus.

La reine affecta de faire danser des premiers nos témoins françois, excepté l’abbé de Saint-Simon qui n’étoit pas de robe à cela, et dans la suite du bal, deux ou trois officiers des plus distingués des troupes du roi qui étoient venus avec moi.

Une heure après l’ouverture du bal on mena l’infante se coucher. Les contredanses coupèrent souvent les menuets. Le prince des Asturies y menoit toujours la reine ; rarement le roi les dansoit, mais comme aux contredanses on se mêle, et, suivant l’ordre de la contredanse, chacune se trouve danser avec tout ce qui danse, l’un après l’autre, et se retrouve au bout avec son meneur, la reine y dansoit de même avec tout le monde ; j’en esquivai ce que je pus, quoique fort peu ; on peut juger que je n’en savois aucune.

Le bal fini, le marquis de Villagarcias, un des majordomes et un des plus honnêtes et des plus gracieux hommes que j’aie vus, qui a été depuis vice-roi du Pérou, ne voulut jamais me laisser sortir que je ne me fusse reposé dans le lieu des rafraîchissements, où il me fit avaler un verre d’excellent vin pur, parce que j’étois fort en sueur à force de menuets et de contredanses, avec un habit très pesant. Le roi et la reine d’Espagne et le prince des Asturies furent fort sur le bal et y parurent prendre grand plaisir. Ce même soir et le lendemain je fis illuminer toute ma maison, dedans et dehors, n’ayant pas eu un moment de loisir d’y donner aucune fête, au milieu de tant de fonctions si précipitées et si fort entassées les unes sur les autres.

Ce ne fut pas sans un grand plaisir que je fis, le mercredi 26 au matin, lendemain de la signature, les dépêches que je devois envoyer après mon audience de remercîment qui devoit terminer cette même matinée, par lesquelles je rendois compte de tout ce qui s’étoit passé par un courrier qui ne put être dépêché que le [sur] lendemain 28 novembre. J’étois aisément parvenu à éluder les commissaires et à faire signer par Leurs Majestés Catholiques elles-mêmes, contre tout usage et exemple, non seulement un instrument du contrat du futur mariage du roi et de l’infante, mais deux instruments dont j’envoyai un au roi signé de leur main par ce courrier, ce qui étoit bien plus qu’il ne m’avoit été demandé, puisque le cardinal Dubois se contentoit d’une simple copie signée du seul secrétaire d’État. J’avois fait passer l’entreprise de M. le duc d’Orléans sur le prince des Asturies sans aucune difficulté et lui avois renvoyé sa lettre à ce prince où la qualité de frère étoit omise. Les témoins du mariage, je ne les admis qu’à condition qu’ils ne paroîtroient tels que dans un acte séparé, signé du seul secrétaire d’État, et qu’eux ne signeroient quoi que ce fût. J’étois sorti du piége qui m’avoit été si bien tendu sur l’instrument du contrat en françois, tellement à mon avantage, que l’infamie en sauta aux yeux de Leurs Majestés Catholiques et de tout ce qu’il y avoit de plus illustre en Espagne rassemblé dans la cérémonie de la signature, et que Leurs Majestés Catholiques voulurent bien me promettre de signer un instrument en françois si je persévérois à le désirer. Enfin, la joie du sujet de mon ambassade qui m’attira en foule les premières visites dès le matin du lendemain de mon arrivée, de tous ceux même qui étoffent en droit et en usage d’attendre auparavant la mienne, et si j’ose le dire, l’adresse que je sus employer pour la place que je pris et que je conservai à la signature, me tirèrent des étranges filets où le cardinal Dubois avoit bien compté de me prendre.

Le tour des louanges excessives qu’il me donna en réponse aux dépêches de ce courrier, et dont il farcit celle du roi et celle de M. le duc d’Orléans, et les bagatelles qu’il conta sans oser les désapprouver ouvertement, comme la difficulté des témoins, celle de l’instrument en françois, qui du moins étoit la faute de son silence, celle de la petite table pour signer, celle de n’avoir pas été à Notre-Dame d’Atocha, toutes choses auxquelles je sus très bien lui répondre, me montrèrent le dépit, caché sous tant de fleurs et de parfums, qu’il ressentoit de me voir échapper contre toute espérance à tant de sortes de parties qu’il avoit pris tant de soin à me dresser. Il loua surtout ma modération à l’égard de Maulevrier en tombant sur lui, soit qu’il le blâmât en effet, ou qu’il voulût me cacher par le mépris et le peu de confiance qu’il me témoigna pour lui, qu’il eût part en sa noire et hardie friponnerie, trop profonde et trop adroitement ourdie, et exécutée avec trop d’effronterie pour la croire du seul cru de Maulevrier, dont la malice, quelle qu’elle pût être, étoit trop dépourvue d’esprit pour pouvoir lui en attribuer plus que la simple exécution. Je ne parle point ici de la lettre du roi à l’infante qui étoit lors encore à venir. Ce ne fut qu’une niche en comparaison des autres pièges et niche dont je me donnai le plaisir de lui mander comment je m’en étois tiré par le secours du marquis de Grimaldo ; mais s’il eut le chagrin de me voir hors des prises qu’il s’étoit si bien su préparer, pour ce qui regardoit les affaires et les fonctions de l’ambassade, on verra qu’il sut bien s’en dédommager sur ma bourse, et que ce ne fut pas sa faute si je ne revins pas sans avoir pu recueillir le fruit qui, uniquement, m’avoit fait désirer cette ambassade.

Tout à la fin de la matinée de ce même mercredi 26, je fus introduit seul, car Maulevrier s’excusa d’y venir avec moi sur les dépêches qu’il avoit à faire, je fus, dis-je, à l’audience que j’avois moi-même demandée au roi d’Espagne, la veille, pendant la lecture du contrat de mariage, et qu’il m’avoit accordée. Je vis, dès en approchant de Leurs Majestés Catholiques, l’importance du service que [m’avoit rendu] le marquis de Grimaldo par la lettre qu’il m’écrivit le soir tout tard de la veille, dont j’ai parlé ci-dessus, et de ma réponse ; car la reine, dès avant que je fusse proche du roi et d’elle, s’avança à moi, et me dit d’un air fort libre : « Ho çà, monsieur, point de façons ; vous avez envie de dire au roi quelque chose en particulier, je m’en vais à la fenêtre et vous laisser faire. » Je lui répondis la même chose que ce que j’avois mandé en réponse à Grimaldo, à quoi j’ajoutai qu’il étoit si vrai que je n’avois rien à dire au roi en particulier, que si j’avois eu le déplaisir de ne la pas trouver auprès de lui, j’aurois été obligé de lui demander à elle une audience pour lui faire les mêmes remercîments qu’au roi de tout ce qui s’étoit passé la veille. « Non, non, reprit-elle avec vivacité, je vous laisse avec le roi, et je me rapprocherai quand vous aurez fait. » Et en disant cela, elle gagna la fenêtre comme en deux sauts légers, car il y avoit assez loin par la grandeur de ce salon des Miroirs où j’étois seul avec Leurs Majestés Catholiques, tellement que je me mis à la suivre, lui protestant que je n’ouvrirois pas la bouche devant le roi qu’elle ne fût retournée près de lui, qui, pendant tout cela, demeura immobile ; enfin la reine se laissa vaincre et revint près du roi où je la suivis. Elle auroit su également par le roi ce que je lui aurois dit sans elle, et ne me l’auroit jamais pardonné.

Je commençai alors par les remercîments de tout ce qui s’étoit passé la veille, en attendant ceux dont je serois chargé par le roi dès qu’il auroit reçu le compte que j’avois l’honneur de lui en rendre. On peut juger que ce que je dis ici en deux mots se débita à Leurs Majestés Catholiques d’autre sorte, et que les grâces de l’infante, à se tenir si convenablement et si longtemps en place et à signer, ne furent pas oubliées, non plus que la beauté si surprenante de l’illumination de la place Major, la magnificence singulière du bal, et les grâces de Leurs Majestés Catholiques et du prince des Asturies, et des jeunes infants à danser, tous articles que j’étendis assez à mesure du plaisir que je voyois qu’elles y prenoient, et sur quoi la reine se mit fort à louer le roi d’Espagne., et à me faire admirer jusqu’à sa beauté, dont il ne fit que sourire. Il me demanda si je n’enverrois pas un courrier ; je répondis que l’instrument signé de leurs mains, etc., étoit trop précieux pour le confier à la voie ordinaire : il me parut qu’ils en avoient fort envie, et que ma réponse leur plut.

Je passai de là à l’office en faveur de don Patricio Laullez, dont je m’étois procuré l’ordre, et dont on a vu que j’avois parlé à Grimaldo qui en avoit prévenu Leurs Majestés. Je me mis donc, tant que je pus, sur mon bien-dire par la passion que j’avois de rendre utilement à cet ambassadeur les services que j’en avois premièrement reçus. Il me parut que le roi d’Espagne m’écouta là-dessus avec satisfaction, mais beaucoup plus la reine, qui en mêla quelques mots à mon discours en regardant le roi avec un désir très marqué d’en attirer des grâces à Laullez.

Le roi d’Espagne interrompit ce propos pour me dire, sans occasion et tout à coup qu’il désiroit que l’infante fût mise sous la conduite d’un jésuite, pour former sa conscience et lui apprendre la religion ; qu’il avoit eu toute sa vie confiance aux pères de la compagnie, et qu’il me prioit de le demander de sa part à M. le duc d’Orléans. Je répondis que j’exécuterois avec beaucoup d’exactitude et de respect le commandement qu’il me faisoit, et que je ne doutois point que M. le duc d’Orléans ne cherchât à lui complaire dans toutes les choses qui n’avoient aucun véritable inconvénient. Je remarquai qu’il prolongea cette proposition qui pouvoit être plus courte, et qu’il me regardoit cependant fixement comme cherchant à voir ce que j’en pensois moi-même. Ce désir me parut en lui d’autant plus affectionné, que la reine, qui entroit toujours dans tout ce qu’il disoit, et qui l’appuyoit, ne dit alors presque rien ; que le peu qu’elle dit fut très -foible, le roi poussant toujours sa pointe.

Après quelques autres affaires de simple recommandation, l’audience se tourna en conversation. Ils me menèrent aux fenêtres voir leur belle vue sur le Mançanarez, la Casa del Campo presque vis-à-vis, et la campagne au delà ; on parla de plusieurs choses indifférentes qui conduisirent à des choses de leur cour, et moi à leur témoigner la satisfaction que j’avois d’avoir l’honneur de les approcher dans tous les moments où cela étoit permis. Là-dessus la reine regarda le roi, puis me dit avec un air de bonté qu’il ne falloit point qu’il y eût d’heure pour moi, ni d’étiquette ; que je pouvois les venir voir à toute heure, quand je voudrois, sans audience et sans avoir rien à leur communiquer ; que le roi et elle seroient ravis de me voir ainsi familièrement, et que je leur ferois plaisir d’user de cette liberté. Je ne manquai pas de répondre à une grâce si peu attendue et si unique de la meilleure façon que je pus ; après quoi je leur dis que le marquis de Grimaldo devoit leur avoir rendu compte que le comte de Céreste, frère du marquis de Brancas, désiroit avoir l’honneur de présenter au roi une lettre de son frère. Je fus congédié après un peu moins d’une heure d’audience ou de conversation, en me disant que Céreste alloit être appelé. Il le fut en effet quelques moments après que je fus sorti. Le marquis de Brancas avoit eu permission d’écrire au roi d’Espagne, et il avoit chargé son frère d’y ajouter quelque chose de bouche en présentant sa lettre. Je l’attendis ; il me dit que cette audience s’étoit tout à fait passée à sa satisfaction.

Quoique en me retirant d’auprès de Leurs Majestés Catholiques, la reine m’eût encore répété de ne me point arrêter aux usages pour les voir à toute heure quand je voudrois, et de ne pas craindre d’en abuser, et que le ton et l’air du discours fût tout à fait naturel et avec beaucoup de grâces, je crus devoir en faire la confidence à Grimaldo et le consulter là-dessus. Je craignis que ce couvi redoublé de chose qui sans exception n’étoit accordée à personne ne fût qu’un excès, si j’ose user du terme, de politesse, où la joie et le désir de la marquer les jetoit, dont l’usage, quelque discret qu’il fût, pourroit les importuner. J’eus peur aussi qu’en usant sans l’attache pour ainsi dire de Grimaldo, il n’en conçut de la jalousie et de la froideur à mon égard, lui sans qui je ne pouvois rien faire, quelque privance dont je jouisse, et je compris qu’abandonnant là-dessus ma conduite à son jugement, je le gagnerois véritablement, et que je ne pourrois mal faire.

Je descendis donc dans sa cavachuela au sortir de l’audience. Je lui racontai tout ce qui s’étoit passé et lui dis que, pour l’usage ou non-usage de cette liberté de voir à toute heure et sans audience Leurs Majestés Catholiques quand je voudrois, je venois franchement à son conseil, résolu de me conduire en cela uniquement par ce qu’il jugeroit à propos que je fisse, ce que j’assaisonnai de tout ce que je crus le plus propre à le flatter et à l’ouvrir sincèrement. Après les préambules de remercîments et de compliments sur ma confiance, il me dit que, puisque je voulois qu’il me parlât franchement, il me conseilloit de regarder l’invitation de la reine comme une politesse, une honnêteté singulière qu’elle avoit voulu me faire, mais dont le roi et elle ne seroient pas fort aises que j’en usasse, et qu’ils s’en trouveroient bientôt importunés ; que, de plus, je n’avancerois rien dans ces particuliers, si j’y voulois mêler des affaires sur lesquelles ils ne me répondroient point sans s’en être consultés, et que cela les embarrasseroit davantage ; enfin qu’ils me verroient sûrement de meilleur œil dans les temps où il étoit permis à tout le monde de les voir, et en audience quand j’aurois raison et occasion d’en demander, et qu’il s’offroit à moi pour tous les offices et toutes les choses où je voudrois l’employer auprès de Leurs Majestés, soit de ma part, soit comme de lui-même. Je le remerciai fort de son conseil, que je l’assurai que je suivrois, comme je fis en effet, et j’acceptai ses offres avec tous les témoignages de confiance et de reconnoissance qu’ils méritoient, et je me trouvai parfaitement de l’un et de l’autre ; de cette façon je fus avec ce ministre sur un pied d’amitié, de liberté, de confiance, qui, outre les agréments, les facilités et la commodité qu’il me procura, me fut aussi extrêmement utile.

L’après-dînée de ce jour, mercredi 26, le roi et la reine d’Espagne allèrent en pompe à Notre-Dame d’Atocha, c’est la grande dévotion du pays, qui est tout au bout et comme hors de la ville, joignant le parc du Buen Retiro. L’église est grande, médiocrement belle pour l’Espagne, desservie par une grande communauté de dominicains logés dans un vaste et superbe monastère. Le roi, sans entrer dans le couvent, met pied à terre à un petit corps de logis où on trouve d’abord un escalier de quelques marches, deux assez grandes pièces de la dernière desquelles le roi et la reine entrent dans une grande tribune, et leur suite dans une autre fort longue à tenir vingt personnes tout du long.

Les descriptions des lieux ne sont point de mon sujet, mais je ne crois pas devoir me dispenser de décrire comment le roi y va en cérémonie avec la reine, comme il fit à cette fois, et comme il est d’usage que les rois d’Espagne y aillent de la sorte toutes les fois qu’une calamité ou une occasion de remercier Dieu publiquement oblige à des prières ou à des actions de grâces publiques, et toutes les fois encore que les rois partent pour un voyage long et éloigné et qu’ils en reviennent à Madrid. Voici donc l’ordre de la marche : un carrosse du roi où sont ses quatre majordomes ; trois autres, mais du corps, pour les gentilshommes de la chambre ; un du corps plus beau rempli par le grand écuyer, le sommelier du corps, le capitaine des gardes en quartier ; un carrosse du roi vide ; le carrosse où le roi et la reine sont seuls ; un carrosse de la reine vide, un carrosse de la reine où sont son grand écuyer et son majordome-major. Mais ce carrosse ne va plus, parce que le majordome-major n’y veut pas céder la première place au grand écuyer qui l’a de droit sur lui et sur tous, dans le carrosse seulement ; ainsi le grand écuyer de la reine se met dans le carrosse du roi, avec son grand écuyer, et y a place immédiatement avant le capitaine des gardes du corps en quartier. Ainsi, après le carrosse vide de la reine, marche le carrosse propre de sa camarera-mayor, carrosse encore une fois non de la reine, mais de la camarera-mayor, à quatre mules, à ses armes et à ses livrées, entouré de toute sa livrée à pied, son écuyer à cheval, à sa portière droite, et elle seule dans son carrosse ; deux carrosses de la reine remplis de ses dames du palais ; deux autres carrosses de la reine qui ne sont pas du corps et plus simples que les précédents, remplis des señoras de honor ; un carrosse de la reine, non du corps et plus uni encore que les deux derniers précédents, dans lequel est l’assafeta [1] toute seule, puis deux carrosses semblables à ce dernier remplis des camaristes de la reine. Le carrosse à huit chevaux avec un postillon, dans lequel sont le roi et la reine, est environné de valets de pied à pied, de plusieurs officiers des gardes du corps à cheval, avec chacun leur premier écuyer à leur portière, tous à cheval, et force gardes du corps devant et derrière, avec les trompettes et les timbales sonnantes. Les régiments des gardes espagnoles et wallonnes, partie en bataille dans la place du Palais, partie en haie dans les rues, les officiers à leur tête et les drapeaux déployés, saluant dans la place avec force tambours battant au champ. La marche se fait au plus petit pas ; les cochers des carrosses du corps du roi et de la reine et de ceux réputés tels, ainsi que le cocher de la camarera-mayor, sont chapeaux bas. Ceux des carrosses des majordomes du roi, des señoras de honor, de l'assafeta et des camaristes, ont leurs chapeaux sur leur tête.

Une des plus belles, des plus larges, des plus droites et des plus longues rues de Madrid, fait le principal du chemin. Il y demeure un grand nombre d’orfèvres. Toutes les boutiques sont ornées de gradins chargés avec élégance de tout ce que ces orfèvres ont de plus riche ; les autres boutiques, à proportion par toutes les rues. Tous les balcons, dont il y a quantité à Madrid, et les fenêtres de tous les étages magnifiquement ornés de tapis pendants larges et bas, et de coussins sur les fenêtres, remplies entièrement de spectateurs et de dames parées, et tout cela admirablement illuminé au retour, ainsi que la place Major par où le roi revint. Il faut convenir que ce spectacle est admirable par son ordre, car les rues sont pleines de peuple sans en être le moins du monde surchargées ni embarrassées, et qu’il est le plus imposant que j’aie jamais vu par sa majesté et par la plus superbe magnificence et la plus parfaitement ordonnée. Les grands étoient allés attendre le roi à Notre-Dame d’Atocha, mais dans l’église, et le majordome-major du roi aussi, parce qu’il ne va jamais dans le carrosse où est le grand écuyer, qui est celui où il devroit aller, parce que, le précédant partout, il n’a pourtant que la seconde place dans le carrosse, où le grand écuyer est en droit et en usage de ne la céder à lui ni à qui que ce soit. C’est encore par la même raison que le majordome-major du roi ne se trouve jamais aux audiences publiques de la reine, et n’y vint pas aussi à la mienne, parce [que], précédant partout le majordome-major de la reine, celui-ci est en droit et en usage de la première place, et distinguée, en ces audiences de la reine, et de ne la pas céder au majordome-major du roi.

Je crus que Maulevrier et moi devions nous trouver aussi à Notre-Dame d’Atocha, étant si principaux acteurs dans l’affaire qui engageoit Leurs Majestés Catholiques à y aller rendre à Dieu leurs actions de grâces. Maulevrier fut sagement, pour cette fois, fort d’avis de s’informer au marquis de Montalègre, sommelier du corps, comme au plus expert aux cérémonies et aux usages de la cour d’Espagne, pour savoir s’il n’y auroit point d’inconvénient. Montalègre crut qu’il s’y en pourroit rencontrer, et lui conseilla que nous nous abstinssions d’y aller. Sur cet avis je crus, ainsi que Maulevrier, que nous ferions bien de le suivre. Nous vîmes donc la marche du roi y allant, et pour son retour nous allâmes le voir passer dans la place Major illuminée, dans la même maison où j’avois déjà vu cet éclatant et si surprenant spectacle. Je ne sus point la raison de l’avis du marquis de Montalègre. J’imaginai que le roi d’Espagne étant en des tribunes et non dans l’église où étoient les grands, il y auroit de la difficulté à nous placer, qui disparaît quand le roi tient chapelle, où il est dans l’église et où la place des ambassadeurs est établie. J’oublie, ce que j’aurois dû ajouter en sa place, que le majordome-major de la reine se trouve sans difficulté aux audiences publiques du roi d’Espagne, où il prend place parmi les grands, quand il l’est, comme il l’est presque toujours, et sans aucune prétention de distinction.

Le jeudi 27 novembre, jour du départ du roi et de la reine pour Lerma, et lendemain de leurs pompeuses actions de grâces à Notre-Dame d’Atocha, Maulevrier vint chez moi le matin de fort bonne heure avec les dépêches qu’un courrier venoit de lui apporter et leur duplicata pour moi. Le cardinal Dubois avoit calculé sur mes lettres de Bordeaux que je n’arriverois que le 28, à Madrid, et avoit chargé le courrier, qui vint chez moi avec Maulevrier, de me remettre où il me rencontreroit le paquet qui m’étoit adressé, qui contenoit le duplicata de celui qui étoit adressé à Maulevrier, et de continuer sa course ensuite pour le lui porter. Ce courrier apportoit l’avis du départ de Paris de Mlle de Montpensier, le 18 novembre, de ses journées, de ses séjours, de son accompagnement et de sa suite, du jour qu’elle arriveroit sur la frontière, et des personnes qui seroient chargées de l’échange des deux princesses ; en même temps du récit abrégé de tout ce qui s’étoit passé à l’égard du duc d’Ossone et de la signature du contrat de mariage du prince des Asturies. Outre ce duplicata, il y avoit une lettre à part du cardinal Dubois, dont je parlerai après, et une à part à Maulevrier sur les grandesses d’Espagne données puis désavouées par l’empereur, avec ordre de me la montrer dès que je serois arrivé à Madrid. Ce courrier ne pouvoit arriver plus à propos, puisque la cour d’Espagne partoit ce jour-là même, et nous fit un extrême plaisir, par l’amertume que le roi et la reine d’Espagne commençoient à mêler dans l’impatience qu’ils nous témoignoient des délais de ce départ toutes les fois qu’ils nous voyoient, et que les raisons les plus péremptoires et les plus répétées n’avoient pu diminuer.

Nous crûmes, Maulevrier et moi, qu’il n’y avoit point de temps à perdre pour porter cette nouvelle à Leurs Majestés Catholiques, qu’elles attendoient si impatiemment, et nous nous en allâmes aussitôt au palais. Je voulois commencer par Grimaldo, qui nous conduiroit en cette occasion, à cause de l’heure trop matinale, et à qui ce devoir étoit dû. Maulevrier fut d’avis d’aller droit chez le roi pour flatter son impatience ; que Grimaldo n’en seroit point blessé à cause de l’occurrence ; que, si le roi et la reine n’étoient pas encore visibles, nous descendrions à la cavachuela en attendant, et que Leurs Majestés Catholiques n’auroient point à trouver mauvais que nous eussions différé à terminer leur impatience. Comme je savois à part moi à quoi m’en tenir avec Grimaldo, et que de plus j’aurois à lui dire que, contre mon avis de le voir d’abord, j’en avois cru Maulevrier qui devoit connoître le terrain mieux que moi, je me rendis à son avis, et nous allâmes droit à la porte du salon des Miroirs.

Tout étant à cette heure-là désert dans le palais, nous grattâmes avec bruit à cette porte pour nous faire entendre ; un valet intérieur françois ouvrit, et nous dit que Leurs Majestés Catholiques étoient encore au lit. Nous nous en doutions bien, et nous le priâmes de les faire avertir sur-le-champ, que nous demandions à avoir l’honneur de leur parler. Or, il est inouï que, sans charge fort intérieure et fort rare, qui que ce soit les vît jamais au lit, encore n’y avoit-il, par usage, que le seul Grimaldo qui venoit y travailler les matins, et nul autre, ni grand officier ni ministre, comme je l’expliquerai ci-après. Le valet intérieur ne fit qu’aller et venir, il nous dit que Leurs Majestés nous mandoient, qu’encore qu’il fût contre toute règle et usage qu’elles vissent qui que ce fût au lit, elles trouvoient bon que nous entrassions.

Nous traversâmes donc le long et grand salon des Miroirs, tournâmes au bout à gauche dans une grande et belle pièce, puis tout court, à gauche, dans une très petite pièce en double d’une très petite partie de cette grande, qui en tiroit son jour par la porte et par deux petites fenêtres percées tout au haut du plancher. Là, étoit un lit de quatre pieds et demi tout au plus, de damas cramoisi, avec de petites crépines d’or, à quatre quenouilles et bas, les rideaux du pied et de toute la ruelle du roi ouverts. Le roi, presque tout couché sur des oreillers, avec un petit manteau de lit de satin blanc ; la reine à son séant, un morceau d’ouvrage de tapisserie à la main, à la gauche du roi, des pelotons près d’elle, des papiers épars sur le reste du lit et sur un fauteuil au chevet, tout près du roi qui étoit en bonnet de nuit, la Leine aussi et en manteau de lit, tous deux entre deux draps que rien ne cachoit que ces papiers fort imparfaitement.

Ils nous firent abréger nos révérences, et le roi avec impatience, se soulevant un peu, demanda ce qu’il y avoit. Nous entrâmes tous deux seuls, le valet intérieur s’étoit retiré après nous avoir montré la porte. « Bonne nouvelle ! sire, lui répondis-je. Mlle de Montpensier est partie le 18, le courrier arrive dans l’instant, et aussitôt nous sommes venus nous présenter pour l’apprendre à Vos Majestés. » La joie se peignit à l’instant sur leurs visages, et tout aussitôt les questions sur le chemin, les séjours, l’arrivée à la frontière, l’accompagnement, raisonnements là-dessus, conversation. De là nous leur dîmes tout ce que nos dépêches nous apprenoient des honneurs faits au duc d’Ossone et à Mlle de Montpensier depuis la signature de son contrat de mariage, que nous fîmes valoir, ce qui s’étoit passé à cette signature, les réjouissances, le bal, en un mot tout ce qui put le mieux marquer la joie publique, la part que le roi y prenoit, le respect de M. le duc d’Orléans et sa profonde reconnoissance de l’honneur que sa fille recevoit. On peut juger que le champ fut vaste et bien parcouru de notre part, et par la curiosité de Leurs Majestés Catholiques, qui se prenoient souvent la parole l’une à l’autre pour nous faire des questions et en raisonner, en sorte que cela dura plus d’une heure. Ils me parurent extrêmement sensibles à tous ces honneurs extraordinaires que nous leur expliquions (je dis nous, quoique Maulevrier parlât peu, qui n’en savoit ni la force, ni les usages, ni les différences), et à la joie publique de notre cour et de tout le royaume.

Sur la fin, Maulevrier dit au roi qu’il avoit, par ce courrier, une dépêche sur l’affaire des grands d’Espagne de l’empereur. À ce mot, le roi d’Espagne s’altéra au point que je lui dis vitement qu’il seroit content de ce que portoit la fin de la dépêche. Cela l’apaisa. Alors Maulevrier tira la dépêche de sa poche, et, à mon extrême étonnement, se mit à la leur lire d’un bout à l’autre. Elle ne contenoit rien qui ne pût être vu ; mais qu’un ambassadeur montre ses dépêches au prince auprès duquel il est ou à son ministre me parut la chose du monde la plus dangereuse et un sacrilège d’État ; je sus depuis que Maulevrier étoit dans cette habitude. La dépêche portoit que l’empereur avoit fait ces grands d’Espagne par le conseil de Rialp. À ce nom le roi me regarda d’un air piqué et me dit : « C’est un Catalan. » Je répondis en souriant un peu, et le regardant fixement : « Sire, il n’y a rien de plus mauvais que les transfuges, ils sont pires que tous les autres. » À cette réponse la reine se mit à rire en me regardant, et je connus très bien qu’elle avoit bien senti qu’elle portoit à plomb sur les François de l’affaire de Bretagne et de Cellamare réfugiés en Espagne, qui étoit aussi ce que j’avois voulu leur faire entendre. La fin de la dépêche, qui contenoit la déclaration de l’empereur dont j’ai parlé plus haut d’avance, satisfit en effet beaucoup le roi d’Espagne, qui étoit infiniment sensible là-dessus.

Enfin Leurs Majestés Catholiques nous congédièrent, après nous avoir témoigné que nous leur avions fait grand plaisir de n’avoir pas perdu un moment à leur apprendre le départ de Mlle de Montpensier, surtout de ne nous être pas arrêtés par l’heure et parce qu’elles étoient au lit.

Nous descendîmes aussitôt après à la cavachuela du marquis de Grimaldo, à qui nous dîmes la nouvelle et ce que nous venions de faire ; je n’oubliai pas d’ajouter que ç’avoit été sur l’avis de Maulevrier. Il nous parut qu’il le trouva fort bon. Nous l’informâmes de tout ce qui s’étoit passé à Paris, comme nous avions fait le roi et la reine, et, comme à eux, Maulevrier lui lut sa dépêche sur les grands d’Espagne de l’empereur. Les questions, les raisonnements, la conversation, où ce qui regardoit l’échange et les accompagnements ne fut pas oublié, durèrent près de deux heures.

Nous vînmes dîner chez moi et retournâmes au palais pour voir partir le roi et la reine d’Espagne. J’en reçus là encore mille marques de bonté. Tous deux, surtout la reine insista à deux ou trois reprises à ce que je [ne] différasse pas après eux à me rendre à Lerma, sur quoi je les assurai que je m’y trouverois à leur arrivée et à la descente de leurs carrosses.

Après leur départ j’allai chez moi ajouter à mes dépêches ce qui venoit de se passer depuis l’arrivée du courrier et de la nouvelle du départ de Mlle de Montpensier, et expédier mon courrier, qui portoit aussi les précédentes dépêches et l’un des deux instruments du contrat de mariage du roi, signé des mains du roi et de la reine d’Espagne, de l’infante, des princes ses frères, de moi et de Maulevrier. Je choisis pour cela un gentilhomme de bon lieu, peu à son aise, lieutenant dans le régiment du marquis de Saint-Simon, bon et brave officier, et jeune et dispos, pour lequel je demandai au cardinal Dubois la commission de capitaine, la croix de Saint-Louis et une pension. La façon dont on verra que ces trois choses furent accordées mérite assurément de trouver place ici.

Ce même courrier, qui apporta la nouvelle du départ de Mlle de Montpensier, m’apporta enfin la lettre du roi pour l’infante, que je lui allai présenter au sortir de la cavachuela de Grimaldo, avant d’aller dîner, qu’elle reçut de la meilleure grâce du monde, comme elle alloit partir ainsi que le prince des Asturies, à qui je présentai aussi des lettres. Le roi d’Espagne, ayant appris, par le récit que nous lui fîmes de ce qui s’étoit passé à Paris à l’égard du duc d’Ossone, que la ville de Paris avoit été par ordre du roi lui faire compliment, voulut que je reçusse le même honneur, que la ville de Madrid me vint rendre dès le lendemain. Venons maintenant à la lettre particulière du cardinal Dubois à moi, que je n’ai fait qu’annoncer ci-dessus, et que je reçus par le courrier qui apporta la nouvelle du départ de Mlle de Montpensier.

J’étois si bien informé avant de partir de Paris que le prince de Rohan étoit chargé de l’échange des princesses, que, quoique lui et moi n’eussions jamais été en aucun commerce ensemble que celui des compliments aux occasions, nous nous étions réciproquement visités, vus et entretenus sur nos emplois réciproques. M. le duc d’Orléans et le cardinal Dubois n’avoient pas ignoré ces visites, tous deux même m’en avoient parlé après qu’elles furent faites, et de nos compliments et visites réciproques de Mme de Ventadour et de moi, avec satisfaction, laquelle je ne voyois pas plus familièrement que je viens de dire, que je voyois le prince de Rohan son gendre. Je fus donc étonné de recevoir la lettre dont je parle du cardinal Dubois, du 18 novembre, qui, après avoir commencé en deux mots par le départ de Mlle de Montpensier, etc., m’apprenoit, comme si je l’avois ignoré, le choix fait du prince de Rohan pour l’échange des princesses, avec toutes les raisons de ce choix qui sentoient l’embarras et l’excuse. Il relevoit tant qu’il pouvoit la grande considération que méritoit la duchesse de Ventadour, qui étoit le motif de ce choix, et il ajoutoit qu’il convenoit si fort qu’elle fût la maîtresse du voyage et qu’elle eût le commandement sur tout ce qui en étoit, que le choix du prince de Rohan avoit été nécessaire, qui par sa fonction avoit ce commandement et la disposition de tout le voyage, mais qui pour le laisser à sa belle-mère n’arriveroit à la frontière que pour l’échange et s’en reviendroit tout court à Paris dès qu’il servit fait, ménagement qui n’auroit pu se demander à tout autre.

Ce précis étoit étendu et paraphrasé en homme qui sentoit que j’aurois dû être chargé de l’échange, mais qui, trop occupé de cette pensée, oublioit l’inutilité de l’excuse et du prétexte, puisque, étant en Espagne pour la demande et pour la signature du contrat, je n’aurois pu marcher avec Mlle de Montpensier, et devant assister à la célébration de son mariage je n’aurois pu accompagner l’infante en France, par conséquent que je n’aurois pu ôter à la duchesse de Ventadour le commandement du voyage ni en venant ni en retournant. Cette lettre finissoit par d’assez longs propos sur la grandesse que je désirois et sa volonté de m’y servir efficacement.

Je ne dissimulerai pas que cette lettre me fit un peu rire. Je l’en remerciai par ma réponse, en lui laissant toutefois très -poliment apercevoir que j’y avois remarqué quelque embarras sur mon compte, et cet embarras n’étoit pas mal fondé. Au demeurant le désir de former une seconde branche étoit le seul motif qui m’avoit conduit. Je ne pouvois espérer d’y réussir que par l’ambassade, et jamais par l’échange, qui n’étoit que la suite et l’effet de la demande de l’infante et de la signature de son contrat de mariage avec le roi. Bien est vrai que j’aurois pu être chargé aussi de l’échange ; mais ce dernier emploi ne me conduisoit à rien, et il a été toujours d’usage de nommer deux personnes, l’une pour l’ambassade, l’autre pour recevoir la princesse à la frontière et la conduire à la cour. Ainsi le choix du prince de Rohan ne me fit aucune peine, parce que j’avois l’emploi unique par lequel je pouvois arriver à ce que je m’étois proposé.

Mais quoique je n’en eusse aucune jalousie, je crus devoir prendre à cet égard les mêmes précautions que ma dignité de duc et pair de France m’auroit inspirées indépendamment de tout autre caractère, si je m’en étois trouvé à portée comme j’y étois en effet sur les lieux. Le marquis de Santa Cruz, ancien grand d’Espagne de Philippe II et de grande maison, majordome-major de la reine, fut chargé de l’échange des princesses de la part du roi d’Espagne avec le prince de Rohan ; l’acte de l’échange devoit être chargé de leurs noms, de leurs titres, de leurs qualités. Je compris bien que le seigneur breton voudroit y faire le prince, et qu’il falloit exciter sur cela et punto [2] du seigneur espagnol. Quoique celui-ci n’aimât point les François, je m’étois mis fort bien avec lui, et je m’étois attaché à y réussir, parce que c’étoit l’homme de toute la cour, quoique Espagnol, qui étoit le mieux et le plus familièrement avec la reine, dont sa charge l’approchoit le plus continuellement ; il étoit de plus ami intime du duc de Liria, avec qui j’étois intimement aussi et à qui j’expliquai le fait. Il en sentit toute la conséquence pour la dignité des grands, et se chargea de la bien faire entendre à Santa Cruz. Santa Cruz étoit haut et sentoit fort tout ce qu’il était. Je lui en parlai aussi ; il comprit qu’il ne falloit pas mollir dans une occasion pareille, il me le promit bien positivement et il me tint parole très fermement, comme on le verra quand il sera temps de parler de l’échange.




  1. Le sens de ce mot a été indiqué plus haut. L’assafeta était la première femme de chambre de la reine.
  2. Le point d’honneur.