Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/2

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CHAPITRE II.


Conférence de finance singulière au Palais-Royal. — Création de rentes à deux et demi pour cent enregistrées. — Diminution des espèces. — Des Forts presque contrôleur général. — Les quatre frères Pâris exilés. — Papiers publics solennellement brûlés à l’hôtel de ville. — Caractère de Trudaine, prévôt des marchands. — M. le duc d’Orléans m’apprend sa résolution d’ôter le prévôt des marchands, de mettre Châteauneuf en sa place, de chasser le maréchal de Villeroy et de me faire gouverneur du roi ; à quoi je m’oppose avec la dernière force, et je l’emporte : mais il ne me tient parole que sur le dernier. — Trudaine remercié. — Châteauneuf prévôt des marchands. — Trudaine et le maréchal de Villeroy sont tôt informés au juste de tout ce tête-à-tête, sans qu’on puisse imaginer comment, et avec des sentiments bien différents l’un de l’autre. — Conduite étrange du maréchal de Villeroy. — Il est visité par les harengères dans une attaque de goutte. — Emplois des enfants d’Argenson. — Baudry lieutenant de police. — M. le duc d’Orléans renvoie gracieusement les députés du parlement au chancelier. — Arrêt célèbre sur les pierreries. — Sutton succède à Stairs. — Courtes réflexions. — Continuation de la brûlerie par le nouveau prévôt des marchands. — Édit pour rendre la compagnie des Indes, connue sous le nom de Mississipi, compagnie exclusivement de commerce. — Effets funestes de cet édit. — Gens étouffés à la banque. — Le Palais-Royal menacé. — Law insulté par les rues ; ses glaces et ses vitres cassées. — Il est logé au Palais-Royal. — Le parlement refuse d’enregistrer l’édit. — Ordonnance du roi étrange. — Précautions ; troupes approchées de Paris. — Conférence au Palais-Royal entre M. le duc d’Orléans et moi. — Petit conseil tenu au Palais-Royal. — Impudence de Silly. — Translation du parlement à Pontoise. — Effronterie du premier président, qui tire plus de trois cent mille livres de la facilité de M. le duc d’Orléans, pour le tromper, s’en moquer, et se raccommoder avec le parlement à ses dépens. — Le parlement refuse d’enregistrer sa translation, puis l’enregistre en termes les plus étranges. — Arrêt de cet enregistrement. — Conduite du premier président. — Dérision du parlement à Pontoise, et des avocats pareille. — Foule d’opérations de finance. — Des Forts en est comme contrôleur général. — Profusion de pensions. — Maréchal de Villars cruellement hué dans la place de Vendôme. — L’agiotage qui y est établi transporté dans le jardin de l’hôtel de Soissons. — Avidité sans pareille de M. et de Mme de Carignan. — Law, retourné du Palais-Royal chez lui, fort visité. — Les troupes approchées de Paris renvoyées. — Peste de Marseille.


L’après-dînée du jour que les sceaux furent rendus au chancelier d’Aguesseau, il assista a une assemblée fort singulière qui fut tenue par M. le duc d’Orléans, ou se trouvèrent le maréchal de Villeroy, seul du conseil de régence, des Forts, Ormesson, beau-frère du chancelier, et Caumont, tous trois conseillers d’État, et ayant des départements de finance de la dépouille de Law, les cinq députés du parlement susdits pour les remontrances qui étoient : le premier président, les présidents Aligre et Portail, et deux conseillers clercs de la grand’chambre, les abbés Pucelle et Menguy, et La Vrillière, en cas qu’on eut besoin de plume et qu’il y eut des ordres a donner ou des expéditions a faire. Le fruit de cette conférence fut l’enregistrement de l’édit de création de rentes sur l’hôtel de ville à deux et demi pour cent, qui fut fait au parlement le surlendemain lundi 10 juin, qui fut publié le lendemain ; on publia en même temps un arrêt pour la diminution des monnaies à commencer au 1er juillet suivant. Par la retraite d’Argenson, des Forts, sans en avoir le titre ni la fonction précise devint comme contrôleur général. À l’égard de force arrêts et autres opérations de finance, et de mutations de départements et de bureaux, c’est de quoi je continuerai a ne pas charger ces Mémoires. Je dirai seulement que les quatre frère Paris, dont j’ai parlé ailleurs, furent exilés en Dauphiné. Ils ont depuis été les maîtres du royaume sous M. le Duc, et ils le sont à peu près redevenus aujourd’hui, c’est-à-dire les deux qui sont demeurés en vie [1].

On cherchoit depuis quelque temps à ranimer quelque confiance, et on crut qu’un des plus utiles moyens d’y parvenir seroit d’anéantir si authentiquement les papiers publics acquittés, qu’il ne pût rester le moindre soupçon qu’on en pût remettre aucun dans le commerce et gagner dessus de nouveau. On prit donc le parti de les remettre toutes les semaines par compte au prévôt des marchands, qui les brûloit solennellement à l’hôtel de ville en présence de tout le corps de ville et de quiconque y vouloit assister, même bourgeois et peuple. Trudaine, conseiller d’État, étoit prévôt des marchands : c’étoit un homme dur, exact, sans entregent et sans politesse, médiocrement éclairé, aussi peu politique, mais pétri d’honneur et de justice, et universellement reconnu pour tel : il devoit tout ce qu’il étoit au feu chancelier Voysin, mari de sa sœur, et il n’avoit pas pris d’estime, ni encore moins d’affection dans ce tripot-là pour M. le duc d’Orléans, ni pour son gouvernement. Il ne s’étoit point caché de toute l’horreur qu’il avoit pour le système et pour tout ce qui s’étoit fait en conséquence. Ce magistrat s’expliqua si crûment à l’occasion de ce brûlement de billets et de quelques méprises qui s’y commirent de la part de ceux dont il les recevoit, que ces messieurs offensés aigrirent M. le duc d’Orléans, et lui persuadèrent qu’au temps scabreux ou on étoit du côté de la confiance et du peuple, l’emploi de prévôt des marchands ne pouvoit être en de plus dangereuses mains. À cette disposition, Trudaine mit le comble par un propos imprudent qui lui échappa de surprise en public à un brûlement de billets, comme si quelques-uns de ceux-là lui eussent déjà passé par les mains. Tout aussi [tôt] M. le duc d’Orléans en fut informé, et il est vrai que ce discours fut promptement débité et commenté, et qu’il ne fit pas un bon effet pour la confiance. Un jour ou deux après, je vins de Meudon travailler avec M. le duc d’Orléans à mon ordinaire ; dès que je parus (et le premier président étoit seul dans une grande pièce du grand appartement qui donne dans le petit) : « Je vous attends avec impatience, me dit le régent, pour vous parler de choses importantes ; » et s’enfonçant dans cette autre vaste pièce où étoit l’estrade et le dais, se mit à se promener avec moi et me conta toute l’affaire de l’hôtel de ville comme on la lui avoit rendue, ajouta tout de suite que c’étoit un complot du maréchal de Villeroy et du prévôt des marchands, et qu’il avoit résolu de les chasser tous deux.

Je lui laissai jeter son feu, puis j’essayai à lui ôter ce complot de la tête, en lui faisant le portrait de Trudaine. Je condamnai sa rusticité, je blâmai surtout son imprudence, en remontrant qu’elle ne méritoit ni un éclat ni un affront tel que de l’ôter de place avant la fin de sa prévôté, mais bien un avertissement un peu ferme d’être plus mesuré dans ses paroles. Pour donner plus de poids aux miennes, je lui dis que ce n’étoit point par amitié pour Trudaine que je lui parlois, puisqu’il pouvoit se souvenir qu’il m’avoit accordé son agrément d’une place d’échevin de Paris pour Boulduc, apothicaire du roi, très distingué dans son métier, et que j’aimois mois beaucoup de tout temps ; que là-dessus je l’avois demandée à Trudaine, qui me l’avoit refusée avec la dernière brutalité. Le régent s’en souvint très bien, mais insista toujours, et moi aussi. L’altercation fut encore plus vive sur le maréchal de Villeroy. Je lui représentai le double danger, dans un temps aussi critique, de toucher pour la seconde fois à l’éducation du roi, après l’avoir ôtée au duc du Maine, et quels affreux discours cela feroit renouveler dans un public outré du désespoir de sa fortune pécuniaire et parmi un peuple qu’on cherchoit à soulever ; à l’égard du prévôt des marchands, que ce seroit confirmer toute l’induction que les malintentionnés voudroient tirer de son imprudence, et perdre toute confiance et tout crédit à jamais que d’ôter à cette occasion un homme de cette réputation d’honneur, de probité, de justice et d’amour pour la droiture ; qu’on ne manqueroit pas d’en conclure qu’on avoit voulu jouer encore des gobelets et imposer au monde en brûlant de faux papiers, et remettre les véritables dans le public ; enfin, que c’étoit une violence sans exemple d’ôter un prévôt des marchands avant l’expiration de son temps, parce que celui-ci n’avoit pu se prêter à une si indigne supercherie.

M. le duc d’Orléans, résistant à toutes ces remontrances par la persuasion du danger encore plus grand ou il s’exposoit en laissant ces deux hommes en place, me déclara que son parti étoit pris, et de me faire gouverneur du roi, et Châteauneuf prévôt des marchands. Je m’écriai que jamais je n’accepterois la place de gouverneur du roi, que plus je lui étois attaché, à lui régent, moins j’en étois susceptible ; qu’il devoit se souvenir qu’il en étoit convenu, lorsque, avant la mort du roi, nous traitions cette matière ; qu’il ne pouvoit pas avoir oublié tout ce que je lui en avois dit encore, il n’y avoit pas si longtemps, quand il avoit voulu alors ce qu’il vouloit de nouveau aujourd’hui. Venant après à l’autre point, je le priai de considérer que Châteauneuf étoit Savoyard de famille, né en Savoie, où il avoit été président de la cour supérieure de Chambéry, étranger par conséquent, et bien que naturalisé, ci-devant ambassadeur à la Porte, en Portugal, en Hollande, conseiller au parlement et maintenant conseiller d’État, il étoit exclu par les lois municipales de la ville de Paris ; que quelque justice et bon et sage devoir qu’il eut fait à Nantes, à la tête de la commission du conseil, cette commission étoit en gros triste et fâcheuse pour servir de degré à revêtir les dépouilles d’un magistrat populaire, cher par sa vertu, et [que c’étoit] offenser doublement Paris en le lui ôtant, pour mettre un étranger à sa place, contre toutes les règles et les lois de la ville et contre tout exemple. M. le duc d’Orléans, demeurant ferme sur tous les points, et avec une vivacité qui m’effraya, je me jetai à ses genoux, je les embrassai de mes deux bras, je le conjurai par tout ce qui me vint de plus touchant, tandis qu’il trépignoit d’embarras pour me faire quitter prise ; je protestai que je ne me relèverois point qu’il ne m’eût donné sa parole de ne pas toucher au maréchal de Villeroy et à Trudaine et de les laisser dans leurs places. Enfin, il se laissa toucher ou arracher, et il me le promit à plusieurs reprises, que j’exigeai avant de me vouloir relever. Quoique j’abrège fort ici le récit de cette longue scène, j’en rapporte tout l’essentiel. Nous travaillâmes ensuite assez longtemps et je m’en retournai à Meudon, où je passois tous les étés en bonne compagnie et ne venois à Paris que pour les affaires, sans y toucher.

Le lendemain, sans aller plus loin, le prince de Tingry entre autres vint dîner à Meudon, qui d’abordée nous dit la nouvelle qui s’étoit répandue comme il alloit partir, que Trudaine étoit remercié et Châteauneuf mis en sa place. Je cachai ma surprise autant qu’il me fut possible et mon trouble secret sur le maréchal de Villeroy. Je compris bien qu’il n’y avoit rien encore à son égard, puisqu’on n’en parloit point ; mais un manquement de parole si prompt sur l’un m’inquiéta fort pour l’autre, non par estime ni par amitié, non pour moi, qui étois bien résolu à refuser très nettement et constamment la place de gouverneur du roi, mais pour M. le duc d’Orléans et toutes les suites que je prévoyois de l’ôter de cette place. Mais heureusement il n’en fut plus question pour lors. Je ne sais si la parole que j’avois moins obtenue qu’arrachée ne fut donnée que pour se dépêtrer de moi, ou si les mêmes qui lui avoient fait prendre ces résolutions le poussèrent de nouveau depuis que je l’eus quitté. Je croirois plutôt le premier, et que, si M. le duc d’Orléans avoit eu un successeur tout prêt pour le maréchal de Villeroy comme il en avoit un pour Trudaine, le maréchal eut sauté avec lui. L’abbé Dubois aimoit Châteauneuf depuis qu’il l’avoit pratiqué en Hollande, quoiqu’il y fut peu au gré des Anglois. Il étoit pauvre et mangeur ; ses ambassades l’avoient incommodé, malgré celle de la Porte ; il avoit [des besoins] [2] ; la prévôté des marchands étoit propre à les remplir, et M. le duc d’Orléans avoit toujours eu du goût pour lui.

À quatre jours de là, il y eut conseil de régence et j’étois de mois pour les placets. J’allai donc aux Tuileries un peu avant le conseil me mettre dans la pièce qui précédoit celle où on le tenoit, derrière le fauteuil du roi et la table des placets, entre deux maîtres des requêtes pour les recevoir, c’est-à-dire pour les voir jeter sur la table et les voir prendre après par les maîtres des requêtes et m’en rendre compte, et après tous trois à M. le duc d’Orléans, après les avoir entièrement dégrossis. L’un de ces deux maîtres des requêtes se trouva être Bignon, mort jeune depuis conseiller d’État, fils du conseiller d’État intendant de Paris, ami intime de Mlle Choin, duquel j’ai parlé à l’occasion du mariage de Mme la duchesse de Berry, ou on a vu ma liaison avec les Bignon et son ancienne cause. Il étoit neveu de Bignon, aussi conseiller d’État, qui avoit été prévôt des marchands. Il me dit que son oncle ne se portoit pas bien, mais qu’il ne laisseroit pas de m’aller chercher à Meudon s’il pouvoit, qu’il avoit à me parler, qu’il en étoit même pressé, et qu’il l’avoit chargé de savoir de moi si et quand il me pourroit trouver chez moi à Paris. Je le priai de dire à son oncle que je passerois chez lui au sortir du conseil avant de retourner à Meudon. J’y allai donc. Des que Bignon me vit, il me dit que, si Trudaine avoit osé aller à Meudon, il y auroit couru me témoigner toute sa reconnoissance ; que, ne pouvant la contenir, il l’avoit chargé de m’assurer que je m’étois acquis en lui un serviteur à jamais, et de là un torrent de louanges et de remerciements ; moi, qui de ma vie n’avois eu le moindre commerce avec Trudaine, et qui n’imaginois pas ce que Bignon me vouloit dire, je demeurai fort surpris. Il me dit que je ne devois pas être si réservé, qu’ils savoient tout, et de la me raconta de mot à mot toute la conversation entière que j’avois eue avec M. le duc d’Orléans tête à tête, et que je viens de rapporter en gros ; alors mon étonnement fut extrême. Je niai d’abord tant que je pus, mais je n’y gagnai rien. Le récit de tout fut exact, et pour l’ordre jusque pour la plupart des termes ; enfin, l’action de la fin, tout me fut rendu par Bignon dans une si étrange justesse que je ne pus malgré moi désavouer, et que je fus réduit à lui demander et à Trudaine le secret pour toute reconnoissance. Ils me le gardèrent sur le maréchal de Villeroy, dont Bignon sentit la conséquence ; mais ils ne s’y purent soumettre sur l’autre point ; ils publièrent ce que Trudaine me devoit. Il me vint voir au bout de quelque temps et m’a cultivé toute sa vie. Il faut dire, à l’honneur de son fils, que jusqu’à aujourd’hui il ne l’a pas oublié. D’imaginer après comment cela s’est su : si un valet relaissé entre deux portes où M. le duc d’Orléans lui-même auroit rendu la conversation et avec cette longueur et cette justesse, c’est ce que je n’ai jamais pu démêler. Je ne voulus pas en parler à M. le duc d’Orléans, et je n’ai pu tirer de Bignon ni de Trudaine comment ils l’avoient sue quoi que j’aie pu faire. Comme elle vint à eux, il n’est pas surprenant qu’elle ne transpirât jusqu’au maréchal de Villeroy. Ce que j’y gagnai fut rare : sa malveillance, qui ne put me pardonner d’avoir pu remplir sa place, non pas même en faveur de ce que je l’avois refusée et que je la lui avois fait conserver. Il avoit déjà eu la même crainte à mon égard, car ceci étoit une récidive ; mais il n’en avoit eu que le soupçon et non la certitude, comme en celle-ci qui produisit en lui ce sentiment bas à force d’orgueil et d’insolence, et si opposé a celui d’un honnête homme. On le lui verra bien renouveler dans quelque temps.

Ce n’étoit pas sans raison, comme on a déjà vu en bien des endroits, mais raison toute récente, que le maréchal de Villeroy pesoit rudement à M. le duc d’Orléans dans la place de gouverneur du roi. Il n’y avoit rien qu’il n’eût mis en usage depuis la régence pour se rendre agréable au parlement et au peuple. M. de Beaufort lui avoit tourné la tête. Il crut qu’avec la confiance que le feu roi lui avoit marquée dans les derniers temps de sa vie, ce qu’il pouvoit penser attendre des troupes qu’il avoit si longtemps commandées, se trouvant doyen des maréchaux de France, et le roi entre ses mains, le gouvernement de Lyon, où il étoit de longue main maître absolu et son fils entièrement dans sa dépendance capitaine des gardes du corps, c’étoit de quoi balancer l’autorité du régent et faire en France le premier personnage. Par cette raison il affecta de s’opposer à tous les édits bursaux [3], à Law, aux divers arrangements de finances, à tout ce que le parlement répugnoit à enregistrer. Il rendit, tant qu’il put, la vie dure au duc de Noailles tant que celui-ci eut les finances, quoique encore plus indécent et bas valet du parlement que lui, quoiqu’il ne s’en mêlât que bien superficiellement, ainsi que de toutes autres affaires. On a vu son attachement au duc du Maine, le désespoir qu’il marqua quand l’éducation lui fut ôtée, son engagement et ses frayeurs quand ce bâtard fut arrêté, avec quelle bassesse et quelle importunité pour le roi il en faisoit les honneurs et le montroit aux magistrats à toutes heures qu’ils se présentoient, comme il les distinguoit sur qui que ce put être, l’affectation avec laquelle il faisoit voir le roi au peuple qui s’en étoit pris de passion à proportion qu’il s’étoit pris de haine contre le feu roi, et que les ennemis de M. le duc d’Orléans le décréditoient parmi ce même peuple.

Ce fut aussi de ce dernier article que le maréchal se servit le plus dangereusement. Il portoit sur lui la clef d’une armoire ou il faisoit mettre le pain et le beurre de la Muette dont le roi mangeoit, avec le même soin et bien plus d’apparat que le garde des sceaux celle de la cassette qui les renferme, et fit un jour une sortie d’éclat parce que le roi en avoit mangé d’autre, comme si tous les vivres dont il usait nécessairement tous les jours, la viande, le potage, le poisson, les assaisonnements, les légumes, tout ce qui sert aux fruits, l’eau, le vin n’eussent pas été susceptibles des mêmes soupçons. Il fit une autre fois le même vacarme pour les mouchoirs du roi, qu’il gardoit aussi ; comme si ses chemises, ses draps, en un mot, tout son vêtement, ses gants, n’eussent pas été aussi dangereux, que néanmoins il ne pouvoit avoir sous clef et les distribuer lui-même. C’étoit ainsi des superfluités d’impudentes précautions vides de sens, pleines de vues les plus intéressées et les plus noires, qui indignoient les honnêtes gens, qui faisoient rire les autres, mais qui frappoient le peuple et les sots, et qui avoient ce double effet de renouveler sans cesse les dits horribles qu’on entretenoit soigneusement contre M. le duc d’Orléans, et que c’étoit aux soins et à la vigilance d’un gouverneur si fidèle et si attaché qu’on étoit redevable de la conservation du roi et dont dépendoit sa vie. C’est ce qu’il vouloit bien établir dans l’opinion du parlement et du peuple, et peu à peu dans l’esprit du roi, et c’est à quoi il s’en fallut bien peu qu’il ne parvînt parfaitement. C’est ce qui lui attachoit tellement ce peuple, qu’ayant eu tout nouvellement une violente attaque de goutte qu’il avoit toujours fort courtes, le peuple en fut en émoi, et les halles lui députèrent les harengères qui voulurent le voir. On peut juger comment ces ambassadrices furent reçues. Il les combla de caresses et de présents, et il en fut comblé de joie et d’audace, et c’étoit la ce qui avoit ranimé dans M. le duc d’Orléans la volonté et la résolution de l’ôter d’auprès du roi. Le maréchal de Villeroy comptoit encore s’attacher le roi et le public par ces odieuses précautions de manière à se persuader que, quoi qu’il put faire, jamais le régent n’oseroit le chasser, et que, s’il l’entreprenoit, le roi, tout enfant qu’il étoit, l’empêcheroit par ses cris, dans la conviction qu’il lui inspiroit que sa vie étoit attachée à ses soins et que ce ne seroit que pour se procurer les moyens d’y pouvoir attenter qu’on l’éloigneroit de sa personne. On verra en son temps que ce raisonnement infernal n’étoit pas mal juste, et qu’il fut fort près de lui réussir.

Le fils aîné d’Argenson, qui tout jeune avoit eu sa place de conseiller d’État, étoit intendant à Maubeuge, où il ne demeura pas longtemps. Le cadet étoit lieutenant de police, il en fut remercié ; Baudry eut cette place et le jeune Argenson eut tôt après l’intendance de Tours, ou il demeura peu. Les deux frères sont depuis parvenus au ministère, et [à] être secrétaires d’État [4].

M. le duc d’Orléans reçut les remontrances du parlement le mieux du monde. Elles ne furent que générales, sur la situation des finances ; il les renvoya au chancelier pour voir avec lui ce qu’il seroit de plus à propos à faire.

Il y eut le 5 juillet, un arrêt du conseil, portant défense d’avoir des pierreries, d’en garder chez soi, ni d’en vendre qu’aux étrangers. On peut juger du bruit qui en résulta. Cet arrêt [5], enté sur tant d’autres, alloient trop visiblement tous à s’emparer de tout l’argent pour du papier décrié, et auquel on ne pouvoit plus avoir la moindre confiance. En vain M. le duc d’Orléans, M. le Duc, et Mme sa mère, voulurent-ils persuader qu’ils en donnoient l’exemple, en se défaisant de leurs immenses pierreries dans les pays étrangers ; en vain y en envoyèrent-ils en effet, mais seulement en voyage ; qui que ce soit ne fut la dupe, et qui ne cachât bien soigneusement les siennes, qui en avoit [6], ce qui se put par le petit volume, bien plus aisément que l’or et l’argent. Cette éclipse de pierreries ne fut pas de longue durée.

Stairs enfin prit congé après avoir régné ici sans voile avec une domination absolue, dont le commerce et la marine de France et d’Espagne se ressentiront longtemps, et même l’Angleterre, par la supériorité que son roi a acquise sur la nation, moyennant les subsides immenses qu’il à tirés de nous, qui l’ont mis en état de se rendre le maître de ses parlements, et de n’y trouver plus de barrière à ses volontés, grâces à l’ambition de l’abbé Dubois, à l’aveuglement de Canillac, à la perfidie politique personnelle du duc de Noailles, et à l’entraînement de M. le duc d’Orléans. Stairs se pressa de passer la mer des que le chevalier Sutton, son successeur, fut arrivé, pour trouver le roi d’Angleterre, qui s’en alloit dans ses États d’Allemagne. Jamais l’audace, l’insolence, l’impudence ne furent portées en aucun pays au point où cet ambassadeur les porta, ni avec tant de succès ; malheureusement il ne savoit que trop à qui il avoit affaire. Encore une fois, voila le fruit de se livrer à un seul, à un seul de l’espèce de l’abbé Dubois encore, enfin à un premier ministre qui veut être cardinal.

Le nouveau prévôt des marchands continua à brûler publiquement à l’hôtel de ville les actions et les billets de banque, jusqu’à la réduction qu’on avoit résolue.

Tandis que les députés du parlement travailloient souvent chez le chancelier sans conclure, on projeta un édit pour rendre la compagnie des Indes compagnie de commerce, laquelle s’obligeoit, ce moyennant, à rembourser dans un an, pour six cents millions de billets de banque, en payant cinquante millions par mois : telle fut la dernière ressource de Law et de son système. Aux tours de passe-passe du Mississipi il avoit fallu chercher à substituer quelque chose de réel, surtout depuis l’événement de l’arrêt du 22 mai dernier, si célèbre et si funeste au papier. On voulut donc substituer aux chimères une compagnie réelle des Indes, et ce fut ce nom et cette chose qui succéda, et qui prit la place de ce qui ne se connoissoit auparavant que sous le nom de Mississipi. On avoit eu beau donner à cette compagnie la ferme du tabac et quantité d’autres revenus immenses, ce n’étoit rien pour faire face au papier répandu dans le public, quelques soins qu’on eût pris de le diminuer à tous hasards, à toutes restes [7].

Il fallut chercher d’autres expédients. Il ne s’en trouva point que de rendre cette compagnie de commerce ; c’étoit sous un nom plus doux, mais obscur et simple, lui attribuer le commerce exclusif en entier. On peut juger comment une telle résolution put être reçue dans le public, poussé à bout de la défense sévère, sous de grandes peines, d’avoir plus de cinq cents livres en argent chez soi, d’y être visité et fouillé partout, et de ne pouvoir user que de billets de banque pour payer journellement les choses les plus médiocres et les plus nécessaires à la vie. Aussi opéra-t-elle deux choses : une aigreur qui s’aigrit tellement par la difficulté de toucher son propre argent, jour par jour, pour sa subsistance journalière, que ce fut merveille comment l’émeute s’apaisa et que tout Paris ne se révoltât pas tout à la fois ; l’autre, que le parlement, prenant pied sur cette émotion publique, tînt ferme jusqu’au bout contre l’enregistrement de l’édit. Le 15 juillet, le chancelier montra chez lui le projet de l’édit aux députés du parlement, qui furent chez lui jusqu’à neuf heures du soir sans s’être laissé persuader. Le lendemain 16, le projet de l’édit fut montré au conseil de régence. M. le duc d’Orléans, soutenu de M. le Duc, y parla bien, parce qu’il ne pouvoit parler mal, même dans les plus mauvaises thèses. Personne ne dit mot, et on ploya les épaules. Il fut résolu de la sorte d’envoyer le lendemain, 17 juillet, l’édit au parlement.

Ce même jour 17, au matin, il y eut une telle foule à la banque et dans les rues voisines pour avoir chacun de quoi aller au marché, qu’il y eut dix ou douze personnes étouffées. On porta tumultuairement trois de ces corps morts à la porte du Palais-Royal, ou le peuple vouloit entrer à grands cris. On y fit promptement marcher un détachement des compagnies de la garde du roi, des Tuileries. La Vrillière et Le Blanc haranguèrent séparément ce peuple. Le lieutenant de police y accourut ; on fit venir des brigades du guet [8]. On fit après emporter les corps morts, et par douceur et cajoleries on vint enfin à bout de renvoyer le peuple, et le détachement de la garde du roi s’en retourna aux Tuileries. Sur les dix heures du matin, que tout cela finissoit, Law s’avisa d’aller au Palais-Royal ; il reçut force imprécations par les rues, M. le duc d’Orléans ne jugea pas à propos de le laisser sortir du Palais-Royal, ou, deux jours après, il lui donna un logement. Il renvoya son carrosse, dont les glaces furent cassées à coups de pierres. Son logis en fut attaqué aussi avec grand fracas de vitres. Tout cela fut su si tard dans notre quartier des Jacobins de la rue Saint-Dominique [9], qu’il n’y avoit plus apparence de rien quand j’arrivai au Palais-Royal, où M. le duc d’Orléans, en très courte compagnie, étoit fort tranquille et montroit que ce n’étoit pas lui plaire que de ne l’être pas. Ainsi je n’y fus pas longtemps, n’y ayant rien à faire ni à dire. Ce même matin l’édit fut porté au parlement ; il refusa de l’enregistrer et envoya les gens du roi à M. le duc d’Orléans pour lui rendre compte de leurs raisons, lequel demeura fort piqué de ce refus. On publia le lendemain par la ville une ordonnance du roi, portant défense au peuple de s’assembler, sous de grandes peines, et qu’à cause des inconvénients arrivés la veille à la banque, on n’y donneroit point d’argent et qu’elle seroit fermée jusqu’à nouvel ordre. On fut plus heureux que sage ; car, de quoi vivre en attendant ? et si rien ne branla, ce qui marque bien la bonté et l’obéissance de ce peuple qu’on mettoit à tant et de si étranges épreuves. On fit néanmoins venir des troupes auprès de Charenton, qui étoient à travailler au canal de Montargis, quelques régiments de cavalerie et de dragons à Saint-Denis, et le régiment du roi sur les hauteurs de Chaillot. On envoya de l’argent à Gonesse, pour faire venir les boulangers comme à l’ordinaire, de peur de leur refus de prendre des billets, comme faisoient presque tous les marchands et les ouvriers de Paris, qui ne vouloient plus recevoir de papier. Le régiment des gardes eut ordre de se tenir prêt, et les mousquetaires de ne s’éloigner point de leurs deux hôtels et de tenir leurs chevaux bridés.

Ce même jour du refus du parlement d’enregistrer l’édit, je fus mandé au Palais-Royal sur les cinq heures après midi. M. le duc d’Orléans m’apprit la plupart des choses faites ou résolues qui viennent d’être rapportées, se plaignit fort de la mollesse du chancelier avec le parlement et dans les conférences chez lui avec les députés de cette compagnie ; et de la force reproches de l’embarras où je le mettois par mon opiniâtreté à ne vouloir point des sceaux. Je lui répondis qu’avec sa permission je pensois tout autrement. « Comment, m’interrompit-il vivement, me ferez-vous accroire que vous auriez été aussi mou que le chancelier, et que vous ne leur eussiez pas fait peur ? — Ce n’est pas cela, repris-je ; mais vous n’ignorez pas à quel point je suis avec le premier président et que je ne suis pas agréable au parlement depuis la belle affaire du bonnet, où votre mollesse et votre peur du parlement, vous qui aujourd’hui la reprochez aux autres, nous à mis dans la fange, et vous dans le bourbier, par l’audace et l’intérêt du parlement, du premier président et de leur cabale, après qu’ils ont eu reconnu par là, dès l’entrée de votre régence, à qui ils avoient affaire et comment vous manier ; aussi s’y sont-ils donné ample carrière ; vous les aviez abattus par le lit de justice des Tuileries, vous ne l’avez pas soutenu ; cette conduite leur à remis les esprits, et la cabale tremblante à repris force et vigueur. Cette courte récapitulation ne seroit pas inutile, si à la fin vous en pouviez et saviez profiter. Mais revenons à moi et aux sceaux. Persuadez-vous, monsieur, que, si ces gens-là se montrent si revêches à un magistrat nourri dans leur sein, qui est leur chef et leur supérieur naturel, qu’ils aiment et dont ils se savent aimés, persuadez-vous, dis-je, qu’ils se seroient montrés encore plus intraitables avec un supérieur précaire, regardé par eux comme un supérieur de violence, sans qualité pour l’être, revêtu d’une dignité qu’ils haïssent et qu’ils persécutent avec la dernière audace et la plus impunie ; homme d’épée, qui est leur jalousie et leur mépris tout à la fois ; et homme que personnellement ils haïssent et dont ils se croient haïs. Ils auroient pris pour une insulte d’avoir à traiter avec moi ; leur cabale auroit répandu cent mauvais discours ; les députés, par leurs propos, auroient exprès excité les miens, et tout le monde vous auroit reproché et la singularité d’un garde des sceaux d’épée, et le mauvais choix d’une manière d’ennemi pour travailler à une conciliation. Voila ce qui en seroit résulté, c’est-à-dire un bien plus grand embarras pour vous, et un très désagréable pour moi. Ainsi, n’ayez nul regret à mon refus. Tenez-le, au contraire, pour un avantage, qui vous est clairement démontré par l’occasion présente, et ne regrettez que de n’avoir pas eu sous la main un magistrat estimé royaliste et non parlementaire à faire garde des sceaux ; mais cela ne s’étant pu trouver, vous avez fait la seule chose naturelle à faire, en rappelant et rendant les sceaux au chancelier, et à un homme de ce mérite et de cette réputation, puisque, pour d’autres raisons, vous les avez voulu ôter à celui qui les avoit, et qui étoit votre vrai homme tel qu’il vous le falloit dans les circonstances présentes, et, pour le bien dire, au vol que le parlement à pris et veut rendre de plus en plus, l’homme pour qui les sceaux étoient le plus faits pendant une régence ; mais il faut partir d’ou on est : avez-vous quelque plan formé pour sortir bien du détroit ou vous êtes ? Il faut laisser le passé, et voir ce qu’il y a à faire. »

M. le duc d’Orléans demeura muet sur les sceaux, se rabattit encore sur le chancelier, et me dit qu’il ne voyoit autre chose à faire que d’envoyer le parlement à Blois. Je lui dis que cela étoit bon faute de mieux, non que j’imaginasse ce mieux, mais que je voyois avec peine que, par cet exil, le parlement étoit puni, mais n’étoit ni ramené ni dompté. Le régent en convint, mais il espéra que ces magistrats, accoutumés à Paris dans leurs maisons, leurs familles, leurs amis, se lasseroient bientôt d’en être séparés, se dégoûteroient de n’être plus qu’entre eux, s’ennuieroient encore plus de la dépense, de l’éloignement de chez eux et de la diminution du sac par celle des affaires qui suivroit nécessairement leur transplantation. Cela étoit vrai, et comme on ne pouvoit autre chose, il falloit bien s’en contenter. Je lui proposai ensuite de bien examiner tout ce qui pouvoit arriver, les remèdes prompts et sûrs à y apporter, parce qu’il valoit sans comparaison mieux ne rien entreprendre que demeurer court et avoir le démenti de ce qu’on auroit entrepris, qui seroit la perte radicale de toute l’autorité. Il me dit qu’il y avoit déjà pensé, qu’il y réfléchiroit encore, qu’il comptoit tenir un petit conseil le lendemain au Palais-Royal, où il vouloit que j’assistasse, où tout seroit discuté. Il se mit après sur les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles et sur quelques autres moins marqués, et ces propos terminèrent cette conversation.

J’allai donc le lendemain jeudi 18 juillet, sur les quatre heures, au Palais-Royal. Ce conseil fut tenu dans une pièce du grand appartement, la plus proche du grand salon, avec M. le Duc, le duc de La Force, le chancelier, l’abbé Dubois, Canillac, La Vrillière et Le Blanc. On étoit assis vers une des fenêtres, presque sans ordre, et M. le duc d’Orléans sur un tabouret comme nous et sans table. Comme on commençoit à s’asseoir, M. le duc d’Orléans dit qu’il alloit voir si quelqu’un n’étoit point là auprès, qu’il ne seroit pas fâché de faire venir, et l’alla chercher. Ce quelqu’un étoit Silly, de la catastrophe duquel j’ai parlé ailleurs, d’avance ami intime de Law, de Lassai, de Mme la Duchesse, qui le fit chevalier de l’ordre depuis, et qui étoit fort intéressé avec eux. Il entra donc à la suite de M. le duc d’Orléans qui l’avoit relaissé dans son petit appartement d’hiver, et vint jusque tout contre nous. Je ne sais, et j’ai depuis négligé d’apprendre ce qu’il avoit contre Le Blanc. Mais dès qu’il l’avisa : « Monseigneur, dit-il en haussant la voix à M. le duc d’Orléans, je vois ici un homme, en regardant Le Blanc, devant qui on ne peut parler, et avec lequel Votre Altesse Royale trouvera bon que je ne demeure pas. Elle m’avoit fait la grâce de me dire que je ne le trouverois pas ici. » Nôtre surprise à tous fut grande, et Le Blanc fort étonné. « Bon ! bon ! répondit M. le duc d’Orléans, qu’est-ce que cela fait ? Demeurez, demeurez. — Non pas, s’il vous plaît, monseigneur, » reprit Silly, et s’en alla. Cette incartade nous fit tous regarder l’un l’autre. L’abbé Dubois courut après, le prit par le bras pour le ramener. Comme la pièce est fort grande, nous voyions Silly secouer Dubois et continuer son chemin, enfin passer la porte, et Dubois après lui. « Mais quelle folie ! » disoit M. le duc d’Orléans, qui avoit l’air embarrassé, et qui que ce soit qui dît un mot, excepté Le Blanc, qui offrit à M. le duc d’Orléans de se retirer, qui ne le voulut, pas à la fin M. le duc d’Orléans alla chercher Silly ; son absence dura près d’un quart d’heure apparemment à catéchiser Silly, qui méritoit mieux pour cette insolence d’être jeté par les fenêtres, comme lui-même s’y jeta depuis. Enfin M. le duc d’Orléans rentra, suivi de Silly et de l’abbé Dubois.

Pendant l’absence personne n’avoit presque rien dit que s’étonner un peu de l’incartade et de la bonté de M. le duc d’Orléans. M. le Duc ne proféra pas un mot. Silly se mit donc dans le cercle au plus loin qu’il put de Le Blanc, et en s’asseyant combla l’impudence par dire à M. le duc d’Orléans que c’étoit par pure obéissance, mais qu’il ne diroit rien, parce qu’il ne le pouvoit devant M. Le Blanc. M. le duc d’Orléans ne lui répondit rien, et tout de suite ouvrit la conférence par expliquer ce qui la lui avoit fait assembler par un récit fort net de l’état des choses, de la nécessité de prendre promptement un parti, de celui qui paraissoit le seul à pouvoir être pris, et finit par ordonner au chancelier de rendre compte à l’assemblée de tout ce qui s’étoit passé chez lui avec les cinq députés du parlement susdits. Le chancelier en fit le rapport assez étendu avec l’embarras d’un arrivant d’exil qui n’y veut pas retourner, et d’un protecteur secret, mais de cœur et de toute son âme, du parlement qu’il voyoit bien ne pouvoir sauver. Ce ne fut donc qu’en balbutiant qu’il conclut la fin de son discours : que les conjonctures forcées où on se trouvoit jetoient dans une nécessité triste et fâcheuse, sur quoi il n’avoit qu’à se rapporter à la prudence et à la bonté de Son Altesse Royale. Tous opinèrent à l’avis de M. le duc d’Orléans qui s’étoit ouvert sur envoyer le parlement à Blois. M. le Duc, le duc de La Force et l’abbé Dubois parlèrent fortement ; les autres, quoique de même avis, se mesurèrent davantage et furent courts. Je crus ne devoir dire que deux mots sur une affaire résolue qui regardoit le parlement. Silly tint parole, et ne fit qu’une inclination profonde quand ce fut à lui à opiner ; de là on parla sommairement des précautions à prendre pour être sûrement obéi, puis on se leva. Alors le chancelier s’approcha de M. le duc d’Orléans et lui parla quelque temps en particulier. L’abbé Dubois s’y joignit sur la fin, et cependant chacun s’écouloit. M. le Duc fut appelé, enfin je sus qu’il s’agissoit de Pontoise au lieu de Blois, et cela fut emporté le lendemain matin. Ainsi le châtiment devint ridicule et ne fit que montrer la faiblesse du gouvernement, et encourager le parlement qui s’en moqua. Néanmoins ce qui s’étoit passé en ce petit conseil demeura tellement secret, que le parlement n’eut pas la plus légère connoissance de ce qui y fut résolu que par l’exécution.

Le dimanche 21 juillet, des escouades du régiment des gardes avec des officiers à leur tête se saisirent à quatre heures du matin de toutes les portes du palais. Des mousquetaires des deux compagnies avec des officiers s’emparèrent en même temps des portes de la grand’chambre, tandis que d’autres investirent la maison du premier président qui eut grand’peur pendant la première heure, et cependant d’autres mousquetaires des deux compagnies aillèrent séparément quatre à quatre chez tous les officiers du parlement leur rendre en main propre l’ordre du roi de se rendre à Pontoise dans deux fois vingt-quatre heures. Tout se passa poliment de part et d’autre, en sorte qu’il n’y eut pas la moindre plainte ; plusieurs obéirent dès le même jour et s’en aillèrent à Pontoise. Le soir assez tard, M. le duc d’Orléans fit porter au procureur général cent mille francs en argent, et autant en billets de banque de cent livres et de dix livres pour en donner à ceux qui en auroient besoin pour le voyage, mais non en don. Le premier président fut plus effronté et plus heureux : il fit tant de promesses, de bassesses, employa tant de fripons pour abuser de la faiblesse et de la facilité de M. le duc d’Orléans, dont il sut bien se moquer, que ce voyage lui valut plus de cent mille écus, que le pauvre prince lui fit compter sous la cheminée à deux ou trois diverses reprises, et trouva bon que le duc de Bouillon lui prêtât sa maison de Pontoise toute meublée, dont le jardin est admirable et immense au bord de la rivière, chef-d’œuvre en son genre, qui avoit fait les délices du cardinal de Bouillon, et qui fut peut-être la seule chose qu’il regretta en France. Avec de si beaux secours, le premier président, mal avec sa compagnie qui le méprisoit ouvertement depuis quelque temps, se raccommoda parfaitement avec elle. Il y tint tous les jours table ouverte pour tout le parlement qu’il mit sur le pied d’y venir tous les jours en foule, en sorte qu’il y eut toujours plusieurs tables servies également délicatement et splendidement, et envoyoit, à ceux qui vouloient envoyer chercher chez lui, tout ce qu’ils pouvoient désirer de vin, de liqueurs et de toutes choses. Les rafraîchissements et les fruits de toutes sortes étoient servis abondamment tant que les après-dînées duroient, et il y avoit force petits chariots à un et à deux chevaux toujours prêts pour les dames et les vieillards qui vouloient se promener, et force tables de jeu dans les appartements jusqu’au souper. Mesmes, sa, sœur et ses filles faisoient les honneurs, et lui, avec cet air d’aisance, de magnificence, de politesse, de prévenance et d’attention, en homme qui saisissoit l’occasion de regagner ainsi ce qu’il avoit perdu, en quoi il réussit pleinement ; mais ce fut aux doubles dépens du régent, de l’argent duquel il fournissoit à cette prodigieuse dépense, et se moquoit encore de lui avec messieurs du parlement, tant en brocards couverts ou à l’oreille, qu’en trahissant une confiance si chèrement et si indiscrètement achetée, dont il leur faisoit sa cour, tant en la leur sacrifiant en dérision qu’en s’amalgamant à eux, à tenir ferme, et faisant tomber le régent dans tous leurs panneaux par la perfidie du premier président, à qui M. le duc d’Orléans croyoit finement se pouvoir fier à force d’argent, et de cacher cette intelligence dont le secret servoit à ce scélérat de couverture aux insolentes plaisanteries qu’il faisoit du régent et du gouvernement avec ses confrères, qui ne pouvoient pas toutes échapper à M. le duc d’Orléans, et que le premier président et ses traîtres de protecteurs donnoient au régent comme nécessaires à cacher leur intelligence. Lui vouloir ouvrir les yeux sur une conduite si grossière eût été temps perdu, de sorte que je ne lui en dis pas une parole. Je lui aurois été suspect plus que personne sur le premier président qui se joua de lui de la sorte, et qui, sans le moindre adoucissement dans la roideur du parlement, le fit revenir à Paris quand, pour son intérêt personnel, et après s’être pleinement rétabli avec sa compagnie, et mieux avec elle qu’il n’y eut jamais été, et maître de la tourner à son gré, il jugea à propos de procurer ce retour. Quelques principaux magistrats du parlement firent demander à voir M. le duc d’Orléans avant Paris, et en furent refusés.

Le parlement avoit refusé l’enregistrement de l’édit de sa translation à Pontoise. On lui en envoya de nouveau une déclaration dans laquelle on osa avoir le courage de laisser échapper quelques expressions qui ne devoient pas lui plaire. Néanmoins il l’enregistra, mais avec la dérision la plus marquée et la plus à découvert. Comme cet enregistrement ne contient pas un seul mot qui ne la porté avec le ton et les termes du plus parfoit mépris et de la résolution la plus ferme de ne reculer pas d’une ligne, j’ai cru devoir l’insérer ici.

« Registrées, ouï ce requérant le procureur général du roi, pour continuer par la cour ses fonctions ordinaires, et être rendu au roi le service accoutumé tel qu’il à été rendu jusqu’à présent, avec la même attention et le même attachement pour le bien de l’État et du public qu’elle à eu dans tous les temps ; continuant ladite cour de donner au roi les marques de la même fidélité qu’elle a eue pour les rois ses prédécesseurs et pour ledit seigneur roi, depuis son avènement à la couronne jusqu’à ce jour, dont elle ne se départira jamais. Et sera ledit seigneur roi très humblement supplié de faire attention à tous les inconvénients et conséquences de la présente déclaration, et de recevoir le présent enregistrement comme une nouvelle preuve de sa profonde soumission. Et seront copies collationnées de la présente déclaration et du présent enregistrement envoyées aux bailliages et sénéchaussées du ressort, pour y être lues, publiées et enregistrées. Enjoint aux substituts du procureur général du roi d’y tenir la main et d’en certifier la cour dans un mois, suivant l’arrêt de ce jour à Pontoise, en parlement y séant, le 27 juillet 1720. Signé Gilbert. »

Les paroles et le tour de cet arrêt sont tellement expressifs et frappants, que ce seroit les affaiblir qu’en faire le commentaire. Le régent n’en parut pas touché ni y faire la moindre attention. Je suivis la résolution que j’avois prise, je ne pris pas la peine de lui en dire un mot. Tout se soutint en conséquence à Pontoise. Les avocats, de concert avec le parlement, ne feignirent point de répandre qu’ils étoient gens libres, qu’ils profiteroient de cette liberté pour aller à la campagne se reposer, au lieu d’aller dépenser leur argent à Pontoise, ou ils seroient mal logés et fort mal à leur aise. En effet aucun bon avocat n’y mit le pied ; il n’y eut que quelques jeunes d’entre eux et en fort petit nombre, destinés à monter cette garde de fatigue ; parce qu’encore que le parlement eut résolu de ne rien faire de sérieux, il ne voulut pas toutefois, après avoir enregistré sa translation, n’entrer point du tout, et pour entrer il falloit bien quelque pâture légère comme quelque défaut, quelque appointé [10] à mettre et autres bagatelles pareilles qui les tenoient assemblés une demi-heure, rarement une heure et souvent ils n’entroient pas. Ils en riaient entre eux, et malheur à qui avoit des procès ; quelque peu de présidents riches tinrent quelquefois des tables. En un mot on n’y songea qu’à se divertir, surtout à n’y rien faire, à le montrer même et à s’y moquer du régent et du gouvernement.

Cette translation fut suivie de différentes opérations de finance et de plusieurs changements dans les emplois des finances. Des Forts en eut le principal, il exerça le contrôle général en toute autorité sans en avoir le nom. Je n’entrerai point, selon ma coutume, dans tout ce nouveau détail de finances. Leur désordre n’arrêta point les étranges libéralités, ou pour mieux dire facilités de M. le duc d’Orléans à l’égard de gens ou sans mérite ou sans besoin, et de pas un desquels il ne pouvoit se soucier ; il donna à Mme la grande-duchesse une augmentation de quarante mille livres de ses pensions, une de huit mille livres à Trudaine, une de neuf mille livres à Châteauneuf, qu’il venoit de faire prévôt des marchands, une de huit mille livres à Bontems, premier valet de chambre du roi, une de six mille livres à la maréchale de Montesquiou, une de trois mille livres à Foucault, président du parlement de Toulouse, une de neuf mille livres à la veuve du duc d’Albemarle, remariée secrètement au fils de Mahoni, dont il à été fort parlé ici à propos de l’affaire de Crémone, où le maréchal de Villeroy fut pris. Cette femme étoit fille de Lussan, dont il a été fait aussi mention ici à propos du procès que me fit sa mère, qui me brouilla pour toujours avec M. le Duc et Mme la Duchesse.

L’agiotage public étoit toujours établi dans la place de Vendôme, où on l’avoit transporté de la rue Quincampoix. Ce Mississipi avoit tenté tout le monde : c’étoit à qui en rempliroit ses poches à millions par M. le duc d’Orléans et par Law. Les princes et les princesses du sang en avoient donné les plus merveilleux exemples. On ne comptoit de gens à portée d’en avoir tant qu’ils en auroient voulu, que le chancelier, les maréchaux de Villeroy et de Villars, et les ducs de Villeroy, de La Rochefoucauld et moi qui eussions constamment refusé d’en recevoir quoi que ce fut. Ces deux maréchaux et La Rochefoucauld étoient frondeurs de projet et d’effet, et le duc de Villeroy suivoit le bateau de sel. Ils étoient liés ensemble pour leur fronde, pensant mieux faire leurs affaires par là, et devenir de plus des personnages avec qui le gouvernement seroit forcé de compter. Ce n’étoit pas que La Rochefoucauld eut par soi, ni par sa charge, de quoi arriver à ce but, mais riche à millions, fier de son grand-père dans la dernière minorité, plus étroitement et de tout temps uni au duc de Villeroy, que parleur proximité de beaux-frères, il suivoit les Villeroy en tout ; et cet air de désintéressement et d’éloignement du régent, sans toutefois cesser d’être devant lui ventre à terre, leur donnoit dans le parlement et auprès du peuple, les plus vastes espérances.

Un jour que le maréchal de Villars traversoit la place de Vendôme dans un beau carrosse, chargé de pages et de laquais, où la foule d’agioteurs avoit peine à faire place, le maréchal se mit à crier par la portière contre l’agio, et avec son air de fanfaron à haranguer le monde sur la honte que c’étoit. Jusque-là on le laissa dire, mais s’étant avisé d’ajouter que pour lui il en avoit les mains nettes, qu’il n’en avoit jamais voulu ; il s’éleva une voix forte qui s’écria : « Eh ! les sauvegardes [11] ! » Toute la foule répéta ce mot, dont le maréchal honteux et confondu, malgré son audace ordinaire, s’enfonça dans son carrosse, et acheva de traverser la place au petit pas, au bruit de cette huée qui le suivit encore au delà, et divertit Paris plusieurs jours à ses dépens sans être plaint de personne.

À la fin on trouva que cet agiotage embarrassoit trop la place de Vendôme et le passage public ; on le transporta dans le vaste jardin de l’hôtel de Soissons [12]. C’étoit en effet son lieu propre. M. et Mme de Carignan qui occupoient l’hôtel de Soissons à qui il appartenoit, tiroient à toutes mains de toutes parts. Des profits de cent francs, ce qu’on auroit peine à croire s’il n’étoit très reconnu, ne leur sembloient pas au-dessous d’eux, je ne dis pas pour leurs domestiques, mais pour eux-mêmes, et des gains de millions dont ils avoient tiré plusieurs de ce Mississipi, sans en compter d’autres pris d’ailleurs, ne leur paraissoient pas au-dessus de leur mérite, qu’en effet ils avoient porté au dernier comble dans la science d’acquérir avec toutes les bassesses les plus rampantes, les plus viles, les plus continuelles. Ils gagnèrent en cette translation un grand louage [13], de nouvelles facilités et de nouveaux tributs. Law, leur grand ami, qui avoit logé quelques jours au Palais-Royal, étoit retourné chez lui où il recevoit force visites. Le roi alla voir à diverses reprises les troupes qu’on avoit fait approcher de Paris, après quoi elles furent renvoyées. Celles qui avoient formé un petit camp à Charenton retournèrent au leur de Montargis travailler au canal qu’on y faisoit.

Law avoit obtenu depuis quelque temps par des raisons de commerce que Marseille fut port franc. Cette franchise qui y fit abonder les vaisseaux, surtout les bâtiments du Levant, y apporta la peste faute de précaution, qui dura longtemps, et qui désola Marseille, la Provence, et les provinces les plus voisines[14]. Les soins et les précautions qu’on prit la restreignirent autant qu’il fut possible, mais ne l’empêchèrent pas de durer fort longtemps, et de faire d’affreux désordres. Ce sont des détails si connus qu’on se dispensera d’y entrer ici.




  1. Les deux Pâris, qui avaient encore une grande influence en 1751, époque où Saint-Simon écrivait cette partie de ses Mémoires, étaient Pâris-Duverney et Pâris-Montmartel.
  2. Il y a ici dans le manuscrit une phrase tellement irrégulière qu’il a fallu la modifier. Saint-Simon a écrit : « Il avait besoin ; la prévôté des marchands était propre à les remplir. »
  3. On appelait édits bursaux les édits qui établissaient de nouveaux impôts ou avaient pour but de tirer, par toute espèce de moyens, de l’argent des sujets.
  4. Il a été question, t. XVII, p. 219, des deux fils du garde des sceaux appelés l’un le marquis d’Argenson, et l’autre le comte d’Argenson. Le premier fut ministre des affaires étrangères de 1744 à 1747, et le second ministre de la guerre de 1743 à 1757.
  5. Le pluriel est dans le manuscrit et s’explique par le commencement de la phrase où Saint-Simon parle de plusieurs arrêts.
  6. Voici la construction directe de cette phrase : « Quiconque en avait, cacha soigneusement les siennes, ce qui se put. »
  7. Saint-Simon à déjà employé cette locution dans le sens de à toutes forces. On a donc eu tort de remplacer, dans les précédentes éditions, ces mots par à toutes ruines.
  8. Le guet était la garde qui veillait à la sûreté de Paris. On distinguait, au XVIIIe siècle, le guet à cheval et le guet à pied : le premier se composait de cent soixante cavaliers, et le second de quatre cent soixante-douze fantassins.
  9. Saint-Simon a déjà indiqué, dans plusieurs passages de ses Mémoires, qu’il demeurait rue Saint-Dominique, près des Jacobins (noviciat des dominicains réformés, aujourd’hui Saint-Thomas d’Aquin et Musée d’artillerie).
  10. Appointer un procès, c’était décider que les parties produiraient leurs pièces, sur le vu desquelles il serait jugé. On avait recours à ce moyen quand une affaire paraissait trop compliquée pour être jugée immédiatement, ou lorsqu’on voulait l’ajourner indéfiniment.
  11. Les sauvegardes étaient des soldats envoyés par un général pour mettre une maison ou une terre à l’abri du pillage.
  12. L’hôtel de Soissons a été démoli en 1750. L’emplacement est aujourd’hui occupé par la halle au blé.
  13. L’avocat Barbier (Journal, août 1720) donne des détails sur le grand louage que le prince de Carignan tira de ses jardins : « Tout autour [de l’hôtel de Soissons], on a fait des loges, toutes égales, propres et peintes, ayant une porte et une croisée avec le numéro au-dessus de la porte. C’est de bois ; il y en à cent trente-huit avec deux entrées, l’une dans la rue de Grenelle, et l’autre dans la rue des Deux-Écus. Des Suisses de la livrée du roi aux portes, et des corps de garde avec une ordonnance du roi pour ne laisser entrer ni artisans, ni laquais, ni ouvriers. Ce sont deux personnes qui ont entrepris cela, peut-être au profit de la banque. Ils donnent cent cinquante mille livres à M. le prince de Carignan ; il leur en coûte encore cent mille livres pour l’accommodement, et chaque loge est louée cinq cents livres par mois. »
  14. La peste sévit à Marseille et dans toute la Provence pendant les années 1720 et 1721. Voy. Lemontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 360 et suiv.